Au-delà de la suture

par Roland Meyer

La formule canonique du mythe, ou « Au-delà de la suture[1] » !

À propos de L’anthropologie de Lévi-Strauss[2] et la psychanalyse sous la direction de Marcel Drach et Bernard Toboul
Dans un échange téléphonique préparatoire à cette soirée, Marcel Drach m’a déjà permis de faire un lapsus… ce qui n’est quand même pas malvenu lorsqu’il s’agit de l’inconscient (, vide ou pas !). Au lieu de parler de la formule canonique du mythe, je lui ai parlé de la formule canonique du manque ! Et c’est la Chose même ! On peut remarquer au passage, pour continuer à plaisanter un peu, que cet énoncé reste fidèle à l’abréviation qu’emploi Petitot –FCM–, dans son article qui a fait date : « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe[3]. »

Pour rentrer maintenant dans le vif de mon sujet, ce lapsus a condensé deux éléments ; d’une part, ma conclusion, qui donne son titre à mon intervention : « Au-delà de la suture » et, d’autre part, cette FCM qui m’a servi de fil conducteur pour la lecture de ce recueil que chacun, j’en suis convaincu, s’accordera à trouver particulièrement riche, varié et invitant à la pensée.

Ce recueil est particulièrement riche en ce qu’il traite d’un sujet déjà vaste, « L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse », et qu’il n’hésite pas à convoquer des champs de savoir aussi différents, apparemment, que la philosophie (avec l’existentialisme, Derrida et Heidegger), la linguistique (avec naturellement Saussure, Jakobson et d’autres), la phonologie, l’esthétique, aux côtés de l’anthropologie évidemment et de la psychanalyse.

 

Pourquoi avoir choisi d’écarter l’apport des mathématiques[4] ?

Un tel parcours, cependant, offre à chacun de multiples occasions d’errer ; je vais vous proposer rapidement celui qui s’est imposé à moi.

Le développement que j’ai cru pouvoir y repérer pourrait être scandé par quelques citations, en m’excusant de ne pas pouvoir ici nommer chacun des contributeurs.

« L’essentiel, nous dit Zafiropoulos, (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). Marcel Drach lui succède et nous dit que « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification » (M. Drach, p. 154). Nous sommes donc dans la dimension du symbolique, un des apports de Lévi-Strauss à Lacan.

Si, comme l’affirme Rechtman, « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité » (R. Rechtman, p. 194), on sent bien en quoi la psychanalyse est concernée au premier chef par le structuralisme, et donc par le champ symbolique dont il a dégagé les lois de composition interne, ce que l’énoncé d’Annie Tardits précise : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Et ça devient un peu plus « clinique » : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

Mais, comme le note Bernard Toboul, « le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

En conséquence, et « à l’instar de la crise des fondements des mathématiques dont l’article de 1931 est une scansion notoire, on peut dire que le concept de structure a été mis en crise par la mise à jour de la suture qu’elle opère. La thèse du manque, initialement existentielle, a été déplacée en quelque sorte, de l’être à la structure. Elle y est maintenue, mais à partir d’une fermeture —la suture— qui dénonce la béance première dans les suppléances mêmes qui viennent la recouvrir. » (B. Toboul, p. 306)

C’est ainsi, continue Toboul, que « s’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321)

Dès lors la conclusion, double, s’impose : « le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Et, « si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’ « errer ». » (B. Toboul, id)

 

Nous sommes arrivés au terme du déploiement de ce numéro de Recherches.

On le voit, nous étions partis de la nécessité du structuralisme, et nous débouchons d’une certaine façon sur son dépassement.

Dépassement que je voudrais questionner avec Marcel Drach, Bernard Toboul, Bertrand-François Gérard et vous.

 

Après ce premier survol, revenons à notre point de départ.

On l’a vu : « l’essentiel (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). D’emblée je me suis senti en accord avec la fermeté de cet énoncé, qui se trouve au début de notre recueil. Et c’est à cette tâche que j’aimerais contribuer avec ce que mes moyens me permettent.

Et cela concerne d’autant plus la psychanalyse que « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité. » (R. Rechtman, p. 194)

Avec l’ « affranchissement » de la subjectivité, on voit déjà surgir la question archi-classique du statut du sujet pour le structuralisme, de la soi-disant mort du sujet. Or, il n’est pas trop difficile de résoudre cette question. « Affranchissement » désigne ici une opération particulière, paradoxale, à savoir —à la fois et en même temps— l’idée que la structure s’impose à tout sujet, donc à aucun en particulier ; et pourtant que, seul, le sujet, un par un, est comme tel appelé à en répondre. Cet apparent paradoxe logique est un opérateur, que j’appelle opérateur d’inversion ; il a été le fil rouge qui m’a permis de me repérer dans ma lecture.

Le phallus ne relève-t-il pas de l’analyse structurale ? Et de laquelle ?

Annie Tardits déploie clairement et aisément les notions lévistraussiennes de « mana », de « signifiant flottant », de “valeur symbolique zéro“, de « signifiant à l’état pur », de « surplus de signification » : tous concepts issus du manifeste du structuralisme qu’est l’ « Introduction (que Claude Lévi-Strauss a donnée) à l’Œuvre de Marcel Mauss » et elle y repère une « ombre théorique ». Mais elle continue : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss », on l’a vu, « autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Voilà introduit, si j’ose m’exprimer ainsi, un des concepts qui me semble être le plus sollicité dans la somme que nous étudions, et qui y est véritablement mis au travail (sic) : le phallus.

Concept mis au travail, et parfois de façon critique, avec la conclusion de B. Toboul, par exemple, mais travail structural.

 

Influence de Levi-Strauss sur Lacan : formalisme et et mode d’écriture

L’abord par Alain Vanier du traumatisme ne permettrait-il pas de commencer à entrevoir une réponse ? Je le cite à nouveau : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

En lisant ces deux lignes, les personnes familières de l’œuvre de Lévi-Strauss reconnaîtront immédiatement la présence de ce que j’ai déjà évoqué, à savoir la formule canonique du mythe.

Celle-ci s’écrit :
Fx (a) : Fy (b) ≅ Fx (b) : F a_1 (y).

Cette formule comporte deux fonctions, F de x et F de y, et deux termes, a et b ; plus un exposant négatif. Elle est marquée d’une « double torsion », comportant la conversion d’un terme en fonction, d’une part,  et, d’autre part, l’inversion d’un de ses éléments par négation. Double torsion, sémiotique et logique, nous dit Marcel Drach. Cette formule est à mes yeux essentielle, et comme le dit Jean Petitot dans l’article essentiel de 1988, déjà cité, non seulement elle est « une formule intelligente », mais elle constitue un des hauts lieux du structuralisme, auquel j’ajouterai volontiers les 4 Discours et les mathèmes de la sexuation, autres lieux structuraux éminents.

Cette formule : écriture de la structure du phallus dans sa fonction et non plus dans sa signification ?

Marcel Drach nous dit : « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification résultant de la coexistence syntagmatique de mythèmes ou d’énoncés mythiques équivalents. » (M. Drach, p. 154)

Ce surplus de signification, qui, on l’a vu, trouve sa première occurrence dans le texte que Lévi-Strauss consacre à Mauss, est d’abord supporté par le mana et le hau ; mais, à cette époque, cette notion reste interne à la structure du signe, marquée par l’arbitraire saussurien, c’est un “truc“ qui reste complètement compris dans l’écart reliant le signifiant au signifié : c’est une suppléance inerte. Alors qu’avec la formule canonique du mythe, nous avons à faire à tout autre chose : nous avons en mains cette double torsion qui vient d’être décrite, mais aussi, et c’est ce qui est très rarement rappelé, un élément mythologique allogène au corpus mythique de départ mais dont pourtant seule l’intervention permet d’en comprendre la composition formelle.

La FCM, proposée dès 1955, ne sera reprise qu’avec les « Mythologiques[5]» et surtout avec l’ouvrage qui a le statut de reste de la “tétralogie“ lévistraussienne, à savoir « La Potière Jalouse[6]. »

 

Le structuralisme : produire du discontinu à partir du continu ?

Or, cet élément allogène, souvent omis, et qui seul pourtant permet de boucler le corpus mythique, n’a pas de fonction de suppléance, ce qui serait le propre du signifiant, si l’on suit Toboul ; il ne vient pas en complétude. Mais, par l’introduction d’un ouvert, il assure à la fois le dynamisme de la structure, sa temporalité, ce qui sort d’un autre faux débat lui aussi classique concernant le structuralisme ; et il en appelle non pas à la philosophie, avec son magnétisme ontologique, mais bien plutôt à la topologie, avec des figures, maintenant classiques, comme la bande de Möbius ou la Bouteille de Klein, auxquelles se réfèrent explicitement et Lévi-Strauss et Lacan, bien sûr. Ce franchissement de frontière n’assure-t-il pas au sein même du structuralisme l’efficace du manque ? D’où ma cinquième question, cet élément allogène, ne vient-il pas ici porter objection à l’une des thèses soutenues par Bernard Toboul, thèse qu’il énonce ainsi : « Du même geste, le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

 

Le structuralisme ne va-t-il pas au-delà de la suture ?

Je n’ai évidemment pas le temps aujourd’hui de mettre plus avant au travail le zéro et le un, soit les travaux de Peano et de Frege, particulièrement. Pourtant, en ce sens très précis de la production d’un discontinu, le structuralisme, sixième question, avec l’élaboration de la FCM, laquelle peut, par parenthèse, rendre compte aussi bien du traumatisme que du fonctionnement du phallus.

 

Frontière, élément allogène, jouissance et analyse

Ce franchissement de frontière, exemplifié par l’intervention de l’élément allogène, est très présent dans cet ouvrage ; il suffit pour s’en convaincre de relire l’article de Marcel Drach concernant “le franchissement des dualismes de la langue“. Il ne me semble pourtant pas avoir été considéré dans toute son ampleur. C’est à ce propos que j’aimerais poser ma septième question : pour comprendre le passage de la signification au sens, en d’autres termes pour faire de la « jouissance » autre chose qu’un avatar d’objet (a) pour l’analyste, n’est-il pas nécessaire de prendre en considération cette contrainte sans laquelle aucun système ne peut atteindre à la consistance, cette nécessité du passage d’une frontière, ou de l’intervention d’un élément allogène ? Je voudrais ici rappeler, pour citer cette fois Lacan, que « le sens ne se produit jamais que de la traduction d’un discours en un autre[7]. » Ce qui voudrait dire, corrigeant une formule trop rapide, que s’il y a surplus, il s’agit d’un surplus de sens, et non de signification. Cela n’est pas peu, car c’est cette distinction seule, déjà présente en musique, qui nous donne peut-être accès à ce qui, dans la psychose, reste béant en face de la forclusion, vide par où la signification est un « pousse-à-la-femme ».

 

La jouissance dans la cure

Car, il faut en venir maintenant à la conclusion de ce travail extraordinairement riche, et aborder le concept qui, au côté de « la langue », est encore tenu en réserve, à savoir la « jouissance ».

Ce concept, j’en conviens absolument, est décisif. Son usage est déterminant dans le maniement de la cure elle-même, ce qui n’est pas une mince affaire ; et c’est ce qui souligne, encore une fois, l’importance des contributions de ce recueil.

Ce sera ma huitième et dernière question.

« La cure analytique a pour objectif de mettre quelque suspens à la prise du parasite parolier sur notre conduite et notre pensée. Comme on élague les branches d’un arbre, le phallique se cerne et s’isole. » (B. Toboul, p. 321) C’est en tout cas ce que nous dit Bernard Toboul. Mais est-ce bien le phallique qui est parasite de l’homme ou bien plutôt le langagier ? Ne serait-ce pas l’impossible qui noue corps et parole qui implique que « pour le névrosé il s’agit de trouver un joint entre corps et langage (…). Le névrosé en trouve un, pas vraiment adéquat, mais opérant, c’est le phallus », pour reprendre les termes d’Alain Vanier (A. Vanier, p. 259).

Autrement dit, la façon de considérer le phallus me semble être ce qui scande notre parcours : nous étions partis de la structure comme dimension éminente de la psychanalyse, et nous en arrivons à une conclusion qui ne laisse pas d’étonner : « Le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Est-ce souhaitable ? Et en quoi ?

Ou bien, le phallus en tant que tel, comme fonction, ne serait-il pas redevable d’une analyse topologique du type de la Bande de Möbius, ou mieux encore du Cross-cap ? Une telle “analyse“ du phallus donnerait ainsi la formule canonique du manque, précisément !

 

Conclusion

Nous voilà arrivés, après cette passionnante randonnée, à la conclusion : « S’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321) Ce qui ne constituera pas, pour ce soir, ma “Neuvième“ question…

Une note d’espoir semblant nous offrir en ce lieu son abri : « Si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’errer. » (B. Toboul, p. 322)

S’agit-il d’errer, hors de cette opération phallique ? Seuls les non-dupes errent, mais ce n’est pas si facile que ça : il y va de l’abord du Réel, Réel qu’il est impossible d’inverser et qui est peut-être le schibboleth différenciant structuralement Lévi-Strauss de Lacan.

R.M.

 

[1] Présentation faite à l’EPSF dans le cadre d’une soirée de la Librairie, le 5 mai 2009 à Paris.

[2] Sous la direction de Marcel Drach et de Bernard Toboul, L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, Recherches, 2008.

[3] Jean Petitot, « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe », in L’Homme 106-107, avril-sept. 1988,  XXVIII (2-3), pp. 24-50.

[4] Seule une note en bas de page signale l’important travail de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss, Paris, Éd. Odile Jacob, 1998.

[5] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, T. 1, 2, 3, 4, Paris, Plon,  1964, 1966, 1968, 1971.

[6] Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

 

[7] Jacques Lacan, « L’étourdit », 1973, repris dans Autres écrits,  Paris, Seuil, 2001