Politique du Corps

De la dénaturalisation du corps à la politisation de l’ordre sexuel.

Une lecture inspirée par Butler

Caterina Rea


Dans la préface de son livre sur la matérialité normative des corps et du sexe, J. Butler souligne le caractère complexe et pluriel de son objet d’analyse. « J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je me suis bientôt aperçu que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers d’autres domaines. Malgré tous les efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensée simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leur propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils étaient […]. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’apprendre[1]. » C’est par ces mots que Butler introduit la thématique du corps dont elle saisit l’irréductibilité à toute immédiateté intime d’un vécu naturel. Le corps n’est donc jamais accessible comme tel, dans une prétendue naturalité pure et simple qui précéderait le jeu multiple et bariolé des médiations sociales, des évolutions historiques des usages et des pratiques par lesquelles les êtres humains se sont à chaque fois réappropriés leur matérialité corporelle. Le corps s’inscrit ainsi de part en part dans les dynamismes historiques et sociaux de sa constitution.

 

Or, si le corps n’est pas une essence naturellement donnée, notre identité se forme et se façonne à travers le social. Toute relation au soi corporel « passe par une norme, et donc, par une médiation sociale ; il n’y a pas de relation immédiate et transparente à soi[2]». Il faut donc garder à l’esprit la démarche indirecte de Butler pour comprendre sa conception de la matérialité corporelle et de son rapport avec la performativité.

 

Dans ce texte, nous voulons décrire le double mouvement de la pensée butlerienne (mais quelque part aussi de ma propre réflexion sur le corps) consistant à se démarquer de toute conception naturaliste et essentialiste, prétendant atteindre le sens direct et pur d’une intimité vécue et déjà pré-donnée, mais aussi de la tentation de réassigner notre corporéité à un ordre symbolique encore une fois pensé comme quelque chose de non questionnable, voire presque éternel. Nous pensons donc que le processus de dénaturalisation et dés-ontologisation du corps n’est guère mené à terme sans questionner l’ordre symbolique auquel le corps dénaturalisé est réassigné. Un tel ordre finit souvent par reproduire une structure enfermante, calquée sur des présumées lois naturelles qu’il viendrait ratifier. La notion de matérialité des corps en tant qu’effet du pouvoir et de la norme, développée par Butler, nous semble particulièrement féconde à ce propos, afin de déjouer et démasquer les effets de naturalisation qui se cachent encore derrière les questions qui concernent notre corporéité. Une telle notion montre en effet le caractère intrinsèquement politique des normes ainsi que de leur action productive à l’égard des corps. Il s’agit en effet de les penser comme des formes sociales et historiques, comme telles toujours contingentes et modifiables.

 

Dans le processus de matérialisation des corps comme effets du pouvoir, la dimension sexuelle joue un rôle central. Nous pourrions dire que le sexe est le premier lieu de rencontre entre corporéité et politique, car il est l’expression de la marque par la norme et par le pouvoir qui façonne et constitue les corps. En ce sens, précise Butler, « le sexe non seulement fonctionne comme une norme, mais fait partie d’une pratique régulatrice qui produit le corps qu’il régit[3] ».

 

Les paroles de Butler nous paraissent d’autant plus fécondes qu’elles illustrent, sur le plan philosophique, ce qui fait désormais partie de notre actualité. La sexualité est de plus en plus soustraite au domaine privé qui la reliait dans les sphères de l’intime pour devenir elle-même une question politique. Je me réfère ici particulièrement aux travaux du sociologue E. Fassin qui a largement montré les enjeux politiques des questions sexuelles qui s’agitent dans notre espace public. Je dirais même, en reprenant Fassin, que ces questions incarnent un nouveau défi pour notre modernité laïque, car elles inscrivent dans la sphère publique, dans la sphère de la confrontation voire de la délibération politique, ce qui avait presque toujours été pensé comme relevant d’une naturalité immuable ou du privé intime, en tout cas d’une dimension qui échappe au domaine modifiable et questionnable du politique. Je voudrais travailler ainsi la notion de « démocratie sexuelle[4] » que Fassin définit comme « l’extension du domaine démocratique, avec la politisation croissante des questions de genre et de sexualité qui révèlent et encouragent les multiples controverses publiques actuelles[5] », pour montrer qu’autour des politiques du corps et notamment des questions sexuelles (filiation et reproduction, mais aussi les revendications féministes portant sur le changement social des rapports de genre) se joue la définition même de la démocratie et de la laïcité. L’espace de la démocratie est désormais à entendre comme celui de la désacralisation de tout principe transcendant (Divin, Nature, Tradition se résumant dans une version de l’Ordre symbolique inquestionnable) qui voudrait fonder le champ public de la délibération sociale. Si, dès lors, la sphère sexuelle (équilibres entre les sexes et ordre familial) était conçue jusque-là – et elle l’est encore bien souvent aujourd’hui – comme le dernier rempart d’un ordre naturel, symbolique, voire théologique fondant la stabilité de l’ordre social, ne pourrait-on penser que la politisation et l’historicisation de l’ordre sexuel constituent le terrain d’épreuve de la démarche démocratique par laquelle l’homme parvient – selon l’expression de Castoriadis – à abandonner les trois béquilles de la divinité de l’ordre naturel et de la tradition[6] ? Cette tâche est, comme nous le savons, extrêmement difficile, car l’être humain a tendance à se prévaloir d’un principe universel, d’un fondement immuable qui viendrait assurer d’avance les directions et les chemins qu’il emprunte dans sa vie personnelle et sociale.

 

Le défi que nous visons ici à mettre en avant est celui qui passe par les politiques du corps comme la nouvelle frontière d’une vision dénaturalisée et historique des principes et des normes qui nous gouvernent. La question posée par Butler est la suivante : la place donnée au corps dans ces débats publics ne « peut-elle ouvrir à une autre conception de la politique[7]» qui fasse de la vulnérabilité des corps la condition d’une nouvelle occasion d’action sociale[8]? Butler propose ainsi même une redéfinition de l’autonomie dans le cadre d’une prise en compte politique de corps en tant qu’extériorité, « dimension publique[9] », voire « frontière poreuse[10]» par laquelle nous sommes en permanence offerts à autrui.

 

 

Matérialité des corps et performativité : sexualité, norme et institution

 

Depuis Gender Truble, la stratégie de la dénaturalisation du corps, irréductible à une essence fixe et universelle, accompagne la pensée de Butler. Le corps humain est ainsi depuis le début inscrit dans l’espace social des normes et des pratiques qui se sédimentent en lui en formant la matière dont il est constitué ou plus précisément le processus permanent de sa matérialisation. À la limite, toute conception naturalisée du corps n’est que l’effet d’un jeu politique et de pouvoir qui vise à garder certains équilibres immodifiés. Ce que Butler vient donc questionner c’est l’idée qu’il existe une nature corporelle toute faite précédant la dimension discursive, les processus normatifs sociaux et culturels se limitant à agir sur cette nature de l’extérieur. En effet, la nature, le corps sont déjà historiques. On ne peut pas accéder à la présumée intériorité pure et vierge, avant la construction normative. La présumée intériorité est installée de façon rétroactive en lieu prélinguistique auquel on ne peut pas accéder directement. « Il se pourrait que, nous efforçant de revenir à la matière, définie comme antérieure au discours, pour fonder nos affirmations sur la différence sexuelle, nous découvrions finalement que la matière est elle-même entièrement sédimentée par des discours sur le sexe et la sexualité qui préfigurent et limitent les usages auxquels on peut soumettre ce terme[11]. » Encore une fois, il ne s’agit pas de parvenir à une origine naturelle et vierge en deçà de ce qui est socialement produit et institué : nous n’avons accès à la réalité du corps qu’à travers un processus réitéré de médiations culturelles.

 

La question de la matérialité de corps n’est donc pas différente de celle de la performativité que Butler avait introduite depuis 1990[12]. Comme le genre, le sexe est aussi conçu comme une catégorie normative, comme une norme qui préside à la matérialisation des corps. Loin d’être un acte isolé ou le geste d’un sujet solitaire, la performativité est un processus social donnant lieu aux normes régulatrices qui constituent et façonnent la matérialité des corps à travers des pratiques réitératives. « La performativité n’est donc pas un acte singulier, elle est toujours la réitération d’une norme ou d’un ensemble de normes ; dans la mesure où elle acquiert un statut d’acte dans le présent, elle masque ou dissimule les conventions dont elle est la répétition[13]. » La notion de performativité exprime ainsi à la fois l’itération temporelle et historique de pratiques discursives et de conventions qui inscrivent les sujets dans l’institution sociale, et le dynamisme transformateur permettant aux sujets socialement fabriqués de se réapproprier l’ordre institué, de lui résister voire de le subvertir.

 

En recoupant matérialité et pouvoir performatif, Butler en vient ainsi à penser le corps et la sexualité comme institution. C’est ce que dit M. David-Ménard dans un article très riche où elle souligne justement le prolongement butlerien du « produire » foucaldien à un geste proprement instituant. M. David-Ménard met en avant la dimension temporelle et historique du processus de matérialisation ainsi que le fait qu’« il faut comprendre comment la matérialité même des corps est instituée, non seulement par des discours, mais par des contraintes normatives qui se déploient dans le temps[14] ».

 

En présentant la catégorie du sexe comme norme, Butler vient inscrire la performativité au cœur même de la matérialité corporelle. À savoir, la performativité n’exclut pas la contrainte (sociale, culturelle et politique), mais l’implique comme un facteur constituant et formateur des corps qui en sont investis. Elle incarne une façon d’être socialement assigné à une place ou interpellé par la norme. Il s’agit donc pour Butler de « déterminer la façon dont une norme peut effectivement matérialiser un corps[15] » en le rendant plus ou moins intelligible et viable.

 

En dépassant toute opposition frontale et naïve entre essentialisme et constructivisme, Butler suggère le caractère à la fois incontournable et contestable de ces contraintes qui constituent la sexualité. Pouvoir, norme et sexualité sont ainsi profondément liés, dans un entrelacement profond par lequel le système binaire de la différence sexuelle est produit. La norme n’est pourtant pas uniquement un facteur de répression et d’interdiction ou d’imposition disciplinaire, mais bien aussi ce qui engendre et rend possible l’espace du corps et de la sexualité. Dès lors, « la contrainte n’est pas nécessairement ce qui impose une limite à la performativité : elle est bien plutôt ce qui aiguillonne et soutient la performativité[16] ». Il n’y a pas de sexe ni de sexualité sans norme, ce qui implique le fait de renoncer au fantasme d’un corps qui ne serait pas produit par le pouvoir et qui pourrait faire abstraction des contraintes. Ce que Butler résume dans l’affirmation selon laquelle ce qui est supposé être le plus cru – le corps, le sexe – est « toujours déjà cuit[17] ».

 

Or, si le sexe est pensé comme norme, comme constitué par son action performative et réitérée qui en matérialise les effets de contrainte et de pouvoir, nous devons interroger le statut même de la norme. Butler identifie la performativité avec une pratique réitérative qui cite et re-cite la norme de façon à ce que le statut normatif de celle-ci dépend de sa répétition même. Toute loi est fortifiée en tant que telle dans et par le processus temporel de répétition et de citation qui ainsi la produit, voire l’institue en tant que loi. Il en résulte une conception profondément historique, sociale et politique de la loi ancrée dans les pratiques de codage et recodage de son expression. La loi n’est donc pas donnée sous une forme figée, avant qu’elle ne soit citée et par là produite en tant que loi. Ainsi, dire que la norme et les effets corporels qu’elle rend possibles sont institués signifie qu’ils ne sont pas éternels ni intouchables. « Non seulement la construction se déroule dans le temps – remarque Butler –, mais elle est elle-même un processus temporel qui opère par réitération des normes ; le sexe est ainsi à la fois produit et déstabilisé au cours de cette réitération[18]. »

 

Les conséquences d’une telle démarche nous paressent fécondes dans le cadre d’une lecture critique de toute position qui conçoit la loi – comme c’est encore souvent le cas dans une certaine lecture de l’ordre symbolique et sexuel – comme quelque chose de transcendant et de non soumis aux négociations et aux contestations dans lesquelles est prise toute perspective historico-politique. Nous ne pouvons donc pas identifier une origine métahistorique qui serait un point de départ et un fondement précédant le dynamisme de la matérialisation des corps et du sexe que la réitération rend possible. Un tel « principe » ne précéderait donc pas les processus de réitérations productives à travers lesquels les corps sont constitués, car tout présumé modèle ou paradigme n’est en revanche que l’effet toujours postérieur du dynamisme temporel par lequel il est institué. Plus radicalement, l’origine est ce dynamisme même de production, de reprise créative qui forme et institue le champ humain du corps et du sexe. Même l’ainsi nommée loi symbolique ne pourra pas se soustraire à cette logique attestant sa production historique qui la rend tout aussi contestable et modifiable.

 

Je voudrais suggérer que la conception butlerienne de la norme en termes de pouvoir performatif et ses effets de matérialisation des corps peuvent être approfondis selon la logique de l’institution telle que Castoriadis la définit, en tant qu’écart et décalage entre l’institué et l’instituant. La norme ne précède jamais le processus de son institution et les effets matérialisés de la productivité sociale et historique renvoient toujours au pouvoir actif qui les constitue et les matérialise. Castoriadis définit la dynamique de l’institution comme la tension entre « d’un côté, des structures données, des institutions et des œuvres “matérialisées”, qu’elles sont matérielles ou non ; et, de l’autre côté, ce qui structure, institue, matérialise. Bref, c’est l’union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l’histoire faite et de l’histoire se faisant[19] ».

 

Ce qui rapproche les positions de Castoriadis et de Butler me semble être l’idée d’un excès constant de la norme à l’égard d’elle-même, voire d’un dédoublement de celle-ci qui est ce qui permet de la questionner, de la retravailler et de la modifier. Toute occurrence normative doit donc pouvoir faire l’objet de critique et de révision. Les deux auteurs refusent toute vision rigide et naturalisée de l’ordre social en tant qu’effet d’un principe extérieur, d’une Loi extra-sociale qui lui fournirait un sens ultime, une orientation préétablie, voire des certitudes irréfutables. D’où leur commune critique de toute version du symbolique qui en ferait un principe qui se soustrait au devenir de l’histoire. Ainsi, pour Butler, la norme symbolique qui gouverne l’assomption du sexe n’a pas de statut ontologiquement différent et indépendant des pratiques de son assomption et de son institution produisant une série de matérialisations et de sédimentations instituées, ouvertes à la transformation et au changement. « En fait, la norme ne persiste en tant que norme que dans la mesure où elle est actualisée dans la pratique sociale, réidéalisée et réinstituée dans et au travers des rituels sociaux quotidiens de la vie corporelle[20]. » Ce passage montre bien comment, pour Butler, toute norme incarne un dédoublement interne par lequel elle « n’est pas identique à elle-même, mais elle est plutôt une norme contingente[21]» qui, dans les failles et les fissures de sa réitération, permet à de nouveaux possibles de surgir. L’institué a donc ses points d’instabilité, ses points d’échappement et d’excès ne se laissant pas figer dans le simple travail de la répétition.

 

Notre question est donc la suivante : la pensée butlerienne de la norme définissant le sexe ne se tiendrait-elle pas dans une logique paradoxale, mais incontournable, comparable à celle qui définit, selon Castoriadis, le cercle de la création ? Si l’institution présuppose toujours l’institution que des individus, déjà fabriqués et matérialisés par elle, font exister, c’est bien parce que nous ne pouvons pas remonter jusqu’à une origine métahistorique, naturelle ou symbolique qui contiendrait un critère universel de notre vie corporelle et sociale. De façon analogue, on pourrait dire peut-être que, pour Butler, le genre se précède toujours lui-même, car s’il « est construit, il n’est pas nécessairement construit par un “je” ou un “nous” qui existeraient avant cette construction, dans une quelconque antériorité, spatiale ou temporelle […]. Assujetti au genre, mais subjectivé par le genre, le “je” ne précède ni ne suit ce processus d’assomption du genre : il n’émerge qu’au sein de la matrice des relations de genre, et en même temps qu’elle[22] ».

 

Les termes « institution » et « instituer » reviennent assez souvent chez Butler à propos du pouvoir productif des pratiques itératives des normes et surtout de nouvelles possibilités de resignification de la loi sur le plan politique et démocratique. Ainsi, « les normes qui gouvernent les conceptualisations contemporaines de la réalité peuvent être interrogées et […] de nouveaux modes de réalité peuvent être institués[23] ». M. David-Ménard met en évidence le caractère actif et même performatif de l’institution au sens butlerien. Plus précisément, Butler transforme le « produire » de Foucault (les corps produits par la loi et le pouvoir) en un dynamisme permanent et créatif dans et par lequel la loi « se produit elle-même et produit sa propre intelligibilité, de telle manière qu’il n’y a rien avant elle[24] » qui puisse la réguler et la fonder comme une autorité surplombante. Lorsqu’elle affirme de manière très juste que « la notion de performatif chez Butler est celle d’un pouvoir instituant, instituant même les corps, parce que leur existence et ce qui la rend pensable sont produits par un même acte[25]», David-Ménard ne nous semble pas pour autant prendre toute la mesure de la valeur politique de cette affirmation et de ses conséquences sur le plan d’une praxis du changement voire d’une « pratique démocratique radicale[26] ». Or, une telle perspective présuppose – selon l’expression de Castoriadis – l’écart et le décalage de l’institué et de l’instituant comme la possibilité de l’émergence du nouveau, écart que Butler pense tout aussi dans la conception de la critical agency des pratiques de genre venant questionner les contraintes normatives d’existences toujours déjà genrées.

 

 

Matérialité, norme et exclusion

 

Néanmoins, à la différence de Castoriadis qui souligne de manière moins forte la relation entre institution et exclusion[27], Butler pense la norme, la matérialisation instituée des corps, comme ce qui vient marquer des sites d’exclusion ou même d’abjection : certains possibles de vie ne se conforment pas tout à fait aux normes qui matérialisent les corps et ils ne parviennent pas à les incarner. Toute occurrence normative produit ainsi son propre dehors, des vies et des corps qui échouent à être reconnus comme intelligibles ou vivables à son égard[28].

 

« Ces corps qui comptent » sont donc les corps qui se conforment aux normes et auxquels s’opposent les corps qui ne comptent pas et qui sont rejetés au-delà des frontières de la sphère sociale ; certes, ces vies et ces corps qui habitent les périphéries des cadres sociaux ne sont jamais complètement extérieurs à la norme puisqu’ils en sont le produit, l’effet de matérialisation. La question que Butler ne cesse de poser d’un bout à l’autre de son œuvre consiste à savoir comment il est possible de faire bouger les cadres de la reconnaissance, comment établir de nouveaux critères plus larges pour que de plus en plus de vies soient rendues reconnaissables. Or, même s’ils sont exclus par la loi, ces corps la hantent et en révèlent la faiblesse, les points de faille dans le processus de ses répétitions. Ils permettent ainsi de la signifier autrement. « Quel défi ce royaume d’exclusion et d’abjection présente-t-il pour l’hégémonie symbolique, qui pourrait imposer une réarticulation radicale de ce qui est reconnu comme des corps qui comptent, des manières de vivre qui comptent comme des vies, des vies dignes d’être protégées, d’être sauvées ou d’être pleurées[29]? »

 

Poser de telles questions implique, pour Butler, le fait de penser la vulnérabilité sociale des corps. La vulnérabilité rentre donc dans le processus de matérialisation et de production sociale des corps par le pouvoir et par les normes. « C’est donc la vulnérabilité sociale de nos corps qui nous définit politiquement[30]. » À travers la condition de vulnérable, la concrétude charnelle (« la peau et la chair ») passe dans la sphère sociale et politique en tant que matérialisation par la violence qui répartit de manière inégale la précarité dans les différents contextes socio-politiques[31].

 

Nous avons montré que, penser le corps dans les termes de la matérialisation et de la performativité normative signifie l’inscrire dans la sphère de l’institution ; donc, signifie le soustraire à la naturalité figée pour l’assigner à la sphère du changement et de l’histoire. « L’institution de nouveaux modes de réalité passe notamment par la corporalisation, pour laquelle le corps n’est pas compris comme un fait établi et statique, mais comme un processus de maturation, un devenir qui, en devenant autre, excède la norme, la retravaille et nous montre que les réalités auxquelles nous pensions être confinés ne sont pas gravées dans le marbre[32]. » Nous sommes sur la voie d’une historicisation et d’une institutionnalisation du corps qui le pense comme « le produit d’une histoire sociale incorporée[33]».

 

 

Corps et subversion

 

Or, c’est à partir des sites d’exclusion, de la condition de ces corps qui ne sont pas admis dans le champ d’intelligibilité et de la reconnaissance qu’est possible, pour Butler, la resignification et la reformulation des normes. Le défi butlerien ouvre une question politiquement nouvelle : qu’est-ce que « l’invivable », voire le « monstrueux », peut faire aux normes et à la sphère publique ? Et plus généralement, quelles sont les conditions d’une « lutte collective pour repenser la norme[34] » ? Ces questions sont tout autre que faciles à répondre, puisqu’elles nous confrontent au caractère paradoxal et circulaire qui unit, depuis le début de Ces corps qui comptent, assujettissement et action critique (critical agency). « En ce sens, la puissance d’agir signalée par la performativité du sexe sera radicalement opposée à toute idée d’un sujet volontariste qui existerait indépendamment des normes régulatrices auxquelles elle / il s’oppose. Le paradoxe de l’assujettissement est précisément que le sujet qui veut résister à ces normes est lui-même capable de le faire en vertu de ces normes[35]. » C’est-à-dire, comment est-il possible que les sujets institués et façonnés par les normes puissent être capables d’y résister ? Donc comment s’emparer de l’institution en tant qu’activité critique « capable de poser de nouvelles règles et de lever les anciennes interdictions[36] » ?

 

Ici j’identifie un point de divergence à l’égard de Castoriadis : pour Butler, en effet, c’est bien des vies rendues invivables, des exclus que s’ouvre la possibilité de la subversion des normes, comme le montre son analyse de la figure d’Antigone[37]. La stratégie qu’elle met en avant consiste dans la politisation de cet invivable, non viable, voire irreconnaissable en tant que possibilité critique de reterritorialisation des frontières définissant l’humain. « Ces sites d’exclusion viennent borner l’humain comme son dehors constitutif, et hanter ses frontières comme la possibilité persistante de leur perturbation et de leur réarticulation[38]. » Par ces zones d’exclusion, en effet, les normes échouent elles-mêmes à se répéter et se réitérer et elles présentent leur condition contingente et vulnérable. « Les normes elles-mêmes peuvent être ébranlées, trahir leur instabilité et s’ouvrir à la resignification[39]. » Il est ainsi possible de s’en emparer pour révéler leur effet de production, et pouvoir changer, modifier, formuler autrement les contraintes qu’elles véhiculent. Si toute identité corporelle est issue de la répétition d’actes et de normes qui tissent une trame temporelle et historique et qu’elle n’implique pas un fondement substantiel, alors tout échec itératif de la norme devient la condition du changement et vient montrer « combien l’effet fantasmatique de l’identité durable est une construction politiquement vulnérable[40]».

 

Malgré cette « périphérisation » de l’action critique et transformatrice des normes, Butler est explicite dans son affirmation que cette dynamique est toujours interne au pouvoir et que toute subversion est « une subversion de la loi par elle-même[41] ». La transformation de la loi est une possibilité de sa dynamique citationnelle, voire de la contingence historique de son processus d’institution. Ici on finit par retrouver Castoriadis et sa conception de l’institution comme mouvement social-historique capable de se remettre en question et de changer les règles de son organisation.

 

La subversion de la norme implique d’ailleurs toujours qu’il y ait loi, institution et pouvoir. Encore, il nous faut constater qu’il n’y a pas d’échappatoire possible vers un prétendu en deçà naturel et pré-discursif de la loi. Pour que la resignification soit effective, « il faut tenir compte de toute la complexité et la subtilité de la loi et revenir de l’illusion d’un corps vrai au-delà de la loi ; si la subversion est possible, elle se fera dans les termes de la loi, avec les possibilités qui s’ouvrent / apparaissent lorsque la loi se tourne contre elle-même en d’inattendues permutations[42]». Cette dernière précision nous permet d’approfondir notre propos sur la dénaturalisation et l’historicisation des processus de matérialisation des corps laissant ainsi ouvert l’espace à une pluralité de possibles culturels et humains. Elle nous montre que toute transformation, voire toute subversion de l’ordre existant, n’implique pas de fuite vers un état prétendument extérieur à la norme et au pouvoir, vers un mythique paradis perdu en deçà de l’institution sociale. Ce dont il est question, pour Butler comme pour Castoriadis, c’est la perpétuelle renégociation des normes instituées, l’effort d’une élucidation critique des cadres et des structures qui organisent tout ordre social donné.

 

La pratique subversive ne s’oppose donc pas à la répétition de la norme et de la signification rendant une identité corporelle intelligible, mais se l’approprie pour la modifier. Ceci comporte que l’identité même ne soit pas pansée comme un fondement naturalisé, mais comme l’effet de pratiques politiques créatrices. C’est ainsi que « le fait de considérer l’identité comme un effet, c’est-à-dire comme étant produit ou créé, ouvre des possibilités en ce qui concerne la “capacité d’agir”, qui étaient insidieusement forcloses par des positions tenant les catégories de l’identité pour fondatrices et fixes[43]».

 

La pensée de Butler nous met ainsi en garde contre toute posture de dénaturalisation derrière laquelle pourrait encore se cacher la forme nouvelle d’une ontologisation ou d’une « réidéalisation des normes » hégémoniques et dominantes, une forme d’appel à un ordre pensé comme métahistorique et immuable. C’est le cas de l’ordre symbolique souvent invoqué dans les débats actuels en matières sexuelles et de normes corporelles comme un ordre stable et non susceptible de modifications.

 

Soustrait à toute compréhension naturaliste qui le fige dans un être prédonné et immuable, le corps ne peut pas être assigné à la sphère des invariables anthropologiques qui constitueraient, selon une certaine lecture, l’ordre symbolique. Le paradigme de la dénaturalisation, que nous nous efforçons ici de mettre en place, implique alors l’articulation d’une politique du corps, qui, en soustrayant ce dernier à la dimension du privé, du pré-social voire de l’apolitique, l’inscrit dans le terrain de l’institution et de son perpétuel devenir.

 

Pour une démocratie sexuelle

 

En ce sens, nous voulons reprendre le défi de Fassin lorsqu’il met en avant l’enjeu de la politisation des questions sexuelles comme le terrain d’épreuve de la démocratie et de la laïcité. Le corps et le sexe ne représentent-ils pas encore le dernier rempart du naturalisme, ou du moins d’une vision statique et quasi ontologisée de l’humain que difficilement on assigne à la négociation démocratique et à la législation politique ? En effet, en matière des politiques du corps et de sexualité (famille, filiation, procréation), quelque chose semble soudainement se soustraire à la sphère proprement politique qui est celle de la délibération et de la négociation pour se voir assigner à une territorialité de l’intemporel et de l’intangible : celle de l’ordre symbolique ou de l’ordre sexuel censé définir la différence des sexes et des générations comme une constante universelle non sujette à modification et en tant que telle irréductible aux règles et aux lois instituées de la démocratie.

 

L’ordre symbolique marque selon une certaine version de l’anthropologie et de la psychanalyse (notamment lacanienne) l’accès à la Culture et à l’ordre de l’Humain. Tout en se présentant en tant qu’irréductible à la nature, il finit souvent par jouer comme une nouvelle forme de naturalisation. Dans maints débats actuels (des PMA à l’homoparentalité, du PACS aux nouvelles frontières de genre), l’ordre symbolique est invoqué comme la référence universelle et anhistorique supposée garantir tout bon fonctionnement psycho-sexuel et social. Fassin montre de manière extrêmement lucide comment derrière cet appel récurrent à l’expertise et au caractère prétendument scientifique du symbolique se cache la défense d’une sphère transcendant l’histoire, rempart d’une norme sexuelle qui ne soit pas affectée par la contingence des affaires politiques. L’ordre symbolique fige ainsi l’espace social dans le fonctionnement rigide et universel des structures du langage. M. Tort souligne que si la psychanalyse – ou l’anthropologie – touche certes à cet espace social des symbolisations propres au langage, ceci ne signifie aucunement qu’un tel espace soit transformé en une fonction transcendante et métahistorique. « Que l’on doive se représenter une “suprématie”, “autonomie” du fonctionnement d’un tel espace social, c’est tout autre chose. Pourquoi d’ailleurs un ordre ? Pourquoi ne suffirait-il pas qu’il existe, à un moment donné et dans un lien donné, une connexion de divers réseaux d’échange, modifiables et triviaux plutôt qu’idéaux[44]? »

 

On touche par là à la question épineuse, mais à notre avis cruciale, du statut des normes sexuelles que trop souvent encore on se résiste à penser comme relevant du terrain de l’histoire et de la politique. La tâche des politiques du corps, de sexualité et genre serait donc celle d’interroger de manière critique toute stratégie politique qui, se voulant démocratique, cache pourtant la défense d’un ordre intangible et figé dont les normes ne se laisseraient pas penser comme le produit constant et dynamique de la collectivité instituante. Loin d’être une question minoritaire, le débat autour de l’ordre sexuel concerne en profondeur les nerfs du système démocratique qu’aucun principe extra-social ne peut venir réguler ni orienter à travers des critères certains et pré-donnés. Dans les controverses actuelles en matière de corps, genre et sexualité, il y va bel et bien de la définition même de la société démocratique et des normes qui lui sont propres. « Aujourd’hui, se demande Fassin, les normes sont-elles jamais définies d’une manière qui transcende l’histoire, sur un principe tel que Dieu ou la Tradition, la Nature ou la Culture, voire la Science – ou bien sont-elles toujours immanentes à l’histoire, définies par la délibération démocratique et la négociation politique ? Les normes sont-elles jamais naturelles – ou bien est-ce toujours la société qui s’auto-définit ? Bref, dans une société démocratique, les normes peuvent-elles encore ne pas être appréhendées comme des normes sociales[45] ? » En effet – comme nous l’enseignait déjà Castoriadis – on ne saurait pas parler de démocratie tant qu’il y a appel à un principe de la norme qui soit externe à la créativité sociale et historique de la sphère collective, à un fondement qui prétend transcender le processus immanent de l’auto-institution : l’« origine, le fondement de la société est la société elle-même comme société instituante[46] », ce qui fait que toute question qui concerne la gestion de nos vies, les normes qui nous gouvernent – y compris celles de l’ainsi nommé « ordre symbolique » – relève de la dimension politique qui est celle du changement et de la contestation.

 

 

Conclusion

 

Si je privilégie les questions sexuelles dans ce contexte c’est bien parce qu’elles revêtent un caractère stratégique : elles sont un indicateur de la dimension historique, contingente de nos sociétés dont le champ politique est néanmoins encore trop souvent disputé par l’affirmation d’un ordre stable ou d’un fondement extra-politique. En approfondissant notre propos nous ne pouvons pas ne pas conclure que si le corps et le sexe sont objet de matérialisation par le pouvoir et par l’institution, ils se trouvent soustraits au règne stable de l’intemporel pour être loger dans la sphère du changement et de la négociation sociopolitique. Ici réside leur extrême actualité et leur importance dans la définition du politique comme cet espace où rien n’est défini d’avance, ni garanti par une origine préalable et préfixée : comme le répète encore Fassin, « on y découvre qu’en politique, ce ne sont pas seulement les réponses qui appartiennent aux sociétés, mais aussi les questions – nullement inscrites dans la nature des choses. Et ce n’est pas davantage un hasard si ce sont précisément des questions dont le statut politique est récusé, ou incertain, comme les questions sexuelles, qui en sont aujourd’hui le révélateur par excellence. Les questions ne se posent pas toutes seules : elles sont posées, par des acteurs sociaux qui se battent pour interroger l’évidence apolitique de l’ordre du monde[47] ».

 

En d’autres termes, ces questions nous permettent de redéfinir la frontière classique entre la phusis et le nomos en inscrivant la corporéité dans l’ordre de la normativité instituée et en montrant comment ce partage est lui-même produit d’institution. Et comment, par ailleurs, le symbolique peut-il prétendre au titre de loi dès lors qu’il se veut indépendant et antérieur au dynamisme temporel et contingent de la citation qui est le processus social de la production de la loi ?

 

C’est Butler elle-même qui souligne le défi des politiques sexuelles et des New Gender Politics à l’égard de la possibilité de penser autrement la sphère politique comme lieu du changement et de la resignification des normes par lesquelles les corps sont matérialisés, pris en compte comme viables ou rejetés comme invivables. « Si certains gauchistes pensaient que ces préoccupations ne relevaient pas proprement ou substantiellement de la politique, ils ont dû, sous la pression, réviser leur conception de la sphère politique relativement à ce que celle-ci suppose quant au genre et à la sexualité[48]. » Dans cette direction, le chemin reste encore à faire. C. R.

 

[1] J. Butler, Ces corps qui comptent ; de la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 11

[2] J. Butler, « Retour sur les corps et le pouvoir », Incidence, n° 4-5, Foucault et la psychanalyse, 2008-2009, pp. 103-116, p. 111.

[3] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 15.

[4] E. Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, n° 26, 2006.

[5] Ibid.

[6] Devra-t-on repenser ensemble la lecture castoriadienne et butlerienne de la démocratie radicale ? Nous ne pouvons pas suivre dans le détail cette confrontation, bien qu’elle nous paraisse bien féconde. Nous nous limitons à rappeler que Butler pense aussi la démocratie radicale à partir de la contingence des significations (elle dit – lacanianement – des signifiants) politiques dont l’articulation n’a rien de nécessaire et de non modifiable. La théorie de la démocratie radicale consiste, selon Butler, « en la réarticulation perpétuelle des signifiants politiques liés de façon contingente, dans le tissage d’une trame sociale qui n’a pas de fondations nécessaires, mais ne cesse de produire l’effet de sa propre nécessité à travers un processus de réarticulation », (J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 196). Et il y a plus : la démocratie radicale comporte pour Butler une ouverture au futur et au surgissement de nouvelles possibilités et de nouveaux signifiants politiques. C’est ce qu’elle appelle « le régime temporel de la démocratie comme futur imprévisible, comme futur ouvrant la possibilité de la production de nouvelles positions subjectives, de nouveaux signifiants politiques et de nouvelles liaisons susceptibles de devenir des points de ralliement politiques » (ibid., pp. 196-197). La confrontation – encore inexplorée – de ces deux pensées de la démocratie radicale nous permettrait d’élaborer une théorie du social basée sur la critique incessante des formes sédimentées voire cristallisées de l’ordre institué dans laquelle la société renégocie incessamment les normes qu’elle produit.

[7] J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 35.

[8] Ibid.

[9] Ibid. « Le corps a toujours une dimension publique ».

[10] Ibid., p. 39. L’autonomie dont il est ici question est avant tout celle qui est revendiquée dans le champ des luttes féministes portant sur la liberté reproductive ou sur le terrain de l’autodétermination et de la reconfiguration des normes genrées portées par les politiques sexuelles et de genre. Nous pourrions entendre pourtant plus en général la question de l’autonomie sociale voire du statut de la démocratie, toujours à concevoir, selon Butler, à partir des conditions sociales de corporalisation (embodiment) et de la vulnérabilité qui nous habite.

[11] Ces corps qui comptent, op. cit., p. 41.

[12] À partir de Ces corps qui comptent, Butler souligne à plusieurs reprises qu’il faut bien distinguer la performativité de la performance, car il faut prendre en compte le poids des contraintes sociales. Les deux dimensions sont toujours présentes dans sa réflexion qui à aucun moment n’oublie le fait que le système social agit sur nos corps par la répétition incessante de normes qui ainsi s’incorporent et se sédimentent en nous, mais que nous pouvons aussi remettre en question.

[13] Ibid., p. 27

[14] M. David-Ménard, « L’institution des corps vivant selon Judith Butler », dans Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, Paris, Campagne Première, 2009, pp. 197-212, p. 205

[15] J. Butler, Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 15.

[16] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 105.

[17] J. Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005, p. 117.

[18] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 23.

[19] C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 161.

[20] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 65.

[21] Ibid., p. 63.

[22] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 21.

 

[23] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 43.

[24] M. David-Ménard, « L’institution des corps vivants selon Judith Butler », op. cit., p. 208.

 

[25] Ibid., p. 209.

[26] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 254.

[27] A. Kalyvas a notamment souligné comment la pensée de Castoriadis « ne prend pas pleinement en compte les formes de domination et les relations asymétriques de pouvoir » et finit par minimiser les conditions matérielles de l’assujettissement de certains groupes sociaux marginaux. Selon Castoriadis, en effet, la politique concerne l’institution de toute la société et ce qui tombe aux marges de la norme lui apparaît être moins relevant.

[28] Bien que, dans les textes mentionnés, Butler fasse plus directement référence aux normes qui marquent la vie genrée, nous rappelons que le rapport vie, norme et exclusion traverse toute la pensée butlerienne et notamment ses réflexions sur la guerre et les violences de l’occupation militaire (en Irak ou en Palestine) ou encore sur les prisonniers de Guantanamo et sur les effets de la lutte contre le terrorisme. Dans tous ces cas, la question qui se pose est celle d’une analyse critique des frontières normatives qui viennent séparer l’humain de l’inhumain, des vies dignes d’être vécues et pleurées de celles qui ne sont pas reconnues comme telles. La tâche d’une politique démocratique est donc celle d’élargir et d’étendre les cadres normatifs qui permettent une vie viable pour ceux qui en étaient exclus.

[29] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 30.

[30] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 32.

[31] Cf. J. Butler, Vie précaire. Le pouvoir du deuil et la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.

[32] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., pp. 43-44.

 

[33] E. Fassin, « Trouble-genre », préface à l’édition française, dans J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., pp. 5-19, p. 14.

[34] J. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 20.

[35] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 30.

[36] C. Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Seuil, 1999, p. 190.

[37] J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, EPEL, 2003.

[38] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 21.

[39] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 42.

[40] J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265.

[41] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 119.

[42] J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 198.

[43] Ibid., p. 273.

[44] M. Tort, « Quelques conséquences de la différence “psychanalytique” des sexes », Temps modernes, n° 609, juin-juillet-août 2000, pp. 176-215, p. 195.

[45] E. Fassin, L’Inversion de la question homosexuelle, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 15.

[46] C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1977, p. 476.

[47] E. Fassin, Le Sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, p. 15.

[48] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 42.

Identité-troubles, trouble de l’identité 

Une marranité contemporaine
Perpignan le 16 octobre 2010 :
les actes du colloque

par Caterina Rea

Je souhaiterais commencer mon intervention sur un ton plus confidentiel en précisant que je ne suis pas une experte de la question marrane, ni de l’histoire du judaïsme, mais que j’ai accepté cette invitation à réfléchir autour d’une « marranité contemporaine » car certains des traits et des caractères par lesquels Paule Pérez m’a présenté la « culture » marrane recoupent celle que je considère être ma propre posture humaine et intellectuelle. Quelque part, pourrais-je dire, je me reconnais dans cette culture et je me sens un peu marrane. Et j’essaie de vous expliquer dans quel sens.

Je précise encore que je ne traiterai pas de la question marrane dans une perspective historique ou philologique (reconstruction de grandes « figures marranes »). Je n’aborderai pas non plus l’axe d’histoire des religions ou d’études juives qui présenterait le phénomène de la marranité comme une « subculture spécifique[1] » du judaïsme sépharade aux prises avec ses difficiles relations avec le christianisme. D’ailleurs on parle souvent, dans cette perspective, de « subculture marrane » alors que P. Pérez et C. Corman me semblent introduire une modification terminologique tout autre que mineure en parlant plutôt de « contre-culture » marrane. « C’est une culture de la résistance que l’affaire marrane a généré. En ce sens, une contre-culture[2]. » Modification dans laquelle tient, à mon sens, tout l’effort d’actualisation de l’expérience marrane en tant que figure de contestation identitaire.

Ce que je vais présenter dans ces pages c’est donc une réflexion théorique sur l’identité à partir de laquelle j’essaie de lire le phénomène marrane.

En tant que contre-culture, la marranité est aussi le lieu du retournement du sens. On sait, en effet, que le terme marrane était jadis une injure, une insulte très grave ; il est alors intéressant de voir comment ce terme qui indiquait quelque chose de négatif, d’injurieux, voire de blessant, en vient après à être repris et retourné, renversé dans son sens pour indiquer quelque chose de positif : un héritage dont on peut parler aujourd’hui comme d’une actualitémarrane. Le terme “marrane” fait partie de ces mots marqués de souffrance qui ont pu être réappropriés et transformés, resignifiés de manière totalement différente jusqu’à donner lieu à des effets de langage nouveaux (acteperformatif du retournement de l’injure). Bref, en répétant le terme, un glissement fondamental du sens vient ainsi s’opérer.

Je voudrais essayer d’interroger la marranité comme une sorte d’attitude ou de posture culturelle voire intellectuelle qui présenterait aujourd’hui toute son actualité. Il s’agit de mettre en avant un type de rapport à l’identité qui ne pense pas celle-ci comme quelque chose de statique et de prétendument pur. Ce qui m’intéresse ainsi dans cette présentation de marranité c’est bien le fait qu’elle semble remettre en question toute affirmation forte d’une appartenance identitaire, culturelle, nationale, ethnique ou autre.

J’arriverais peut-être jusqu’à dire que l’expérience marrane incarne une sorte de dénaturalisation de l’identité dans le sens où P. Pérez et C. Corman parlent de « faille dans ce qui aurait été la “transmission naturelle” de l’identité[3]». L’identité n’est pas et ne peut pas être assimilée à un fait de sang, de consanguinité, voire de pureté d’origine – et nous savons à quel type de violences l’humain risque d’être rivé lorsque de telles idéologies de la pureté identitaire, lorsque l’obsession de l’origine et la quête de certitudes rassurantes et dogmatiques finissent par primer. L’identité n’est donc pas un donné fixe, préconstitué ou biologique.

L’expérience et l’histoire marranes pourraient nous aider alors à penser l’identité comme quelque chose de plus instable, de temporel et mouvant, de profondément dynamique. A savoir, comme une construction historique en devenir. En tant que figure liminaire qui traverse les frontières, le marrane est porteur d’un trouble dans l’identité et dans les normes, prétendument immuables, censées la définir. Parler d’identité marrane signifie donc parler d’une identité plurielle, complexe et dont les limites sont fluides et poreuses, d’une identité qui se reconnaît comme historique et contingente, donc comme capable de contester et de déconstruire ses propres frontières. « Explorer les pistes des marranes, chercher les traces qu’ils auraient laissées derrière eux, nous a conduits notamment sur les identités pré-occupantes, capables de s’ouvrir à une transversalité, au lieu de se refermer sur des “assurances communautaires” – ou sur une acception illusoire de l’intégration[4]. » On pourrait aussi beaucoup dire sur cet esprit anti-communautariste que la marranité incarne en tant qu’elle refuse toute attitude fusionnelle et toute prétendue identification avec un principe naturel et unique.

Je me réfère ici aux travaux de certains anthropologues qui soulignent que l’identité est toujours quelque chose de liminaire et qu’elle ressemble à une frontière poreuse. Dans cette perspective, l’identité n’est pas « une sphère compacte et inattaquable[5] », car « toutes les sociétés sont le produit d’interactions, d’échanges, d’influences venues d’ailleurs… les cultures ne naissent jamais pures[6]».

La condition marrane incarne alors une certaine infidélité identitaire ou mieux une infidélité à l’identité comme attachement et forme absolutisée d’identification. Le prix pour cette position est celui de se poser en « clandestin de l’identité. Non pas un clandestin de la terre, insistons là dessus, mais un clandestin de l’identité, de la mémoire, de la généalogie[7] » : expression très forte qui dit bien comment cette identité est toujours habitée par quelque chose d’étrange, d’impropre, de non immédiatement identique à soi. Nous avons parlé d’une identité poreuse et plurielle qui se tient à distance tant de toute forme de fusion ou confusion de ses constituants que de toute forme de séparation et de différence. Ce qui est troublé c’est bien plutôt l’idée de frontière, de limite et de confins qui loin de constituer des lignes de séparation et de différenciation nettes et rigides impliquent en revanche des zones de passage, d’intersection, d’entrelacement et même d’empiètement.

Ici nous sommes renvoyés au message d’une actualité marrane, à ce que l’expérience marrane peut apporter à notre actualité : j’évoquerais la solidarité aux revendications de tous ceux qui sont exclus, exilés et rejetés aux marges de la sphère politique. Je pense que l’un des messages les plus profonds que l’expérience marrane nous transmet est, à côté de celui de la relativisation de toute position « forte » voire de tout absolutisme, celui de la prise en compte des situations de marginalisation et de précarité sociale, politique, de vulnérabilisation des vies de tous ceux et celles qui aujourd’hui sont rejetés en dehors de « l’espace public du dicible[8] », voire de l’intelligible.

Ici je vois aussi une possibilité, une capacité subversive de cet appel à une marranité contemporaine.

 

En conclusion, j’évoquerai la figure d’une philosophe contemporaine sur laquelle je travaille actuellement et qui me semble apporter quelques réflexions, même si de façon indirecte, à la question que nous sommes en train de traiter. Il s’agit de la philosophe américaine Judith Butler. En me référant à elle, je ne veux pas insinuer qu’elle soit marrane ni qu’elle fasse partie des figures de la marranité ; je ne veux pas non plus prendre en considération son rapport existentiel et personnel au judaïsme (elle est une juive qui a pris distance à l’égard de sa tradition sur beaucoup de points) pour essayer d’établir le degré de “marranité” de celui-ci. Je veux seulement dire que certains éléments de sa pensée pourraient évoquer, faire écho à des points que j’ai mentionnés en vous présentant ces réflexions sur la posture marrane.

Avant tout, je pense à sa critique de toute posture identitaire qui se pose comme figée et naturalisée, comme quelque chose de statique, immuable et prétendument pure. Toute identité culturelle, ethnique ou de genre, est toujours dynamique et historiquement constituée. L’identité n’est pas donc subordonnée à un fondement qui voudrait en fixer d’avance les limites et les critères d’une quelconque pureté ou perfection idéale. Une déconstruction des catégories identitaires est donc importante pour éviter qu’elles ne se cristallisent comme des catégories normatives asservies aux régimes de contrôle. « Je suis toujours troublée – écrit Butler – par les catégories identitaires, qui pour moi sont toujours des butées que je comprends, et même dont je me sers comme éléments nécessaires de désordre[9]. »

Les identités sont historiques et donc incessamment produites par des mélanges et des croisements de façon à ce qu’aucune ne peut revendiquer un présumé statut d’origine ou de modèle premier. Le présumé modèle ne précède pas la copie, mais paradoxalement la suit et la présuppose. Butler rejette ainsi tout modèle d’identité ou de communauté séparatiste et excluante. Dans une interview récemment donnée au quotidien israélienHaaretz, elle prend distances à l’égard de toute idée d’ordre communautaire où « tu fais confiance uniquement à ceux qui sont comme toi, à ceux qui se sont engagés par un serment d’allégeance [pledge of allegiance] à cette identité particulière […]. Je ne peux pas vivre dans un monde dans lequel l’identité a été normalisée de cette manière[10]. »

La pensée de Butler fait de la notion de la reconnaissance et de la lutte politique pour la reconnaissance l’un des points majeurs de sa réflexion. Méconnaissance et reconnaissance sont liées en référence à l’ordre normatif et régulateur de l’humain qui implique toujours des lieux d’exclusion, de précarisation, voire d’effacement. Quelles vies sont considérées comme vivables et reconnaissables ? Quelles vies sont exclues des cadres de la reconnaissance et sont donc vouées à la condition de l’invivable et du non pleurable ? Voici les questions qui traversent la pensée butlerienne (du genre à la guerre) inquiétée par l’ombre de ceux et de celles dont les vies et les corps ne comptent pas. « Comment comprendre cette déréalisation ? On peut considérer que tout commence dans l’ordre du discours, que certaines vies ne sont pas du tout considérées comme des vies, qu’elles ne peuvent pas être humanisées parce qu’elles n’entrent dans aucun des cadres dominants définissant l’humain, que c’est donc à ce niveau que se joue leur déshumanisation[11]. » Il ne s’agit pas tant ici de déclarer « le manque de consistance et de sérieux des politiques de la reconnaissance[12] » que d’essayer de rendre de telles politiques effectives en contestant cette « distribution différentielle de la précarité » qui découle des cadres normatifs ; il s’agit alors d’ouvrir l’espace pour la reconnaissance de nouveaux possibles humains et d’inaugurer « une lutte collective pour repenser la norme[13] ».

 

Voici le message subversif et le souffle d’espoir qu’une « posture marrane » pourrait donner à notre époque contemporaine. C. R.

 

[1] Esther Benbassa, Aron Rodrigue, Histoires des Juifs sépharades : de Tolède à Salonique, Paris, Seuil, 2002, p. 53.

[2] Claude Corman, Paule Pérez, « Contre-culture marrane. Ses apports aux questions contemporaines », temps marranes, hors série, 2010, p. 19.

[3] Ibid., p. 75.

[4] Ibid., p. 21.

[5] Francesco Remotti, Contro l’identità, Bari, Laterza, 2001, p. 61.

[6] Ugo Fabietti, L’Identità etnica. Storia e critica di un concetto equivoco, Rome, Nuova Italia scientifica, 1995, p. 21.

[7] Corman, Pérez, op. cit., p. 37.

[8] Ibid.

[9] Judith Butler, « Imitation et insubordination de genre », dans Marché au sexe, Paris, EPEL, 2001, p. 144.

[10] Butler, « As a Jew, I was taught it was ethically imperative to speak up », haaretz.com.

[11] Butler, Vies précaires : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Ed. Amsterdam, 2005, p. 61.

[12] Corman, Pérez, op. cit., p. 83.

[13] Butler, Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Ed. Amsterdam, 2005, p. 20.

Re-thinking Symbolic order : Psychoanalysis questioned by Queer Studies

par Caterina Rea

“Would psychoanalysis be the warden of symbolic Law?”[1], the psychoanalyst S. Prokhoris asks at the beginning of a stimulating and deep book questioning some of the sacred terms of dispositive analysis. Does psychoanalysis reveal the eternal and immutable functioning of human psychosexual life? Can it pretend to have an overhanging perspective on the main social changes of our time? A recent French debate has discussed these points concerning the possible political implications of analytical discourse and practice in great depth. Even if it concerns human subjectivity, psychoanalysis involves social and political consequences, which cannot be ignored. However, some psychoanalysts still prefer to affirm the eternal principles of metapsychology and refuse anything, which could shake up the transmission of the symbolic order.

The so-called “decline of Father”[2] and of his traditional authority and law worries those who defend the good functioning of the human psyche and the universal conditions of the process of subjectivation.

 

The French debate over the PACS (Civil Pact of Solidarity), the new form of civil union, which has brought about social changes, which affect the traditional familial and sexual order, reveals that psychoanalysis often took a conservative position defending the paternal function as the eternal origin of the Law. This Law is supposed to govern our psychical structure. According to some lacanian interpretations, the function of the Father is ontologized as an unavoidable condition of symbolic Law. From a critical position, the French psychoanalyst Michel Tort criticizes this metapsychological appeal to the paternal function as the product of a normalizing discourse, which tends to confound symbolic structure and historical dimension. “If we accepted to consider that actually the only reality of the supposed symbolic order is to correspond to the changing historical norms, we would not assist in this mix-up between eternity and history, to this way to get round historicity to let the timeless function to triumph”[3].

I intend to question the political reverse of psychoanalysis in order to show that, beyond the psychic singularity, its practice concerns and involves social institution. In this perspective, Michel Foucault underlines that psychoanalysis should be an emancipating and transgressive praxis and a critical capacity to question any established discourse and any given sense. Consequently, psychoanalysis should help us to recognize the historical dimension of our theoretical and practical positions, the relative and always questionable character of any device of power. In his fundamental text, Les mots et les choses, Foucault underlines the trangressive attitude of psychoanalysis as a “principle of worry (inquietude), of questioning, of critic and of contesting what could appear as acquired and definitive”[4].

I will particularly focus on Judith Butler’s critique of psychoanalysis in the lacanian version centered on the symbolic order as a relatively timeless dimension, as a non-mutable structure defining and regulating human sexuality and kinship relations.  This order, constituting the succession of generations and the relation between the sexes, seems to transcend the contingency and mutability of any social-historical expression. “Lacanian theorists for the most part insist that symbolic norms are not the same as social ones (…). The symbolic is defined as the realm of the Law that regulates desire in the Oedipus complex”[5], this one being considered as the universal principle of normalization of our psyche.

Butler’s strategy intends to subvert the permanence of this order and affirms that “not only the symbolic consists in the sedimentations of social practices, but that radical changes in kinship need a re-articulation of the structuralist presuppositions of psychoanalysis and also of contemporary gender and sexuality theory”. Butler interrogates the analytical device from a political point of view and confronts it to current social changes affecting the sexual and familial order.

In the same direction, the French sociologist E. Fassin argues that current sexual issues, (including gender approaches, rights of sexual minorities and the debate on kinship and changes in familial order) represent the last frontier in democratic and secular politics. He introduces the notion of sexual democracy (démocratie sexuelle) in order to underline the process of denaturalization of sexual questions placing them in the political and social space of deliberation. “Actually, democracy is the realm of politics without any transcendent or natural fundament. And sexual democracy plays an important role: if gender and sexuality are nowadays the most important stakes, it is that these questions incarnate the last extension of the realm of democracy. We thought and we still think they are natural, we discover that they are political”[6].  How can psychoanalysis assume such a challenge?

 

Post-feminist studies and gender / queer studies have recently confronted psychoanalysis to these questions and concerns and have shaken their normative categories marking the field of sexuality and of corporeal materiality. As Foucault has already remarked, the discourse on sexuality is the point of tangency between psychoanalysis and politics. More precisely, sexual normativity places analytical discourse and practice within the political dimension.  My aim is to show that this sexual order functions as a ‘device of sexuality’, as a normalizing organization pre-orienting and pre-forming the supposed ‘mature and accomplished” realization of sexual functions. However, this power device can suffocate some lives and even prevent some human possibilities from developing. Sexual order, which Foucault refers to as a device of sexuality, tries to force, delimit and fix sexual identity in order to finally promote the eminent Charter of rights and duty concerning this definition. This order doesn’t want sexuality and human being to be paths, circulations, spaces of metaphors, risking the misshapen: something which is non-identified and not definitively certified once for all”[7].

 

1.The two souls of psychoanalysis

Psychoanalysis is much more complex than its version based on identity and eternal laws. S. Prokhoris underlines two souls of psychoanalysis, two different attitudes concerning the articulation between sexuality and norms. This paradox concerns the psychoanalytic discourse on sexuality, which seems finally to hide Freud’s discovery of a theory of sexuality as irreducible to a simple pre-formation or to a pre-structured universal sexual behavior. I mean the Freudian theory of drive (Trieb) as it is not oriented, as an instinct, by an object or by a pre-established finality. S. Prokhoris wonders if “a certain version of the psychoanalytical discourse on sexuality is hiding an important dimension of Freudian innovation which is deeply expressed by the theory of unconscious”[8]. Actually unconscious is not marked by fixed, determined identities and by sexual difference.

 

In his Three Essays on Sexual theory, Freud makes a de-construction of the popular conception of (sexual) drive as it is not comparable to a simple necessity such as hunger, as it is not a movement expecting to attain a pre-determined object. Drive does not contain in itself an already given object, since this one has a certain variability and contingency. “We are in condition to abandon in our thinking the relation between drive and its object. It is probable that sexual drive is above all independent from its object and that it is not determined by the attractions of this one”.

 

The ‘sexual’ (le sexuel) is thus coextensive of a corporality traversed by desire, infinitively excitable and capable of pleasure. It is the polymorphous, plastic and plural origin of our sexuality, preceding and crossing the difference of sexes. Thus indefinitely open to different figures and definitions, sexual drive and desire embody the strange and even queer core of psychoanalysis contesting any fixed and normative identity[9]. “The sexual, which means the set of erotic forces, forces of relation through the pleasure stream. The sexual which does not come from sexuation, but from the ‘perverse polymorphous disposition’ to get pleasure infinitively (…): the analytical device of care is not a matter of sexuation and of the so-called laws that this condition is supposed to transmit to thought, but the irreducible multiplicity of sexual aptitude: aptitude for transformation, we could say, through identifications, contaminations, contacts of any kind, opening to an indefinite sort of erotic identities”[10]. The sexual thus exceeds sexuation, S. Prokhoris affirms, and it shakes the presumed organization of sexed order. As an expression of the being out of phase of human sexuality as regard to itself, the multiform character of the ‘sexual’ embodies its excess from the bio-anatomic dimension. Here, the norm does not exist as an original truth which is naturally and universally part of our psyche and corporeal being.

 

So, where do sexual norms come from? Such a concept of sexuality (drive and desire) as irreducible to a natural essence opens the way to a social and historical understanding of it, in terms of a ‘regulatory ideal’ producing bodies’ materialization.

The question I want to ask in this context is why has Freud and psychoanalysis, having perceived the transgressive character of sexual drive, so quickly, submitted it to the fixed and pre-constituted order of immutable norms (natural or symbolic, but nonetheless quite essential). Why does psychoanalysis, that seemed to take distance from any permanent and definitive origin, from any universal and an-historical structure of our existence, finally go back to such essential explications in order to find the certainties of its own fundaments? More clearly, why does sexual theory become a sexual device?

2. Symbolic Law and materialization

Butler’s criticism of the lacanian notion of the symbolic order analyses the normative aspect of analytical discourse. She argues that Lacan’s strategy consists in reformulating the fixed imperatives of sexual order in a non-naturalistic version. “Over and against those who argued that sex is a simple question of anatomy, Lacan maintained that sex is a symbolic position, that one assumes under the threat of punishment, that is, a position one is constrained to assume, where those constraints are operative in the very structure of language and, hence, in the constitutive relations of cultural life”[11]. Butler’s approach consists, on this point, in questioning the status of this symbolic Law that produces the process of materialization of body and sexuality. This law defines the fundamental structures of the difference of sexes and of generations and pretends to guarantee the right functioning of psychosexual life. Therefore, it also operates as a “site of power”[12].

The symbolic has the character of an organizing law and of a normalizing function funding the supposed immutable equilibrium of the sexual order; thus the mark of sexuation appears as the effect of the symbolic implying the permanent setting of sexual positions. “It is insofar as the function of ‘man’ and of ‘woman’ is symbolized, insofar as it is literary pulled out of the realm of imaginary in order to be situated in the realm of the symbolic, that a normal and accomplished sexual position appears. It is to symbolization, as en essential requirement, that the genital realization is submitted – that man becomes more masculine and woman really accepts the feminine function”[13].

 

Lacan’s reference to the fundamental character of the symbolic actually makes possible a non ontological and immediately naturalistic version of human sexuality. Even if he states that sexual positions do not precede the symbolic that thus produces and creates them, “nothing different from such differentiated order is understandable” and “lacanian psychoanalysis reproduces like structural anthropology a naturalization of gender through the consideration of an a-temporal structure”[14]. More precisely, as the anthropologist G. Rubin argues, the symbolic seems to express an autonomous system preceding the very historicity of social life and Lacan seems not to take sufficiently into account the social organization of the symbolic order. Rubin actually denounces any “sexual essentialism”[15] pretending that sexuality is independent from social life and historical institutions.  Here we have the impression that the understanding of what Lacan calls ‘normal’ appears as a closed identity defining and constituting marked and non-modifiable borders between sexual functions under the operation of the only heterosexual norm. Prokhoris critically emphasizes such a construction of a device of sexuality “consisting not only in prescribing sex and in affirming urbi et orbi which kind of sexuality is valuable – normal and achieved – and which is not, or not completely, but also who it is convenient to love and in which manner”[16].
G. Rubin has questioned in-depth what she calls an “ideal sexuality” which is supposed to conform to a unique model. The hierarchy between different forms of sexuality is often defined according to a naturalistic or paradigmatic definition, thus presented as immutable and eternal. “For religion, the ideal is procreative marriage. For psychology, it is mature and responsible heterosexuality”[17]. Thus, such a model affirms the “necessity to fix imaginary frontiers between good sex and bad sex”[18] and. G. Rubin specifies that “this frontier seems to isolate order from chaos”[19].

This idea of a normative construction of heterosexuality as the only intelligible and viable possibility is also the central point in Butler’s critique. This normative recurrence is a “regulatory ideal”[20] historically produced and itself producing, constituting some corporeal possibilities. All Butler’s work tends to underline that “the regulatory norms of ‘sex’ work in a performative fashion to constitute the materiality of bodies and, more specifically, to materialize the body’s sex, to materialize sexual difference in the service of the consolidation of the heterosexual imperative”[21].

The Symbolic is what makes of us human beings (the permanent linguistic and ‘Cultural’ roles) and what limits human possibilities and excludes certain of them. As Butler says, every occurrence of the law is characterized by the shadow of those who fail as regard to it, shadows of lives haunting the law from outside the frames it defines. Thus, bodies always appear as produced in and through a process of materialization by the norms, formed and constituted by them as viable or unlivable according to the fact that they are conformed to their imperatives. However, the Symbolic producing materialization is not an in-temporal structure preceding its historical reworking, its instituting repetition. This situation opens the way to the possibility of a new resignification of the law through those who seemed to fail and not to incorporate it correctly.

      

3. Norms and subversion

 

The question here is not to fantasize about a condition without norms, an outside of the normative realm. This is not the point for Prokhoris, who identifies the norms of existence within the sites of subjectivation, neither is it the purpose for Butler who repeats that constraints are unavoidable conditions for the performative construction of sexual, subjective and social positions.  Power, law and sexuality are deeply linked. “How are we to think through the notion of performativity as it relates to prohibitions that effectively generate sanctioned and unsanctioned sexual practices and arrangements? In particular, how do we pursue, the question of sexuality and the law, where the law is not only that which represses sexuality, but a prohibition that generates sexuality or, at least, compels its directionality?”[22].

 

The intimacy between sexuality and law that traverses and constitutes corporeality is the basis of any possibility of subversion. Butler affirms that there is neither sexuality without power nor a paradise out of the realm of norms and that we have to renounce to the illusions of a body, which is not produced by the law. In this way, “it is necessary to take into account the fully complexity and subtlety of the law and to cure ourselves of the illusion of a true body beyond the law. If subversion is possible, it will be subversion from within the terms of the law, through the possibilities that emerge when the law turns against itself and spawns unexpected permutations of itself”[23].

 

Therefore, if there is neither sexuality nor body without a relationship to norms, if the formation of bodies is “the result of normative constraints exerted in the time, in a repetitive manner”[24], how is it possible to break the device of sexuality and change the process of reiteration and the rigidity of the frames which have become humiliating and stifling for certain lives marked by failure and exclusion?

 

Concerning this function of psychoanalysis, Butler’s strategy consists in the attempt to re-appropriate some of its contents and of its regulatory practices as a possibility to be questioned and redefined according to historical and modifiable criteria.

4. Inaccessible origin and historical re-signification of the Symbolic

 

Butler’ strategy thus implies placing the supposed immutable laws of the Symbolic, concerning the assumption of sex as a regulatory function, within the dimension of social and political production and of institution of the norms. Butler underlines that the norm of sexual order acts as a norm and as a constraint only because it is reiterated, produced and so instituted as a law. This means that the presumed eternal and fixed order do not precede the process of its own institution. If sex is assumed under the same conditions as a law is assumed, through the act of its instituting repetition, “then ‘the law of sex’ is repeatedly fortified and idealized as the law only to the extent that it is reiterated as the law, produced as the law, the anterior and inapproximable ideal, by the very citations it is said to command. (…)”[25]. Therefore, we can no t identify the point of a meta-historical origin overhanging the dynamism of materialization that the reiteration makes possible. Moreover, the origin is this dynamism of production, the creative reworking that forms and institutes the realm of human and sexual norms. Thus the symbolic law governing the assumption of sex has not a different ontological status as independent from the practices of its assumption and of its institution producing the series of materializations and of instituted sedimentations of normative constraints.

 

The question of this translation of the symbolic and sexual order from a historical existence standpoint and of the political debate is one of the central points of the articulation between psychoanalysis and gender / queertheories. It is thus important to underline the instituted dimension and the logics of power sedimented in it. Moreover, it is important to re-think such an order as contingent, questionable and mutable according to more human norms of recognition, to think it through the social and historical variability. It is important to make it open to changes and new social and familial equilibriums. I emphasize this aspect as the very challenge of psychoanalysis implying its tangency with political dimension and with institution. “To recast the symbolic as capable of this kind of resignification, it will be necessary to think of the symbolic as the temporalized regulation of signification, and not as a quasi-permanent structure”[26]. We have to understand it as a series of injunctions and laws that embody and represent certain equilibriums of power. The terms of institution and of performativity seem to be the more apt in order to take into account the ineludible articulation between the transformation of the instituted order and the frame of normatively and of power inside which only any strategy of subversion is possible.

 

Conclusion

Through Butlers’ analysis, it is possible to re-think the norms of sexuation, the frames of the so-called symbolic order, that Lacan had presented in structural terms, as inscribed in the dynamisms of institutions and of historicity. To think the historical aspect of norms means, as Prokhoris underlines, to think, “what makes of them a contingent given”[27].

To conceive the symbolic order as modifiable, and not as the irremovable frontier of the human whose exceeding would imply the danger of a psychic dissolution or destabilization, allows to imagine other possibilities, other forms of life and of human relations than those who are established by the presumed eternity of the structure. Butler invites us to conceive that what was only failure in the light of the symbolic could be a strategy of resistance and of subversion of its constraints and limits determining a criterion of binarity.

As the sociologist E. Fassin argues this denaturalization and historicisation of sexual and gender norms promotes a process of democratization implying a more dynamic perception of the established order. However, this possibility to call order into question “does not mean that our societies are free from sexual norms, but that their control is different when they are considered (…) not as natural laws (…), but as conventional and temporary orders, being the product of history and of balance of power, open to changes and negotiations: there is nowadays a trouble in norms”[28].

We are now also in the condition to re-define the difference between the normal and the a-normal. Normal is not here what is submitted and conformed to the pretended immutable norms, but what is incessantly able to institute new norms, to invent new conditions of life and to imagine new possibilities. Normal is not, according to Prokhoris, a formatted and identical universal that reproduces the order without any possibility to reply, but everything the subject can create to live and make relations with the others in a more humane way. “Normal is not at all what is submitted to an accomplishment. Normal: that means capacity to struggle, inevitably, in and against the device of sexuality such that it doesn’t get on”[29].

It is this constant challenge of new possibilities and of openness to invent and to create which is the unavoidable message that gender and queerstudies address to psychoanalysis. C.R.

 

[1] S. Prokhoris, Le sexe prescrit. La différence des sexes en question, Flammarion, 2000, p. 11

[2] M. Tort, La fin du dogme paternel, Flammarion, Aubier, Paris, 2005

[3] Ibidem, p. 301.

[4] M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p.  385.

[5] J. Butler, Antigone’s Claim. Kinship between Life and Death, Columbia, University Press, 2000, p. 18.

[6] E. Fassin, “Les frontières sexuelles de l’Etat”, in Vacarme, n. 34, 2006.

[7] S. Prokhoris, le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 20.

[8] Ibidem, p. 79.

[9] Cfr. T. Dean, « Lacan and queer theory”, in The Cambridge Companion to Lacan,Cambridge University Press, 2003.

[10] S. ProkhorisS, Le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 111.

[11] J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of sex,  Routledge, New-York-London, 1993, p. 96.

[12] Ibidem, p. 105.

[13] J. Lacan, Séminaire III. Les psychoses, Seuil, Paris, 1981, p. 200.

[14] M. David-Ménard, « L’institution des corps vivants selon Judith Butler », inSexualités, genres et mélancolie, Campagne Première, 2009, pp. 197-212, p. 200.

[15] G. Rubin, “Thinking Sex : Notes for a Radical Theory of Politics of Sexuality”, inPleasure and danger: exploring Female Sexuality, Routledge and Keagan Paul, 1984, French translation, in G. Rubin – J. Butler, Marché au sexe, EPEL, Paris, 2001, p. 79.

[16] S. Prokhoris, Le sexe prescrit ; La différence des sexes en questionop. cit. p. 189-190.

[17] G. Rubin, “Thinking sex: Notes for a radical theory of the Politics of sexuality” in Carol S. Vance, Pleasure and Danger. Exploring Female Sexualityop. cit. p. 90.

[18] Ibidem, p.88.

[19] Ibidem, p. 89.

[20] J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of sexop. cit p. 1.

[21] Ibidem, p. 2.

[22] Ibidem, p. 95.

[23] J. Butler, Gender trouble, Routledge, Ney York – London, 1990, p. 127.

[24] M. David-Ménard, “L’institution du corps vivant selon Judith Butler”, inSexualités, genres et mélancolieop. cit. p. 204.

[25] J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of sexop. cit p. 14.

[26] Ibidem, p. 22.

[27] S. Prokhoris, Le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 67

[28] E. Fassin, La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations, in  Multitudes, n. 26, 2006, electronic version.

[29] PROKHORIS, Le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 278.

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur

Brève rencontre avec le philosophe Imré Toth

par Caterina Rea
« La capacité du langage à formuler des récits sur des objets qui n’existent pas »…

 Le philosophe Imre Toth, est né en 1921 dans la Transylvanie hongroise attribuée à la Roumanie par le Traité de Versailles[1]. Il vit actuellement en France. Sa carrière académique préfigure celle des universitaires et chercheurs d’aujourd’hui : il a enseigné dans de nombreux pays d’Europe ainsi qu’aux Etats-Unis[2]. Imré Toth est plutôt connu aujourd’hui comme tenant et ardent défenseur de la « philosophie continentale » face à celui de la « philosophie analytique ». Mais cet auteur, infatigable érudit, en connaît autant sur chacun de ces courants philosophiques, et davantage. Ma rencontre avec lui a été l’occasion de mieux situer son riche parcours dans le paysage philosophique contemporain, et d’explorer sa relation, profonde et quelque peu cachée, à ses sources juives.

Une multiple non-appartenance

Esprit libertaire et réfractaire à tout communautarisme et à toute revendication identitaire, il a toujours recherché cette richesse propre à la culture, la différence et la plurivocité de l’humain, à travers la littérature et tout mouvement de la vie de l’esprit. Etre juif, pour Toth, « ce n’est pas avoir un particulier lien de sang, ni même appartenir à une religion ». Le judaïsme et « particulièrement celui de la Diaspora », marque pour lui une « modalité de vie, la possibilité d’une transgression permanente de ses propres frontières ». Une forme de déracinement ? Pas vraiment, le philosophe ne semble pas adopter ce terme, il déclare ne jamais avoir eu de problème de déracinement, en dépit de ses installations en des lieux divers et variés – peut-être même que la facilité avec laquelle il a pu bouger en est la preuve.

« Etre juif ce n’est pas se sentir étranger », nous dit-il, mais plutôt « reconnaître une forme d’appartenance à la vie de la culture ». Il rappelle combien les juifs de l’Est se caractérisaient par leur attachement à la lecture, par leur lien à la vie culturelle en général : de Thomas Mann à Marinetti, de Montaigne à Dante, « la lecture comme facteur unificateur », la vraie valeur de la culture juive. C’est-à-dire que, remarque Toth avec un langage qui ne masque pas bien longtemps son héritage hégélien, l’appartenance passe davantage ici par la vie spirituelle. Sa  manière de confirmer le refus de tout lien de sang, de tout « enracinement qui clôture et ferme à l’intérieur d’une prétendue pureté du propre ».

Une telle richesse d’expériences, de rencontres et de brassage de cultures a marqué, au fond, pour Toth, la vie de la Diaspora, qu’il ne faut dès lors pas confondre avec une simple panne de l’histoire, ou bien encore un épisode tragique que viendrait à réparer le retour en Israël. La Diaspora a incarné plutôt « une modalité unique de l’histoire qui a produit une contribution unique à la culture ». Toth rappelle le cas des juifs allemands et hongrois dont l’effort d’intégration a énormément contribué au développement culturel et social de l’Europe. Kafka et Freud, Hannah Arendt et Einstein, sont des exemples remarquables de cette « symbiose spirituelle, de ce brassage de cultures » – sans doute  incomplet et précaire, mais combien fécond.

La formation et l’Histoire

C’est ainsi que notre civilisation occidentale s’est formée comme un climat, avec beaucoup d’éléments qui gardent pourtant une certaine unité, celle qui en fait une atmosphère, un monde… une civilisation. Le mélange, la pluralité sont donc quelque part « originaires dans l’histoire. Il s’agit de les reconnaître et de les valoriser comme ce facteur premier et positif qui permet au changement et au dynamisme de se produire ».

Quels sont alors les philosophes qui ont d’avantage marqué la réflexion et le travail de Imre Toth ? Héraclite et Platon, Nicolas de Cues et surtout Hegel et Marx. Mais aussi les classiques de la littérature française, italienne et russe. Husserl et le mouvement phénoménologique n’y figurent pas. Ils ne sont pas partie du noyau, du « fond » de ses lectures et de ses interrogations au cours de ses années de formation.

Sa rencontre avec Husserl, Heidegger et le courant phénoménologique est plus tardive. Ayant d’abord baigné dans un monde philosophique largement dominé par l’empirisme logique[3], Toth s’en éloigne assez rapidement, « sans perdre pour autant la passion qui depuis le début l’attire vers le domaine des mathématiques ». Dans les moments les plus durs, notamment lorsqu’il était prisonnier pendant la deuxième guerre mondiale, il s’était consacré à l’étude des mathématiques d’Archimède. Mais « peut-on se concentrer sur de telles problématiques tandis que autant de gens sont tués? » Cette question le traverse encore et néanmoins il mesure que « ce travail lui a psychologiquement sauvé la vie ».

Ainsi il aime à dire que sa biographie, sa vie d’intellectuel, couvrent désormais presque un siècle. Oui, car il se sent « héritier direct de la vie de son père qui a traversé et vécu la Grande Guerre en tant qu’officier de la Division 12 d’Artillerie à Cheval de l’Armée Impériale et Royale de la Monarchie austro-hongroise ». Un père qui lui a transmis « toute son expérience de la guerre », avec une telle profondeur et vivacité que, depuis son enfance, il a eu la « sensation intense d’avoir participé et vécu personnellement les mêmes événements », de même qu’il s’en est «  approprié sans hésitation et sans réserves la profonde conviction antimilitariste et pacifiste ».

Son effort a été de réaliser « une conjonction entre la lecture, assidue et constante, l’élaboration culturelle et le vécu d’un homme de son temps ». Il répète, non sans une pointe de fierté, qu’il a été le « contemporain de son époque », « participant à tout ce qui s’est passé », a vécu, assumé ce moment historique avec ses luttes émancipatrices, mais aussi avec ses contradictions.

L’Europe

Toth a adhéré au marxisme, dans lequel il voit « le courant spirituel de notre temps, incarnant l’espoir, les luttes sociales, qui durant presque cent cinquante ans ont permis à l’Europe moderne de se constituer ». Marx et Hegel forment la base et la référence de la réflexion de Toth, autant quand il s’en approche que quand il s’en éloigne, et ce, simultanément. De Marx , il reprend l’idée que l’histoire européenne (Toth souligne cette précision par rapport à l’expression marxienne) a été depuis toujours « histoire de luttes de classes », de conflits et d’oppositions sociales qui ont donné lieu au visage de notre monde occidental, le seul à développer le pouvoir auto-critique de la conscience.

La particularité que Toth attribue à l’Europe et à la culture occidentale n’est que le fruit des rencontres et de mélanges qui l’ont marqué jusqu’au tréfonds. D’ailleurs, pour lui, « toute notre histoire, l’histoire humaine incarne le processus d’émergence de l’esprit, de la subjectivité. Elle comporte le développement d’une nature domestiquée, d’une nature qui se connaît soi-même ». Entre nature et histoire, le rapport serait à la fois de continuité et de discontinuité. L’apparition du moi, marque une discontinuité, une rupture au sein même de la nature, à savoir celle de l’apparition, dans le monde, d’un sujet, capable de conscience, de revenir à son passé, domaine d’être autonome du savoir.

L’aventure philosophique

Ce qui fait la spécificité de l’humain c’est précisément, pour Toth, « l’autonomisation de son langage, dans sa capacité à formuler des expressions, des récits, qui portent sur des objets qui n’existent pas ». Et de fait, qu’est ce que ce qui imprime à l’organe de la vue la spécificité d’œil humain? Du point de vue de ses capacités optiques, l’œil de l’homme est de loin inférieur à celui de l’aigle, du chat, du lynx ou de la mouche. Certes, mais l’œil humain voit l’invisible, tandis que l’œil animal ne voit que ce qui est visible ». La poésie, le mythe, la littérature, mais même la philosophie ou les mathématiques, relèvent de cette capacité. Sur une tonalité ici presque merleau-pontienne, il affirme que « l’œil humain est donc l’organe de la vue de l’invisible. L’être humain est ainsi capable de réflexion et de liberté ». Pour conclure, j’aimerais souligner que s’il existe bien un « esprit marrane », et si celui-ci constitue une forme d’existence, modalité d’être, qui consisterait à assumer, de manière consciente et responsable, les contrastes et la richesse de la condition humaine, alors l’expérience de Imré Toth pourrait en être une éloquente illustration.
Caterina Rea

Eléments biographiques

Imré Toth a enseigné en Roumanie (Bucarest) de 1949 à 1968 et en Allemagne (Frankfort, Bochum et Regensburg) de 1969 à 1972.

Il a été professeur invité en Italie, et notamment à l’Istituto di Studi Filosofici de Naples où il donne des cours depuis 1984. En 1975 il a donné des cours à Paris au séminaire de Philosophie et d’Histoire des Mathématiques sous la direction de Maurice Loi, Jean Dieudonné et René Thom à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. En 1976-77 il a été invité comme visiting fellow à l’Université de Princeton, N.J., en 1980-81 il était Member de l’Institute for Advanced Study, Princeton N.J. En 1984 il est visiting professor à l’Université de Enschede, P.-B.

Bibliographie (très) abrégée

Revue Diogène n°216 (octobre 2006), où nous signalons en particulier l’article : La philosophie et son lieu dans l’espace de la spiritualité occidentale. Une apologie. Nous remercions Luca Maria Scarantino directeur de la rédaction, qui nous a mis en contact avec Imré Toth.

Essere ebreo dopo l’olocausto, trad. Maria-Bianca d’Ippolito, Cadmo, 2002

I paradossi di Zenone nel Parmenide di Platone, Bibliopolis, Napoli, 2006.

Le problème de la mesure dans la perspective de l’être et du non-être. Zénon et Platon, Eudoxe et Dedekind, in Mathématiques et philosophie de l’Antiquité à l’âge classique. Hommage à Jules Vuillemin, éd. Roshi Rashed, p. 21-99, Éditions du CNRS, Paris, 1997.

La philosophie mathématique de Frege et la « moderne Mathematik » de Dedekind, Cantor e Hilbert, in : Logic and Philosophy in Italy, ed. Edoardo Ballo, Miriam Franchella, p. 267-308, Polimetrica, Milano, 2006.

La révolution non euclidienne, in : La Recherche en histoire des sciences, p. 240-292, Seuil, Paris, 1983.

 

[1] en 1919
[2] voir quelques éléments biographiques et bibliographiques à la fin de cet article

[3] courant philosophique qui s’est développé au début du vingtième siècle en Allemagne, illustrée entre autres par le Cercle de Vienne (Carnap, Ayer, Schlick, etc.).