par la Revue temps marranes
Claude Corman et Paule Pérez,
fondateurs et co-directeurs,
Noëlle Combet, psychanalyste,
Jean-Paul Karsenty, économiste.
Cher Monsieur
Vous venez de publier un livre sur l’aventure marrane, qui rejoint à bien des égards nos réflexions et nos travaux de longue date sur le phénomène marrane.
Vous vous attachez selon notre lecture à saisir les éléments de la personnalité marrane qui ont servi, sous une forme fragmentaire ou plus aboutie à façonner l’individu moderne. Et ainsi, à partir des récits historiques sur la destinée tourmentée des marranes hispano-portugais, vous livrez vos propres considérations philosophiques sur la transformation de l’aliénation marrane initiale en autonomie marrane tardive. Autrement dit, le marranisme né dans la tragédie des persécutions du judaïsme espagnol médiéval s’est peu à peu dégagé de sa matrice historique au point d’évoluer vers une forme de milieu pré-moderne, modelé par des orientations spirituelles singulières autant que par des solidarités économiques et commerçantes transfrontalières très actives.
A la personnalité marrane divisée, scindée, ambivalente qui va souvent trouver hors des pôles religieux juif et catholique sa soif de réalisation personnelle, répond la création d’un creuset ethnico-commercial qui finira par s’appeler d’une manière assez drôle, la « Nation ». Et en réaction à un univers inquisitorial maniaque de l’identité bornée, repérable, avouée, le marranisme développera à l’abri du regard public, une forme d’introspection créatrice, intime qui se conjuguera sans peine avec un réseau expansif d’échanges et de négoces sur plusieurs continents. Deux des éléments forts de la modernité, la naissance de l’intimité et la genèse d’une économie-monde ont trouvé dans le tissu interstitiel marrane leur rampe de lancement.
Nous avons de notre côté insisté sur les quatre aspects du marranisme qui ont participé à l’éclosion de la modernité : l’instabilité de la double conversion marrane, l’expérience du secret, l’expérience du déclassement racial et social, et enfin la méconnaissabilité qui ont travaillé sur plusieurs siècles le marranisme européen.
Depuis la parution en 2000 de « Sur la piste des marranes » qui s’attachait à formaliser ces multiples traits anthropologiques, nous avons repéré la contemporanéité du phénomène marrane, et tenté de la penser afin de l’ouvrir sur notre propre temps. Pour nous, l’aventure marrane est loin d’être clôturée. Ainsi, au lieu que le marranisme finisse dans un musée historique, il est pour nous flagrant que ses éléments subversifs et féconds restent opératoires, il suffit d’observer l’actualité créative du post-marranisme, aussi bien pour l’Europe que pour l’ancien Empire ottoman et le monde arabe, ce que nous avons appelé la marranité. Le changement du isme en ité va toutefois bien au-delà d’un jeu de langage. Il en va à nos yeux de l’avenir même du concept. Car les autres dénominations qui se rapprochent du « modèle » marrane nous semblent à leur tour peu ouvrantes : soit qu’elles se referment sur le champ du judaïsme en se chargeant d’une négativité trop radicale et insignifiante comme celle de juif sans dieu, ou de juifs non-juifs, soit qu’elles suscitent des hybridations trop immédiatement positivistes comme celle de judéo-gentils.
Dans le dernier chapitre de notre livre «Contre-culture marrane, ses apports aux questions contemporaines» nous avons tenté de souligner les éléments universalisables de la marranité actuelle : la force de contradiction que nous empruntons à la conception de l’emtsa du Maharal de Prague et l’aptitude marrane à la convertibilité qui forgent toutes deux une sorte d’économie personnelle de la contrariété.
La marranité est un concept politique certes marqué d’inconfort, mais prometteur d’ouverture aux autres et d’hospitalité, nourrissant ce que Jacques Derrida a nommé une politique de l’amitié, parce que c’est au sein même de la personne marrane que la conversation est la plus troublante et agitée, et que les forces de contradiction qui y sont à l’œuvre, ne trouvant pas de résolution dialectique, persévèrent dans un état de tension féconde. De sorte que c’est moins la division ancienne du sujet marrane historique que la puissance de conversation intérieure qui met aujourd’hui en route vers les autres. Certes le scepticisme, le relativisme ou l’indifférence marrane aux grandes religions monothéistes ont joué un rôle décisif, ne serait-ce que par leur contribution fondamentale à la genèse de la laïcité. Nous pensons que ce qui est désormais à l’œuvre avec la marranité contemporaine est bien une pesée originale et irréligieuse des traditions et de la zone à hauts risques de leurs collisions dans un espace public élargi à la dimension du monde.
La Revue temps marranes
C.C., P.P., N.C., JP.K.
« L’aventure marrane – Judaïsme et modernité », ouvrage traduit de l’anglais par Béatrice Bonne. Editions du Seuil, octobre 2011.