par Laurent Guillo
Tu n’aimeras point (Eyes wide open) est un film de Haïk Tabakman (2009), qui raconte la liaison entre Aaron, boucher de son état et père de famille, et Ezri, un étudiant talmudique qu’il engage un peu par hasard pour l’aider dans sa boutique.
C’est un film simple et puissant, au budget modeste, tourné dans le quartier orthodoxe de Jérusalem entre trois murs et une terrasse, allant de la boucherie à la maison en passant par la yeshiva.
J’ai été frappé par la charge symbolique de l’eau. Par la pluie tout d’abord, par cette eau tombée du ciel et qui, dans la première scène, vient tremper les deux hommes comme un déluge, comme une épreuve à laquelle aucun des deux ne pourra échapper.
C’est ensuite le bain rituel dans un mikvé situé en bordure de Jérusalem, qui leur donne la première occasion de se regarder. Ils s’immergent dans cette eau reçue du ciel et, pour Aaron, le plus âgé, c’est sans doute un baptême, une ouverture vers une altérité inconnue.
C’est dans ce même mikvé qu’à la toute fin, Aaron va s’immerger sans qu’on le voie ressortir. Cette supposée noyade marque la fin de l’aventure et flotte entre deux eaux : est-ce le signe d’un retour inconditionnel à la règle orthodoxe ? Ou simplement un suicide, un renoncement à quelque chose de vital ?
Après la scène où Aaron essuie les menaces de ses coreligionnaires, excédés par cette situation scandaleuse, vient celle où le rabbin vient s’asseoir dans sa boutique pour tenter d’apaiser la situation et parler avec lui. Le boucher lui sert un verre d’eau, engage le dialogue en lui expliquant qu’il revit depuis sa rencontre avec Ezri… Bois mon eau, écoute mes paroles, comprends ce qui m’arrive, semble-t-il dire. Et toi, rabbin, tu peux comprendre ça.
Ce verre, le rabbin ne le prend pas…
De toute évidence, tout cela n’est pas gratuit. Cette symbolique de l’eau entraîne avec elle la symbolique religieuse, dans un message qui rappelle que l’amour est de l’ordre du sacré, sinon du spirituel et qu’il est donc respectable, quelle que soit la forme qu’il puisse revêtir. Message profondément dérangeant, dans une logique orthodoxe, puisqu’il revient à dire que les formes – les usages, les rites, les règles sociales – pourraient n’être pas respectées si l’on admet que le fond reste valide.
J’associe Tu n’aimeras point avec un autre bon film, La petite Jérusalem de Karin Albou (2005), qui décrit les émois d’une étudiante élevée dans la communauté juive de Sarcelles, tiraillée entre une belle-famille pratiquante et l’émancipation que lui propose son cursus de philosophie.
La mère de cette étudiante va plusieurs fois au mikvé, s’interroge sur ce qui lui est permis ou défendu dans ses relations – insatisfaisantes – avec son mari, et prend conseil auprès de la femme qui tient l’endroit. Là aussi, c’est comme si l’immersion du corps dans l’eau en libérait l’esprit…
– J’ai peur de perdre ma pudeur, et de ne pas respecter les commandements, et d’aller vers le mauvais penchant de mon âme. Et je pensais qu’il y avait certaines choses qui étaient interdites…
– Mais où avez-vous lu dans la Torah que c’était interdit ?
– Mais on me l’a dit…
– Mais n’écoutez pas ce que les gens disent… Il est dit : « Si le mauvais penchant n’existait pas, aucun homme ne construirait une maison, ne prendrait femme et n’aurait des enfants ».
– Oui, mais on dit aussi : « Quand un homme et une femme s’unissent dans le respect de la loi, la présence divine est là ».
– Mais je vous assure que le plaisir est autorisé par la loi juive. Et n’éloigne pas la présence divine, au contraire, il la révèle.
Jusqu’à ce dialogue, entre les mêmes femmes, qu’on aurait aimé entendre entre Aaron et son rabbin :
– Il y a quelque chose en moi qui refuse ses libertés.
– Mais ce ne sont pas des libertés, c’est notre loi.
– Le problème c’est que je n’arrive pas à avoir du désir à l’intérieur de moi.
– Vous voulez dire que vous n’avez pas de désir pour notre loi.
– Mais si, j’ai du désir pour notre loi.
– Mais alors, qu’est-ce que vous attendez, laissez-vous aller !
Deux films vrais, comme on les aime, tellement proches dans le fond, tellement différents dans la forme…
Laurent Guillo