Notes sur l’assimilation
Claude Corman et Paule Pérez
A propos de Walter Benjamin,
Brève illustration de l’échec de la diaspora?
Claude Corman
Notes sur l’assimilation
Claude Corman et Paule Pérez
A propos de Walter Benjamin,
Brève illustration de l’échec de la diaspora?
Claude Corman
Claude Corman et Paule Pérez
Prologue
Tenter une mise en regard des » assimilations » juives en Europe et en Afrique du Nord expose à de nombreux risques comme celui de voir l’aspiration historique par les cultures et les politiques dominantes, ici des nations européennes, là des pays arabes, annexer ou marginaliser l’histoire spécifique des communautés juives ou celui de faire resurgir des polémiques entre ashkénazes et séfarades sur la tragédie centrale de la Shoah et l’excellence » intellectuelle » des uns et des autres, d’un point de vue étroitement » occidental » .
Mais plus encore que le risque elliptique ou tronqué de la symétrisation, une telle mise en regard ne nous paraît pertinente qu’en regardant ce qui nous fait désormais face et qui concerne l’histoire juive contemporaine au sens très large. De sorte que ce qui nous intéresse dans le passé » assimilé » des juifs en Europe et dans l’aire turco-arabe est aussi, et prioritairement, ce qui pourrait inspirer un judaïsme à nouveau brassé par le monde et ouvert sur lui, au sens formulé par Montaigne dans ces termes » pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autruy « .
De plus, ces » assimilations » à l’Europe pour les uns et au monde ottoman et arabo-musulman, pour les autres, quoique dissemblables, se sont, on le sait, en grande partie brisées que ce soit là par la volonté d’extermination des nazis (et à un moindre degré des staliniens[1]) ou ici par le processus de la décolonisation en Afrique du Nord, la naissance problématique d’Israël au cœur de l’Islam et surtout la guerre des Six jours, trois évènements qui ont successivement précipité le départ des juifs du monde arabo-musulman.
De sorte que notre interrogation porte sur un phénomène qui, tout en étant absent du présent du monde, confronte des restes, imaginaires, mémoriels ou symboliques, à la collision des cultures et à l’accélération vertigineuse des échanges qu’implique désormais la mondialisation ; ce phénomène qu’il n’est pas faux de qualifier de spectral (dans l’acception qu’en propose Marx au début du Manifeste) constitue sans aucun doute un autre pôle du judaïsme contemporain, un judaïsme qui questionnerait non plus son extinction, ou sa persécution, mais la singularité de son apport à la culture européenne et méditerranéenne. Non pas contre, mais à côté du pilier religieux qui n’a jamais cessé d’être au cœur de l’alliance et du pilier politique qui se résume aujourd’hui au poids d’Israël, comme Etat des Juifs du monde entier, comme Etat de repli des juifs en cas d’échec de la diaspora, comme Etat » insulaire « , à l’avenir encore incertain…
Une raison supplémentaire de mettre en regard nos réflexions européennes et nord-africaines (ou méditerranéennes) est livrée par les développements actuels des révolutions arabes et la poussée d’un mouvement salafiste autoritaire, obscurantiste, de type néo-fasciste qui a des visées expansionnistes sur le continent africain, d’autant plus dangereuses que ce dernier est appelé à devenir dans les trente prochaines années le continent le plus peuplé de la planète.
De sorte que s’il était autrefois aisé de délimiter les expériences européennes et orientales des Juifs selon une appartenance majoritairement ashkénaze ou séfarade, on peut considérer aujourd’hui que le salafisme violent, sectaire et haineux qui tend à gouverner une partie des terres d’Islam, en étant d’une certaine manière l’héritier du nazisme européen, a conjoint ces deux histoires! Et il nous apparaît ainsi urgent de re-parcourir ces histoires amputées, parfois anéanties de l’ » assimilation » juive dans les Territoires de la Chrétienté et de l’Islam afin de penser une autre voie commune à l’Europe et à la Méditerranée que celle des nouvelles guerres religieuses qui s’y ébauchent déjà et peuvent déconstruire l’Europe et briser l’élan démocratique africain plus activement, plus rapidement que les crises financières…
Un temps du retour chez soi
Dans l’atmosphère polémique issue de l’insolvabilité du conflit israélo-palestinien, l’apartheid[2] réciproque des deux peuples s’est de bataille en bataille, d’attentats en représailles, imposé face à l’idée de confédération, désormais considérée comme une impasse, une utopie dangereuse ou inaccessible. A la défense d’un Etat juif, d’un Etat fait majoritairement pour les Juifs, correspond logiquement la revendication symétrique d’un Etat palestinien fait majoritairement pour les Palestiniens.
Rien n’est toutefois plus compliqué qu’un apartheid réussi, qu’un divorce à l’amiable. La non-continuité des territoires palestiniens, la création de blocs de colonies israéliennes au-delà de la ligne verte, l’hégémonie du Hamas sur Gaza, les questions de sécurité, de frontières et de souveraineté militaire de l’Etat hébreu sur l’ensemble Israël-Palestine, et le développement régional de pouvoirs issus de la mouvance islamiste sont autant d’obstacles à la création de deux Etats vivant en paix l’un à côté de l’autre.
Du coup, le déséquilibre persistant entre les deux peuples est si radical que seul l’Etat juif paraît en mesure de jouir de la situation de l’apartheid, préalablement consenti par les deux peuples, et il se trouve de la sorte assimilé à un régime néo-colonial interprétant à son unique avantage les problèmes de souveraineté et de frontières. Israël est de fait coupé du reste des Nations aux yeux desquelles la légitimité d’un Etat palestinien n’est plus depuis longtemps discutable. Mais comme Israël est de plus en plus isolé au Proche-Orient, un sentiment prévaut dans le monde juif : ce n’est pas celui que l’Etat hébreu exerce activement un apartheid ou à tout le moins tire seul avantage de la solution bloquée des deux Etats, mais tout au contraire qu’il subit un siège, un enfermement, une mise à part. Au kaddosh antique de la coupure du peuple élu répond aujourd’hui la nouvelle solitude d’Israël.
Le recul des perspectives de paix accroît la perception désenchantée d’une solitude non souhaitée mais vécue comme absolument nécessaire. Et par la durée interminable du conflit, cette » situation » de rupture, de séparation s’est élargie à la taille et a revêtu le sens d’une destinée : « l’Europe nous a menti, le monde arabe ne veut pas la paix, nos concessions nous minent et nous affaiblissent, nous sommes seuls, malgré nos alliés. Et qui plus est, on nous accuse d’être un Etat raciste, un Etat d’apartheid ». Et par analogies, par proximités, par hasardeuses mais sans doute inévitables identifications, voilà que cette solitude ressentie des Juifs d’Israël a gagné de nos jours une fraction importante du judaïsme diasporique. Etre Juif, c’est à nouveau devenu équivalent à être seul, être quoi que l’on fasse un banni de l’état naturel du monde, un non-frère en humanité. Autant s’y résigner et vivre intensément son judaïsme… Au moins, quelques lumières éclaireront-elles les ténèbres les soirs de Chabbat.
Cet état d’esprit s’est instauré comme un courant de fond au cours des dernières années. Pour ce judaïsme diasporique davantage nourri et travaillé aujourd’hui par les menaces qui pèsent sur la survie d’Israël que par les réminiscences du judaïsme exilique d’avant la Shoah en Europe, côté ashkénaze, et, côté séfarade, de la période coloniale avec l’influente présence européenne (surtout française) en Méditerranée, la voie ancienne de l’assimilation est bien plus désormais regardée comme un renoncement, une trahison, une défaite : une soustraction « amenuisante » des composantes juives, une acculturation sans processus reverse. Et pour nombre d’intellectuels israéliens, les juifs restés en Europe ont « baissé leur froc » dans une abdication félonne de leur judaïté. Cela se passe un peu comme s’il fallait choisir entre deux bords : d’un côté sa famille immémoriale, venue des quatre coins du monde rejoindre le foyer, et de l’autre, le monde des peuples avec l’abstraite condition humaine. Cette position est bien, peu à peu, devenue doxa.
L’assimilation ou le clivage, la séparation
Pour certains, l’alternative semble radicale, exclusive et indépassable, comme l’est encore bien davantage la claire définition des termes de l’alternative. Qui se risque à formuler des doutes sur la nature intrinsèque de ces termes en questionne la portée, l’horizon, le devenir, ruine selon eux l’essence inaliénable du peuple juif dont l’injonction biblique de l’élection (et l’histoire vécue de cette élection) a toujours été le point de clivage d’avec le reste des Nations qui composent la majorité de l’humanité. La solitude du Juif reste pour eux l’équation fondamentale du judaïsme, quand bien même Israël, peuple pasteur, espère placer un jour l’humanité globale sous le rayonnement de YHVH, le tétragramme. Cette élection, la plupart du temps comprise par les autres comme une arrogance plutôt que comme une charge, nourrit encore aujourd’hui une partie du discours antisémite occidental du monde chrétien, en identifiant la séparation du juif et du goy (l’humanité des sans-grade ni fonction religieuse) à un insoutenable processus de distinction du pur et de l’impur, et à la reproduction d’un apartheid devenu quasi-ontologique. Pour l’œil antisémite, les Juifs, par le kaddosh[3] de l’élection, de la mise à part, sont les principaux responsables de la haine qui les poursuit. Ce sont eux qui édifient les murs de leur confinement en refusant l’offre paulinienne de la Révélation au monde majoritaire des Païens. Le ghetto juif est leur création, leur vocation, comment pourraient-ils s’étonner de vivre plus tard dans des juiveries, quartiers assignés et villages isolés?
L’antijudaïsme musulman, quant à lui, n’est pas largement théorisé au fil des siècles comme l’antijudaïsme chrétien qui s’est alimenté d’exégèse dans l’effort séculaire programmé de l’Eglise à faire disparaître les signes de « l’ancienne religion » pour lui substituer la « nouvelle ». Cet antijudaïsme chrétien s’est, on le sait, continûment enrichi au fil du temps d’autres figures repoussantes comme celle, méprisable, de l’usurier Shylock ou celle, inquiétante et trouble, de l’apatride, du cosmopolite, de l’hérétique révolutionnaire, avant de rebondir avec la mise en accusation d’Israël comme Etat systématisant la distinction raciste des populations juives et arabes. Ce dernier point ne fait que souligner le choix initial fait par Israël, Etat juif, de la coupure, de la séparation, de la démarcation contenues « métaphysiquement » dans les principes fondamentaux du judaïsme des origines.
Mais du coup, comme les antisémites et les antisionistes ne désarment jamais sur leur vision univoque et partiale de l’apartheid, que ce soit à Durban ou dans les appels au boycott du cinéma, de la littérature ou de la science israéliens qui se multiplient en Europe, une grande proportion de juifs réfléchit cette atmosphère pour le moins hostile comme une invitation croissante à se couper, se circoncire du monde des Goyim, quand ce n’est pas les circoncire des prémices que le fait juif représente – ce qui revient à se définir superlativement comme Juifs.
Et ainsi, le juif « convenable » de notre époque serait celui qui surenchérit dans ses témoignages de fidélité à la Tradition et son attachement inconditionnel à Israël par crainte d’handicaper et de trahir sa judaïté ou de la mettre, en idiot utile, au service des antisémites aux yeux desquels la singularité juive est toujours une infamie, une insulte à l’universalisme dans son acception non-juive, et une menace. Or, si l’antisémite ne crée bien évidemment pas le Juif, c’est tout de même lui qui unifie et rassemble toutes les figures disparates du judaïsme en fantasmant sa radicale et homogène singularité. Unification grotesque et ignorante, parce que si les juifs et le judaïsme ont jusqu’ici survécu, c’est bien parce que le Juif authentique, le Juif achevé ou exemplaire, archétype, n’existe tout simplement pas.
Le Juif se décline toujours au pluriel, dans le nom du peuple et dans le mouvement permanent et chaotique qui lie le peuple, sa religion et son histoire dans le mouvement général des Nations : à Auschwitz, ce n’est pas Yom Kippour ou Pourim que l’on anéantit, mais des fractions très larges du peuple juif que les nazis et leurs hommes de main ont définies selon des critères raciaux validant leur projet d’extermination, des plus visibles et pauvres aux plus assimilés et riches.
Quelle assimilation pour qui?
Les dernières décennies en ont bien bousculé le concept. En Europe, l’horreur de la Shoah en a montré comme on sait la tragique butée, la part illusoire et les redoutables ambivalences, car chez un juif et chez un antisémite c’est pour des raisons opposées qu’elle s’avère chose éminemment paradoxale. Dans le monde ashkénaze, « Qu’ils s’assimilent! » cela pouvait signifier aussi bien : « Que ces gens-là disparaissent, qu’ils soient littéralement digérés! » et donc, partiellement éliminés en déchets, partiellement transformés en nutriments recyclés, dans les sociétés allemande, autrichienne, hongroise…, le corps social assurant cette supposée physiologie. Et pour les populations, cela fut diversement vécu au plan existentiel. Du chrétien au juif dit athée et à l’intellectuel resté juif et exerçant des fonctions académiques voire politiques. Pour les premiers comme pour les seconds, l’assimilation n’est jamais complète et ne peut l’être.
Chacun est d’une manière ou d’une autre rattrapé par les siècles d’histoire, les générations et les fantômes familiaux. Le premier reproche au juif même bien intégré de n’avoir pas réussi à disparaître en faisant oublier sa judaïté, ou alors de s’être fait oublier pour tromper et profiter d’une situation… Les seconds pourront se raconter être assimilés, mais pas longtemps, les circonstances les rappelant à eux-mêmes. Ils feront, d’une manière ou d’une autre dans leur terre natale et celle de leurs pères, l’objet d’un rejet venu de l’extérieur, quand ce n’est pas l’expérience intime d’une transmission irréductible voire une secousse les renvoyant à un exil, à une injonction ou à une différence fondateurs. Et, en effet, peut-on abolir par le volontarisme la transmission millénaire des générations, de part et d’autre? L’Histoire et la psychanalyse ne cessent d’en écrire des versions tragiques, brisées, inouïes. L’assimilation ne peut être que partielle. Mais c’est loin d’être une raison suffisante pour rejeter ce qu’elle représente d’ouverture, de coopération et de dialogue féconds entre les mondes.
Nous avons largement développé dans un précédent article, » Marranité et Lumières « [4] la prodigieuse contribution du judaïsme ashkénaze, de Mendelssohn à Einstein et Arendt, à la culture et à la science européennes, sur une période de près de deux siècles. Le diagnostic sioniste d’échec de la diaspora sur lequel nous revenons plus loin n’est pas loin d’escamoter et parfois d’oublier la part féconde de ce judaïsme » assimilé « . Ici, s’agissant d’Israël, nous voudrions y évoquer aussi la part séfarade, ou en tout cas amorcer l’intégration d’une réflexion sur cette composante dans la combinatoire complexe de l’Etat hébreu. Et comment cela pourrait-il se voir, se formuler et s’agencer dans des repères conceptuels qui sont à la fois semblables et différents, moins occidentaux, sur un contexte non chrétien, ou de biais ? A quelle période remonter dans les calls, mellahs et les haras[5], en « Terres d’islam »? Du fait des modes de diversité spécifiques du judaïsme séfarade, dans l’Empire Ottoman principalement, la question s’avère difficile à « établir » au sens de l’historien, car dans ce monde l’Archive et sa tenue, l’écrit, n’ont pas le même statut et destin qu’en Europe. A un pôle, certains Etats ne permettent pas l’accès aux archives qu’ils peuvent détenir, et quant aux populations elles-mêmes, à l’autre pôle, la conjugaison de leur conditions de vie et de la culture qu’elles ont pu développer ne pouvaient favoriser ni système ni esprit de « conservation muséale »[6]. De par sa démographie, son ethnologie, sa stratification socio-économique, son statut civil et judiciaire, son habitat, dans ses confrontations aux milieux et les ballottements ou maltraitances, le monde juif en terre d’Islam est segmenté voire émietté[7]. Outre le fait d’être « dhimmis », citoyens dits protégés, ce qui induit comme on le sait infériorité et minorité, ce que ces juifs avaient en partage était d’être fidèles à la tradition juive, avec de nombreux rabbins, exégètes, juges, lieux d’études et édifices religieux.
Ces juifs étaient intégrés localement et, si la propriété ou certaines charges[8] leur étaient inaccessibles, ils exerçaient de nombreux métiers au milieu des musulmans, notamment les artisanats et le commerce, dans les souks des médinas. Si les lettrés connaissaient bien l’hébreu, les populations, elles, parlaient les langues du crû, arabe, berbère, turc, et aussi en privé des parlers composés, tels le judéo-espagnol, le ladino, le judéo-arabe[9]. Et même si ces juifs étaient diversement traités, parfois véritablement victimes d’abus au gré des pouvoirs régnants ou des résultats des récoltes, il y eut assimilation. Mais qui de toute évidence ne fut pas émancipatrice[10].
Et cependant, notamment pour les citadins et certaines élites, ces communautés n’étaient pas pour autant complètement coupées de l’Europe, avec laquelle des échanges (commerciaux autant que religieux) sont avérés. Et pour cause, bien qu’étrangement on n’ait pas insisté sur ce que cela impliquait ou préfigurait, c’est d’Europe qu’étaient venus au fil des siècles un nombre significatif de juifs chassés par les chrétiens[11]. S’ils avaient voulu l’oublier, des traces variées le leur remémoraient, à commencer par un nombre important de leurs patronymes voire des toponymes des localités qu’ils avaient peuplées. Ces juifs s’étaient assez bien mélangés avec les populations juives plus anciennes ou « autochtones ».
C’est si nous perdions cela de vue qu’on trouverait étonnante la rapidité d’adaptation ultérieure des juifs « au Progrès » dans leur diversité et, pour une bonne part, au « modernisme », dans le contexte de ce que sera la domination coloniale française. Ce mouvement, cela non plus n’a pas été beaucoup considéré[12], suivit d’assez près celui des juifs d’Europe malgré une situation économique, sociale et industrielle inférieure. Le colonisateur ne s’y est d’ailleurs pas trompé en s’appuyant sur certains groupes juifs vus et désignés comme « européens ». Les juifs y ont gagné manifestement en principal la sortie de la dhimmitude avec son endémique maltraitance et la minorité qui lui est attachée, ainsi que certaines formes d’ostracisme comme celle liée aux droits de propriété.
Ce mouvement s’initia dans le premier tiers du XIXème siècle et se confirma par la suite (notamment pour l’Algérie avec le décret Adolphe Crémieux en 1870). Il eut un accélérateur de poids : l’Alliance israélite universelle (AIU)[13] fondée en France. On peut alléguer que, pour une bonne part d’entre eux, parmi les plus pauvres, cela créa un nouveau phénomène de bascule langagier, culturel et identitaire : cette fois ce fut un passage de l’Orient à l’Occident.
A cette époque, le mouvement sioniste et l’Alliance fonctionnaient en parallèle dans la vie juive, l’Alliance n’étant pas engagée dans le sionisme mais dans la protection et notamment l’instruction française des jeunes juifs, dans des régions où une majorité d’entre eux ne bénéficiaient d’aucune aide élémentaire. Le XX ème siècle a vu ainsi évoluer les juifs méditerranéens, notamment ceux d’Afrique du Nord, dans un mouvement qui fut une massive émancipation avec une forte promotion sociale et l’émergence de nouvelles élites[14]. C’est ainsi qu’en 1900, tandis qu’au Maghreb sous domination française les juifs occidentalisés se tourmentaient jour après jour du sort du capitaine Dreyfus en lisant les journaux français, les religieux constituaient des îlots de résistance à l’ouverture occidentale. Cette image dichotomique illustre deux manières d’être, toutes deux juives.
Ainsi, la question de « l’assimilation » des Séfarades, selon les époques et les lieux – l’espace et le temps – est marquée par diverses stratégies d’adaptation, de traversées langagières et culturelles : départ d’Europe et coupure d’avec son inhospitalière chrétienté, brassage durant plusieurs siècles dans une société turco-arabo-musulmane, mixité sociale plus ou moins prégnante avec l’Europe dans la France coloniale, avec un repli de certains religieux. Diversité ayant forcément constitué une série d’inscriptions mémorielles. On peut déceler dans chacune de ces strates les signes d’une forme de marranité mobilisable sous des formes différentes[15], comme dans un chaînage à la fois discontinu et pourtant dans son fonctionnement, continu.
Et cependant, en connaît-on vraiment autre chose que des idées reçues? A savoir que « les Séfarades » se réduiraient à deux composantes : d’abord, ils n’auraient rien connu de la Shoah. A cet égard l’histoire apporte aujourd’hui les correctifs minimaux qui s’imposaient en citant les juifs qui furent déportés de toutes les zones de la Méditerranée et ceux qui s’engagèrent dans la Résistance. Puis leur judaïsme lui-même, celui qualifié plus d’une fois de déliquescent, de « syncrétisme islamisé » dans une interprétation hâtive et fausse de la position des religieux face au modernisme. Ces juifs ont survécu – parfois grâce à des conduites subtiles d’esquive ou de défausse[16] – et se sont développés en milieu ouvert sans s’y fondre cependant, dans une forme d’intégration originale bien que peu glorieuse et non uniforme qui, au final, garda vivante une tradition, tour de force en milieu relativement ou partiellement réservé mais pas fermé… C’est comme juifs fidèles justement qu’ils s’y sont maintenus au point que, par une ironie de l’inconscient, nombre de ceux originaires d’Espagne ou du Portugal en avaient même conçu au fil des siècles une censure, un oubli ou un déni de leur période de marranisme. Une bonne part s’étaient convaincus que c’est volontairement que leurs ancêtres avaient quitté ces pays, parce qu’ils refusaient d’être marranes, en récusant vivement comme traîtres et réduisant l’appellation de marranes au sens de l’insulte initiale aux « vrais » convertis restés dans la Péninsule ibérique. Or, il ne leur était pas possible de l’affirmer aussi catégoriquement dans tous les cas de figures car un flou demeure sur la provenance exacte de nombre d’entre eux[17]. Ainsi ils furent doublement marranes. Sous cet angle, on peut dire que le marranisme puis un certain marranisme du marranisme ont bien été, dans ce cas de figure, autant de facteurs renforçateurs de fidélité au judaïsme.
Qu’on s’autorise ici comme ligne de fuite une notation adjacente de sociologie empirique. Les juifs d’Afrique du Nord eux-mêmes étaient assez peu conscients du talent si particulier qu’ils avaient déployé à se maintenir. Cette « société » sans trop le savoir était animée d’une sorte d’humour polyglotte et d’une auto-dérision reconnaissable dans le monde juif. Ils ne se prenaient pas au sérieux, ne se pensaient guère comme des éléments de la grande Histoire du monde, tournaient les tragédies en bruyante expansivité, et n’avaient pas beaucoup le sens de la conservation de quelconques traces matérielles, documentaires ou muséales de leur existence puisque, justement, ils ne considéraient pas que tout cela constituait une « culture » au sens occidental du terme. Ils avaient une identité de « gens ordinaires, sans Histoire » et la conviction que leur grandeur était derrière eux. Avec ce fait notable cependant, qu’en dépit de cela, il s’est trouvé dans le temps difficile que fut la Guerre de Six jours, des gens très ordinaires qui n’avaient pas une excellente opinion de leur judaïsme pour sauver les rouleaux de Tora et les livres des nombreuses petites synagogues afin de les mettre à l’abri, geste réflexe ancestral qui révélait là l’indélébilité du souvenir que le viatique premier du juif en partance réside dans ces racines de papier.
Cette société et ses descendants immigrés en Europe ou en Israël – n’a même pas eu besoin d’essuyer la supériorité des Ashkénazes pour se défaire d’une quelconque fierté : de fierté ils n’en avaient pas. Retour et signe d’un refoulé marrane? Quoiqu’il en soit, c’est bien comme juifs qu’ils y ont vécu jusqu’à leur départ définitif au milieu du XX ème siècle. Les derniers (ou presque) en sont partis[18] en effet un peu avant et après la Guerre de Six jours (1967) : c’est bel et bien en tant que juifs convaincus d’une fidélité à Eretz[19] Israël tant nommée aux veillées de Pessah qu’une fois de plus ils sont allés ailleurs dans une pression à quitter leur pays depuis des générations. Tout ceci gagnerait à être revisité dans l’Israël du XXI ème siècle.
Le mouvement sioniste
et l’échec anticipé de la diaspora
Dans le sionisme des origines, on rencontre des socialistes qui veulent faire alliance avec le mouvement communiste internationaliste et des zélateurs de l’idée nationale radicale à l’instar de Jabotinsky, des rénovateurs du judaïsme qui défendent la conception d’un Etat bi-national juif et arabe et une myriade de petits partis religieux qui aimeraient faire de la halakha la loi civile de la jeune nation. Aucune unité n’existe sinon sous la forme de la réaction » unitaire » à la menace ennemie qui peu à peu propulse la force armée à la tête de l’Etat, phénomène historique absolument neuf et sidérant après deux mille ans de néant politique et d’évanouissement de la violence d’Etat. La plupart des sionistes avant Auschwitz ont des liens forts avec la diaspora européenne, et si le sionisme a vocation à dépasser la diaspora juive dans tous les domaines, il ne serait venu à l’idée d’aucun d’entre eux d’imaginer un foyer juif coupé de l’histoire de l’Europe, de l’Amérique, de l’URSS ou du monde arabo-musulman.
Dans un entretien d’Alexandre Adler et de Denis Peschanski sur l’édition récente du journal de Ben Gourion[20], il est dit: » Au cœur du projet (sioniste) de Ben Gourion se trouve la preuve même de l’échec de la Diaspora. Pour lui, ce qui était en cours prouvait qu’un Etat juif était nécessaire pour que les juifs ne soient pas entre les mains de ceux qui les accueillent bon gré mal gré, et qui peuvent donc les accepter ou les persécuter… » En quelque sorte, la Shoah n’a certes pas créé le sionisme, mais elle a » validé » ce que certains voient comme l’échec de la vie en Diaspora, et qu’ils nomment de l’expression plus grossièrement elliptique : l’échec de la Diaspora.
Tout se passe comme si l’émancipation juive n’avait jamais existé et que l’on pouvait en Europe faire l’économie de la prise en compte du poids des rivalités nationales dans la construction et les succès de l’antisémitisme radical de la première moitié du XXe siècle. Or, l’affaire Dreyfus aurait-elle pu éclore avec toute son intensité dramatique si les haines, les rancœurs, les folies nationales n’avaient pas coulé à flots dans l’esprit des peuples allemand et français ? Le parti nazi eut-il pu parvenir au pouvoir si le Traité de Versailles n’avait pas humilié les vaincus de la Grande guerre ?
L’ainsi nommé échec de la Diaspora est tout aussi bien l’échec de la paix européenne. C’est la fécondité des conversations entre Jean Jaurès et Stefan Zweig, Sigmund Freud et Romain Rolland qui fut brisée par l’incorporation nationale des hommes à leurs patries respectives en guerre, telle que la décrit dans sa conclusion terrible de « la Montagne magique », Thomas Mann.
Cette logique et vision de « l’échec de la Diaspora » est réactivée par toutes les violences du Proche-Orient et les relances de boycott de certains universitaires européens. Et elle a fini par promouvoir sinon imposer la dimension traditionaliste, religieuse, » halakhique « , hébraïsante de l’être juif. Après chaque violence antisémite en Diaspora, les appels à l’aliya s’amplifient. Nous voilà donc confrontés à une situation difficile où non seulement le judaïsme est-européen a été presque entièrement détruit par le nazisme (et avec lui la langue hybride du yiddish), mais où il est de plus en plus » salutaire » d’oublier ou de sous-estimer le judaïsme diasporique multiséculaire qui a abouti parallèlement à l’assimilation et à l’extermination. Et peu après, dans la décolonisation, au départ éclaté des juifs du monde arabe (et avec lui la fin du judéo-arabe).
Le judaïsme européen assimilé des derniers siècles, entend-on de nos jours, par une rétrospective qui se voudrait explicative anticipait désastreusement la disparition interne du judaïsme par les mariages mixtes et l’abandon progressif des traditions avant d’être lui-même anéanti par l’ennemi hitlérien et stalinien. Benny Lévy a fait de la coupure avec l’Europe, l’Europe des criminels et des bourreaux, la condition initiale du salut juif, pas même du salut, de la simple existence juive !
Aussi bien, c’est sans grandes réserves ou nuances que l’histoire de l’assimilation a été confondue avec celle de la liquidation brutale ou par étapes de l’être juif européen. Rares sont ceux qui discutent aujourd’hui la profondeur, la densité, la force de transmission de ce judaïsme urbain et cultivé d’avant Auschwitz et 1948, peu ou pas religieux, plus ouvert aux sciences et aux arts de son temps quand il ne participait pas en priorité à leur édification… Judaïsme forcément moins pittoresque et » innocent » que celui des communautés juives villageoises russo-polonaises auxquelles est désormais réservé un traitement nostalgique et positif. Et pas seulement par la littérature d’Isaac Bashevis Singer !
Et comment s’étonner alors que ceux qui entendent se démarquer de cette double référence à la tradition religieuse et à l’Etat d’Israël qui imprime si fortement sa marque sur la conscience juive contemporaine endossent avec un déplaisir plus ou moins marqué les nominations aporétiques qu’au reste parfois ils s’attribuent eux-mêmes, comme juifs non Juifs (avec des orthographes variables et des tirets accessoires), Juifs spinozants, ou judéo-gentils, et commettent fréquemment les gaffes qui les précipitent, indignes et hébétés, dans les terres éclairées par le froid soleil antisémite ?
Comme dans l’opposition du christianisme et du paganisme, des Grecs et des Barbares, l’univers se coupe à nouveau radicalement entre le » eux » et le » nous « [21]. Peu à peu, comme toute eschatologie réglée sur l’heure du dénouement, les masques des faux amis tombent, les sourires hypocrites des alliés temporaires se muent en simagrées et en grimaces, la frontière des uns et des autres brûle sur la scène ardente de l’humanité. Toutes les intensités d’appartenance finissent par produire, quand l’heure est opportune, ces appels à la défection, au retrait, à la séparation d’avec le courant général du monde qui charrie le mal et l’oubli.
Quand un intellectuel de la diaspora rentré au bercail invite tous les juifs européens à se défaire et divorcer de l’Europe, à se défaire du mensonge séduisant de l’Europe, à se dés-apprivoiser de sa rationalité égalitariste et niveleuse, c’est peut-être parce que scintille à nouveau dans son esprit l’éclat de la rédemption messianique. Mais c’est plus sûrement parce que la lumière de Sion, même affaiblie, porte à ses yeux bien au-delà des Lumières européennes qui ont laissé les ténèbres du nazisme et du stalinisme recouvrir le Vieux Continent. Toutefois, un tel appel au retour à la Maison comporte de hauts risques d’autisme et de dégradation du message juif.
Diana Pinto souligne dans son livre » Israël a déménagé » la dangereuse alliance de l’ultra-technologie et de l’ultra-orthodoxie religieuse qui se répand en Israël, phénomène qui fortifie un courant ethno-nationaliste xénophobe et de plus en plus fermé aux autres. La tension entre le Buisson ardent et l’Agora, à ses yeux constitutive de l’universalisme juif et du sionisme originaire, tend de plus en plus à disparaître. Les liens entre l’Europe et Israël sont menacés.
L’auto-suffisance comme perspective ?
Des intellectuels juifs comme Schmuel Trigano soutiennent que le judaïsme comporte en lui tout ce qui fait une civilisation. Nul ne peut nier qu’Israël est riche de tout cela : une culture bouillonnante et qui ne craint aucune subversion, une proportion exceptionnelle d’érudits, un système politique, des artistes brillants, les plus grandes avancées technologiques, une science fondamentale et théorique exceptionnelle, une médecine de pointe et, de surcroît, des savants en matière de Tora, des rabbins prodigieux… Tout cela constituerait de quoi vivre en autarcie, alors que, dans le même temps, peut-être par opposition à leurs voisins, ils se disent décidément occidentaux. Mais cela est-il suffisant pour qu’il soit possible de vivre dans une telle autarcie symbolique? Peut-on parcourir indéfiniment l’orbe Brooklyn-Tel Aviv en sautant littéralement par-dessus le Vieux Continent? Fait renversant comme une chute d’histoire juive, géographiquement, Israël appartient à l’Asie. Peut-être lui est-il plus aisé de faire lien avec le sous-continent indien que de se souvenir qu’à peine une ou deux générations en montant, l’allemand, le polonais, le hongrois, le russe, le français ou l’arabe – et les langues composites qu’Israël a fait disparaître – se causaient en maisons juives[22]?
Le propos n’est pas d’évoquer une quelconque « dette » à l’égard du monde arabe ou de l’Europe, mais bien de traces forcément transmises par les générations. Le peuple juif, avec son lien à la lettre, pourrait-il croire l’oublier ? N’est-on pas ici à deux doigts d’une analogie avec un vieux syndrome psychotique du monde chrétien, à savoir le déni millénaire de la judéité de Jésus?
L’intégration à l’israélienne pourrait-elle y faire disparaitre « l’Europe » par une étrange symétrie avec l’assimilation en Europe qui devait en faire disparaître « le juif », ainsi que l’héritage complexe des Séfarades venus des pays arabo-musulmans – et ainsi après avoir fait disparaître la disparité des langues, et ce qui s’y attache, araser un énorme « immatériau »?
De son côté, Armand Abécassis[23], qui n’est pas réputé pour sa passion des polémiques, s’en prend à l’autisme ravageur d’une caste de rabbins français mal formés, stupidement imperméables à l’immense champ des savoirs profanes et qui provoquent d’énormes problèmes pour les mariages et les conversions. Il conclut ainsi son article : » Contrairement à la philosophie païenne, qui part de l’être pour en déduire la notion de relation, la révélation donne la relation en premier. Aux hommes de se débrouiller ensuite pour la faire perdurer dans l’existence. Voilà ce qu’on devrait garder à l’esprit si on veut éviter que le judaïsme ne se fige dans une supposée identité de l’être juif et ne se dégrade en une forme de paganisme « . Ou en une forme de néo-dogmatisme, dans le renoncement à toute la vitalité du questionnement et du sens de l’altérité qui constitua le Peuple!
Une part des jeunes juifs venus du Maghreb ont été enseignés par des rabbins ashkénazes, en France ou/puis en Israël. Une bonne part ne se sont pas contentés de les enseigner. Ils ont développé un mouvement violemment contempteur du judaïsme de leurs pères, traitant celui-ci d’arriéré, d’ignorant. La survivance et la subsistance du judaïsme séfarade, notamment en Afrique du Nord, dans une sorte de génie propre, aurait-il donc survécu et rejoint le foyer juif pour s’y faire vilipender?
Les Séfarades du Maghreb nourrissaient une certaine allégeance admirative envers les religieux d’Europe, et ils n’ont eu aucune révolte à encaisser la thèse de leur prétendu abâtardissement sous le joug arabo-ottoman. Il est même arrivé à certains de croire qu’ils étaient « en retard de 300 ans sur les juifs européens ». Ils n’avaient pas développé ce qu’on appelle aujourd’hui « l’estime de soi »!
Au reste, abasourdis et sidérés après la guerre par l’horreur absolue des camps et de la solution finale qui détruisit les co-religionnaires européens, ils ont pendant des décennies atténué ou quelque peu minoré leur propre vécu de guerre et le rôle de leurs propres résistants et déportés. Et ainsi, c’est tout récemment que les Juifs de Tunisie ont organisé une commémoration au Mémorial de la Shoah sur la grande rafle de Tunis en décembre 42, en mémoire de ceux qui furent sauvagement fusillés sur place au STO de Bizerte/Tabarka, ceux qui s’engagèrent dans les FFL, ceux qui se mirent à la disposition des émissaires Américains pour préparer le débarquement, et ceux qui furent déportés sans retour. Ne peut-on repérer ici aussi une expression limite et tardive de marranité, confinant à une sorte de discrétion sous des dehors joviaux, à un brouillage de l’histoire, témoignant d’une résistance masquée à tracer sa propre histoire en tant que groupe social, et ce dans un climat de « plaisanterie », une superficialité comme marque de fabrique? Mais la légèreté – voire la blague – n’a-t-elle pas souvent pour matrice, la pesanteur et la profondeur du sentiment d’avoir évité le pire?
Dans le mouvement d’immigration massif des juifs d’Afrique du Nord, arabophones et francophones, dans les années cinquante, partis rejoindre le rêve du retour, et dans les années soixante, pour échapper aux contrecoups des conflits israélo-égyptiens, les forces politiques au pouvoir en Israël, ashkénazes et globalement travaillistes, ont réservé à ces immigrants dans l’Alyia, un accueil souvent méprisant, dont rend compte le film de Yaël Bitton « Les douze enfants du rabbin ». Comment dès lors s’étonner que ces populations aient pu grossir les rangs d’une droite Israélienne dure, là où se sont forcément télescopés et potentialisés le sentiment de rejet, la déception, la honte, ou le déni en eux de la « part arabe », avec l’endoctrinement orthodoxe voire un intégrisme religieux plaqué, exogène à leur héritage générationnel, même le plus traditionnel?
N’ayons pas peur de supposer que cela a pu faire effet de « lavage de cerveau », c’est-à-dire, au bout du compte, de quelque chose ayant à voir avec de la dés-identification. Au lieu d’être valorisée, cette distance inhérente, « sociologique » que nous évoquions a été vue comme un phénomène sans signification ni valeur. Ce qui a été compté « comme rien » ne constituerait-il pas désormais un palimpseste, un matériau susceptible lui aussi de « faire retour »[24]?
Parallèlement à l’arasement organisé des particularismes par la généralisation autoritaire de l’hébreu, il semble s’être produit en soixante ans une certaine unification religieuse, plaçant Jérusalem dans une sorte de position d’autorité centrale de fait. Est-on en train d’assister à une vaticanisation du judaïsme accentuant d’autant la coupure d’avec l’esprit de l’assimilation? L’identité juive « à l’identique » reviendrait-elle donc à une vision paulinienne du judaïsme, dès lors que les particularismes téléologiques de la galiout[25] seraient dépassés ? Et comment le judaïsme, dans sa conception dynamique d’un universalisme apte à tenir compte des particularismes, pourrait-il abolir ses singularités constitutives? Ne serait-ce pas là exactement l’échec du message ? Si cela s’avère, alors oui, Israël déménage.
La faillite des promesses européennes
et la commémoration du Nom juif
Tout au long des deux siècles qui ont suivi l’avènement des Lumières, l’usage politique de la Raison moderne a aspiré l’ensemble du monde occidental avec des modèles universalistes qui n’ont laissé subsister la dimension religieuse qu’à leurs marges. L’affrontement au XX ème siècle des systèmes économiques d’inspiration libérale et marxiste-léniniste a refoulé dans une sorte d’arrière-monde les schémas théologo-politiques anciens. Cette lutte pour l’hégémonie mondiale des philosophies économiques les plus dynamiques a étouffé la question des civilisations et des religions qui les avaient forgées et incarnées. Avant d’être chrétien, musulman ou juif, on était communiste, socialiste humaniste ou libéral. Certes, l’antisémitisme n’était pas mort et se manifestait parfois sous des formes explosives comme pendant l’affaire Dreyfus. Tout comme la colonisation occidentale de l’Afrique et de l’Asie s’adossait à la conviction de la supériorité de la tradition chrétienne européenne sur l’hindouisme, l’animisme ou l’Islam. Néanmoins, ce qui comptait infiniment plus que les spiritualités héritées se concentrait dans le combat des différents courants du socialisme et du libéralisme. Guesde, l’intransigeant, était alors plus convaincant et écouté que Jaurès. Rosa Luxembourg et Trotsky, pourtant d’origine juive, méprisaient les aspirations nationales des Bundistes. Et, comme la lutte des classes avait placé le cœur de la défense du prolétariat en Russie bolchévique, on fit longtemps peu cas du nationalisme russe et de l’orthodoxie : de simples dépouilles de la Sainte Russie tsariste. Les Bundistes se voyaient traités de » sionistes qui avaient le mal de mer « , quand on conférait aux staliniens le prestigieux titre de révolutionnaires internationalistes !
Une fois que les doctrines raciales du nazisme eurent abouti après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne à l’extermination des juifs européens, le juif victime de la folie raciste fut grosso modo identifié à son ennemi radical. Les bourreaux nazis et les juifs gazés et brûlés de la Shoah formèrent un attelage symbolique si intime dans les consciences d’après-guerre que l’ensemble du judaïsme allemand et autrichien qui avait prospéré dans le sillage de Mendelssohn et de la Haskala[26] fut sur le champ abandonné.
L’intensité extrême du crime avait en un rien de temps effacé le souvenir de plusieurs générations de Juifs allemands » assimilés « . Et si la pensée de certains d’entre eux survécut à cette ruine, ce fut plus à la dimension spécifiquement européenne des concepts utilisés qu’à l’empreinte juive dans leurs œuvres qu’elle en fut redevable. Les juifs socialistes connurent pareille destinée avec la révélation tardive des crimes du communisme stalinien. Déjà largement marginalisés comme tenants d’une impossible symbiose entre la tradition juive est-européenne et les principes marxistes de l’universalisme prolétarien, les bundistes s’éteignirent dans le discrédit général qui frappa le marxisme soviétique. L’originalité de leurs aspirations politiques disparut presque complètement des mémoires. Les dictatures nazies et staliniennes avaient ainsi, d’une certaine manière, réussi l’effacement du Nom juif européen.
La place était vide !
Il ne restait plus qu’à pointer la faille monstrueuse de l’expérience politico-culturelle européenne qui avait laissé éclore au sein de sa partie la plus » éclairée » et moderniste la volonté d’extermination des juifs pour que le schisme entre l’humanisme rationnel des Lumières et la monstruosité totalitaire que ce dernier abritait à son insu surgisse dans sa radicalité. Ainsi, cinq siècles après le bannissement par Séfarad, l’Espagne, de ses juifs qui la maudirent, se défaire de l’Europe est donc devenu un appel audible, du moins énonçable pour les juifs contemporains. Ce qui revient à établir une association intelligible entre l’assimilation et la marranité, association péjorative, méprisante.
On admonesta d’ailleurs les naïfs qui s’accrochaient au rêve d’un judaïsme vivant en Europe. Soit vous vivez comme des marranes[27] en Europe, c’est-à-dire, soit l’on vous tolèrera si vous dites le plus grand mal d’Israël, soit vous vivez comme des Juifs en Israël, en revenant à la condition fondamentale de l’être juif qui est de lire et d’étudier les textes saints sur sa Terre donnée par le Bon Dieu.
Or, cet appel à se défaire des « illusions » européennes de la symbiose et de la coexistence de corpus intellectuels ou spirituels contradictoires est loin d’être propre au judaïsme. Si effectivement la contemporanéité de la Shoah et de la naissance de l’Etat d’Israël a ouvert aux juifs, par l’Aliya, la voie de la rupture avec l’Europe, la globalisation économique du monde, sous son aspect de grand Marché rudoyant les peuples et les frontières, a presque partout sonné le réveil des singularités ethnoculturelles et religieuses.
Et chacun peut trouver dans le passé matière à enrichir la discorde d’avec cet Occident des Lumières qui a abusé de ses logiques de domination et de déclassement sous l’auvent de la grande Raison. La traite des Noirs, la colonisation, le pillage des ressources naturelles, l’hégémonisme linguistique ou religieux, …, les prétextes à faire sécession avec l’esprit européen se sont multipliés. Et on peut désormais dire qu’il y a bien plus de » sionistes » dans le monde que de Juifs.
Un marché commun des identités
Malheureusement, quand le bien commun est délaissé, quand la voie de l’humanité est transformée en impasse, et que l’on s’en remet paresseusement au rêve d’un Marché régulateur des identités qui finirait toujours par imposer leur coexistence pacifique et raisonnable, on ajoute une nouvelle dimension au risque de la sécession et de la rupture : celle de la discorde bruyante, dangereuse, amère, compétitive des identités entre elles ! Sans doute parce que le modèle multiculturel qui est étroitement lié à un tel marché commun des identités est lui-même traversé par la cohabitation conflictuelle de cultures qui se chevauchent à la marge, cohabitent en tension et au fond s’opposent dans les coulisses, subissant provisoirement la préséance de celle qui est majoritaire ou puissante mais guettant l’instant du renversement, l’instant de la puissance entière retrouvée. Au mieux, s’agit-il de multiples cultures inoffensives formant la mosaïque d’une République à qui est reconnu le pouvoir de fixer les règles fondamentales du jeu politique, au pire est-ce l’armistice provisoire d’un vaste ensemble de populations hétérogènes contraintes de vivre ensemble dans ces grandes Cités concurrentes comme dans la mondialisation contemporaine.
Mais jamais il n’est question de ce qui, dans chaque culture construite et éprouvée sur un temps infiniment long, a fait droit aux autres, non pas, comme une extension généreuse de son propre génie religieux ou politique, mais bien comme le lieu mal défini mais essentiel où s’est éprouvée par cette déjà longue histoire l’expérience multiple du manque, de la faille, de l’incomplétude, de l’impureté, de la contradiction. Parce que c’est dans ce lieu sans gloire, ce lieu de modestie que se forge non pas l’échange culturel, mais la condition » inconditionnelle » de l’échange, du dialogue.
Le rayonnement d’une culture semble d’autant plus ample et fécond que son ouverture aux autres humains, à tous ces » autres » qui ne résident pas initialement dans sa sphère d’influence naturelle, est inscrite dans son programme, sous la forme de la promesse, du don ou de la conversion. Le don de la Loi aux Hébreux au Sinaï est par extension et croissance secondaire un don de la Loi à l’humanité entière, le Christianisme pense son universalité comme une mission d’évangélisation de l’humanité païenne, l’Islam fait du Djihad un devoir sacré du croyant, et jusque dans les formes profanes du politique, l’expansion d’un modèle politique est-elle associée à la force intrinsèque de son rayonnement, à son génie propre. Ainsi en est-il de la République française qui confère à sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen une vocation universelle ou bien de la matrice marxiste léniniste de la révolution communiste qui s’octroie dès sa conception une exemplarité internationale.
Sans doute, ces expansions, ces croissances, ces prosélytismes, ces assujettissements sont-ils marqués entre eux par une histoire chaotique de conquêtes fulgurantes et de stabilisation des lignes de front, tout comme ils sont secoués de l’intérieur par des courants hérétiques, schismatiques ou révisionnistes. Mais plus le temps passe, plus notre civilisation technique planétaire met en scène par des déplacements exponentiels de personnes et de marchandises les cultures des uns et des autres autant que leurs interfaces et leurs collisions, plus nous devenons les témoins ou les spectateurs de la relativité et de la faiblesse des cultures. Au point que certains en viennent à souhaiter à nouveau leur confrontation ou la définition claire de leur rang et de leur préséance dans l’ordre culturel fantasmatique du monde.
Quant au principe de l’égalité des cultures qui fonde le modèle multiculturel dans sa dimension anthropologique ou même utopique, il est lui-même, à peine né, déjà épuisé par l’érosion et la dégradation générale et accélérée de toutes les cultures dans le grand brassage techno-médiatique contemporain. A un bord, pointe la menace nihiliste de la confusion. A l’autre, l’expansion des cultures sans modestie souffle le venin guerrier de la discorde !
Mais alors, ce lieu de la modestie qui est à sa manière le lieu d’un tsimtsoum interne[28] à toute culture au sein de laquelle a germé et germe nécessairement encore une espérance de reconnaissance par l’humanité globale, comment le nommer, le définir, le comprendre ? Et tout d’abord, cette question serait-elle simplement possible sans penser à la possibilité d’une conversation hospitalière entre les diasporas, sans interroger la fécondité du marranisme et de la marranité, sans revenir sur les promesses et les déroutes de l’assimilation, sans déconstruire une fois pour toutes le nom « horrible » de l’assimilation par laquelle toutes les cultures viendraient les unes à la suite des autres signer l’édit de leur capitulation ?
Le lieu de la modestie
« La clé est perdue, mais il reste le désir de la chercher! », disait Kafka. Dans un sens premier, littéral, ce désir manifesterait sous une forme tardive et crépusculaire l’incapacité humaine à renoncer aux constructions et aux consolations métaphysiques. Face à la rationalité brutale et inhumaine de la bureaucratie comme banalisation extrême et triviale de la Parole et de la techno-science acharnée à dévoiler les multiples strates de l’Etant, la recherche de la clé perdue témoigne encore et toujours de la présence ineffable, enveloppante de l’Etre qui, il y a longtemps, fut révélée, dans sa plénitude. Cette recherche exprime à un degré de plus notre crainte de délaisser une Création dans laquelle l’homme est le partenaire de Dieu, le réparateur de l’œuvre inachevée de Dieu, l’être voué, destiné au tikun olam[29].
Comment respecter et aimer un monde réduit à sa dimension physique, composé au hasard d’atomes et de molécules dont le provisoire assemblage harmonieux ou cohérent laisse deviner le désordre fondamental de tohu-bohu, de brouillon de Dieu? Certes, le divin peut être masqué, la Shekhinah[30] invisible, la Loi contestable, mais en définitive, l’effort des hommes pour maintenir en vie le souffle divin est indispensable non pas à Dieu, non pas en la croyance en Dieu, pas même à la Loi de Dieu, mais à la volonté humaine de chercher la clé. Maintenir la contemporanéité du Sinaï, alors même qu’avec le passage du Temps et des générations la force de la Révélation décline inexorablement, est l’ultime devoir de l’homme pieux, de « l’être juif authentique ». Toutefois, cette volonté d’arracher au passé son intensité lumineuse afin d’en projeter son rayonnement sur la scène actualisée du monde ne va pas sans soucis ni difficultés. La traversée historique, de l’Antiquité vers le monde moderne, de la grande idée monothéiste, ne passe pas sans encombre les multiples tamis de l’histoire. Peu à peu, la clé du Pardes, du jardin d’Eden, du projet divin de la Création s’érode, se rouille, se désagrège jusqu’à ce qu’elle soit presque définitivement perdue à l’aube du XX ème siècle, quand Kafka écrit ses aphorismes. Kafka, un praguois comme le Maharal, le rabbi Loew, qui s’était déjà efforcé quatre siècles plus tôt de contester le pouvoir d’attraction des savoirs profanes chez ses coreligionnaires en intégrant la force de contradiction, de contrariété au cœur du message judaïque. Mais cela faisait déjà longtemps que les tamis de la raison avaient filtré les multiples grains de la révélation monothéiste. L’ésotérisme cabaliste était devenu, dès le haut Moyen Age, la planche de salut de la Tradition. Après l’expulsion des Juifs d’Espagne, la Cabale lourianique progressa dans l’imaginaire juif de la Renaissance dans le même temps que les idées nouvelles de la Renaissance, puis des Lumières atteignirent les communautés juives européennes. Et pour un Moïse Hayim Luzzato guerroyant à Padoue contre les idées philosophiques de son Temps en leur opposant le rempart de la Cabale, Science de la Vérité, nombre de cabalistes lourianiques et de rejetons du messianisme sabatéen adoptèrent les idées révolutionnaires des Lumières et militèrent pour une insurrection contre les anciens régimes monarchiques.
Les concepts cabalistes, les quatre sens de l’Ecriture, les quatre mondes du déploiement de l’En-Sof autant que les méthodes employées comme la guématria, les transferts consonantiques de la merkava ou la dynamique séfirotique, mathématisent le grand récit biblique de la Création et éloignent d’une perception claire, innocente, simple, fervente et univoque du service divin.
Et c’est assez naturellement que l’idéal de l’émancipation s’impose dès le XVIII ème siècle en France et en Allemagne et qu’en moins de cinquante ans la conception mendelssohnienne d’un judaïsme européen banalisé, assimilé, ayant trouvé sa place dans l’univers germanique, a pénétré une fraction importante des populations juives aisées et instruites de l’Europe. Car, faut-il le redire, l’assimilation est secondaire à l’émancipation, elle est une des conséquences de la poussée des Lumières dans l’Europe chrétienne et elle n’aurait pas pu voir le jour sans les progrès politiques de l’incorporation des minorités religieuses et ethniques au grand corps de la Nation et du Reich.
Sortir du ghetto, de la solitude de peuple paria s’impose évidemment comme une formidable délivrance ; ce n’est pas une trahison de la fonction pastorale élective du peuple hébreu, c’est la promesse d’un enrichissement réciproque. Nous sommes très loin de la réactivation moderne de la solitude juive. Il ne viendrait alors à l’idée de personne ou presque de proposer de se défaire de l’Europe. Au contraire ! Il s’agit urgemment d’entrer dans l’Europe ! C’est ce mouvement bipolaire de pénétration juive dans la vie européenne et d’adaptation du monde chrétien européen à cette ouverture marquée par des périodes alternatives d’hospitalité et de rejet que l’on nomme l’assimilation. Aujourd’hui, on regarde ces deux ou trois siècles qui précèdent la Shoah comme des temps de mensonges, de duperies, d’impostures et on projette sur l’assimilation toutes les idées les plus noires que le tragique dénouement totalitaire du XX ème siècle a fait surgir. Comme si la promesse de l’émancipation, une fois anéantie par la victoire électorale du Parti nazi, s’était elle-même liquidée et avait emporté dans sa tombe l’illusoire rêve de l’assimilation et comme si l’assimilation avait été un processus homogène d’acculturation à sens unique instruisant constamment à charge contre les traditions juives.
De nos jours, la techouvah, le retour vers les valeurs juives, relance des idées radicalement opposées à celles de l’émancipation, met l’accent sur la nécessaire solitude d’Israël et sur la vigueur de la religion juive et de ses fêtes. Le retour au judaïsme valorise intellectuellement la parole rabbinique et politiquement le service de l’Etat Juif. Les hybridations conceptuelles, les tensions de savoirs, les mixités conjugales, les fidélités critiques à Israël, les philosophies irréligieuses issues en partie du patrimoine juif européen apparaissent au mieux comme des naïvetés résiduelles, au pire comme d’indignes pactes avec l’Ennemi. Et plus personne ne semble vouloir commenter comme aussi éclairants et en définitive aussi juifs que les lectures talmudiques de Levinas toutes ces œuvres que l’on a déposées dans les rayonnages du temps suspendu de l’exil et de la confrontation féconde des pensées !
Et pourtant, n’avons-nous pas besoin aujourd’hui, plus que jamais, de ces penseurs juifs issus de l’assimilation : Heine, Marx, Freud, Husserl, Zweig, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Bergson, Schnitzler, Werner et Gershom Scholem, Gustav Landauer, Martin Buber, Franz Rosenzwzeig, Max Brod, Franz Kafka, George Steiner, Hermann Broch, Joseph Roth, Philip Roth, et de dizaines et dizaines d’autres ?…
De fait, combien de temps peut durer ce rejet, cette assignation à mauvais objet? On peut certes décréter un dénigrement collectif, mais jusqu’à quel point et avec quel résultat, pour quelle métabolisation? Le peuple juif, de la mémoire, du Zakhor, ne peut pas ne pas garder la trace de son émancipation-assimilation en Europe et en Méditerranée, quelque soit le volontarisme idéologique ambiant et le poids du politico-religieux à un temps t. En 1992 avec l’Exposition de Séville, on se souvenait de la fécondité de la coopération des monothéismes au Moyen-Age, même si certains refusaient de l’idéaliser comme l' »Age d’or andalou ». Réduire et assigner l’assimilation et l’émancipation à une qualification unique, celle de « l’échec de la diaspora », est une tentative douteuse, ignorante des capacités de la mémoire générationnelle à ressurgir aléatoirement et dans l’inattendu, et à « demander reconnaissance ». La seule inconnue ici est le temps que mettront ces éléments décriés, poubellisés, à reprendre leur place dans un environnement. Il y aurait à prendre garde à ce que cela ne constitue pas pour les générations futures une sorte de nouveau process de marranisation, renvoyant certains Israéliens à taire par une auto-censure de politiquement correct leur intérêt pour ce dont le mouvement fut porteur, y compris pour Israël.
N’est-ce pas cela aussi, ce labyrinthe de pensées désajustées, préoccupées par des objets très différents, soutenues par des styles et des engagements aux saisissants contrastes qui créent cette possibilité de distance, de retrait, d’ironie, qui est la condition de l’ouverture aux autres ? N’est-ce pas tout cela aussi, ces morceaux pulvérisés de science et de pensée qui forge cet antidote à la suffisance, à l’autosuffisance que nous avons appelé plus haut la modestie ?
CC et PP
[1] L’épisode de la République socialiste autonome du Birobidjan ne pouvant pas effacer l’ensemble des exactions commises par le pouvoir soviétique contre les minorités juives de l’ancienne zone de résidence des juifs sous le tsarisme, avec la claire volonté de russifier ces zones et d’en effacer la mémoire des anciens habitants.
[2] Le terme apartheid nous est venu en son sens premier de séparation radicale, partition, comme entre Inde et Pakistan en 1947. Le mot renvoie il est vrai presque automatiquement à l’ancienne partition raciale et donc raciste de l’Afrique du Sud. La charge symbolique du vocable est du reste si saturée de ces références raciales qu’il en perd son contenu initial fort: la séparation, le cloisonnement, la partition. Bien que nous ne soyons pas focalisés sur le sens racial associé, après réflexion, nous souhaitons le maintenir. Nous avons plutôt en tête que l’Histoire ici a mis en présence deux peuples séparés, comme face à face devant un mur. Pour l’un, voici un mur qui l’isole au dehors, le tient à distance de ses voisins, lui rend difficile l’accès à des visites familiales, lui signifie qu’il est à la fois craint et indésirable. Pour l’autre, s’ il fut nécessaire pour assurer sa sécurité, ce mur l’isole aussi, le met en quarantaine pas seulement des proches mais de tous les autres peuples alentour dans la région, et non amicaux…chacun ayant son ressenti et sa position subjective en cette situation, sans forcément passer par une connotation raciale. Et chacun de ces ressentis est à entendre, à prendre en compte. C’est en ce sens que nous aimerions être lus, en espérant que chaque bord pourrait ainsi se représenter la part de l’autre bord. Mais bien sûr on peut penser que la part de l’autre relève de l’irreprésentable.
[3] Sacré, sainteté, impliquant la notion de séparé, de mise à part.
[4] Article de Claude Corman, in temps-marranes, N°3 en version papier et N°15, avril 2011, in www.temps-marranes.info – en version électronique.
[5] différents noms des rues et quartiers juifs
[6] Malgré des ouvrages remarquables à divers titres (telle l’oeuvre exceptionnelle de Benjamin Stora, mais aussi celles de Chouraqui, Tapia, Taïeb, Haddad…), il reste une friche de recherche énorme, des chantiers à ouvrir. Il faudrait se mettre dans les pas d’Ibn Khaldoun comme référence ancienne et, parmi les plus récentes, adopter l’approche « transdisciplinaire et comparative » de Marc Bloch en recourant à la diversité de matériaux « artistiques, archéologiques, numismatiques, linguistiques, » etc .
[7] On y trouve Berbères, Espagnols, Portugais, Italiens, Bédouins… Il en va de même pour la plupart des communautés juives de l’Empire ottoman (Salonique, Egypte…).
[8] régaliennes, honorifiques.
[9] en faible proportion l’italien.
[10] En Tunisie et au Maroc, les juifs ont parlé judéo-espagnol, judéo-arabe et arabe jusqu’à l’immédiat après-guerre (années 50/60).
[11] Ceux d’origine probablement portugaise, venus d’Italie au début du XVIII ème siècle, comme ceux venus d’Andalousie avec les Arabes éjectés du dernier califat cordouan tombé en 1610. Ils s’étaient alliés avec nombre de juifs « autochtones » vraisemblablement Berbères dans l’Atlas et peut-être Bédouins au Sud.
[12] et particulièrement pas par les Israéliens chargés d’accueillir les migrants
[13] dont Crémieux était fondateur. Elle se dédia à l’enseignement des programmes de l’école française, mais aussi à une socialisation occidentale pour les garçons et les filles des quartiers pauvres, du cours préparatoire jusqu’au Brevet et dans l’enseignement professionnel. Celle-ci, qui avait commencé à s’installer à Tétouan, arriva rapidement à Tunis couvrant rapidement le Maghreb d’Ouest en Est vers les années 1880. Alors que l’historien des juifs de l’Afrique du Nord présente sur certains points des versions contradictoires, le poids de l’Alliance israélite universelle comme levier principal rallie les commentateurs dans une louangeuse unanimité. (Mais les enseignants de l’institution, tous ou presque ashkénazes, venant secourir les co-religionnaires en difficulté avaient des attitudes diverses, allant de la sollicitude à une certaine condescendance… Mais c’est là un autre aspect que certains ont relevé, tel l’historien Georges Bensoussan dans ses travaux sur « les Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975 »).
[14] Rappelons, dès 1953, à peine sept décennies après la signature du Protectorat en Tunisie, le retentissement du roman autobiographique et critique d’Albert Memmi, « La statue de sel », qui prenait justement le risque d’aborder la question des identités complexes.
[15] cf notre travail sur la spectralité marrane, in « Contre-culture marrane », hors-série de la revue temps marranes, 2010 (version papier).
[16] On peut évoquer ici des familles juives qui quittaient leurs villages du « bled » pour ne pas s’exposer à refuser leurs filles en mariage à des musulmans dans une stratégie de « sauvegarde » du judaïsme..
[17] On peut admettre que certains venus d’Andalousie musulmane n’avaient pas eu à abjurer le judaïsme mais les mouvements de populations étaient nombreux (l’Andalousie a été diversement et partiellement reconquise, reperdue, etc.). Sachant que nombre d’entre eux sont entrés en Afrique du Nord avec un « vrai-faux » certificat de baptême, l’incertitude demeure donc et avec elle l’hypothèse de leur marranisme.
[18] Notamment de Tunisie (et partiellement du Maroc), dans une situation et un climat comparables à celle des juifs d’Egypte en 1956 lors de l’affaire de Suez.
[19] Terre
[20] L’Arche, n° 637
[21] Deux anecdotes liées à nos cousins respectifs d’Israël peuvent illustrer cela. Claude : Après la sidérante exécution des soldats de Toulouse et de Montauban ainsi que des enfants juifs de l’école Ozar-Hatorah, mes cousins qui habitent Rishon-Le Zion près de Tel-Aviv m’ont adressé un courrier horrifié sur la virée criminelle de Mohammed Merah. Mais, si je comprends bien que l’émotion suscitée par la mort des enfants juifs passe au premier plan de leur indignation, le silence sur les autres victimes de Merah, ces jeunes soldats musulmans exécutés par le djihadiste détraqué, trahit, je crois, l’intensité de la coupure désormais ressentie entre les juifs et les autres. Paule : Autre coupure, ma cousine de Tel Aviv venue me retrouver à quarante ans de distance, au décès de son père, cherchait, disait-elle, à renouer avec nos études classiques communes dans les Lycées français en Tunisie. Lorsque j’évoquais en incidente que nous avions beaucoup perdu de l’arabe parlé par les parents et grands-parents et appris à lire et à écrire chaque matin en classes primaires (elle avait donc appris à lire l’arabe avant l’hébreu), elle soutint mordicus: « Toi peut-être pas moi! ». Pourtant, nous avions été assises sur le même banc du cours préparatoire au BEPC!
[22] On songe ici aux films de Nurit Aviv, notamment à son film « Mi safa le safa » (en particulier, « D’une langue à l’autre »).
[23] l’Arche n°637
[24] On a vu se créer assez récemment des petites éditions pour ressortir de l’oubli et de la friche le matériau séfarade.
[25] L’exil historique, mais aussi comme épreuve spirituelle du peuple juif.
[26] Le courant des Lumières juives.
[27] Il faut noter que le terme de marrane a recouvré – non pas de la part des chrétiens – en Israël et auprès des juifs pieux sa teneur insultante d’origine.
[28] retrait, comme lorsque Dieu, selon la mystique juive, se retire pour créer le monde afin de lui faire place.
[29] réparation du monde
[30] présence perceptible de Dieu
Claude Corman
Dans son livre » Les logocrates « , George Steiner relate une conversation de l’hiver 1972 qu’il eut avec Gershom Scholem dans un hôtel de Berne, sur Walter Benjamin. Le jeu consistait à recenser et à énumérer les douze conditions à leurs yeux indispensables pour pénétrer et saisir l’œuvre labyrinthique et touffue de l’écrivain juif berlinois. C’est seulement en s’acquittant avec succès de ces » douze travaux herculéens » qu’un étudiant serait admis dans leur séminaire sur Benjamin.
L’admission est ici traitée comme une blague, car on conçoit vite qu’une telle tâche par son ampleur soit hors de portée d’un étudiant et du reste de tout lecteur de Benjamin ! Existe-t-il d’ailleurs un seul bon lecteur de Benjamin ? On peut en douter tant une pensée qui mêle réflexion philosophique et historique, subtilité esthétique, sens de l’expérimentation et du montage, la plus extrême sensibilité aux oubliés et aux vaincus de l’histoire, la minutie du collectionneur et de l’archiviste, une vibration juive souterraine mais permanente et bien d’autres choses… interdit toute lecture démesurément personnelle ou démesurément théorétique! Autrement dit, si chaque homme est en définitive une énigme ou un iceberg, Benjamin, plus encore que tout autre garde sa part de mystère malgré une exposition extrêmement détaillée de ses lectures, de ses manies, de ses goûts et même de son usage des drogues ! Du reste, l’accumulation extraordinaire et déconcertante de détails saisis dans des champs eux-mêmes fortement contrastés et hétérogènes, loin de faciliter la tâche de la compréhension, éloigne au contraire le lecteur de toute ambition intellectuelle de capture et de synthèse. Elle interdit à la pensée le réconfort ô combien recherché et estimé d’une provisoire sécurité idéologique ou d’un commentaire magistral.
Je résume ici les douze conditions révélées par l’entretien de Steiner et de Scholem dans cet hôtel de Berne:
1- Bien comprendre l’histoire de l’émancipation de la bourgeoisie juive européenne après Napoléon et Heine et la dialectique du caractère explosif des talents commerciaux, intellectuels, scientifiques juifs et de l’aspect implosif du confinement dans les ghettos.
La scène juive centro et est-européenne est comme déchirée, fracturée entre l’éclatant succès des juifs des grandes cités austro-allemandes et le repli dans la tradition juive des shtetls dont Abraham Heschel et Martin Buber ont fait la louange dans les » Bâtisseurs du Temps » ou les » Ecrits hassidiques « .
Steiner et Scholem s’accordent à penser que cette percée remarquable des Juifs dans la culture allemande est accomplie sous la figure talismanique de Goethe.
2- Saisir les mouvements de jeunesse allemande avec le culte du maître, du Führer, du bismarckisme auquel n’échappera pas l’ouvrage fondateur du sionisme Altneuland de Herzl, l’ancienne terre nouvelle, entièrement calqué sur l’idéal de l’Etat-Nation. Le printemps des peuples de 1848 au cours duquel se forme en grande partie l’idéal politique de l’émancipation et de la liberté des peuples, couple cette émancipation avec la forme nationale dans laquelle elle s’incarne.
Le peuple et l’Etat-Nation sont et resteront conjugués par le mouvement historique de lutte contre l’assujettissement des Empires. Et c’est probablement en partie l’ambiguïté de cette liaison charnelle et exaltante par la langue, les ancêtres, le pays, mais desséchante par le culte frontalier de la souveraineté et l’assomption du génie national, qui a éloigné Walter Benjamin du sionisme.
3- Mesurer le caractère problématique du pacifisme judéo-allemand alors que nombre de juifs se devaient d’afficher un patriotisme encore plus extrême que celui de leurs concitoyens germains.
Nous l’avons déjà souligné dans un précédent article sur les Lumières juives et la marranité : la plupart des juifs allemands ont affiché pendant la grande Guerre leur loyauté totale envers l’effort de guerre du Kaiser à de rares exceptions près (Schnitzler, Freud, Scholem, Karl Kraus, et Rosa Luxembourg…). Stefan Zweig et Martin Buber plébiscitèrent, du moins au début de la guerre, la défense du fatherland. Steiner souligne ici la réforme problématique et un brin » honteuse » de Scholem et de Benjamin.
L’entretien de Scholem et de Steiner débouche après ces trois grandes remarques d’ordre socio-politique sur une succession a priori désaccordée et excentrique des centres d’intérêt ou des expériences de Walter Benjamin :
4- Les constructions romantiques et poétiques de la nouvelle langue allemande
5- L’échec de son habilitation et l’impossibilité d’entrer à l’Université, la précarité obligeant Benjamin à accepter le mécénat d’Horkheimer et d’Adorno
6- La mentalité de collectionneur, d’amateur passionné de jouets, de figurines et d’archives.
7- La graphologie et l’étude des similitudes.
8- L’expérience des drogues, de l’hallucination, du rêve et de l’éveil, du réveil. De l’aura…
9- Sa relation très singulière et labyrinthique avec le marxisme et ses formes marxistes-léninistes pratiques contre lesquelles il s’insurgera dans ses thèses sur la philosophie de l’Histoire.
10- Le rapport à la langue, à la fois comme traduction (Holderlin, Sophocle, Goethe, Baudelaire-Proust-Balzac) , mais aussi comme logos transcendant, ineffable, inarticulable dans les contraintes phoniques et expressives du langage naturel.
Steiner note ici les similitudes entre l’aura benjaminienne et la venue à l’être heidegerienne.
11- Son rapport difficile à l’Eros, à la fois subtil, élégant, respectueux des nuances et son incapacité à avoir un lien amoureux durable.
12- L’imprégnation théologique de toute son œuvre.
A l’issue de cette longue énumération qui n’est pas sans rappeler la multiplicité des thèmes et des motifs politiques, esthétiques, religieux, artistiques, littéraires, révolutionnaires, qui segmentent le Livre des passages de Benjamin, George Steiner se risque à une conclusion assez surprenante, du moins au regard de l’évolution du judaïsme contemporain :
» L’identité et le destin juifs de Benjamin sont le seul et unique axe autour duquel tourne la gamme éblouissante de ses centres d’intérêt, le kaléidoscope de ses écrits, mais aussi leur forme fragmentaire, inachevée et provisoire. » C’est dire ici, en peu de mots, l’extrême complexité de l’être juif. Et Steiner poursuit : C’est aussi rappeler la révolte sporadique et automutilatrice contre la logocratie millénaire du Texte, contre la sacralisation du texte révélé comme vérité et loi. Mais aussi révolte imprégnée comme chez Rosenzweig, Scholem ou Celan, de la langue mystique, de la langue cabalistique qui cherche l’antidote au carnaval de la déconstruction post-moderne, au triomphe du kitsch et du trash.
Je ne sais pas si l’entretien de Scholem et de Steiner et les douze conditions requises à la compréhension de l’œuvre et du personnage de Benjamin suffisent à dessiner ou à esquisser une unité dynamique des travaux de Benjamin. Son inlassable, inépuisable et minutieuse activité d’archiviste et de collectionneur de traces échappera toujours au sens commun qui cherche ordinairement dans les essais des penseurs à s’édifier et à se guider. Pour comprendre un fragment de notre histoire, celle par exemple du Paris du Second Empire et de la Commune, Walter Benjamin fait appel à un univers vertigineux d’images, de concepts, de faits, de poèmes, d’activités humaines sans aucune similitude avec les réductions idéologiques ou didactiques pratiquées par la plupart des penseurs politiques et » éducatifs » de son temps. Face à l’explosion hallucinante d’un monde qui laisse tant de choses et d’êtres sur le chemin (ou dans les fossés !), Benjamin ne cherche pas le salut ou la résistance dans une vision systémique et hiérarchisée qui ménage le primat d’un ordre (économique dans le marxisme ordinaire) et il ne se replie pas davantage dans l’habitat nostalgique et séminal de la tradition juive. Si toute l’œuvre de Benjamin est » imprégnée de théologie « , elle ne l’est pas forcément sur le mode auto-mutilatoire ou rebelle. Elle l’est d’abord, je crois, sur le mode kafkaïen. Et l’on me permettra d’ajouter ici une treizième condition à la lecture » éclairée » de Benjamin : son intérêt passionné, vibrant, complice, inlassable pour l’œuvre romanesque de Kafka, au point d’en avoir fait le sujet électif de ses confrontations avec Bertolt Brecht.
Car à notre sens, ce n’est pas la « venue à l’être » heideggérienne qui se rapproche le plus de la perception de l’aura de Benjamin, mais la pensée commune à Kafka et à ce dernier de la pulsation pluritemporelle, non périodique du monde. Le recours de Benjamin à la figure des constellations permet de s’en approcher. Le monde comme tel n’existe pas, il n’existe que des mondes dont pas le moindre détail, pas la plus petite collision ne sauraient être tus ou oubliés.
Ces mondes, dans leur pluralité, n’existent pas naturellement de manière visible, physique. Ils sont plutôt à rapprocher de la conception cabalistique des quatre mondes et de la dynamique ascendante et descendante des malakhim et des kelipot, anges lumineux ou obscurs, vecteurs de tikkun (réparation), ou au contraire de mutilation, créés sans arrêt par les hommes. Ils n’existent pas non plus selon des temporalités figées et successives qui feraient du Temps un instrument linéaire du progrès et de la mort des générations, ils s’enjambent, s’interpénètrent et se modifient grâce à des forces de liaison dont l’extrême complexité nous échappe mais dont rend compte la figure scientifiquement fausse mais visible à l’œil humain des constellations. Sous cet angle, toute tentative de faire advenir le monde dans une unité chronologique forcée précipite inévitablement dans une grossière farce bureaucratique ou barbare, quand bien même l’intention qui guide l’accouchement de ce monde nouveau est vertueuse ou rationnelle. C’est le cas du progrès technique ou du communisme bureaucratique.
L’aura n’est pas en ce sens la venue à l’être, un clignement d’être dans la prodigieuse et facétieuse multiplicité des étants, mais le surgissement instantané, véritablement inouï, de l’enchevêtrement secret des mondes, soudainement éclairé. L’extraordinaire fragmentation des regards, des intuitions, des concepts, des citations, des références chez Benjamin prépare cet avènement brutal dont la figure messianique dans la mystique juive est très proche. Et de ce fait, l’aura ouvre soit sur le chaos et l’absolu désespoir soit tout au contraire sur la prophétie lumineuse et le sentiment de plénitude et d’unité de l’Etre.
Comme si dans ce présent ineffable et volatil de l’aura, se condensait l’énergie de tous les temps et de la longue marche de l’humanité, crevant la pesanteur catastrophique du Présent. N’oublions pas que l’aura est le terme retenu par les neurologues pour décrire le bref prodrome de la grande crise épileptique !
Hermann Broch dans sa » mort de Virgile » tente de décrire littéralement, littérairement, l’aura du monde, cette senteur diffuse de l’univers, les épices mêlées du jour et de la nuit, l’arche étoilée du ciel et la touffeur humide des forêts denses, la marée argentée des pleines lunes et le crépitement cendré des feux de camp à l’entrée des cités, les voiles tendues des navires sur les flots et les cimes enneigées, … l’univers prodigieusement infini et à peine ou furtivement respirable, l’oxygène résiduel d’un Dieu absent, l’aura de son invisible présence.
Pourtant, ni Kafka ni Benjamin, en dépit de leur aversion pour le kitsch et le trash, ne peuvent être des croyants, qu’ils soient pleins, partiels ou même auto-mutilés. Il leur manque à tous les deux l’innocence de la foi messianique. Le messie n’arrivera pas le dernier jour, disait Kafka, mais le lendemain ! Et quoique le judaïsme puisse être compris et vécu, sans les battements de la foi ou de la grâce, le pessimisme radical de Kafka sur la condition humaine moderne révèle bien plus qu’une angoisse sur l’inhumanité des temps techniques et bureaucratiques. Le judaïsme religieux est impuissant à réchauffer le cœur des hommes. Car, ce n’est pas la présence divine qui s’est effacée du monde, cela, les hommes modernes le savent. C’est la Loi même, laissée à l’homme en viatique et en auxiliaire du projet divin, qui est devenue une lumière inaccessible ou trompeuse. Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut relire le chapitre » devant la Loi » de la fin du Procès.
Mais Kafka et Benjamin ne peuvent pas être davantage des croyants dans les idéaux politiques ou matérialistes de la modernité. La tabula rasa inventée par ces vastes et généreuses idéologies profanes prépare de futurs désastres, car en oubliant tant et tant d’humanités passées et de temps d’épreuve de ces humanités disparates, et tout à la joie fébrile et salvatrice de fabriquer un monde radieux et homogène, elle finit par semer à son insu les graines de l’inhumanité. L’accès à l’universel de Kafka et de Benjamin n’est rien moins qu’évident. Tous deux savent que l’Histoire gouvernée par des statisticiens de masses, socialistes ou non, et des technocrates obnubilés par le génie des machines, tireront l’humanité vers l’obscurantisme, quand ils croient fermement la pousser vers un irrésistible progrès. Et pourtant, nous ne pouvons plus faire marche arrière, la réaction psychologique et la mélancolie ne nous sont d’aucune utilité. Seule nous est d’un quelconque secours la critique de l’idée selon laquelle le progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général.[1]
Sans accès facile à l’universel, sans pouvoir mobiliser la séduisante téléologie du progrès ni s’en remettre à un marxisme-léninisme secrètement inféodé à cette dernière, Kafka et Benjamin auraient pu, chacun à sa manière, être tentés par le sionisme, ce mouvement politique de reconstruction nationale qui entend conjuguer le judaïsme qui vient de si loin et l’expérimentation socialiste qui porte l’espoir des modernes.
Mais ni Kafka ni Benjamin ne purent devenir sionistes. Non pas que la connaissance des persécutions des juifs en Europe leur soit indifférente ou insuffisamment pesée et qu’ils méprisent l’idée d’un hâvre ou d’une arche si les temps s’enveniment! On ne saurait ici leur dénier la lucidité sur les désastres qui se préparent, mais le sionisme suppose dans sa construction idéologique une dialectique de l’Etat-Nation et de l’Israélien nouveau qui leur est étrangère. Ils pressentent que l’occultation du judaïsme exilique de deux mille ans au profit d’une citoyenneté juive d’un genre inédit prépare la fusion de la technologie et de l’orthodoxie qui gouverne aujourd’hui Israël, c’est-à-dire, à bien des égards, la victoire du kitsch qui dévaste déjà l’Europe dans la première moitié du vingtième siècle. Or, cette victoire du kitsch est bien plus périlleuse que les flonflons nationaux qui irritaient tant Stefan Zweig. Car c’est bien à leur expérience vivante et sans cesse renouvelée de l’hétérochronie des mondes politiques, spirituels, intellectuels que les juifs doivent d’avoir survécu à l’anéantissement de leur souveraineté et du Temple au cours de ces deux mille ans . Ce n’est pas à leur fusion temporelle !
Ainsi, si la théologie juive n’est jamais absente de l’œuvre de Benjamin (avec parfois la dimension mystique que rappelle Steiner) et si le crépusculaire désir kafkaïen de chercher la clé perdue et la lumière de la Loi, infiltre en maints endroits les écrits du romancier praguois, ce n’est jamais, on en conviendra, sous une forme édifiante, convaincue ou exaltée que ces inclinations se manifestent.
En confirmant l’hypothèse de Steiner (et de Scholem) : que l’identité et le destin juifs de Benjamin sont l’axe central de sa kaléidoscopique pensée, et instruits du bouillonnant inachèvement du travail de Benjamin (le manuscrit disparu de Port-Bou nourrit tous les fantasmes), il nous faut en tirer la conclusion, au moins provisoire, que les jugements négatifs à la mode sur le judaïsme diasporique sont pour le moins hâtifs et dans une large mesure brutalement obscurs.
C.C.
[1] Sur le concept d’Histoire, de Walter Benjamin
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