Editorial numéro 13
par Claude Corman
A New York, nous avons longtemps regardé les toiles de Jackson Pollock. On peut imaginer beaucoup de choses devant cette prolifération anarchique et chaotique de lignes, de taches, de points bourgeonnants. Les lumières de la mégalopole américaine, mille fois raturées, vitrifiées, scarifiées, ou une sorte de cosmologie primitive, archaïque, proche de la naissance de l’univers, ou encore le mode de fonctionnement ahurissant du cerveau humain où s’entrechoquent tant de sensations, de mémoires et de lignes de pensée que leur représentation synchronique sur la toile est nécessairement déroutante…
Le plus curieux, le plus sidérant dans ces peintures de Pollock, c’est qu’elles ne créent aucun effet labyrinthique ou carcéral. Pollock ne peint pas le labyrinthe, il peint l’inextricable. Il ne peint pas des chemins sans issue, des impasses, des voies qui s’arrêtent subitement, des routes bornées et sans horizon, des cadastres et des limites, comme Anselm Kieffer se cognant jusqu’à l’horreur au désespoir des territoires barbelés. Pollock peint le rythme effréné, le halètement forcené et expansif du monde.
Le vieillissement de l’humanité, de cette humanité industrieuse des grandes cités modernes dont il est le contemporain, ne mène certes à aucune sagesse, probablement nous éloigne-t-il même vertigineusement de la question antique de la sagesse. Mais si la grande clarté se refuse toujours à l’homme, si aucun ordre harmonique ultime n’est à notre portée, que nous restons des voix isolées dans un grouillement inextricable de voix, de milliards de voix passées et à venir, cela n’est pas totalement désespérant. Nous ne sommes pas les prisonniers du vieillissement de l’humanité, sous prétexte que nous avons perdu le sens des enchantements des premiers temps. La voie est perdue, mais nous continuons à la chercher, disait Kafka. La peinture est l’une de ces voies qui permettent de résister à l’incohérence braillarde mais inattaquable du monde, de survivre dans la forêt touffue, énigmatique, terrible où nous sommes égarés. Un petit bout de chemin découvert nous fait rêver à de lumineuses clairières.
Quand on regarde longuement les peintures de Pollock, elles finissent par quitter le rectangle de la toile. La peinture se met en migration ailleurs, aucune limite géométrique ne lui barre le chemin de la liberté, et nous suivons les lignes et les points qui sont partis en voyage…
Jackson Pollock est mort en 1956, Edward Hopper en 1967. Cet autre grand artiste américain a peint des scènes de la vie quotidienne dans ces univers modernes et fonctionnels qui nous sont familiers : les bars nocturnes, les cafétérias, les salles d’attente, les bureaux, les transports communs, les zones de réception et les chambres. Ce qui frappe dans l’univers d’Hopper est l’impression de solitude des humains. Non pas une solitude tragique, héroïque ou sentimentale, propre à toutes les grandes bifurcations existentielles, mais bien une solitude « habitée », une solitude « avec les autres », dans les décors les plus communs, les plus simples, les moins aptes à nous sidérer ou à nous isoler. Hopper ne peint pas l’angoisse moderne de l’individu écrasé par un monde électrique, vertical, pullulant, surinformé. Il peint quelque chose d’immensément banal et terrifiant : la fonction. L’existence humaine découpée, tronçonnée en diverses et successives fonctions. Le transport, l’attente, la réception, le bureau, la pause-café, le bar, la villa et la chambre. Quelle que soit la scène représentée, les hommes et les femmes semblent assujettis à une temporalité unique. Cet enfermement temporel est plus fort que toutes les tentatives de communication dont on devine qu’elles ont fait nécessairement naufrage. Et la solitude dès lors envahit l’espace de la toile.
Pourtant Hopper prend soin de ménager presque toujours une ouverture vers l’extérieur, le dehors. Ses décors sont remplis de fenêtres, mais ces fenêtres sont aveugles, la lumière ne circule pas dans les deux sens. La lumière, fût-elle solaire et naturelle, est devenue aussi fonctionnelle pour nos yeux que la lumière électrique. L’éclat du soleil sur la robe verte de la secrétaire devant son bureau ou sur la combinaison rose de la femme demi-assise dans sa chambre, a le même grain que celui du néon éclairant le feutre du consommateur attablé au bar.
La lumière, ce prodigieux acheminement des ondes venant d’un astre lointain, ne résiste pas au rabattement fonctionnel, efficace, sectoriel du temps. Le grain de la couleur persiste, il ne manque pas de charme ni d’esthétique, mais les êtres qu’il éclaire et découpe sont des figures muettes. Hopper est ici l’interprète d’Herbert Marcuse qui écrit dans L’Homme unidimensionnel : Le nouveau conformisme c’est le comportement social influencé par la rationalité technologique.
Et voyant tour à tour les toiles de Pollock et de Hopper, on ne peut s’empêcher de penser que l’inextricable est plus humain que le fonctionnel… C. C.