Lettre ouverte à Yirmiyahu Yovel

par la Revue temps marranes

Claude Corman et Paule Pérez,
fondateurs et co-directeurs,
Noëlle Combet, psychanalyste,
Jean-Paul Karsenty, économiste.

Cher Monsieur

Vous venez de publier un livre sur l’aventure marrane, qui rejoint à bien des égards nos réflexions et nos travaux de longue date sur le phénomène marrane.

Vous vous attachez selon notre lecture à saisir les éléments de la personnalité marrane qui ont servi, sous une forme fragmentaire ou plus aboutie à façonner l’individu moderne. Et ainsi, à partir des récits historiques sur la destinée tourmentée des marranes hispano-portugais, vous livrez vos propres considérations philosophiques sur la transformation de l’aliénation marrane initiale en autonomie marrane tardive. Autrement dit, le marranisme né dans la tragédie des persécutions du judaïsme espagnol médiéval s’est peu à peu dégagé de sa matrice historique au point d’évoluer vers une forme de milieu pré-moderne, modelé par des orientations spirituelles singulières autant que par des solidarités économiques et commerçantes transfrontalières très actives.

A la personnalité marrane divisée, scindée, ambivalente qui va souvent trouver hors des pôles religieux juif et catholique sa soif de réalisation personnelle, répond la création d’un creuset ethnico-commercial qui finira par s’appeler d’une manière assez drôle, la « Nation ». Et en réaction à un univers inquisitorial maniaque de l’identité bornée, repérable, avouée, le marranisme développera à l’abri du regard public, une forme d’introspection créatrice, intime qui se conjuguera sans peine avec un réseau expansif d’échanges et de négoces sur plusieurs continents. Deux des éléments forts de la modernité, la naissance de l’intimité et la genèse d’une économie-monde ont trouvé dans le tissu interstitiel marrane leur rampe de lancement.

 

Nous avons de notre côté insisté sur les quatre aspects du marranisme qui ont participé à l’éclosion de la modernité : l’instabilité de la double conversion marrane, l’expérience du secret, l’expérience du déclassement racial et social, et enfin la méconnaissabilité qui ont travaillé sur plusieurs siècles le marranisme européen.

Depuis la parution en 2000 de « Sur la piste des marranes » qui s’attachait à formaliser ces multiples traits anthropologiques, nous avons repéré la contemporanéité du phénomène marrane, et tenté de la penser afin de l’ouvrir sur notre propre temps. Pour nous, l’aventure marrane est loin d’être clôturée. Ainsi, au lieu que le marranisme finisse dans un musée historique, il est pour nous flagrant que ses éléments subversifs et féconds restent opératoires, il suffit d’observer l’actualité créative du post-marranisme, aussi bien pour l’Europe que pour l’ancien Empire ottoman et le monde arabe, ce que nous avons appelé la marranité. Le changement du isme en ité va toutefois bien au-delà d’un jeu de langage. Il en va à nos yeux de l’avenir même du concept. Car les autres dénominations qui se rapprochent du « modèle » marrane nous semblent à leur tour peu ouvrantes : soit qu’elles se referment sur le champ du judaïsme en se chargeant d’une négativité trop radicale et insignifiante comme celle de juif sans dieu, ou de juifs non-juifs, soit qu’elles suscitent des hybridations trop immédiatement positivistes comme celle de judéo-gentils.

Dans le dernier chapitre de notre livre «Contre-culture marrane, ses apports aux questions contemporaines» nous avons tenté de souligner les éléments universalisables de la marranité actuelle :  la force de contradiction que nous empruntons à la conception de l’emtsa du Maharal de Prague et l’aptitude marrane à la convertibilité qui forgent toutes deux une sorte d’économie personnelle de la contrariété.

La marranité est un concept politique certes marqué d’inconfort, mais prometteur d’ouverture aux autres et d’hospitalité, nourrissant ce que Jacques Derrida a nommé une politique de l’amitié, parce que c’est au sein même de la personne marrane que la conversation est la plus troublante et agitée, et que les forces de contradiction qui y sont à l’œuvre, ne trouvant pas de résolution dialectique, persévèrent dans un état de tension féconde. De sorte que c’est moins la division ancienne du sujet marrane historique que la puissance de conversation intérieure qui met aujourd’hui en route vers les autres. Certes le scepticisme, le relativisme ou l’indifférence marrane aux grandes religions monothéistes ont joué un rôle décisif, ne serait-ce que par leur contribution fondamentale à la genèse de la laïcité. Nous pensons que ce qui est désormais à l’œuvre avec la marranité contemporaine est bien une pesée originale et irréligieuse des traditions et de la zone à hauts risques de leurs collisions dans un espace public élargi à la dimension du monde.

La Revue temps marranes
C.C., P.P., N.C., JP.K.

« L’aventure marrane – Judaïsme et modernité », ouvrage traduit de l’anglais par Béatrice Bonne. Editions du Seuil, octobre 2011.

La déraison poétique des philosophes

par Noëlle Combet

« La déraison poétique des philosophes » : Christian Doumet avec Kant, Nietzsche,
Hölderlin et d’autres

Sous un titre s’inspirant de la formule de Nietzsche : « cette belle et sauvage déraison de la poésie » (Le Gai Savoir), Christian Doumet explore les liens ambigus qu’entretiennent des philosophes avec la chose poétique.

L’« idiotie » poétique

Ainsi qu’il le rappelle, bon nombre de philosophes se détournent le plus souvent de la poésie car, « qu’il prenne la forme du rêve, de la fantaisie, de la nostalgie, le poème oppose toujours au logos son idiome propre, son idiotie » alors qu’être philosophe, c’est « rapatrier [l’idiotie] sur le terrain de la raison. »

La scène première du conflit serait, selon lui, ce moment où dans « La République » de Platon, les poètes sont exclus de la cité parce qu’ils détourneraient la pensée du chemin de la vérité en privilégiant l’illusion.

 

Des contre-feux : Héraclite, Hölderlin

Ce rappel de la théorie platonicienne quant à la poésie appelle déjà deux remarques :

D’une part on peut noter qu’Héraclite, qui proclamait l’identité des contraires, fondant en quelque sorte l’oxymoron, figure poétique essentielle, n’est déjà plus persona grata dans la philosophie grecque.

D’autre part, on peut constater, à l’époque actuelle, une sorte de revirement : la réhabilitation de la fiction et de la poésie dans la réalité politique et sociale, en tant que facteurs d’élucidation, autant que de résistance à l’hégémonie de la techno science mais aussi à « l’horreur économique » selon la juste formule de Viviane Forester.

On pourrait nommer le moment de ce revirement l’instant Hölderlin lorsqu’il déclare que si l’homme habite la terre, c’est en poète.

 

Ce que manque une philosophie toute puissante et toute pensante

Le propos de Christian Doumet n’est pas d’analyser ce qu’il nomme le « différend » entre philosophie et poésie.

On peut penser en effet que les raisons en sont évidentes et connues : méfiance de la rationalité à l’endroit de l’imaginaire ; affirmation que seul un raisonnement argumenté et rassemblé en système peut faire progresser la pensée ; élaboration de structures et catégories censées affiner la capacité de jugement, ce qui prend dans le champ logique le forme du paradigme ; et donc défiance à l’égard du paradoxe quand il est illogique ou du vagabondage philosophique façon Montaigne, modes de pensée qui entraîneraient la réflexion dans l’errance et la déraison.

Cette suspicion théorique a des effets sociaux ; que l’on se rappelle la campagne menée en 1992 contre Derrida par des tenants de la philosophie analytique et de la logique afin que ne lui soit pas remis le titre de docteur honoris causa par l’université de Cambridge. Il ne serait pas un « vrai philosophe ». Les détracteurs de Derrida n’ont pas eu gain de cause et l’écriture si souple et mobile du philosophe, son approche audacieuse des paradoxes, sa façon originale de « déconstruire » (qui n’est pas détruire) influence toujours les penseurs de notre époque.

C’est que la philosophie, disons la philosophie traditionnelle ou analytique connaît la toute puissance de la langue et des idées et parfois s’enivre dans un vertige, du pouvoir des mots et du surplomb qui s’en autorise.

L’auteur, à ce propos, cite Wittgenstein : « je suis quelque peu amoureux de ma façon d’avancer dans la pensée lorsque je philosophe. »

La philosophie, commente Doumet « a pouvoir de pouvoir dans l’ordre de la pensée. Elle y peut. Elle y peut tout sauf une chose : faire silence. »

Rien en effet n’est plus étranger à l’intention des philosophes que ce qui résiste à une saisie conceptuelle. Leur but est d’édifier un universel, tâche évidemment impossible à laquelle échappe le vacillement des événements, l’imprévisible qui soudain advient, l’éclair au croisement des regards.

 

Affirmations dénis, démentis : le retour de la poétique

L’auteur énonce son hypothèse : certains philosophes, selon des modes propres liés à des contextes personnels et historiques sont « portés à la rencontre du poème » dans la nécessité où ils se trouvent soudain d’échapper à la foi aveugle donc insoutenable en l’universel  et ainsi « refonder l’enchantement du particulier que [le poème] promet dans l’universalité du discours. »

A cette fin, il interroge les contradictions qui viennent lézarder la défiance des philosophes, y compris les plus rationnels, à l’égard de la poésie car parfois, elle surgit dans leur pensée comme une évidence.

Ainsi Descartes :  « Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais rentrées dans l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes » (Discours de la Méthode) et, annonçant à Balzac son « Traité du Monde et de La lumière » :  « Je vous attends avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables. »

 

L’auteur évoque dans la même perspective d’autres philosophes, parmi lesquels Kant et Nietzsche.

Kant, par exemple, condamne la pose visionnaire ou « l’illusion mystique » de certains confrères dans l’opuscule « D’un ton Grand Seigneur adopté naguère en philosophie ». Nietzsche, pour sa part, écrit dans « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Les poètes mentent trop. »

La poétique est donc dénoncée par l’un comme par l’autre en tant que leurre. Cette allégation se rencontre aussi dans la pensée de Valéry, radicalisée parfois, à notre époque dans le trop fameux énoncé d’Adorno déclarant l’impossibilité de la poésie après Auschwitz : les poètes mentiraient trop sur la barbarie du monde et donc leur parole participerait elle-même de cette barbarie !

Mais très vite, Doumet dévoile des contradictions et des démentis.

Adorno est, par la suite, honnêtement revenu sur sa déclaration : « Il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il est devenu impossible d’écrire des poèmes. » (Dialectique négative)

Et Kant dans la phrase même où il dénonce l’illusion poétique est le premier philosophe à relever l’importance du « ton » c’est-à-dire du rythme et de la prosodie dans le style philosophique.

Derrida y insiste « c’est la première fois qu’un philosophe en vient à parler du ton d’autres soi disant philosophes » qu’il en vient à inaugurer ce thème et le nomme dans son titre même » (D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie)

Ce thème réapparaît dans l’œuvre de Nietzsche : « Il arrive que le plus sage d’entre nous devienne un frénétique du rythme, ne serait-ce que parce qu’il aurait éprouvé une pensée comme plus vraie pour peu qu’elle ait une forme métrique et se manifeste avec un sursaut divin » (Le Gai Savoir). Le rythme altèrerait la vérité ?

Il se dément dans « Ecce homo » où il évoque l’élaboration de son style comme un « tempo des signes » : « Ainsi ma philosophie est-elle une affaire d’oreille […] de troisième oreille » et dans « Par delà le bien et le mal » : « Se tromper sur l’allure d’une phrase, c’est faire erreur sur la phrase elle-même. » Et il insiste sur une écriture attentive aux « syllabes décisives pour le rythme »,  apte à « sentir comme une beauté voulue la rupture d’une symétrie trop rigide, tendre au moindre staccato au moindre rubato une oreille subtile et patiente, savoir donner un sens à la succession des voyelles et des diphtongues, les voir se colorer, s’iriser des teintes les plus délicates et les plus riches du fait de leur succession… »

 

Kant, la morale, la nuit étoilée, le père

L’originalité de Doumet est de faire cheminer ensemble, au fil des chapitres,  philosophes et poètes, par exemple dans « Comprendre » Derrida, Baudelaire, Celan ou dans « Penser, poétiser » Heidegger, Hölderlin, Bachelard.

Dans l’un des chapitres les plus saisissants « Cheminer dans la nuit avec Kant » on découvre combien Virgile s’est invité dans la pensée du philosophe de la « Critique ».

Christian Doumet , après avoir évoqué « l’ivresse des concepts », une sorte « d’alcool qui s’écoule avec la pensée » (il s’agit, bien sûr, du « bonheur d’amant ou d’ivrogne » que peut ressentir celui qui conçoit un concept), l’auteur rappelle la conclusion très connue de la « Critique de la raison pratique » : « Deux choses me remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ».

Mais ensuite, Kant, comme embarrassé par ce pas en avant, nuance : il ne faudrait pas que l’admiration se substitue à la recherche.

Néanmoins l’image, qui s’est inscrite en lui, insiste et on peut l’entendre sous une forme inversée dans le vers de Virgile que cite Kant  dans son essai consacré à Swedenborg : « Ils marchaient, obscurs parmi des ombres sous la nuit solitaire » (« Enéide livre VI »).

D’autre part, quand il écrit les « Rêves d’un visionnaire », ouvrage qui porte sur la question d’une représentation du monde des morts, il cite de nouveau à trois reprises  le livre VI de l’ « Enéide ».

Certes, rappelle Christian Doumet, Kant se livre là à une démonstration ironique des limites de la raison mais comme le voyage d’Enée aux enfers est en même temps une recherche de son père Anchise, on peut se questionner sur ce que recèle cette hantise de l’ « Enéide » dans l’œuvre de Kant. Nostalgie du père ? Quête kantienne des empreintes mémorielles dans ce qui à la fois échappe et dessine une trace absente ? Christian Doumet s’interroge alors : « Comment de telles choses viennent- elles ? Par quel enchaînement naissent les images-concepts comme celles du ciel étoilé au-dessus/loi morale au-dedans ? »

Ces images ne se répondent-elles pas entre elles à distance et l’errance des Enéens ne trouverait-elle pas « sa résolution et son aboutissement » dans la vision kantienne au cours d’un cheminement dans l’absence d’un père ?

Dans « Critique de la faculté de juger », Kant évoque les limites du concept quand il s’associe « à un trop plein de pensées qui ne rencontre dans le langage aucune expression parfaitement adéquate ».

Des images, des sensations excèdent le « dire » et Kant, au moment où il  reconnaît la suprématie de la poésie dans le champ des Beaux-arts assume un paradoxe : associer des images, des sensations à l’infini et ne pas savoir dire.

Cette « alliance paradoxale » marquera toute l’histoire de la poésie après Kant.

A partir de Kant et avec Hölderlin, écrit l’auteur, la poésie « donne la mesure d’une liberté [qui ne se définit pas comme] l’infini du caprice ou de la licence, mais conquise au contraire pied à pied sur les forces de l’usage et de l’habitude »

Il évoque Deguy pour dire l’approche de ce qui, bien qu’évident dans l’expérience échappe pourtant à la description.

Il s’agit d’exprimer la division infinie des choses par la dislocation du sens « d’ouvrir la langue à la multiplicité des noms dans le glissement des comme. »

 

La liaison rompt

Christian Doumet évoque dans ses dernières pages le débat inspiré par l’œuvre de Paul Celan autour du statut philosophique des œuvres poétiques.

Michel Deguy a pris part à ce débat en août 1982 alors qu’à Struga, en Macédoine on distribuait « l’interprétation  en français » du discours du lauréat au cours d’un festival de poésie.

La traduction est vite incompréhensible et alors revient en leitmotiv, dans une sorte de jubilation la formule répétée : « La liaison rompt ».

Pour Deguy, cette formule apparaît comme une définition de la fonction de la poésie à notre époque : « ça touche juste [.. .]. La liaison rompt… formule de l’art poétique; conjonction/disjonction », la même, peut-on penser, qui caractérise l’interface du conscient et de l’inconscient.

« Formule si riche, si poétique reprend en écho Christian Doumet, qu’elle réussit, sur un autre  plan, à nouer un lien plus fort  que la plus fidèle des traductions. Voilà l’événement dans sa spirale et son tournoiement. Dès que j’essaie de le fixer, il fait défaut. »
Nescience

La poésie ouvre donc une voie à ce qui, défaillant, accède à une possibilité d’être pensé mais en même temps échappe.

On peut en conclure que, dans le champ de la philosophie, elle introduit une réalité que cette dernière  tour à tour voudrait contourner ou nostalgiquement saisir, celle d’une nescience au-delà du concept, qui, comme ce dernier, convoque la langue à l’attraper, mais sans la saisir, par l’intermédiaire d’images et sensations que seuls de pures associations, des oxymores, des non sens, des ellipses, des musiques, des silences permettent d’approcher.

N.C.

Le paradigme de l’origine temporelle, source de chronoclasme ?

par Jean Paul Karsenty

Lecteur, ne prends pas peur à cette histoire ! Elle te concerne, elle nous concerne… Et notre humaine condition.

La mathématique nous accompagne ou nous précède. Nous la transformons et elle nous transforme. Ceci étant rappelé, la recherche mathématique passée et actuelle, foisonnante et buissonnante, atteste qu’il y a sans nul doute mathématiser et mathématiser[1] ! Aussi, qu’il soit permis d’inviter historiens, épistémologues, philosophes des mathématiques – mais pourquoi eux, uniquement ? – à questionner la recherche pour nous éclairer : « Et si, aujourd’hui, la mathématique était engagée dans un cours nouveau, faisant d’elle peu ou prou une « langue formelle universelle »[2] dont les effets sur la connaissance et sur l’action des hommes transformaient à leur trop grand insu leurs représentations et leurs comportements ? » Ce que je fais ici.

 

Au fil des mathématisations

En voulant maîtriser le territoire, il s’est souvent agi pour les hommes de contrôler tout ce qui s’y meut : les corps et les choses. Ecrire l’Univers en langue mathématique, avec des figures géométriques comme caractères, permit de comprendre les territoires et, d’une certaine façon, de maîtriser tous les espaces. Galilée, notamment, a montré la voie. Plus tard, Newton et Leibniz, sans oublier les Bernoulli, et bien d’autres après, auront montré, eux, comment l’on peut transformer du temps en espace. Depuis Newton, en effet, tous les mouvements sont rendus comparables entre eux, exprimés sous la forme d’une longueur rapportée à une durée, donc désormais inscrits dans le seul espace géométrique, puis « pris en charge » grâce au calcul différentiel : alors, toutes les dynamiques, celles des hommes et des choses, ont pris un cours nouveau, orientées et mesurées par la logique de la voie ouverte à la cinématique et à ses différentes expressions ! Je sais : voilà un mode fort exprès pour rendre compte de l’ère moderne qu’installa la science – et donc, avant tout la science physique –  entre les 16è et 19è siècles, mais en fin de compte… ! Et au 20è siècle ?

Après Maxwell et Boltzmann, au début du 20è siècle apparaît l’idée de l’univers comme objet physique à part entière et en expansion: avec Einstein et la théorie de la relativité générale, laquelle explique comment la matière structure l’espace-temps, le temps newtonien disparaît. Mais, dorénavant, – le paradoxe n’est qu’apparent – les physiciens « doteront » l’univers, objet en expansion, d’une histoire. Les présupposés sont posés : l’idée d’origine temporelle de l’univers naît donc dans la foulée, et le concept de Big Bang finira par rendre compte du moment zéro de cette origine.

La physique d’aujourd’hui tente également de rendre compte de l’univers, de son histoire, de son origine. Elle le fait à partir du modèle dit standard de la physique quantique (laquelle décrit la matière et ses interactions). Mais chercher à franchir la plus ancienne période de l’univers – appelée Mur de Planck – accessible à nos équations actuelles impose de concilier relativité générale et physique quantique dans un même formalisme mathématique et conduit de fait à multiplier les scenarii possibles relatifs à l’origine, y compris même à poser l’hypothèse… d’une absence d’origine.

L’origine

En bref et en résumé, ces deux « théories cosmogoniques », ainsi que la tentative de leur unification, renvoient à la question de l’origine temporelle, qu’elle le fasse à travers des hypothèses installant soit une origine à l’univers soit une absence d’origine à l’univers.

En parallèle, il est trivial de constater combien la question de l’origine a pu « travailler » les représentations, tant celles des scientifiques relativement à l’univers que celles des artistes, des philosophes, des théologiens,… relativement à l’homme, et peser sur leurs perceptions, variables, des temporalités et sur celles de leurs contemporains.

 

Des fantasmes comme dynamique

L’essentiel de notre propos va consister à avancer l’hypothèse d’un lien entre les deux grandes théories physiques du 20è siècle d’une part, les perceptions des temporalités dans le monde occidentalisé au cours de ce même siècle et l’idée de leur excessive instrumentalisation en proie avec la question de l’origine, d’autre part. Qu’est-ce à dire ?

Les choses semblent se passer comme si les imaginaires peuplant le monde occidentalisé moderne avaient été investis par les trois dynamiques suivantes :

– un fantasme d’éternité (lequel renvoie donc chacun et tous à une absence d’origine et à une absence de fin), récemment installé, telle une « solution » puissante, rythmée par la disparition tant du passé que de l’avenir ;

– les effets récents de ce fantasme d’éternité venus surcompenser les effets longtemps féconds et encore vivaces de la vieille « question » de l’immortalité (laquelle, elle, renvoie chacun et tous à une origine, mais à une absence de fin) qui a inspiré sans discontinuer nos civilisations en jouant le rôle d’une heuristique narrative de l’avenir ;

– la « fantasmatisation », tout au long du siècle passé, de l’immortalité elle-même, mettant en demeure cette question, jusque-là génératrice d’innombrables échos comme autant de réponses possibles, d’offrir désormais… des solutions; avec comme effet d’inscrire cette « immortalité-solution » dans une symbolique temporelle de l’infini (autrement dit, délestée de ses récits eschatologiques et religieux d’une fin aux temps par jugement imprévisible, certes, mais nécessaire)[3].

Maintenant, examinons succinctement les façons selon lesquelles ces trois dynamiques se seraient manifestées et déployées. Faisons-le par ordre de leur apparition depuis plus d’un siècle sur « l’écran » de nos représentations et de nos comportements (donc, d’abord le fantasme d’immortalité puis le fantasme d’éternité).

 

Le fantasme d’immortalité

Il a accompagné tout le 20ème siècle. Il procède d’un excès d’autorité, c’est-à-dire de commencements qui s’autorisent soit à faire table rase de l’existant soit à cesser de continuer « le déjà-là ». Son émergence puis sa prospérité, on les observe dans certaines réalisations collectives dont la maîtrise s’est vue affectée d’un horizon temporel de plus en plus souvent non fini, indéfini, comme brouillé. Il est à la source de la responsabilité limitée dont nous affectons la maîtrise de nos réalisations contemporaines. Parmi elles, des inventions et des innovations, technologiques surtout, reflètent cet excès d’autorité au travers de leur complexité, de leur puissance, de leur dimension physique ou encore de leur dynamique propre (vitesse, entropie…)[4]. De ces faits, leur métabolisation, c’est-à-dire leur assimilation au sein des sociétés qui les engendrent, reste problématique et menace même à rebours leur symbolisation, c’est-à-dire l’accord collectif préalable, tacite ou explicite, sur lequel la diffusion et la généralisation de ces inventions et innovations ont été fondées.

Depuis trois siècles, les scientifiques et les ingénieurs procèdent globalement à une mathématisation du monde par « projection physicaliste » : la question de l’immortalité a alors généré des réponses inscrites dans le réel en formes de progrès. Depuis un siècle, toutefois, les scientifiques et les ingénieurs sont de plus en plus les mandataires principaux d’une technoscience qui instrumentalise le paradigme de l’origine en faisant vivre la question de l’immortalité sous une forme de plus en plus fantasmatique, celle de réponses le plus souvent limitées à leur promesse.

 

Le fantasme d’éternité

Il a, lui, accompagné la deuxième moitié du 20ème siècle dans un contexte où l’éternité n’ayant jusqu’alors fait ni question ni réponse, elle s’est présentée d’emblée comme… solution à un problème. Ce fantasme procède, lui, d’un excès d’activité et il prospère par le code. Il installe un défaut d’autorité et des parcours épistémiques prédéterminés. Il génère donc des normes et des agenda (littéralement, des choses qui doivent être faites), privilégiant le pouvoir du déjà-là sur l’autorité des commencements. Son expression se manifeste au travers des réalisations qui n’ont pas été pensées dans l’optique de leur maîtrise. De fait, ici, l’horizon temporel n’est ni brouillé, ni indéfini, il est nié : en effet, le code tend à instruire de façon originale la dimension temporelle ! La principale conséquence est que toute action tend à être privée de ses repères fondamentaux : l’engagement et la responsabilité ! Parmi ces réalisations, les innovations comptables, économiques et financières se développent aujourd’hui à la manière d’un court-circuit permanent au cœur de très larges pans et dimensions de l’innovation en général, presque tous secteurs confondus[5] ; autrement dit, sous la férule globalisante des banques, des sociétés d’assurances et surtout des marchés financiers, elles instruisent de puissantes logiques de programmation de l’innovation qu’elles dispensent de satisfaire au processus, même implicite, qui teste ou simule sa symbolisation préalable en vue de sa diffusion et de sa généralisation, compromettant alors ab initio sa métabolisation ultérieure.

Depuis trente ou quarante ans, les experts et les financiers ont donc pris partiellement le relais des scientifiques et des ingénieurs : ils procèdent, eux, globalement par la voie d’une (autre) mathématisation du monde, par « programmation algorithmique ». Leur « logique » de l’éternité engendre des solutions en termes de jeu probabiliste. Ils sont les mandataires principaux d’un technomarché globalisé qui instrumentalise à son tour le paradigme de l’origine, mais, cette fois, en faisant vivre le problème de l’éternité sous la forme d’emblée fantasmatique du pari.

Chronoclasme

Au fond, depuis trente ou quarante ans environ, nous soumettrions nos choix à ces deux logiques radicalement réductrices et à leurs effets. En conséquence, nous nous efforcerions d’écarter tout ce qui ne ramène pas à ce culte biface, celui de l’immortalité ou celui de l’éternité. Nous serions comme excessivement agis par nos représentations de l’origine qui feraient de nous des candidats au fantasme soit de l’immortalité, soit de l’éternité, soit des deux. La bataille entre l’immortel et l’éternel, mais aussi leur coopération, se déroulerait en chacun de nous. En chacun de nous et, simultanément, entre tous : ce faisant, elle contribuerait à effacer tout ce qui, dans le réel, ne rendrait pas compte d’une nécessaire hégémonie de ces deux fantasmes ou ne viendrait pas les conforter. Nous deviendrions des chronoclastes.

Le chronoclasme, on peut le définir comme une caractéristique de l’attitude individuelle et collective des sociétés occidentales contemporaines animées d’un mouvement hostile à la culture et à l’expression des représentations mentales, sensibles, théoriques et pratiques de la diversité des temporalités. Cette attitude exprime un culte non dit pour les deux absolus issus du paradigme de l’origine comme solution tendancielle indispensable à la condition humaine : l’immortalité et l’éternité. Ces deux absolus, réponses concurrentes en apparence, imposent pourtant une même tendance marquée à l’interdiction de penser, de représenter et de vivre le temps autrement que sous l’une de ces deux formes uniques-là. La dynamique chronoclaste, sorte d’incendie métaphysique, résulterait donc d’une instrumentalisation excessive du paradigme de l’origine[6], dont la dynamique tendrait, pour l’essentiel, à finaliser les questions, à les transformer en problèmes et à imposer peu ou prou des solutions certaines en lieu et place de réponses possibles.

 

Le calcul comme fin

Explorons un peu en l’illustrant ce dernier propos. Nos facultés d’intelligibilité, emportées par cette dynamique chronoclaste, semblent renoncer peu à peu à fréquenter l’univers partiellement déterministe qu’est celui d’une question à poser, donc à utiliser la vertu heuristique de son équipement intrinsèque, pour explorer toujours davantage ses « bords » probabilistes, peuplés, eux, d’horizons formels, reflets ciblés de problèmes à résoudre. Aspirant, en conséquence, moins à des réponses possibles et décidables qu’à des solutions certaines et indécidables.

Une telle évolution plus ou moins sensible manifeste une certaine métamorphose dans nos comportements de calcul. Une sorte de nouvelle rationalité calculatoire les étreint où la question séduit l’esprit moins que le problème, où le recours à l’hypothèse se fait moins fréquent qu’à celui de l’algorithme, où la perspective – libre – s’efface devant le point de fuite – nécessaire -, où, en somme, le calcul devient moins un moyen et davantage une fin, et souvent, la fin. On peut repérer cette dynamique, entraînée par une tentation addictive plus ou moins consciente, du passage de la réponse à celle de la solution dans tout le spectre de la connaissance et de l’action : dans la perception, nous nous transportons des formes (physiques) vers les formules (algorithmiques) ; dans la parole des langues naturelles vers les langages artificiels ; dans l’intention d’action du projet (axiologiquement non contraint) vers le programme (orienté) ; dans les choix humains et sociaux de leur décision vers leur automaticité ; dans l’activité, de la limite vers la performance,…

 

Notre faisceau d’hypothèses

Instruit par une intuition somme toute encore naïve, il décrit, il montre, mais il n’éclaire que partiellement la question suivante : « Y-a-t-il des sources – et le cas échéant, lesquelles ? – au fait que les hommes occidentalisés (et demain ceux en voie d’occidentalisation, c’est-à-dire les hommes du monde entier ou presque), (se) vivraient en immortels depuis presqu’un siècle, donnant au monde moderne des accents d’hyper-modernité, et, de plus, en éternels depuis trente ans, donnant à un monde devenu hypermoderne des accents de modernité tardive ? »

Ces sources résideraient-elles plutôt ou avant tout :

– dans la tentation récurrente des hommes à vouloir rapprocher la réalité des modèles qu’il confectionne pour la représenter, et non à faire l’inverse, puis à la leur soumettre jusqu’à prétendre l’effacer? Naïveté platonicienne ?

– dans la difficulté à maîtriser les dynamiques qu’engendrent nos projets et intentions d’action quand ils recourent sans discernement suffisant au calcul différentiel, au calcul des probabilités, au calcul stochastique, à leurs effets conjugués ?

– dans la marque spécifique, plus ou moins directe, des applications de chacune de ces deux théories physiques (relativité générale et physique quantique) sur nos projets (physicalisation) pour l’une, sur nos programmes (algorithmisation) pour l’autre ?

– dans le renouvellement de la question générique de l’infini après l’épuisement, au cours du 19è siècle, de son expression dans l’infini divin (« la mort de Dieu »), libérant brusquement un espace à une problématisation de l’infini mathématique[7], lequel aurait mithridatisé d’abord la science physique, puis celle-ci les autres ?

– dans une tendance historique (plus longue encore) des hommes à exercer certaines aptitudes et/ou à pratiquer certains comportements, tendance qui serait marquée par une nouvelle étape au 20è siècle visant à une « réalisation des mathématiques » où la logique performative de l’optimal l’emporte, peu à peu mais systématiquement, sur la logique décisive du souhaitable ?

 

Conclusion

En outre, notre faisceau d’hypothèses suggère que les liens de cause à effet existant entre l’imaginaire scientifique de l’Occident moderne sous l’effet des deux grandes théories physiques contemporaines et les attitudes et comportements relatifs aux temporalités vécues par les Occidentaux eux-mêmes induiraient des conséquences sur leur façon de vivre la réalité de leur vie quotidienne. Suggéré et illustré ici par des exemples relatifs à des systèmes, à des technologies et à des pratiques, ceci n’est pas pour autant démontré. Le cas échéant, la question aurait une inévitable profondeur politique, concernant la cité et le « vivre-ensemble » dans le monde occidentalisé, c’est-à-dire aujourd’hui dans toutes les régions du monde.

On pourrait faire avancer cette question en France. Pourquoi ne pas le faire ? Elle est d’intérêt général et, pensons-nous, universel. On peut même considérer qu’il est opportun d’en faire, d’ores et déjà, un défi politique majeur[8].

Et ceci n’est pas une autre histoire, car il n’est pas identique de construire le monde à venir plutôt autour du progrès ou plutôt autour de la promesse ou plutôt autour du pari. Enfin, il est capital que ce choix-là reste du domaine de l’enjeu politique !

JP.K.

 

[1] Gilles Dowek a souhaité le faire comprendre dans l’article intitulé « Les mathématiques universelles et inhabituelles » in « Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture », Claudie Haigneré, – Le Pommier universcience éditions –  novembre 2010.

[2] L’expression fait écho au projet de Gottfried W. Leibniz connu sous le nom de « calculus ratiocinator » (calcul caractérisé par une logique qui serait calcul algorithmique et donc mécaniquement décidable), abandonné par lui volontairement, semble-t-il, mais que sa postérité n’aura pas totalement oublié.

[3] Merci à Jean Dhombres pour sa relecture attentive.

[4] Pour l’exemple, les réalisations nucléaires sont de celles-là : leurs éléments constitutifs n’offrent pas d’horizon temporel fini à leur maîtrise. Elles sont donc « à responsabilité limitée ». La logique du progrès cède alors devant celle de la promesse.

[5] Pour l’exemple, certaines des réalisations actuelles de l’ingénierie financière de marché sont de celles-là : elles n’offrent aucun horizon temporel à leur maîtrise. Elles sont donc à engagement et responsabilité nulles. La logique de la promesse cède alors devant celle du pari.

[6] « L’idée d’origine apparaît ainsi dans toute son ambivalence : tantôt pensée comme le problème fondamental à résoudre, tantôt comme la solution définitive de tous les autres problèmes que nous avons, par ailleurs, à résoudre » –  Etienne Klein – Colloque « Originalités de la vie », ENS, 01/04/2011.

[7] Aujourd’hui, la maîtrise de certains des systèmes techniques que nous bâtissons est fondée sur la certitude suivante: « Fût-elle faible, la probabilité d’occurrence d’un possible n’échappe jamais au calcul ! ». Or, cette certitude-là commençant à vaciller, une tendance se manifeste à vouloir donner au calcul un statut renforcé de fin : « Nous devons calculer, nous calculerons ! », pour le dire à la façon d’une phrase célèbre. Pourtant, il serait peut-être imprudent de vouloir ré-explorer ce statut sous la forme de ce mot d’ordre unique, telle une invite à l’élaboration, à marche forcée, de la langue universelle et formelle imaginée par Gottfried W. Leibniz à laquelle nous faisions mention au début de cet article. Question subsidiaire, enfin : l’émergence d’un tel langage universel et formel, fruit de la progression de la logique algorithmique, pourrait-elle engendrer une mathématique de sortie de la mathématique (comme on a pu dire du christianisme qu’il peut être tenu comme une religion de sortie de la religion) ?

[8] En France, les travaux, parmi bien d’autres, de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio, du physicien Etienne Klein, des psycho-sociologues Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, des politistes Zaki Laïdi et Gilles Finchelstein, ont ouvert des voies qui autorisent à donner un contenu complexe à ce défi politique.

Au-delà de la suture

par Roland Meyer

La formule canonique du mythe, ou « Au-delà de la suture[1] » !

À propos de L’anthropologie de Lévi-Strauss[2] et la psychanalyse sous la direction de Marcel Drach et Bernard Toboul
Dans un échange téléphonique préparatoire à cette soirée, Marcel Drach m’a déjà permis de faire un lapsus… ce qui n’est quand même pas malvenu lorsqu’il s’agit de l’inconscient (, vide ou pas !). Au lieu de parler de la formule canonique du mythe, je lui ai parlé de la formule canonique du manque ! Et c’est la Chose même ! On peut remarquer au passage, pour continuer à plaisanter un peu, que cet énoncé reste fidèle à l’abréviation qu’emploi Petitot –FCM–, dans son article qui a fait date : « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe[3]. »

Pour rentrer maintenant dans le vif de mon sujet, ce lapsus a condensé deux éléments ; d’une part, ma conclusion, qui donne son titre à mon intervention : « Au-delà de la suture » et, d’autre part, cette FCM qui m’a servi de fil conducteur pour la lecture de ce recueil que chacun, j’en suis convaincu, s’accordera à trouver particulièrement riche, varié et invitant à la pensée.

Ce recueil est particulièrement riche en ce qu’il traite d’un sujet déjà vaste, « L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse », et qu’il n’hésite pas à convoquer des champs de savoir aussi différents, apparemment, que la philosophie (avec l’existentialisme, Derrida et Heidegger), la linguistique (avec naturellement Saussure, Jakobson et d’autres), la phonologie, l’esthétique, aux côtés de l’anthropologie évidemment et de la psychanalyse.

 

Pourquoi avoir choisi d’écarter l’apport des mathématiques[4] ?

Un tel parcours, cependant, offre à chacun de multiples occasions d’errer ; je vais vous proposer rapidement celui qui s’est imposé à moi.

Le développement que j’ai cru pouvoir y repérer pourrait être scandé par quelques citations, en m’excusant de ne pas pouvoir ici nommer chacun des contributeurs.

« L’essentiel, nous dit Zafiropoulos, (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). Marcel Drach lui succède et nous dit que « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification » (M. Drach, p. 154). Nous sommes donc dans la dimension du symbolique, un des apports de Lévi-Strauss à Lacan.

Si, comme l’affirme Rechtman, « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité » (R. Rechtman, p. 194), on sent bien en quoi la psychanalyse est concernée au premier chef par le structuralisme, et donc par le champ symbolique dont il a dégagé les lois de composition interne, ce que l’énoncé d’Annie Tardits précise : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Et ça devient un peu plus « clinique » : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

Mais, comme le note Bernard Toboul, « le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

En conséquence, et « à l’instar de la crise des fondements des mathématiques dont l’article de 1931 est une scansion notoire, on peut dire que le concept de structure a été mis en crise par la mise à jour de la suture qu’elle opère. La thèse du manque, initialement existentielle, a été déplacée en quelque sorte, de l’être à la structure. Elle y est maintenue, mais à partir d’une fermeture —la suture— qui dénonce la béance première dans les suppléances mêmes qui viennent la recouvrir. » (B. Toboul, p. 306)

C’est ainsi, continue Toboul, que « s’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321)

Dès lors la conclusion, double, s’impose : « le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Et, « si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’ « errer ». » (B. Toboul, id)

 

Nous sommes arrivés au terme du déploiement de ce numéro de Recherches.

On le voit, nous étions partis de la nécessité du structuralisme, et nous débouchons d’une certaine façon sur son dépassement.

Dépassement que je voudrais questionner avec Marcel Drach, Bernard Toboul, Bertrand-François Gérard et vous.

 

Après ce premier survol, revenons à notre point de départ.

On l’a vu : « l’essentiel (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). D’emblée je me suis senti en accord avec la fermeté de cet énoncé, qui se trouve au début de notre recueil. Et c’est à cette tâche que j’aimerais contribuer avec ce que mes moyens me permettent.

Et cela concerne d’autant plus la psychanalyse que « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité. » (R. Rechtman, p. 194)

Avec l’ « affranchissement » de la subjectivité, on voit déjà surgir la question archi-classique du statut du sujet pour le structuralisme, de la soi-disant mort du sujet. Or, il n’est pas trop difficile de résoudre cette question. « Affranchissement » désigne ici une opération particulière, paradoxale, à savoir —à la fois et en même temps— l’idée que la structure s’impose à tout sujet, donc à aucun en particulier ; et pourtant que, seul, le sujet, un par un, est comme tel appelé à en répondre. Cet apparent paradoxe logique est un opérateur, que j’appelle opérateur d’inversion ; il a été le fil rouge qui m’a permis de me repérer dans ma lecture.

Le phallus ne relève-t-il pas de l’analyse structurale ? Et de laquelle ?

Annie Tardits déploie clairement et aisément les notions lévistraussiennes de « mana », de « signifiant flottant », de “valeur symbolique zéro“, de « signifiant à l’état pur », de « surplus de signification » : tous concepts issus du manifeste du structuralisme qu’est l’ « Introduction (que Claude Lévi-Strauss a donnée) à l’Œuvre de Marcel Mauss » et elle y repère une « ombre théorique ». Mais elle continue : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss », on l’a vu, « autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Voilà introduit, si j’ose m’exprimer ainsi, un des concepts qui me semble être le plus sollicité dans la somme que nous étudions, et qui y est véritablement mis au travail (sic) : le phallus.

Concept mis au travail, et parfois de façon critique, avec la conclusion de B. Toboul, par exemple, mais travail structural.

 

Influence de Levi-Strauss sur Lacan : formalisme et et mode d’écriture

L’abord par Alain Vanier du traumatisme ne permettrait-il pas de commencer à entrevoir une réponse ? Je le cite à nouveau : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

En lisant ces deux lignes, les personnes familières de l’œuvre de Lévi-Strauss reconnaîtront immédiatement la présence de ce que j’ai déjà évoqué, à savoir la formule canonique du mythe.

Celle-ci s’écrit :
Fx (a) : Fy (b) ≅ Fx (b) : F a_1 (y).

Cette formule comporte deux fonctions, F de x et F de y, et deux termes, a et b ; plus un exposant négatif. Elle est marquée d’une « double torsion », comportant la conversion d’un terme en fonction, d’une part,  et, d’autre part, l’inversion d’un de ses éléments par négation. Double torsion, sémiotique et logique, nous dit Marcel Drach. Cette formule est à mes yeux essentielle, et comme le dit Jean Petitot dans l’article essentiel de 1988, déjà cité, non seulement elle est « une formule intelligente », mais elle constitue un des hauts lieux du structuralisme, auquel j’ajouterai volontiers les 4 Discours et les mathèmes de la sexuation, autres lieux structuraux éminents.

Cette formule : écriture de la structure du phallus dans sa fonction et non plus dans sa signification ?

Marcel Drach nous dit : « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification résultant de la coexistence syntagmatique de mythèmes ou d’énoncés mythiques équivalents. » (M. Drach, p. 154)

Ce surplus de signification, qui, on l’a vu, trouve sa première occurrence dans le texte que Lévi-Strauss consacre à Mauss, est d’abord supporté par le mana et le hau ; mais, à cette époque, cette notion reste interne à la structure du signe, marquée par l’arbitraire saussurien, c’est un “truc“ qui reste complètement compris dans l’écart reliant le signifiant au signifié : c’est une suppléance inerte. Alors qu’avec la formule canonique du mythe, nous avons à faire à tout autre chose : nous avons en mains cette double torsion qui vient d’être décrite, mais aussi, et c’est ce qui est très rarement rappelé, un élément mythologique allogène au corpus mythique de départ mais dont pourtant seule l’intervention permet d’en comprendre la composition formelle.

La FCM, proposée dès 1955, ne sera reprise qu’avec les « Mythologiques[5]» et surtout avec l’ouvrage qui a le statut de reste de la “tétralogie“ lévistraussienne, à savoir « La Potière Jalouse[6]. »

 

Le structuralisme : produire du discontinu à partir du continu ?

Or, cet élément allogène, souvent omis, et qui seul pourtant permet de boucler le corpus mythique, n’a pas de fonction de suppléance, ce qui serait le propre du signifiant, si l’on suit Toboul ; il ne vient pas en complétude. Mais, par l’introduction d’un ouvert, il assure à la fois le dynamisme de la structure, sa temporalité, ce qui sort d’un autre faux débat lui aussi classique concernant le structuralisme ; et il en appelle non pas à la philosophie, avec son magnétisme ontologique, mais bien plutôt à la topologie, avec des figures, maintenant classiques, comme la bande de Möbius ou la Bouteille de Klein, auxquelles se réfèrent explicitement et Lévi-Strauss et Lacan, bien sûr. Ce franchissement de frontière n’assure-t-il pas au sein même du structuralisme l’efficace du manque ? D’où ma cinquième question, cet élément allogène, ne vient-il pas ici porter objection à l’une des thèses soutenues par Bernard Toboul, thèse qu’il énonce ainsi : « Du même geste, le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

 

Le structuralisme ne va-t-il pas au-delà de la suture ?

Je n’ai évidemment pas le temps aujourd’hui de mettre plus avant au travail le zéro et le un, soit les travaux de Peano et de Frege, particulièrement. Pourtant, en ce sens très précis de la production d’un discontinu, le structuralisme, sixième question, avec l’élaboration de la FCM, laquelle peut, par parenthèse, rendre compte aussi bien du traumatisme que du fonctionnement du phallus.

 

Frontière, élément allogène, jouissance et analyse

Ce franchissement de frontière, exemplifié par l’intervention de l’élément allogène, est très présent dans cet ouvrage ; il suffit pour s’en convaincre de relire l’article de Marcel Drach concernant “le franchissement des dualismes de la langue“. Il ne me semble pourtant pas avoir été considéré dans toute son ampleur. C’est à ce propos que j’aimerais poser ma septième question : pour comprendre le passage de la signification au sens, en d’autres termes pour faire de la « jouissance » autre chose qu’un avatar d’objet (a) pour l’analyste, n’est-il pas nécessaire de prendre en considération cette contrainte sans laquelle aucun système ne peut atteindre à la consistance, cette nécessité du passage d’une frontière, ou de l’intervention d’un élément allogène ? Je voudrais ici rappeler, pour citer cette fois Lacan, que « le sens ne se produit jamais que de la traduction d’un discours en un autre[7]. » Ce qui voudrait dire, corrigeant une formule trop rapide, que s’il y a surplus, il s’agit d’un surplus de sens, et non de signification. Cela n’est pas peu, car c’est cette distinction seule, déjà présente en musique, qui nous donne peut-être accès à ce qui, dans la psychose, reste béant en face de la forclusion, vide par où la signification est un « pousse-à-la-femme ».

 

La jouissance dans la cure

Car, il faut en venir maintenant à la conclusion de ce travail extraordinairement riche, et aborder le concept qui, au côté de « la langue », est encore tenu en réserve, à savoir la « jouissance ».

Ce concept, j’en conviens absolument, est décisif. Son usage est déterminant dans le maniement de la cure elle-même, ce qui n’est pas une mince affaire ; et c’est ce qui souligne, encore une fois, l’importance des contributions de ce recueil.

Ce sera ma huitième et dernière question.

« La cure analytique a pour objectif de mettre quelque suspens à la prise du parasite parolier sur notre conduite et notre pensée. Comme on élague les branches d’un arbre, le phallique se cerne et s’isole. » (B. Toboul, p. 321) C’est en tout cas ce que nous dit Bernard Toboul. Mais est-ce bien le phallique qui est parasite de l’homme ou bien plutôt le langagier ? Ne serait-ce pas l’impossible qui noue corps et parole qui implique que « pour le névrosé il s’agit de trouver un joint entre corps et langage (…). Le névrosé en trouve un, pas vraiment adéquat, mais opérant, c’est le phallus », pour reprendre les termes d’Alain Vanier (A. Vanier, p. 259).

Autrement dit, la façon de considérer le phallus me semble être ce qui scande notre parcours : nous étions partis de la structure comme dimension éminente de la psychanalyse, et nous en arrivons à une conclusion qui ne laisse pas d’étonner : « Le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Est-ce souhaitable ? Et en quoi ?

Ou bien, le phallus en tant que tel, comme fonction, ne serait-il pas redevable d’une analyse topologique du type de la Bande de Möbius, ou mieux encore du Cross-cap ? Une telle “analyse“ du phallus donnerait ainsi la formule canonique du manque, précisément !

 

Conclusion

Nous voilà arrivés, après cette passionnante randonnée, à la conclusion : « S’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321) Ce qui ne constituera pas, pour ce soir, ma “Neuvième“ question…

Une note d’espoir semblant nous offrir en ce lieu son abri : « Si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’errer. » (B. Toboul, p. 322)

S’agit-il d’errer, hors de cette opération phallique ? Seuls les non-dupes errent, mais ce n’est pas si facile que ça : il y va de l’abord du Réel, Réel qu’il est impossible d’inverser et qui est peut-être le schibboleth différenciant structuralement Lévi-Strauss de Lacan.

R.M.

 

[1] Présentation faite à l’EPSF dans le cadre d’une soirée de la Librairie, le 5 mai 2009 à Paris.

[2] Sous la direction de Marcel Drach et de Bernard Toboul, L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, Recherches, 2008.

[3] Jean Petitot, « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe », in L’Homme 106-107, avril-sept. 1988,  XXVIII (2-3), pp. 24-50.

[4] Seule une note en bas de page signale l’important travail de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss, Paris, Éd. Odile Jacob, 1998.

[5] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, T. 1, 2, 3, 4, Paris, Plon,  1964, 1966, 1968, 1971.

[6] Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

 

[7] Jacques Lacan, « L’étourdit », 1973, repris dans Autres écrits,  Paris, Seuil, 2001

Autour du statut des psychothérapeutes

par Paule Pérez

« Le propre d’une personne dont l’esprit est mûr est de pouvoir vivre dans l’incertitude. » David Bérès, discours de clôture d’une session à la Société psychanalytique américaine, 1962.

Le contexte

La réflexion ouverte en 1981 par Robert Castel, dans son livre intitulé « La gestion des risques[1]», concernant ce qu’il appelait « la psychologisation de la société », et son anticipation de l’expansion du pouvoir des experts dans les pratiques sanitaires et sociales, n’a pas véritablement connu de suite en son temps. Le « monde des psys » paraissait traverser une période de latence depuis la seconde moitié des années 80, au regard des questions sur le statut et les pratiques, ces travaux ayant, en leur temps, davantage relevé de l’initiative de praticiens[2] soucieux de l’avenir d’une profession, que des pouvoirs publics.

Au début du XXIème siècle, c’est d’une autre manière que les questions reviennent : cette fois ce sont les pouvoirs publics qui se préoccupent du statut, de la pratique et surtout de « l’efficacité » des psychothérapeutes. Et ce en lien étroit avec la culture d’évaluation et d’expertise anticipée par Castel, qui s’est non seulement avérée mais bel et bien installée depuis. Les psychothérapies en sont d’autant plus devenues matière à controverses médiatisées, sur fond de forte attente d’information exigée par les associations d’usagers et les familles de patients, désormais constituées en interlocuteurs de poids et que l’institution reconnaît comme des partenaires dans le jeu d’acteurs.

C’est ainsi qu’un projet issu d’un Conseil des Ministres en 2001[3], a suscité en 2003[4] une commande à l’Inserm[5], dans le cadre du « plan de santé mentale », pour établir « un état des lieux de la littérature internationale sur les aspects évaluatifs de l’efficacité de différentes approches psychothérapiques. » Ce dessein de politique de santé mentale prévoit conjointement de légiférer sur le statut des psychothérapeutes. Une loi en ce sens, dont un amendement en particulier[6] a été fortement débattu au Parlement, est votée en été 2004[7] et le débat retentit encore au printemps 2011 à propos de sa mise en œuvre.

Les résultats de l’étude commandée à l’Inserm, communiqués en février 2004, ont été suivis de la parution du « Rapport Inserm », sous le titre : « Psychothérapie, trois approches évaluées ». Il a déclenché de vives polémiques pendant plusieurs mois, pour finir retiré du site de l’Inserm en février 2005 par décision du Ministre[8], concomitamment à la démission du directeur général de la santé[9].

Le Rapport finit par être partiellement désavoué par les instances dirigeantes[10] trois ans plus tard[11] au cours d’un colloque organisé au Ministère. Et ce, dans des conditions où le changement méthodologique, fourni comme argument de pacification, n’a convaincu que peu d’acteurs. Colloque qui n’a d’ailleurs pas eu un grand retentissement : s’il proposait de changer d’approche en élargissant les vues, la nouvelle donne ne touchait cependant pas au principe contestable, à savoir l’inscription spécifique et indéfectible de la démarche dans le médical et sous sa tutelle exclusive.

Eléments de la problématique

Dès lors qu’elle a été envisagée dans un contexte de santé publique, la psychothérapie – pratiquée en privé ou dans les lieux publics – devrait-elle pour autant être subordonnée et assujettie au couple autorité et pouvoir médical? Devrait-elle être « prise » dans les concepts de la médecine dite attestée par les preuves[12]? Devrait-elle, sous peine d’invalidation, être référée au seul manuel diagnostique et statistique DSM[13], avec ses quantifications et  normes qui ont fondé la méthode Inserm dans les expertises épidémiologiques de type infectieux et environnemental ? La mainmise médicale joue ici comme une scène imaginaire totalisante, aux filets de laquelle la sphère « mentale » se trouve saisie. Etat de fait d’autant plus troublant que la définition par l’OMS de la santé, et de la santé mentale, place celle-ci au-delà des « troubles » ou des « handicaps », et l’envisage comme un état de « bien-être » global dans lequel une personne « peut se réaliser ».
Or si on prend au mot la « gouvernance mondiale », il devient permis d’affirmer que le bien-être propice à la réalisation de chacun relève d’une « conjugaison de tutelles » telles la PMI, le traitement social, l’accès à éducation et à la culture, le sport, la lutte contre l’isolement, la formation citoyenne… Si, donc, le champ « mental » se doit d’avoir une « tutelle », admettons que nous l’admettions, celle-ci ne saurait être que plurielle, impliquant bien d’autres ministères que celui seul de la Santé publique. Et dans un souci de cohérence interne, pourquoi les psys ne seraient-ils pas requis par les acteurs de santé pour évaluer leur « bien-être professionnel »? Ne rêvons pas, le cercle reste vicieux, car l’OMS a adopté comme outil le seul CIME 10 qui est grosso modo la transposition internationale du DSM étasunien. Il y a de quoi désespérer.

 

Dans la perspective pour l’Etat de « viser la garantie des meilleurs soins », une finalité majeure de l’étude Inserm était d’apporter de quoi prévenir les dérives de charlatans et le risque sectaire[14]. En quoi une évaluation comparative focalisée sur les « résultats » des différents courants, sans analyse épistémique sérieuse des principes qui les sous-tendent et de leurs moyens afférents, pourrait-elle prévenir de telles dérives ?

 

Ce qui avive la perplexité est que la réponse apportée par les pouvoirs publics après cette étude a consisté à « réglementer » la profession, notamment par le droit d’utiliser le « titre » au moyen d’un diplôme, assorti de cinq ans d’expérience éprouvée – et, pour les médecins, avec un accès moins difficile. Au printemps 2011, les psychothérapeutes, pour avoir donc ce droit à l’utilisation du titre, furent sommés de se déclarer dans l’urgence en remplissant un « formulaire ». Pour ceux qui travaillent en institution, même depuis des années, on comprend bien que ne pas s’y conformer les conduirait à la perte de leur emploi[15].

 

Si l’obtention de diplôme vérifie une quantité ou un niveau de connaissances, on se demande quel rapport de causalité elle peut avoir avec la prévention du risque sectaire et plus généralement la garantie d’une éthique professionnelle. Il y a belle lurette que les mouvements sectaires se gardent de promouvoir des praticiens sous-diplômés ! Les praticiens repérés pour charlatanisme ou affiliés à des mouvements sectaires, ou les deux, présentent le plus souvent les diplômes exigés, voire davantage. Pire, bon nombre de leurs patients ne se sont pas constitués comme parties plaignantes[16]. Diplôme et expérience requis comme la meilleure garantie pour la gestion publique des risques invoqués? Ce ne sont que des leurres ou pire, des parapluies politiques. En se décalant un peu, comment ne pas songer au « Cantatrix sopranica » de Georges Pérec, où le problème « scientifique » consiste à mesurer le rapport entre un jet de tomates et les aigus émis par une soprano.

 

Remarques

La médecine s’est hautement technicisée au détriment de la relation médecin-malade, et dans le contexte, on a tout lieu d’accorder attention à ce phénomène pour la psychothérapie, en ayant aussi en tête, comme le rappelle le sociologue Alain Ehrenberg, que « les pathologies mentales sont mentales en ceci qu’elles mettent en jeu, dans la définition même de la pathologie, une double dimension morale et sociale, mettant en jeu des faits et des valeurs[17]. » J’ajouterais ici que cela peut également concerner la médecine, mais que ces faits et ces valeurs dans la relation médicale peuvent dans une bonne proportion être mis entre parenthèses – ils le sont le plus souvent sans incidence préjudiciable au traitement somatique en lui-même. On ne peut en dire autant de ces dites « pathologies mentales ».
L’évaluation des psychothérapies confiée à l’Inserm, témoigne d’effets de représentations sur les savoirs et la rationalité en médecine. La méthode Inserm qui s’est distinguée par la pertinence de ses expertises collectives, sur des infections[18] ou des pathologies environnementales[19], ressortit à une culture de garantie sanitaire visant au « tout sécurité ». Cet état d’esprit est à relier directement au fait que le « principe de précaution » est devenu constitutionnel.
Ceci est concomitant avec le fait que dans les hôpitaux et autres institutions, une modification sociologique profonde s’est lentement opérée au cours des trente dernières années : celle de la perte en  prépondérance et en influence de la culture psychanalytique. On ne recrute plus ou presque plus de psychanalystes, ils ne sont pas remplacés lorsqu’ils s’en vont.

 

Questions

1 – La réglementation conduit à formuler quelques interrogations. Au plan économique, en filigrane, celle du remboursement des soins dans le contexte de la budgétisation des dépenses de santé. Les pouvoirs publics sont eux-mêmes aux prises avec leur obligation annuelle à rendre des comptes démocratiquement auprès des parties prenantes, parmi lesquelles les bénéficiaires de l’assurance maladie, les citoyens : les contrôleurs eux-mêmes n’échappent pas au contrôle. Dans les lieux publics du soin le coût économique est régi par la prise en charge des actes. Cela concerne les patients hospitalisés en psychiatrie et ceux qui consultent dans les différents lieux publics tels dispensaires, CMP, CMPP, etc.

La réglementation en l’espèce n’y change donc rien matériellement, mais le fait pour les psychothérapeutes de signer un formulaire d’inscription sur des listes entraîne un processus administratif, celui d’une immatriculation, à l’instar de celle des autres professions auxiliaires de santé ou paramédicales, tels les kinésithérapeutes, podologues, orthoptistes etc. Les soins de ces derniers dans le public comme en privé font l’objet de prises en charge. On peut donc s’attendre à ce que sous la pression de patients et de certains praticiens, une demande émerge à terme pour la prise en charge des psychothérapies conduites par les praticiens du secteur privé qui auront « signé le formulaire » et exerçant en ville[20].

Teneur symbolique sans aucun doute, car le privé payé par le public vient interroger la relation du public et du privé, au plan non pas seulement socio-économique mais surtout psychique et symbolique : le risque est que le binôme public-privé vienne se télescoper, voire se confondre, avec le binôme public-intime.

2 – Dans l’intense discussion du printemps 2011, on n’a pas beaucoup entendu de tenants du corps médical s’exprimer sur certains aspects concrets. Ceux qui, psychiatres ou non, n’exercent qu’en tant que « psys », gardent-ils un rapport avec la médecine instituée ? S’éprouvent-ils en tant que médecins lorsqu’ils exercent la psychothérapie ? Ceux qui se disent « psys » et ne parlent jamais de leur appartenance au corps médical, restent-ils inscrits comme tels, avec numéro d’affiliation à la sécurité sociale et si oui, pourquoi?

Fiscalement, déclarent-ils les séances comme des « actes » avec des « feuilles » ? S’abstiennent-ils vraiment de prescrire des médicaments? Peuvent-ils faire autrement, et comment ? En institution, ont-ils a minima fustigé la supériorité hiérarchique qui les place au-dessus des psychothérapeutes alors que l’essentiel travail de terrain auprès des patients est le même?

Et, parmi les psys médecins du privé, qui se sont élevés contre cette législation en général, combien ont assumé leurs dires jusqu’à se dés-inscrire de l’Ordre des médecins, dès lors qu’ils déclarent haut et fort considérer que la psychothérapie est une pratique spécifique? Dès lors comment vivent-ils et administrent-ils en eux-mêmes ces diverses ambivalences ?

3 – Certes, on a entendu à la parution du rapport Inserm de nombreux psys médecins s’élever contre la réglementation que prônait l’amendement Accoyer. Mais on n’a pas entendu publiquement un médecin se plaindre en tant que médecin que cet amendement dans une première rédaction donnait au généraliste[21]  légitimité à agir en tant que psychothérapeute sans formation spécifique approfondie, mais moyennant juste une formation complémentaire en psychopathologie.

Complémentaire donc, au diplôme de médecin, comme si celui-ci constituait per se la base d’une formation psy ! Sur ce point, il y a lieu de se demander sans préjugé si le passage rapide en service de psychiatrie dans le cursus des études médicales équivaut à l’expérience de plusieurs années exigée d’un psy non-médecin en privé ou en institution…

4 – Même s’ils s’expriment beaucoup, le silence des psys médecins à ces sujets est troublant. Les mouvements qui se sont élevés, s’ils réclament bien le maintien de la présence de la psychanalyse dans les enceintes de soin, ne questionnent pas la fondamentale donne du rapport au statut médical en tant que tel.

Cela se passe comme si les médecins n’avaient donc pas grand souci de ce qui arrive aux psychothérapeutes non-médecins. Non seulement ceux-ci s’en trouvent peu soutenus par des collègues au quotidien dans l’institution, de surcroît leurs supérieurs hiérarchiques, mais cela signifie au final que lorsqu’ils revendiquent au nom de la présence de la psychanalyse dans les instances publiques, en l’état actuel de la législation, ils « roulent » pour les psychiatres qui n’ont pas marqué clairement de solidarité irréductible à leur endroit. Ils en deviennent en quelque sorte politiquement  leurs porte-voix sans contrepartie.

5 – Au plan légal et administratif, on n’a pas vu dans les débats mentionner un fait important. A savoir que les grandes lignes de cette réglementation rejoignent celles des réquisits européens[22]. L’Europe propose pour le candidat psychothérapeute trois voies d’accès possibles qui combinent l’obtention d’un diplôme auprès d’un organisme agréé, avec une expérience de psychothérapie, incluant la possibilité de reconnaissance par un panel donnant « l’avis du grand-père ».

Les directives européennes sont comme on le sait les lois cadres pour l’ensemble des pays partenaires. Ces directives sont modulées par chacun d’eux en fonction du « principe de subsidiarité » qui en précise les modalités nationales d’application et de mise en oeuvre dans le respect des principes généraux de la directive. La réglementation professionnelle fournit donc opportunément à la France la nécessité de se mettre en conformité avec le cadre législatif européen…

6 – L’Etat en tant qu’instance tutélaire se soutient du « principe de précaution » désormais constitutionnel. Principe dont la promulgation est intervenue paradoxalement dans une période où la mention « S.G.D.G. » disparaissait discrètement des produits usinés contrôlés par des chaînes de fabrication rigoureuses. Comment le principe de précaution aurait-il la capacité à se substituer à la désormais obsolète « garantie du gouvernement »- voire avoir un rôle subrogatoire –  sur un secteur aussi immatériel que celui des psychothérapies ?

La distinction entre « précautionnisme » et « sécuritarisme » semble s’estomper. Aussi la dynamique des recommandations de l’Etat avec la réglementation comme première étape, n’en conduira-t-elle pas les citoyens déjà fragilisés à réduire la liberté intérieure qu’ils ont à choisir leur « psy » ?

 

7 – Dans un autre ordre d’idée l’évaluation des psychothérapies par l’Inserm vient s’adosser à l’hypothèse qu’on pourrait construire un supposé « bonheur collectif » en recommandant des accompagnements psychologiques vérifiés efficaces, et donc propres à faciliter le « bonheur de chacun ».

La promesse laisse rêveur. Inscrite dans le quantitatif et régie par la statistique, une évaluation repose nécessairement sur une « norme » plus ou moins explicite, celle-ci ne pouvant être établie que sur une « moyenne ». Et ces « moyennes » visant au « bonheur de chacun » seraient la base du calcul des allocations budgétaires ? Thierry Foucart[23], a soulevé à cet égard une objection de taille : on ne peut confondre « agrégation des utilités individuelles », avec « distribution d’une utilité individu par individu ». On retrouve donc ici une absurdité irréductible : le « moyennage » de la singularité. Je maintiens l’étrangeté du néologisme.
Voici donc arrivé le nouvel état des choses. Une loi est passée sur l’usage du titre de psychothérapeute, providence des imprimeurs de cartes de visite. Des juristes qui l’ont étudiée en toute compétence pour le compte d’une association professionnelle[24], nous assurent qu’elle ne concerne pas un danger de contrôle pour la pratique mais uniquement l’exigence d’homologation d’un titre … On ne demande qu’à en être rassuré.

Et en effet, pour l’heure, les textes officiels ne disent « rien ou presque » de l’activité ainsi nommée : le législateur laisserait-il ouverte à chacun, psys et patients, la latitude à y inscrire ses contenus en toute singularité afin qu’il puisse toujours en émerger de l’inédit?

Ou bien considère-t-il plutôt d’ores et déjà la profession des psychothérapeutes comme restant indéfiniment à « sous-titrer » ?

P.P.

 

[1] Editions de Minuit, collection le sens commun, dirigée par P. Bourdieu 1981.

[2] On se souvient des initiatives comme celles de D. Anzieu ou de S. Leclaire dans les années 80.

[3] Conseil du 14.11. 2001, avec comme Ministre Délégué à la Santé : Bernard Kouchner (gastro-entérologue).

[4] Sous le Ministère de Jean-François Mattei.

[5] Institut national de la santé et de la recherche médicale. Créé en 1964, l’Inserm est le successeur de l’INH (institut national d’hygiène) fondé en 1941.

[6] Portant le nom de son promoteur Bernard Accoyer.

[7] Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 – article 52

[8] Philippe Douste-Blazy

[9] William Dab

[10] Difficiles à localiser précisément, d’où le flou de l’expression : probablement davantage du côté politique ou technocratique que du côté technique médical de l’Inserm.

[11] Fin mai 2007

[12] alors qu’il existe bien d’autres approches en psychopathologie, d’autres discours fondés autrement, cohérents, pertinents.

[13] Diagnostic and statistical Manual of mental disorders

[14] La demande des familles et des patients a été à cet égard un déclencheur de poids.

[15] Voir aussi mon petit texte « Ah quel titre », 5 mai 2011 (blog de Jean-Michel Louka)

[16] N’en va-t-il pas de même pour le corps médical, dans et hors l’institution hospitalière ?

[17] Alain Ehrenberg : « Troubles de l’évaluation », Libération, 5 mars 2006 (Rubrique «rebonds»).

[18] Grippe, hépatites, sida…expertises souvent remarquables au demeurant.

[19] Amiante, plomb, etc.

[20] Cela créant à terme deux catégories de psychothérapeutes avec les conséquences qu’on peut imaginer, dont celle de générer une psychothérapie à deux vitesses.

[21] Cela revient en somme à accorder ce privilège à l’ensemble du corps médical, donc pourquoi pas à l’anesthésiste ou au chirurgien dont l’expérience majeure se développe auprès de patients qui dorment ? Cela précisément a de quoi laisser rêveur.

[22] www.europsyche.org/contents/13489/european-certificate-for-psychotherapy-ecp-

[23] qui travaille sur la statistique et les limites d’utilisation du calcul dans Mathématiques et société. Voir ses travaux notamment dans son site personnel
« le despotisme administratif, ou l’utopie et la mort ». http://foucart.thierry.free.fr/Introduction_au_despotisme_administratif.htm.

[24] Le cabinet Lyon-Caen consulté par la S.P.P. Le rapport intéressant, minutieux et éclairé de ce cabinet a circulé dans la profession psy notamment par mails, raison pour laquelle je m’autorise à le signaler.

 

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