par Noëlle Combet
« La déraison poétique des philosophes » : Christian Doumet avec Kant, Nietzsche,
Hölderlin et d’autres
Sous un titre s’inspirant de la formule de Nietzsche : « cette belle et sauvage déraison de la poésie » (Le Gai Savoir), Christian Doumet explore les liens ambigus qu’entretiennent des philosophes avec la chose poétique.
L’« idiotie » poétique
Ainsi qu’il le rappelle, bon nombre de philosophes se détournent le plus souvent de la poésie car, « qu’il prenne la forme du rêve, de la fantaisie, de la nostalgie, le poème oppose toujours au logos son idiome propre, son idiotie » alors qu’être philosophe, c’est « rapatrier [l’idiotie] sur le terrain de la raison. »
La scène première du conflit serait, selon lui, ce moment où dans « La République » de Platon, les poètes sont exclus de la cité parce qu’ils détourneraient la pensée du chemin de la vérité en privilégiant l’illusion.
Des contre-feux : Héraclite, Hölderlin
Ce rappel de la théorie platonicienne quant à la poésie appelle déjà deux remarques :
D’une part on peut noter qu’Héraclite, qui proclamait l’identité des contraires, fondant en quelque sorte l’oxymoron, figure poétique essentielle, n’est déjà plus persona grata dans la philosophie grecque.
D’autre part, on peut constater, à l’époque actuelle, une sorte de revirement : la réhabilitation de la fiction et de la poésie dans la réalité politique et sociale, en tant que facteurs d’élucidation, autant que de résistance à l’hégémonie de la techno science mais aussi à « l’horreur économique » selon la juste formule de Viviane Forester.
On pourrait nommer le moment de ce revirement l’instant Hölderlin lorsqu’il déclare que si l’homme habite la terre, c’est en poète.
Ce que manque une philosophie toute puissante et toute pensante
Le propos de Christian Doumet n’est pas d’analyser ce qu’il nomme le « différend » entre philosophie et poésie.
On peut penser en effet que les raisons en sont évidentes et connues : méfiance de la rationalité à l’endroit de l’imaginaire ; affirmation que seul un raisonnement argumenté et rassemblé en système peut faire progresser la pensée ; élaboration de structures et catégories censées affiner la capacité de jugement, ce qui prend dans le champ logique le forme du paradigme ; et donc défiance à l’égard du paradoxe quand il est illogique ou du vagabondage philosophique façon Montaigne, modes de pensée qui entraîneraient la réflexion dans l’errance et la déraison.
Cette suspicion théorique a des effets sociaux ; que l’on se rappelle la campagne menée en 1992 contre Derrida par des tenants de la philosophie analytique et de la logique afin que ne lui soit pas remis le titre de docteur honoris causa par l’université de Cambridge. Il ne serait pas un « vrai philosophe ». Les détracteurs de Derrida n’ont pas eu gain de cause et l’écriture si souple et mobile du philosophe, son approche audacieuse des paradoxes, sa façon originale de « déconstruire » (qui n’est pas détruire) influence toujours les penseurs de notre époque.
C’est que la philosophie, disons la philosophie traditionnelle ou analytique connaît la toute puissance de la langue et des idées et parfois s’enivre dans un vertige, du pouvoir des mots et du surplomb qui s’en autorise.
L’auteur, à ce propos, cite Wittgenstein : « je suis quelque peu amoureux de ma façon d’avancer dans la pensée lorsque je philosophe. »
La philosophie, commente Doumet « a pouvoir de pouvoir dans l’ordre de la pensée. Elle y peut. Elle y peut tout sauf une chose : faire silence. »
Rien en effet n’est plus étranger à l’intention des philosophes que ce qui résiste à une saisie conceptuelle. Leur but est d’édifier un universel, tâche évidemment impossible à laquelle échappe le vacillement des événements, l’imprévisible qui soudain advient, l’éclair au croisement des regards.
Affirmations dénis, démentis : le retour de la poétique
L’auteur énonce son hypothèse : certains philosophes, selon des modes propres liés à des contextes personnels et historiques sont « portés à la rencontre du poème » dans la nécessité où ils se trouvent soudain d’échapper à la foi aveugle donc insoutenable en l’universel et ainsi « refonder l’enchantement du particulier que [le poème] promet dans l’universalité du discours. »
A cette fin, il interroge les contradictions qui viennent lézarder la défiance des philosophes, y compris les plus rationnels, à l’égard de la poésie car parfois, elle surgit dans leur pensée comme une évidence.
Ainsi Descartes : « Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais rentrées dans l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes » (Discours de la Méthode) et, annonçant à Balzac son « Traité du Monde et de La lumière » : « Je vous attends avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables. »
L’auteur évoque dans la même perspective d’autres philosophes, parmi lesquels Kant et Nietzsche.
Kant, par exemple, condamne la pose visionnaire ou « l’illusion mystique » de certains confrères dans l’opuscule « D’un ton Grand Seigneur adopté naguère en philosophie ». Nietzsche, pour sa part, écrit dans « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Les poètes mentent trop. »
La poétique est donc dénoncée par l’un comme par l’autre en tant que leurre. Cette allégation se rencontre aussi dans la pensée de Valéry, radicalisée parfois, à notre époque dans le trop fameux énoncé d’Adorno déclarant l’impossibilité de la poésie après Auschwitz : les poètes mentiraient trop sur la barbarie du monde et donc leur parole participerait elle-même de cette barbarie !
Mais très vite, Doumet dévoile des contradictions et des démentis.
Adorno est, par la suite, honnêtement revenu sur sa déclaration : « Il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il est devenu impossible d’écrire des poèmes. » (Dialectique négative)
Et Kant dans la phrase même où il dénonce l’illusion poétique est le premier philosophe à relever l’importance du « ton » c’est-à-dire du rythme et de la prosodie dans le style philosophique.
Derrida y insiste « c’est la première fois qu’un philosophe en vient à parler du ton d’autres soi disant philosophes » qu’il en vient à inaugurer ce thème et le nomme dans son titre même » (D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie)
Ce thème réapparaît dans l’œuvre de Nietzsche : « Il arrive que le plus sage d’entre nous devienne un frénétique du rythme, ne serait-ce que parce qu’il aurait éprouvé une pensée comme plus vraie pour peu qu’elle ait une forme métrique et se manifeste avec un sursaut divin » (Le Gai Savoir). Le rythme altèrerait la vérité ?
Il se dément dans « Ecce homo » où il évoque l’élaboration de son style comme un « tempo des signes » : « Ainsi ma philosophie est-elle une affaire d’oreille […] de troisième oreille » et dans « Par delà le bien et le mal » : « Se tromper sur l’allure d’une phrase, c’est faire erreur sur la phrase elle-même. » Et il insiste sur une écriture attentive aux « syllabes décisives pour le rythme », apte à « sentir comme une beauté voulue la rupture d’une symétrie trop rigide, tendre au moindre staccato au moindre rubato une oreille subtile et patiente, savoir donner un sens à la succession des voyelles et des diphtongues, les voir se colorer, s’iriser des teintes les plus délicates et les plus riches du fait de leur succession… »
Kant, la morale, la nuit étoilée, le père
L’originalité de Doumet est de faire cheminer ensemble, au fil des chapitres, philosophes et poètes, par exemple dans « Comprendre » Derrida, Baudelaire, Celan ou dans « Penser, poétiser » Heidegger, Hölderlin, Bachelard.
Dans l’un des chapitres les plus saisissants « Cheminer dans la nuit avec Kant » on découvre combien Virgile s’est invité dans la pensée du philosophe de la « Critique ».
Christian Doumet , après avoir évoqué « l’ivresse des concepts », une sorte « d’alcool qui s’écoule avec la pensée » (il s’agit, bien sûr, du « bonheur d’amant ou d’ivrogne » que peut ressentir celui qui conçoit un concept), l’auteur rappelle la conclusion très connue de la « Critique de la raison pratique » : « Deux choses me remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ».
Mais ensuite, Kant, comme embarrassé par ce pas en avant, nuance : il ne faudrait pas que l’admiration se substitue à la recherche.
Néanmoins l’image, qui s’est inscrite en lui, insiste et on peut l’entendre sous une forme inversée dans le vers de Virgile que cite Kant dans son essai consacré à Swedenborg : « Ils marchaient, obscurs parmi des ombres sous la nuit solitaire » (« Enéide livre VI »).
D’autre part, quand il écrit les « Rêves d’un visionnaire », ouvrage qui porte sur la question d’une représentation du monde des morts, il cite de nouveau à trois reprises le livre VI de l’ « Enéide ».
Certes, rappelle Christian Doumet, Kant se livre là à une démonstration ironique des limites de la raison mais comme le voyage d’Enée aux enfers est en même temps une recherche de son père Anchise, on peut se questionner sur ce que recèle cette hantise de l’ « Enéide » dans l’œuvre de Kant. Nostalgie du père ? Quête kantienne des empreintes mémorielles dans ce qui à la fois échappe et dessine une trace absente ? Christian Doumet s’interroge alors : « Comment de telles choses viennent- elles ? Par quel enchaînement naissent les images-concepts comme celles du ciel étoilé au-dessus/loi morale au-dedans ? »
Ces images ne se répondent-elles pas entre elles à distance et l’errance des Enéens ne trouverait-elle pas « sa résolution et son aboutissement » dans la vision kantienne au cours d’un cheminement dans l’absence d’un père ?
Dans « Critique de la faculté de juger », Kant évoque les limites du concept quand il s’associe « à un trop plein de pensées qui ne rencontre dans le langage aucune expression parfaitement adéquate ».
Des images, des sensations excèdent le « dire » et Kant, au moment où il reconnaît la suprématie de la poésie dans le champ des Beaux-arts assume un paradoxe : associer des images, des sensations à l’infini et ne pas savoir dire.
Cette « alliance paradoxale » marquera toute l’histoire de la poésie après Kant.
A partir de Kant et avec Hölderlin, écrit l’auteur, la poésie « donne la mesure d’une liberté [qui ne se définit pas comme] l’infini du caprice ou de la licence, mais conquise au contraire pied à pied sur les forces de l’usage et de l’habitude »
Il évoque Deguy pour dire l’approche de ce qui, bien qu’évident dans l’expérience échappe pourtant à la description.
Il s’agit d’exprimer la division infinie des choses par la dislocation du sens « d’ouvrir la langue à la multiplicité des noms dans le glissement des comme. »
La liaison rompt
Christian Doumet évoque dans ses dernières pages le débat inspiré par l’œuvre de Paul Celan autour du statut philosophique des œuvres poétiques.
Michel Deguy a pris part à ce débat en août 1982 alors qu’à Struga, en Macédoine on distribuait « l’interprétation en français » du discours du lauréat au cours d’un festival de poésie.
La traduction est vite incompréhensible et alors revient en leitmotiv, dans une sorte de jubilation la formule répétée : « La liaison rompt ».
Pour Deguy, cette formule apparaît comme une définition de la fonction de la poésie à notre époque : « ça touche juste [.. .]. La liaison rompt… formule de l’art poétique; conjonction/disjonction », la même, peut-on penser, qui caractérise l’interface du conscient et de l’inconscient.
« Formule si riche, si poétique reprend en écho Christian Doumet, qu’elle réussit, sur un autre plan, à nouer un lien plus fort que la plus fidèle des traductions. Voilà l’événement dans sa spirale et son tournoiement. Dès que j’essaie de le fixer, il fait défaut. »
Nescience
La poésie ouvre donc une voie à ce qui, défaillant, accède à une possibilité d’être pensé mais en même temps échappe.
On peut en conclure que, dans le champ de la philosophie, elle introduit une réalité que cette dernière tour à tour voudrait contourner ou nostalgiquement saisir, celle d’une nescience au-delà du concept, qui, comme ce dernier, convoque la langue à l’attraper, mais sans la saisir, par l’intermédiaire d’images et sensations que seuls de pures associations, des oxymores, des non sens, des ellipses, des musiques, des silences permettent d’approcher.
N.C.