Editorial
par Claude Corman
En parcourant « L’aventure marrane » de Yirmiyahu Yovel, tout en songeant à ce que l’on entend ou que l’on souhaite sur une nécessaire réforme interne de l’Islam afin de rendre plus compatible la Charia et le monde contemporain des révolutions arabes, je réalisai qu’il existait bien un élément central, une sorte de gène constitutif du marranisme qui n’a été souligné à ma connaissance par personne: l’indifférence radicale et renversante des marranes à l’égard de la Réforme. Des théistes, des panthéistes, des épicuriens, des athées, des mystiques, tout ce que l’on voudra, tous ces modes d’être contradictoires peuvent procéder en partie de l’esprit marrane. Mais jamais la Réforme !
Face au poids des traditions religieuses, les marranes inventent l’écart, la distance, l’affranchissement, la sublimation, la ruse ou la rigueur, mais ils délaissent la purge, la révision, la modernisation, bref la Réforme d’un Culte. Comme si d’emblée, alors que nombre de marranes vont se montrer d’excellents explorateurs des terres, des économies ou des textes nouveaux, ils avaient instinctivement, presque naturellement abandonné à d’autres le terrain de la réforme religieuse.
De sorte que s’il existe bien une multitude irréductible de marranes et une aussi vaste mosaïque de fragments et de bouts d’être ambivalents à l’intérieur de chacun d’entre eux, au point que l’on a fait du marrane, la figure matricielle de l’individu moderne confronté autant à sa propre complexité intime qu’à l’éclatement de l’univers spirituel et politico-économique de la Renaissance, nous tenons peut-être dans ce manque de soutien au schisme protestant la clé du marranisme.
Comment ne pas s’étonner en effet du peu d’empressement, du peu d’enthousiasme qu’affichent les marranes historiques à commenter ou à absorber les idéaux protestants générateurs d’une cure de jouvence du Christianisme et hostiles aux Institutions les plus agressives et soupçonneuses de l’Eglise ? Comment rester aveugle au fait capital que l’histoire marrane et l’histoire protestante sont restées des histoires distinctes et parallèles alors qu’elles se déroulent dans le même espace-temps européen, et qu’elles ont joué chacune à sa manière un rôle moteur dans la naissance d’une économie-monde post-médiévale ?
Peut-être sommes-nous simplement en face d’un énoncé stupéfiant, d’un énoncé imprononçable et qui est celui-ci : l’esprit marrane n’est pas un esprit réformateur de la religion !
Cela évidemment ne peut pas se dire sans grandes conséquences sur la compréhension de l’Age pré-moderne où vécurent et souvent périrent les marranes historiques, mais surtout cela ne peut pas se dire sans des conséquences encore plus fortes sur notre époque qui voit refleurir l’esprit religieux plus ou moins délicatement tissé de fondamentalisme et de réformisme.
Je ne m’appesantirai pas sur les figures historiques du marranisme afin d’étayer cette idée. Il suffit de parcourir les œuvres et les existences de Montaigne, de Spinoza, de Juan de Prado, de Tsevi, pour mesurer l’abyssale distance que chacun d’entre eux creuse à l’égard du principe d’une réforme interne des Eglises et des traditions monothéistes. [1]
Et cela est encore plus vrai de la marranité contemporaine dont nous avons tenté avec d’autres d’établir la cartographie anthropologique et politique. Les choses du Ciel condensées dans les Textes fondamentaux de chaque Religion ne sont pas réformables en leur cœur. Aucune foi ne peut être tempérée, modérée, ou expurgée de ses traits les plus archaïques et violents. Et il n’est pas si mauvais au fond que la religion se mette d’elle-même à part, séparée des enjeux profanes des vies humaines, séparée et donc sainte dans le sens hébraïque du Kaddosh.
Laissons l’y, dit l’esprit marrane. Laissons la religion de côté ! Pas question de vouloir la réformer, l’adapter, lui offrir une présentation plus convenable et moderne !
Plus de trois mille ans après le règne de David, deux mille ans après la mort de Jésus, et mille quatre cents après la prédication de Mahomet, l’énorme travail industrieux, commerçant, explorateur, artistique, scientifique, littéraire, de générations et de générations d’hommes et de femmes dans toutes les aires de civilisation n’a nul besoin de se confronter aux textes révélés et de s’évaluer à leur lumière !
Il n’est pas nécessaire que Dieu soit mort pour que l’humanité advienne. Il suffit qu’Il soit Saint, qu’Il soit à part, ailleurs ! En Lui accordant l’infinité de l’Univers, Spinoza a ouvert la voie. L’esprit marrane n’est pas un esprit réformateur de la religion !
C.C.
[1] Seul entre tous, Uriel da Costa, convaincu, à l’instar des calvinistes et des luthériens arc-boutés sur les Evangiles, qu’il fallait revenir à l’esprit de la Torah écrite, s’entêta à vouloir imposer ses idées réformatrices à la communauté d’Amsterdam. Sa tentative échoua et Uriel se suicida, peu de temps après une ultime humiliation à la Synagogue.