Marranité et Lumières
Claude Corman
Numéro 15 – Avril 2011
Marranité et Lumières
par Claude Corman
Lors du colloque sur la marranité contemporaine qui s’est tenu à Perpignan le 16 octobre 2010[1], je fus interrogé[2] sur le rôle de la Haskala (les Lumières juives) et singulièrement de Moïse Mendelssohn dans la transition historique du marranisme médiéval à la marranité moderne dont j’avais sommairement esquissé le tableau. J’avoue que la question me toucha par son évidente luminosité.
Certes, parmi les œuvres qui m’ont nourri, celles de Walter Benjamin ou Hannah Arendt, qui occupent la place qu’on leur connaît dans la philosophie politique contemporaine, ont bel et bien à voir avec les Lumières juives allemandes.
Mais, depuis quelques années, mon travail, avec quelques autres, s’est attelé à défricher puis dégager les traces d’un héritage diffus, celui des marranes. Aussi le premier repère se situa-t-il plutôt du côté des sombres tribunaux de l’Espagne médiévale pour se déplacer en Europe et vers le Nouveau Monde, avec une figure centrale, celle de Spinoza.
Mais, par cette question, le temps était venu en effet d’interroger peut-être plus largement le processus de mixité judéo-européenne en tenant compte de nos avancées du côté de la marranité moderne autant que du côté de la Haskala.
Supposer toutefois (et c’était le sens de la question) que la Haskala avait influencé la marranité contemporaine, n’allait pas de soi.
En effet, on pouvait arguer de prime abord des différences de classe, d’histoire et de langue entre les riches séfarades d’Amsterdam et les schnorrers ashkénazes de l’Europe orientale, ou laisser entendre que la marranité moderne naissant avec Spinoza et ses contemporains avait permis l’avènement des Lumières plus qu’elle n’en avait reçu le rayonnement en retour. Cependant, l’hypothèse d’un impact mineur des Lumières juives sur la marranité, qu’elle soit sociogéographique en postulant l’éloignement, ou l’imperméabilité des milieux juifs d’origine ibérique et des populations yiddishophones, ou d’ordre philosophique en affirmant la précession de Spinoza sur les philosophes de l’égalité, de la tolérance ou de la justice sociale, paraissait mince et sans doute fausse.
Même dans le haut Moyen Âge européen, voire dans l’Empire romain tardif, a-t-on jamais réussi à établir des frontières étanches à la circulation des idées ou réduit le génie et l’influence d’une pensée à sa stricte temporalité d’expression ? Qui plus est, les milieux juifs d’Europe centrale et orientale, rabbins en premier, n’avaient-ils pas suivi comme leurs coreligionnaires séfarades la folle équipée messianique de Sabatai Tsevi ? Pourquoi une telle convergence n’aurait-elle été possible que dans les fièvres mystiques et pas du tout dans les communications des grands lettrés et des érudits qui étaient courantes dans les milieux savants européens et plus encore chez les docteurs et décisionnaires juifs ? On sait que les rabbins du pourtour méditerranéen et ceux de l’Europe centrale et septentrionale entretenaient des correspondances fréquentes sur tous les sujets. De plus, des marranes fuyant ou quittant la péninsule ibérique sont bien « remontés » vers le nord et vers le nord-est. Si on en trouve aux Pays-Bas, on en trouve aussi trace en Angleterre, en Pologne, en Allemagne, dans les pays baltes…
Aussi bien, après avoir écarté ces premières objections, fallait-il creuser vraiment la question en explorant l’émergence de ces deux trajets, leur évolution contrastée et plus encore la nature des rapports manifestes ou cachés qu’ils ont pu entretenir ? Enfin, pouvait-on, en mettant en miroir ces deux expériences, en tirer des leçons pour notre temps ?
L’universalisme français et la petite porte prussienne
Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle en Allemagne, à Berlin, comme on le verra, quelque chose de radicalement neuf s’était produit…
Les idées libérales sur l’émancipation des Juifs avaient certes poussé ailleurs et singulièrement en France, sous la pression des philosophes et des courants politiques opposés à l’immobilisme de l’Ancien Régime, mais la contribution singulière de la pensée juive à la grande culture européenne semblait en comparaison dérisoire ou naine. Pour le dire brièvement, c’est la culture républicaine nouvelle qui, s’affranchissant des lois et des codes usés et malades de l’Église et de la monarchie, tendait la main aux minorités persécutées et s’éveillait aux principes d’une justice et d’une égalité universelles. La formule de Sieyès « Il faut tout accorder aux Juifs comme personnes et ne rien leur céder comme Nation » soulignait sans ambiguïté cette vision. La république était généreuse envers les proscrits, les parias, les « handicapés » spirituels ou sociologiques, mais elle n’entendait pas sacrifier un pouce d’autorité morale ou politique à des populations qui, faute d’avoir renoncé à leurs atavismes religieux et à leurs solidarités tribales, auraient vite fait de planter le drapeau du communautarisme au cœur de l’espace public. L’émancipation des Juifs était la conséquence naturelle de l’universalité des principes républicains. Nulle xénophobie, nulle discrimination ethnique n’habitait alors l’esprit des révolutionnaires. Le pouvoir du peuple, contrairement à celui des rois et des despotes, était illimité et sans frontières et là où les monarques multipliaient les symboles de souveraineté territoriale, les républicains français manifestaient au contraire leur soif d’exporter, de délocaliser leurs productions idéologiques et politiques. Le bouillonnement révolutionnaire tranchait les têtes couronnées, menaçait les biens et le temps de l’Église et supprimait l’esclavage. Comment s’arrêterait-il à la porte des ghettos ?
L’émancipation des Juifs de la nation française fut prioritairement liée à la subversion révolutionnaire de l’organon politico-spirituel de l’Ancien Régime. L’égalité inconditionnelle de tous les hommes inscrite en lettres d’or dans le préambule à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 met fin au régime de cloisonnement religieux, social et racial indispensable à la reproduction des anciens privilèges. Hors des ghettos, le juif humant enfin librement l’air régénérant des Lumières deviendra un citoyen ordinaire, un égal. Mais une telle émancipation a une double portée : si elle libère effectivement le juif de l’ensemble des restrictions, interdits et arbitraires externes qui rythment la vie des communautés, elle suppose tout aussi nettement l’émancipation de chaque juif des coutumes, traditions et lois internes qui sont transmises et encouragées par ces mêmes communautés. Autrement dit, si le juif devient un citoyen comme les autres, le judaïsme communautaire, « national », attaché à une religion fossile n’a plus de raison d’être !
Dans le royaume prussien et les innombrables principautés allemandes de la seconde moitié du xviiie siècle, il en va très différemment ; la radicalité de la pensée révolutionnaire des Lumières est encore lointaine et inoffensive. Aussi bien, l’arrivée de Moïse Mendelssohn à Berlin est-elle au départ un événement anodin, mineur, invisible. Pourtant le jeune bossu qui entre à Berlin à l’âge de quatorze ans par la Rosenthaler Tor, seule porte d’entrée autorisée à l’époque pour les Juifs (et le bétail…)[3] va bouleverser de fond en comble le rapport judéo-allemand. En arrimant sa vision tolérante et raisonnée des religions à la pensée éclairée et généreuse de Lessing[4], alors considéré comme un maître de la littérature allemande, Mendelssohn établit des passerelles philosophiques entre la grande culture européenne et une identité juive débarrassée de ses connotations magiques et ténébreuses. Du coup, certains Allemands s’imaginèrent que l’énergumène avait perdu ses attributs juifs !
Mais à Johann Caspar Lavater, un protestant de Zurich qui le presse de se convertir au christianisme pour accélérer le processus de rédemption de l’humanité et le retour du Christ-Messie, Mendelssohn oppose une fin claire de non-recevoir. Il n’est nul besoin qu’un Juif se convertisse pour que l’humanité se porte mieux. Il suffit que ce Juif soit éclairé, c’est-à-dire localement qu’il soit tout à la fois juif et allemand. On sait que les proportions de germanité et de judéité évolueront par la suite de manière très instable et asymétrique, mais la mixité des deux sources demeure le principe fondateur d’une assimilation créatrice.
« L’Aufklärung allemande et la Haskala juive reconnaissent qu’elles appartiennent à la même histoire ; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent[5]. »
On devine aisément que dans ce processus commun, l’homme ne met plus sa foi dans les fois. C’est la raison humaine qui, forcée de s’accommoder autant de la multiplicité des religions que de leur relativité, mène et oriente la sortie de l’obscurantisme.
Pourtant, les effets pratiques de ces doubles Lumières tombèrent assez rapidement en panne. La pression de conversion croît en effet paradoxalement avec l’expansion de la pensée éclairée en Allemagne. Les Juifs sont d’autant plus soucieux de rentrer dans le giron de l’Allemagne à égalité de droits avec leurs voisins chrétiens que les sources vitales du judaïsme se tarissent dans leurs esprits tout en les maintenant par l’identité religieuse dans un statut marginal ou infirme. Tous les métiers publics, toutes les grandes charges politiques, juridiques ou universitaires restent barrés aux Juifs non convertis. Peu à peu, la curiosité bienveillante des contemporains de Lessing pour la famille des Juifs proscrits, nourrie par la découverte de leur riche patrimoine spirituel cède le pas à une offensive chrétienne en faveur de la conversion. Maintenir les Juifs comme communauté, tout en les déclarant civiquement égaux aux Allemands chrétiens entraînerait, aux yeux des forces conservatrices de la culture germaine, l’érosion inéluctable de l’être allemand au profit d’un cosmopolitisme débridé dont le juif, rejeton d’une « Nation » dispersée aux quatre vents, est familier.
Tout au long du xixe siècle, la conversion concerna un nombre croissant de juifs allemands. Quatre des six enfants de Moïse Mendelssohn dont Henriette, la salonnière, et Abraham, le père du compositeur Felix Mendelssohn-Bartholdy, passèrent dans le camp des luthériens.
C’est peu dire que le processus commun dont parle Michel Foucault à propos de la Haskala juive et de l’Aufklärung allemande fit long feu en une seule génération. La récente reconnaissance du talent intellectuel des Juifs dans les arts et les sciences profanes (leur expérience dans les affaires et les banques n’était déjà plus discutée), au lieu de leur valoir la paix et le respect de tous, les pressait maintenant unilatéralement de quitter le vieux fond misérable, fossile et chimérique de leur religion. Comme si le christianisme n’abondait pas lui-même en miracles absolument effarants pour un esprit éclairé des post-Lumières, le futur Reich allemand, qui se construisit sur la dévotion à Dieu et au Trône, voulait assimiler ses Juifs par leur conversion à la religion du Fils, autant que par leur créativité ou leur esprit d’entreprise.
La grande culture européenne, dont Goethe était l’un des plus éminents représentants et Kant, la vigie philosophique la plus haut perchée, ne discutait alors pas ses racines et ses dettes chrétiennes. Ou si elle s’y risquait timidement, c’était en toute logique et le cœur léger pour réfuter avec encore plus de fougue et de radicalité la religion confinée et archaïque des Juifs.
Baptême et conversion (Heine et Marx)
Parmi tous les Juifs baptisés du xixe siècle, les personnalités d’Heinrich Heine et de Karl Marx se détachent par leur génie littéraire et politique, mais aussi par leurs deux approches différentes et plus ou moins antithétiques de la conversion. À l’origine, sans doute, la conversion parut aux deux hommes aussi anodine et indifférente que le choix d’un vêtement dans une garde-robe encombrée de vieilles redingotes. Et si, dans le cas de Marx, ce fut certes le père qui se convertit au protestantisme et non Karl lui-même, le silence de l’auteur duCapital sur la décision paternelle révélait davantage son éloignement des choses religieuses qu’un quelconque embarras spirituel. Heine, de son côté, n’affichait pas initialement plus de respect pour les traditions et les fois ni ne crut bon de rendre publiques, s’il en avait, ses pensées tourmentées sur la rupture de serment ou la brisure généalogique que la conversion imposait. Bien au contraire. Ses quolibets et ses plaisanteries sur le baptême illustraient son dédain des sacrements et des cérémonies infantiles des religions[6].
C’est toutefois à Balzac qu’Heine confia sa plus intime conviction sur le sujet : « J’ai été baptisé, mais je ne me suis pas converti ». Le baptême n’est pas ou plus l’équivalent d’une conversion, d’une torsion spirituelle, d’un mouvement de l’âme[7], c’est une aspersion futile et insignifiante d’eau bénite sur la tête d’un Juif fâché contre toutes les religions. Un tel jugement était sans doute assez proche de celui de Marx, pesant la conversion au protestantisme de son père. Pourtant, s’il partage une source commune, une atmosphère historique et intellectuelle voisine tournée vers l’assimilation (qui est alors le seul futur imaginable d’une Europe émancipée), le changement officiel de foi aura sur les deux hommes des conséquences bien différentes.
Heine essaya de se convaincre que le baptême était en son temps le passeport d’entrée dans la Culture européenne, à vrai dire dans les institutions de cette Culture, et plus particulièrement dans les hautes fonctions juridiques auxquelles il tenait à accéder. Le symbolisme de la conversion lui semblait néanmoins une absurdité, tant il était convaincu de l’inexorable déclin des religions dans une Europe touchée par les Lumières. L’idée d’une apostasie lui était tout à fait étrangère. À vrai dire, la conversion établissait sur le mode sacramentel l’abandon de l’identité religieuse juive. Le deuxième terme, l’adoption de la foi chrétienne qui lui était en principe subordonnée, n’avait aucun sens. À l’un de ses correspondants, Heine avoua qu’il était « indifférent » à toutes les religions et que sa loyauté au judaïsme s’enracinait seulement dans une profonde antipathie vis-à-vis du christianisme.
Nonobstant ses doutes et railleries, Heine fut baptisé très secrètement par un de ses amis Gottlieb Grimm à Heiligenstadt, une petite paroisse prussienne. Cette conversion « à Edom[8] » ne lui apporta aucun avantage financier ou professionnel. Elle lui valut en revanche d’acerbes et méprisantes critiques à la fois des Juifs et des Chrétiens. Certes, dans le premier quart duxixe siècle, le soleil des fois et des croyances avait pâli et survivait tièdement à la ligne de l’horizon, attendant son coucher définitif. Mais du coup, la conversion se transformait en une sorte d’apostasie intéressée ou cynique, d’apostasie du parvenu. Le converti s’exposait de la sorte à être un personnage réputé immoral, ou à tout le moins de faible ou de mauvaise foi. Ce qu’il était du reste souvent, mais pas nécessairement[9]. C’est peut-être en partie en réaction à ce sentiment diffusément réprobateur que Heine formula sa distinction entre le baptême et la conversion.
Toutefois, Heine, en dépit de cette nuance thérapeutique, se mit à regretter également le baptême comme une forme d’abandon ou de négation illusoire du judaïsme et plus encore comme une séparation contractuelle forcée et aliénante d’avec le peuple juif. Sa conversion s’étant opérée pour des raisons de convenance sociale et nullement sous l’impulsion d’un chamboulement métaphysique, le christianisme d’Heine ne deviendrait jamais une religion de substitution ni même une religion tout court. Heine voulait être un poète, un critique et un essayiste dans une Europe transformée par le temps des révolutions et gagnée par l’esprit de la liberté. Mais il ne voulait pas être le prophète illuminé des temps nouveaux ni le chantre d’une épiphanie révolutionnaire. Il exprima clairement sa conviction en ces termes : « Quelle est la grande tâche de notre temps ? C’est l’émancipation. Pas seulement celle des Irlandais, des Grecs, des Juifs de Francfort, des Noirs d’Amérique et d’autres peuples opprimés. C’est l’émancipation du monde tout entier, et de l’Europe en particulier. Le temps est maintenant arrivé de desserrer les rênes de fer des privilégiés et de l’aristocratie. »
Mais si Heine et Marx convergeaient sur la certitude que leur temps sonnerait le glas des servitudes et des régimes despotiques, le premier se différencia du dernier par son inaptitude à échafauder ou à épouser une solution philosophique axée sur la « rédemption » matérialiste de l’humanité. La religion était certes pour les deux hommes l’opium du peuple, mais le dépassement de la religion n’avait pas la même saveur ni une égale force pour chacun d’eux. Dans l’esprit de Marx, le communisme agit comme un but aussi puissant et lumineux que le surgissement juif de l’ère messianique. Sans cette dimension, Marx serait resté un analyste remarquable du capitalisme, mais pas le penseur du communisme. Toutefois, comme dans la tradition juive, au sein de laquelle la raison, l’étude et la mesure ne sont jamais sacrifiées aux emballements mystiques de la foi, Marx planifia le communisme tout autant comme une nécessité ou une logique dérivant des propres contradictions du capitalisme, que comme la conquête majeure des luttes ouvrières. L’ardeur prolétarienne serait-elle moindre à liquider le processus d’aliénation des forces productives que la multiplication des crises cycliques du capitalisme finirait par avoir de toutes manières la peau de ce dernier !
L’idée communiste atténue ou efface les tourments du reniement ou de la conversion religieuse. C’est un antidote absolu à toutes les réminiscences et mélancolies de l’ancienne communauté qui est de toute manière vouée à disparaître dans le grand processus d’émancipation en cours. Les charges puissantes de Marx contre les ploutocrates et les capitalistes juifs[10], ce que l’on appelait alors les Juifs de cour, le débarrassent de toute anxiété personnelle sur la singularité du peuple juif. Les différences de classes occultent et périment les différences religieuses ou raciales. Les Juifs riches sont aussi capables que les autres d’exploiter les prolétaires de toutes origines. Pire. Ils en sont d’autant plus aptes que leur vieille pratique originairement contrainte de l’usure s’étant sous le capitalisme transformée en expertise bancaire, leur rapacité qui s’exerce avec art et habileté n’a plus lieu d’être ignorée ou pardonnée au nom des souffrances des ghettos.
Heinrich Heine, quoique acquis aux idées révolutionnaires de son époque, refusait l’idée que tracer pour l’humanité une feuille de route à la manière des anciennes théodicées apporterait à celle-ci bonheur et justice. Dans des termes presque prophétiques, il écrivit en 1842 que le communisme, bien qu’étant encore une jeune force en haillons aurait bientôt le souffle puissant d’une nouvelle foi. Le communisme sera le grand héros de la tragédie moderne, car il est en profondeur un réarrangement dans de nouveaux habits de la vieille tradition absolutiste. Et Heine, disant cela, avait sans doute à l’esprit les deux dimensions de l’absolutisme, celle des anciens régimes qui concentraient tout le pouvoir dans la personne unique d’un monarque infaillible, mais aussi celle de la puissance aveugle et dévastatrice de la « vérité » théologique, matrice de tous les absolutismes.
Heine fut bien, malgré sa conversion, le pivot du judaïsme allemand et plus encore européen. Il détesta la frénésie nationaliste qui couvait dans les cercles militaires et bureaucratiques de Berlin et, vivant ses dernières années à Paris, incarna l’homme de lettres européen dont le pays est la littérature.
Ayant tourné la page des religions antiques, convaincu de l’inévitable déclin du christianisme et de l’insignifiance des sacrements, Heine salua les promesses d’une émancipation qui bouleverserait non seulement la vieille hiérarchie des privilèges, mais aussi l’organisation politique et scientifique de l’Europe. Protagoniste majeur de la lutte contre tous les absolutismes, il ne fut pourtant pas naïf sur « les sombres temps qui s’annonçaient » au cœur même de l’œuvre de l’émancipation. Heine en définitive ne fut ni un bon juif, ni un bon Allemand ! Il se révéla à l’évidence beaucoup plus bancal que Mendelssohn. Et de ce point de vue, il fut peut-être le trait d’union principal entre les deux postérités du marranisme et de la Haskala.
Si on jette en effet un coup d’œil rétrospectif aux espérances de l’émancipation en Allemagne, de 1760 à la période du Printemps des nations (la révolution de 1848 se confondant avec la volonté politique d’unification de l’Allemagne), on voit bien que le dessein prioritaire de Mendelssohn et de ses disciples était l’assimilation honnête à la culture européenne, la coexistence réussie avec les Germains chrétiens, l’apprentissage de l’allemand et des sciences profanes, bref la fusion paisible, harmonieuse de l’être juif, dépoussiéré de la « vétusté » des ghettos et de l’être allemand. Mendelssohn paria sur la double contribution juive et allemande à une grande civilisation éclairée. Les Lumières sont à deux faces et elles rayonnent à partir (et vers) des univers binaires. Cette solide et droite conviction se transmit plus tard au jeune Marx qui déplaça simplement le curseur. De la fusion logique de l’être prolétarien et de la techno-science comme source de maîtrise universelle de la nature, peut enfin naître une société réellement et durablement émancipée de ses vieux démons. La résolution marxiste de la question juive est le fruit de cette fusion réussie. En déshabitant simultanément les Ciels juif et chrétien, la promesse communiste rend vaines et dérisoires les turpitudes ou les séductions de la conversion dans les milieux juifs allemands. En un sens inversé, Marx est bien le descendant de Mendelssohn. En radicalisant la critique conjointe de l’idéalisme allemand et de l’héritage monothéiste, Marx chamboule certes la synthèse judéo-allemande de Mendelssohn, il la retourne et la foule, mais d’une certaine manière, il la sauve. À aucun titre, le christianisme ne peut prétendre à une plus grande proximité avec le monde moderne que le judaïsme. Les Juifs allemands ont toutes les qualités ou toutes les absences de qualités pour devenir des penseurs matérialistes d’avant-garde !
L’assimilation patriotique et l’échec de l’émancipation
La lutte pour l’émancipation, pour l’égalité des droits des Juifs et des autres Germains côtoya pendant près de cent ans le combat pour une société libérale ou socialiste dans une Nation allemande unifiée. L’assimilation juive, après la victoire de Bismarck sur Napoléon III, fut certes confortée par des vagues successives de conversions. Mais au sein même de la minorité sioniste des Juifs allemands, à la veille du déclenchement de la Grande Guerre, le sentiment patriotique du devoir envers lafatherland emporta les solidarités tribales, balaya les aspirations transnationales, et ruina tout l’imaginaire du cosmopolitisme européen que les Juifs n’avaient pas été les derniers à incarner dans le vaste domaine des Arts et des Sciences.
Un leader sioniste, Siegfried Moses, appela ses camarades à se tenir sans hésitation derrière le Kaiser dans ce que l’on nommait alors « sa croisade pour la paix ». Il ne fallait pas hésiter à tirer sur un sioniste français ou russe ! Comme le note Amos Elon, la fièvre de la guerre se répandit comme une traînée de poudre en Allemagne et en Autriche. Martin Buber, l’artisan d’une renaissance culturelle juive axée sur la tradition hassidique, s’enthousiasma pour l’entrée en guerre de l’Allemagne. À l’image de Stefan Zweig, de Chaïm Weizmann, ou de Fritz Haber… et de bien d’autres intellectuels juifs.
Victor Klemperer, le futur auteur de Mes soldats de papier(1933-1946 ?) applaudit le poème de Ernst Lissauer[11] sur la haine de l’Angleterre. Il y eut des exceptions, parfois de taille, mais ce furent des exceptions. Karl Kraus, Freud, les socialistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les jeunes Wermer et Gerhard Scholem, ou encore l’écrivain viennois Arthur Schnitzler boudèrent ou craignirent aussitôt l’enchantement patriotique. Mais il fallut attendre l’enlisement dans la guerre et la mort de centaines de milliers de jeunes hommes dans une interminable et stérile guerre de tranchées, avant que ne s’opère chez de nombreux juifs allemands la perception du désastre d’une guerre nationale menée par le Kaiser et une caste militaire ultraconservatrice[12] !
Que les Juifs allemands aient témoigné par les paroles et par les actes un attachement loyal et continu à la Nation allemande n’empêcha pas l’antisémitisme le plus vil, le plus violent et populaire de concentrer toutes les rancœurs et les humiliations des Allemands après la capitulation de 1918. Il n’est pas jusqu’à la révolution avortée de cette dernière année avec ses figures socialistes célèbres (Liebknecht ou Luxemburg) qui ne fortifia l’antisémitisme des ligues d’extrême droite prenant à partie les communistes enjuivés et les ploutocrates sionistes.
Mais, comment se regarder ou s’éprouver comme juif dans le panorama des railleries ou des accusations antisémites ? Quand tour à tour vous êtes traité de grand magnat de la banque suçant le sang des pauvres, de commis servile des princes et des forts, d’apatride subversif sans une once de foi patriotique, ou de patriote suspect qui mène en coulisse un combat clandestin pour les intérêts exclusifs de sa race, ou de rejeton d’une race veule et déprimée, ruminant sa peur à distance des lignes de front, ou encore de soudard rapace et sans cœur capable de crimes contre l’humanité, de champion de l’abstraction inintelligible, obsédé sexuel et textuel, ou de nationaliste à la nuque raide, enfant d’un peuple déicide, s’entêtant à réclamer des royalties pour son invention du monothéisme antique, ou encore fils d’un peuple sans foi ni loi n’obéissant qu’à des désirs bassement matérialistes, ou bien de colporteur de livres se moquant des frontières sacrées des Nations, inapte au noble labourage de la terre et au service armé, avant… un peu plus tard, de passer pour un remarquable paysan et un soldat expérimenté ayant tout simplement négligé ses devoirs envers l’humanité… Face à tous ces chefs d’accusation sans cesse réactualisés, qui serait assez fou pour s’éprouver en miroir comme juif, comme la somme de ces contradictions expansives et illimitées. Non, décidément, la proposition sartrienne que le Juif ne se révèle, n’existe et ne perdure que par la haine des antisémites, est une vérité inversée. Les juifs ne vivent pas par l’antisémitisme, en revanche ils peuvent plus certainement en mourir…
Pendant près de deux siècles en Allemagne, les Juifs n’ont pas soupçonné l’antisémitisme d’être au cœur de la culture allemande. Ils le considéraient comme un mal marginal, comme la relique d’un vieil antijudaïsme chrétien que les Lumières progressivement allaient lessiver, ou comme le préjugé « compréhensible » des milieux germaniques aisés et instruits contre la populace sale, misérable et superstitieuse des ghettos orientaux. Peut-être aussi, le nombre croissant de Juifs à occuper progressivement des fonctions autrefois réservées aux seuls Chrétiens dans le champ judiciaire et politique (jusqu’à l’assassinat de Walter Rathenau qui sonne le glas de la république lettrée de Weimar) avait-il attisé une jalousie déjà manifeste dans les milieux d’affaire et la banque, jalousie qui gagnait à s’anoblir d’une cause plus élevée. L’antisémitisme doctrinal fournissait sans trop de honte de solides alibis idéologiques aux plus médiocres ressentiments.
Le désastre se préparait en coulisse. Mais comment ne pas songer que l’antisémitisme, cette addition ahurissante de griefs et d’accusations inconciliables et aberrantes, ne pouvait que sonner faux dans la conscience des Juifs allemands ? Ce n’était pas au juif réel que la propagande antisémite s’en prenait, mais à un juif tout à fait imaginaire sorti du chapeau des illusionnistes revanchards et ignorants de l’Allemagne à genoux. Encore une fois, l’antisémitisme ne pouvait fixer ni l’identité ni la vie du Juif. Tout au contraire. La plupart des juifs de l’époque de Weimar, en dépit d’une odieuse propagande sur leur prétendue lâcheté pendant la guerre des tranchées (ce fut sans doute le seul grief, mensonger mais réaliste, qui les offensât et les rebellât en profondeur !), ne pouvaient absolument pas se reconnaître dans la stupide liturgie judéophobe[13] des Nazis et de leurs alliés. Le glossaire antisémite virait comme aujourd’hui au ridicule, à l’outrance, à l’hypostase infantile de tous les péchés et maux mêlés. Quel est le juif qui s’est jamais imaginé dans la peau d’un empoisonneur de puits ou de chewing-gum, d’un saigneur d’enfant chrétien ou palestinien, consacrant leurs innocents globules rouges à la fabrication des matsot de Pâques, ou d’un conspirateur machiavélique planifiant la domination de sa race sur l’humanité ? Non, tout cela ne peut en rien créer du juif, tout cela ne peut servir qu’à excuser le meurtre des juifs.
C’est la haine des Allemands et de leurs collaborateurs français, hongrois ou roumains, la haine de ces Européens convaincus que la décadence de l’Europe était issue davantage des sombres machinations de la juiverie mondiale que des folies nationalistes de leurs monarques et de leurs chefs militaires que les Juifs ont ressenti comme une haine aliène, étrangère, absurde et sidérante. S’il est vrai que la logique du pervers se reconnaît au simple fait qu’il empêche l’autre de penser, qu’il suspend sa libre réflexion personnelle, on peut imaginer que la litanie hallucinante des griefs les plus hétérogènes et dissemblables sur les Juifs allemands a malignement envoûté leur pensée et est venue à bout de leurs plus vieilles méfiances immunitaires. Et la tragédie survint alors que dans tous les domaines, de la littérature, des arts, des sciences physiques ou humaines, de la philosophie politique, la contribution juive à l’exceptionnelle créativité de la pensée européenne qui se fabriquait à Berlin ou à Vienne était considérable et forçait le respect. L’élimination radicale du judaïsme allemand précéda la mise en place de la solution finale.
La configuration optimiste de la Haskala
et la spectralité marrane
Si l’on tente maintenant de revenir à notre question initiale : établir la comparaison entre l’apport des Lumières juives et celui du marranisme dans la genèse politique et culturelle de la modernité entrevue sous l’angle d’une expansion indéfinie des savoirs discutables et des formes démocratiques de gouvernement, ou pour reprendre la formulation originaire, préciser l’impact de la Haskala sur la métamorphose du marranisme en marranité, l’exercice s’avère très périlleux.
Sans aucune hésitation, il faut mettre à l’actif des Juifs allemands d’après Mendelssohn un apport exceptionnel et inégalé à la somme des connaissances acquises dans presque tous les domaines et d’avoir parfois entièrement forgé les concepts de nouvelles disciplines.
Entre les Allemands d’origine juive et les Juifs allemands[14], une proportion exceptionnelle de découvreurs, d’inventeurs, de savants fit exploser toutes les statistiques démographiques ordinairement dévolues à des minorités au sein des grandes nations.
La part génétique du juif surpassa complètement dans les esprits la dimension théologique que du reste, nombre de Juifs allemands avaient délibérément mis eux-mêmes de côté ou laissaient végéter chichement. Leur extraordinaire fécondité dans les sciences dites profanes ne permettait plus au préjugé courant sur l’arriération mentale des juifs frappés de malédiction divine de courir dans les salons.
Au sein de cette atmosphère d’oubli du judaïsme, un Martin Buber proposant une renaissance de la tradition juive à travers les contes, mythes et apologues des courants hassidiques orientaux était un cas rare. Qui plus est, Buber ne mettait pas l’accent sur le dur corset de la loi juive, de la Halakah mais enseignait les histoires émouvantes, drôles et à bien des égards aimablement folkloriques des tsadiks polonais ou baltes.
Ce n’est donc pas l’affaiblissement du sentiment religieux commun aux marranes et aux Juifs allemands contemporains de Mendelssohn qui permet de préciser leur contribution singulière à la naissance de la modernité. Pour reprendre une image d’Hermann Broch, on peut presque dire que cette dégradation sensible et en un sens bouleversante de la piété religieuse ne fit que refléter pour les uns comme pour les autres la collision de l’esprit d’une époque en voie d’extinction avec celui d’une nouvelle ère en train de se construire et de s’affirmer. Passée la collision, les enjeux se trouvèrent définitivement ailleurs.
Alors que le Moyen Âge, encore dominé par le choc des cultures et des religions, morcelle son espace avec des quartiers réservés aux Juifs et aux Musulmans, l’époque moderne pense inversement l’inanité des confinements et provoque l’émancipation des ghettos.
De ce fait, la mixité, l’hybridation, le mélange des identités anciennement recluses ou bâillonnées avec les citoyennetés européennes, ce que l’on a appelé sous une forme ou une autre l’assimilation ou l’intégration, vont désormais aller de soi. Avec certes des fortunes diverses et quelques pannes brutales émanant alternativement de l’orthodoxie juive et de l’antijudaïsme européen. Mais en général, des deux côtés, s’opéra une ouverture croissante dont personne ne doute qu’avec le temps, elle déboucherait sur une normalisation, sur une banalisation du statut des Juifs en Europe.
Quand on compare la relative mansuétude dont a joui Marx dans le panorama des figures juives hérétiques ou converties[15], à la férocité de l’anathème qui vaut encore à Spinoza son bannissement de la Synagogue, on mesure le chemin parcouru.
Et, on peut conclure, en dépit de la tragédie finale qui volatilisa ce processus, que le judaïsme de la Haskala fut manifestement un judaïsme de l’émancipation. C’est à juste titre qu’Edgar Morin y puisa son modèle de l’hybridation judéo-gentille.
Pour la pensée issue à un degré ou à un autre du marranisme, l’enjeu fut sans doute plus complexe, plus délicat et certainement plus dramatique. Il suffisait à Mendelssohn de démontrer la compatibilité du judaïsme avec la grande culture européenne et de parier sur un éclairantisme des deux fractions pour espérer un avenir différent et joyeux. Il suffira plus tard au matérialiste de renverser la hiérarchie des mondes et d’aplatir le ciel sur la terre pour que la tension messianique se transforme assez fidèlement, et malgré le filtre idéologique, en téloshistorique pointé vers l’humanité communiste. Une fois le Ciel transformé en terre, tous les hommes de religion sont réduits au silence. La suspicion ou la trahison n’ont plus cours. Ce sont des monnaies définitivement dévaluées, tout juste bonnes à affoler les collectionneurs de vieilleries.
Pour le marrane, en revanche, marqué dès le début par une double défiance, une double crise frappant autant son identité que sa citoyenneté, plus rien ne va de soi. Ni la valeur intouchable de la tradition des aïeux ni la perfection admise du développement des sciences européennes, ni le site aménagé de leur collision.
En ce sens, le herem de Spinoza n’est pas la conséquence d’un mauvais mélange, en inadéquates proportions entre sa culture juive et l’appel de la grande connaissance profane. De cela, des penseurs juifs éminents comme Maïmonide ou Azarya dei Rossi, voire même le Maharal, qui s’y confronte à sa manière, en avaient fait antérieurement et à des titres différents l’expérience. La distance marrane à la tradition judaïque interne – distance qui n’est pas une édulcoration ou un oubli – indissociable d’une réflexion profonde et ardue sur les multiples types de connaissance ouvre une voie distincte de celle de l’hybridation judéo-gentille. Dans la Hollande du xviie siècle, Spinoza aurait pu choisir un chemin assez voisin de celui que parcourut Moïse Mendelssohn à Berlin, un siècle plus tard. Mais il ne le fit pas. Dans l’univers marrane, c’est l’écart qui se creuse (au départ de manière tout à fait externe, contrainte, puis de plus en plus interne et libre) avec les rituels, les fêtes, la langue hébraïque et en définitive la promesse messianique, c’est cet écart qui ne se referme pas, qui ne se rétrécit pas, qui « persévère dans son être ». Le marranisme n’est pas un judaïsme de l’émancipation comme le fut précisément le judaïsme de la Haskala pendant une courte période. Il est d’une certaine manière un judaïsme désespéré, sans promesse, sans eschatologie et probablement sans fidélité au temps patient et interminable des générations successives de Juifs.
Il ne s’agit pas pour autant de lessiver le corpus judaïque (philosophie, midrash, cabale, histoire…), de le passer au tamis des connaissances les plus avancées, ni du reste de cesser toute forme de réflexion sur la respectabilité du monde (le respect ayant à voir avec l’idée de la Création et non pas de l’Éternité), mais bien d’essayer de fonder une éthique délocalisée, raisonnée et partageable par le plus grand nombre, en dépit des sources et des traditions inévitablement plurielles et adverses des humains. Canetti qui dit que nous venons de trop loin et nous portons vers trop peu résume bien les enjeux de la pensée marrane ; personne n’échappe à l’esprit du temps, à la matrice d’une époque qui semble porter unanimement les humains vers des choses immédiatement accessibles et communes, mais personne n’échappe non plus à ce fin rayonnement des traditions et des cultures originaires qui passe les filtres successifs des époques historiques et irradie les pâles lueurs d’un temps ancien. Spinoza ne raille pas ce rayonnement ni ne le met au goût du jour. Il en déconstruit l’architecture de parole révélée afin d’épargner aux hommes qui viennent les terribles méfaits créés par une pensée de structure théocratique, religieuse ou irréligieuse. Les hommes doivent penser, vivre, se gouverner sans Bible, sans Livre intimidant et despotique. L’élaboration d’une telle éthique n’est pas dirigée contre sa communauté, ou seulement de manière contingente. Ce sont les rabbins d’Amsterdam qui se fâchent et voient noir sur la conduite et l’œuvre de Spinoza (lui-même n’a pas polémiqué avec la synagogue) parce qu’à leurs yeux la contestation puissante de la parole révélée (et de ses versions laïcisées) est plus dangereuse et destructrice que les préjugés raciaux ou les haines confessionnelles des goyim. On comprend qu’Heine se soit senti très proche de Spinoza, au point de l’appeler son frère d’incroyance, tout comme plus tard le fera Freud, en nommant Heine !
« Le ciel, nous le laissons / aux anges et aux moineaux »
Ce que le marranisme a inspiré donc d’original ne tient pas à nos yeux à un éloge de la mixité (c’est une banalité de dire que nous sommes tous des mélanges, les plus intégristes ou orthodoxes d’entre nous sont aussi, que cela leur plaise ou non, des mélanges) mais bien au creusement d’un écart, à l’épreuve d’une distance, d’une distorsion, d’une sorte d’éloignement de proximité à peine marqués, à peine visibles, mais dont les conséquences sur la personne ou le groupe sont sinon colossales, du moins très importantes et durables. Construit par une dualité, une scission, un intérieur et un extérieur qui ont perdu tous les deux leurs visibilités et leurs frontières claires, le marranisme ne débouche pas sur une résolution dialectique, sur un troisième terme. Il laisse en suspens dans un état de contrariété insurmontable les dimensions intempestives et politiques de l’individu, la source et le fleuve. La permanence de cette contrariété élimine l’hypostase d’un des deux termes autant que l’hypothétique victoire d’un troisième terme syncrétique. Est-ce une manière de conjurer l’épuisement répétitif des orthodoxies ou la prétention récurrente de l’homme nouveau à qui l’on promet le meilleur des mondes ? En tout cas, pour la marranité issue de la double défaillance du marranisme, ni l’identité ni la citoyenneté ne peuvent sortir solitairement victorieuses et débarrassées des soucis de l’autre. Par son irrésolution constituante, sa structure bancale, presque boiteuse, la marranité devient inévitablement un spectre ! Un spectre de conduites rebelle à tout effort de synthèse, à toute forme d’alliage transparent entre un judaïsme de l’ombre et une culture chrétienne ou humaniste hégémonique. Ce spectre est à la fois fantôme et lumière. Par le rire, la dérision, la subversion de ses propres fondements à travers l’exploration d’idéaux analogiques ou dérivés, par une sorte d’épicurisme inquiet, d’irréligion affirmée ou au contraire par les voies scandaleuses d’un mysticisme agnostique, bref par tous les effets bancals que la trituration et la coalescence des temps provoquent sur les sources et les fleuves, le spectre marrane s’entrevoit. Certains s’en gausseront ou ne verront dans cette nébuleuse électronique de plus en plus dispersée et éloignée du noyau que les premiers signes annonciateurs d’un renoncement, d’une rupture, d’une conversion. Pour ces esprits prompts à brandir leurs anathèmes, Spinoza, Heine ou Husserl n’ont plus rien à dire sur le peuple juif. Ils s’en sont extraits.
On peut franchir les douanes des époques soit en déclarant des biens antiques certes dévalués mais auxquels on tient par souci louable de la continuité familiale, et dans ce cas, on attend des douaniers la compassion qui délivrera le laissez-passer. On peut aussi tenter de franchir la barrière des époques en dynamitant le poste-frontière, et en étendant de la sorte le trouble des traditions défaillantes mais survivantes au temps présent supposé plus intelligent, plus abouti et clairvoyant. Dans le premier cas, on espère l’assimilation, l’indistinction, l’anonymat. Dans le second, c’est la citoyenneté assurée, légitime qui contrôle les postes-frontières des époques et veille à la bonne circulation des biens historiques que l’on met en danger.
Les sciences ont pour principal effet secondaire de disloquer les socles culturels sur lesquels elles s’échafaudent, de les périmer comme l’électricité rend caduque le temps des chandelles. Autrement dit, nous sommes peut-être les contemporains d’Homère, mais sans doute très peu de Galien. Avec les sciences, le temps semble s’accélérer ou se métamorphoser. Il n’est pas jusqu’aux formes de la contestation et de la révolte politiques qui ne portent l’empreinte des derniers outils techniques. Les cultures humaines sont au contraire des affaires de sédiments, de couches, de strates, de temps accumulés. La compénétration de cultures forcément locales, et à très vaste longueur d’onde et des connaissances et techniques de plus en plus universalisées et rapides qui caractérise la modernité et plus encore la post-modernité, ne ménage pas le travail des douaniers du Temps. La liquidation des vieilles cultures ou le chaos retentissant de leurs querelles infinies, le nihilisme compresseur du Marché ou la résistance spectrale marrane, tout se joue désormais dans la pesée des temps qui en termes sociologiques se manifeste dans la confrontation identité-source/citoyenneté-fleuve.
Notre civilisation globalement connectée, vouée à une intimidante contemporanéité, est secouée en profondeur sur une vaste échelle et dans le même temps, à la crise générale des cultures, non pas au choc des cultures qui n’en est que l’aspect le plus superficiel et le plus purulent, mais bien à la crise d’adaptation des cultures à l’univers accéléré des techno-sciences, au bout de laquelle pointe leur insignifiance.
La fin au début et la fin à la fin
L’autre grande différence entre les marranes et les Juifs allemands résulte de la différence de leurs temporalités tragiques. Les marranes sont originairement créés par les exécrations chrétiennes, par les monstruosités bouffonnes des accusations du Saint Office, par les supplices des crémations lors des autodafés. C’est au début de leur histoire que les marranes font face à leurs bourreaux. Il en va tout autrement des Juifs allemands qui vont rencontrer la pire des tragédies, la négation radicale de leur droit à l’existence, à la fin d’une époque qui avait vu, depuis l’arrivée de Mendelssohn à Berlin, leur influence croître dans tous les domaines.
Du côté de la vie, se sont tenus les marranes ayant expérimenté la haine inconditionnelle, monstrueuse, arbitraire de la société au tout début de leurs existences cryptojuives et non pas à la fin d’un brillant parcours d’émancipation et de reconnaissance comme leurs lointains frères de Germanie. Le marranisme fut d’emblée un acte de survie ! La malignité de l’Inquisition, la délégitimation raciale des nouveaux chrétiens qui en fit des sous-citoyens instables et menacés par la délation de tomber à tout instant dans les filets du Saint Office, la présentation publique de la foi chrétienne en impitoyable négation de la miséricorde ne permettaient aucune illusion. La vision instantanée, précoce du délire judéophobe inocula très tôt aux marranes le vaccin de la ruse, du quite, de la méconnaissabilité et, plus que tout, une perception critique de la citoyenneté chrétienne hégémonique en Europe. Tout en essayant de prouver sa bonne foi, sa sincère fidélité aux enseignements du Christ, et de temps en temps (mais rarement !) en œuvrant au rayonnement littéraire et artistique de l’Espagne impériale, le marrane cultiva l’art de survivre en milieu hostile, dans le chaudron de l’injure. Les mêmes quolibets et reproches antisémites qui s’abattaient autrefois sur les Juifs, où qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, rebondissaient dorénavant sur les marranes forcés de mesurer et de détourner la prodigalité obscène des chefs d’accusation. Quand vos propres voisins dégainent à chaque occasion l’inventaire des reproches et vous font miroiter les fagots qui s’empilent sous vos pieds, l’heure n’est plus à la fierté nationale ni à la jewish-pride. Alors que les Juifs allemands cherchent à anticiper les promesses de l’émancipation et de l’égalité pleine et entière des droits civiques par une prolixité inouïe dans la plupart des activités autorisées, les marranes ne se leurrent pas sur la reconnaissance des mérites littéraires et des contributions savantes. Ils savent, dès le tout début de leur aventure, que le terrain de l’égalité est miné !
Qu’aujourd’hui des grands pays comme l’Angleterre, la France ou l’Allemagne confessent l’échec de leur modèle d’intégration multiculturelle, nous remet en mémoire que le marranisme naquit précisément dans un pays de l’Europe qui, pendant plusieurs siècles, vécut un modèle médiéval multiculturel par son tricotage original et unique des trois monothéismes. Or, l’Espagne, au temps des rois catholiques, a renoncé radicalement à son esprit multiculturel et s’est empoisonnée avec le venin de l’intolérance et de l’exclusion.
C’est en forgeant, on l’a assez dit, une identité spectrale, à la fois fantomale et sommatoire que le marrane échappa à la folle logique des identités ennemies à laquelle le conviait le catholicisme espagnol rendu fou par sa quête désaccordée d’une nouvelle unicité, d’une nouvelle intégrité. La fonction d’ondes de l’identité marrane intégra, à l’opposé de la rigidité réactionnaire, la déconfiture confessionnelle d’Uriel da Costa, l’humanisme de Montaigne, l’éthique de Spinoza, la cosmogonie de Isaac Louria, les pulsations messianiques de Tsevi, le désenchantement lucide de Juan de Prado. On peut nommer marrane celui qui parcourt cette spectralité de prime abord incohérente et confuse, et qui désarçonne et irrite tant les esprits autoritaires, doctes ou académiques.
Encore une fois, un tel effacement de l’identité nommable ne fut rendu possible que par la tragédie des communautés juives d’Espagne et du Portugal à la fin du Moyen Âge. Mais avec le temps, la haine anti-marrane s’épuisa et, d’une certaine manière, les enquêtes génétiques et religieuses perdirent leurs intérêts pour tout le monde, y compris pour les généalogistes infatigables du Saint Office. Les marranes s’étaient de fait rendus invisibles et, pendant près de trois siècles, l’Europe les oublia.
C’est précisément à la période où le marranisme s’estompait en Europe et que s’affirmait la domination économique des nations protestantes aux dépens de l’Espagne, que Moïse Mendelssohn pénétra dans Berlin par la porte réservée aux Juifs et aux troupeaux. Eût-il pu entrevoir dans un élan prophétique le terrible destin qui attendait ses coreligionnaires deux siècles plus tard qu’il aurait sans aucun doute retourné ses pas vers le ghetto. Mais Mendelssohn n’était pas doué du sens de la prophétie. Il ne disposait que de l’arme de la raison et cette arme lui paraissait bien supérieure à tous les boulets tirés depuis les forteresses de l’obscurantisme. Mendelssohn, comme, après lui, de nombreuses générations de Juifs allemands explorèrent sans relâche et parfois avec grand succès les chemins qui mènent à l’assimilation et à l’émancipation, mais aussi à l’élaboration d’une grande nation multiculturelle dans laquelle aucune tribu, aucune fraction ne devait rester inférieure ou assujettie aux autres. Les Juifs ne seraient au sein de ce grand Reich qu’un peuple parmi d’autres avec son génie propre mis au service d’une cause nationale commune. L’émancipation était inséparable du mérite. Ce n’était pas un jeu à somme nulle, ce n’était pas un jeu avec un gagnant et un perdant, c’était un jeu avec deux gagnants : on peut devenir de bons et de vrais Allemands sans troc religieux. Ce qui compte et comptera plus que tout pour les générations suivantes est de réussir la synthèse de l’être juif de naissance et de l’être allemand d’adoption, et de prouver que le judaïsme, malgré sa réputation de religion archaïque et obsessionnelle, est tout aussi capable de se confronter aux sciences modernes que ne le fut la chrétienté, pendant la Renaissance. Personne ne peut aujourd’hui douter de la réussite provisoire du projet de Mendelssohn. Ce n’est pas seulement en faisant jeu égal avec les savants chrétiens que les Juifs allemands confirmèrent sur le tard la validité du projet séminal de Mendelssohn, c’est bien souvent en les outrepassant (la physique d’Einstein) ou en construisant de nouvelles formes de science comme la psychanalyse freudienne ou la sexologie de Magnus Hirschfeld.
Dans le domaine de la philosophie politique, Horkheimer, Adorno, Marcuse ou Hannah Arendt ont fait une analyse critique des sociétés de masse modernes dans une perspective néo-marxiste, qui ne faisait plus la part belle aux bastions ethniques et aux dualités religieuses. Mais c’est aussi en travaillant la complexité du lien d’articulation entre la pensée juive et la culture politique et philosophique de l’Europe, à la sortie de la Première Guerre mondiale, que les Juifs allemands écrivirent des œuvres d’une rare fécondité. Pierre Bouretz leur a consacré un livre Témoins du futur, philosophie et messianisme. Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Martin Buber, Walter Benjamin, Leo Strauss, Ernst Bloch, Gershom Scholem, Emmanuel Levinas, Hans Jonas, chacun d’eux à sa manière se confronta non pas seulement à l’alliage prometteur du messianisme juif et de la culture européenne, mais bien à ce qui nourrissait la perplexité, les insuffisances, les impasses et les contradictions des deux sources autant que celles dérivant de leurs rencontres et de leurs frictions mutuelles. Certains d’entre eux pressentirent le désastre.
Les Nazis ne firent pas que condamner à la mort ou à l’exil la plupart de ces intellectuels. Ils ensevelirent avec eux, sous les décombres du Reich vaincu, l’importance majeure de la pensée juive allemande. Après Auschwitz, l’épicentre du monde juif se déplaça de l’Europe vers l’Amérique puis vers Israël. L’échec de la symbiose judéo-allemande ne fut plus commenté ou alors spasmodiquement dans « les rapides de la mélancolie[16]». Et c’est principalement par la fidélité plus ou moins inconditionnelle à Israël ou par la réactivation des traditions religieuses juives que la judéité si polysémique d’autrefois essaya désormais de se revitaliser, de se resserrer.
On ne peut ni méconnaître ni sous-estimer l’immense traumatisme du génocide juif par les Nazis. On ne peut ni méconnaître ni sous-estimer en parallèle l’importance d’Israël pour tous ceux et celles qui se sentent liés au monde juif. Mais la question à laquelle se sont confrontés tant de Juifs allemands n’a pas été portée en terre par les reconstructeurs de l’Europe d’après 1945, et pas davantage par les bâtisseurs sionistes d’un foyer national israélien. Et, d’une certaine manière, on peut dire que cette question hante l’Europe nouvelle dans sa conception chaotique, maladroite, embarrassée du dialogue des cultures et du respect des minorités dans ses cités cosmopolites.
Et c’est maintenant, forcément maintenant, que la marranité, après un long sommeil politique, une invisibilité de près de trois siècles, vient renouveler et poursuivre la logique brisée de l’émancipation.
La plupart des hommes et des femmes qui foulent aujourd’hui les pavés des villes européennes ne peuvent pas se bercer d’illusions sur le modèle de l’intégration républicaine à sens unique ou sur la genèse d’une grande société éclairée et solidaire traitant également les fractions de peuples qui la composent. Nulle part et probablement jamais plus ne connaîtrons-nous d’apport aussi concentré et multiple au rayonnement d’une culture prestigieuse[17] que celui venu de la petite population judéo-allemande de 1743 à 1933. Et pourtant, ce succès exceptionnel n’évita pas l’une sinon la pire des tragédies de l’humanité.
C’est la première raison pour laquelle la marranité revient aujourd’hui dans le champ des questions politiques contemporaines. Née dans un milieu de déclassés et de suspects, à la sortie d’une expérience multiculturelle exceptionnelle en son temps, la marranité peut devenir aujourd’hui familière à un grand nombre de déplacés, d’émigrés, d’exilés, de diasporés !
La deuxième raison est la suivante : nous sortons peu à peu du temps des mixités et des hybridations qui a caractérisé sur les plans démographiques et culturels la deuxième partie duxxe siècle, et nous en sortons, non pas parce que l’appel ou la tentation du métissage décroissent (bien au contraire !) mais parce qu’est revenu le temps des interrogations fortes : interrogation forte sur l’identité, sur toute identité, indissociable d’une exigeante interrogation sur l’avenir de l’humanité et des limites physico-chimiques du monde. En ce sens l’alliance judéo-gentille, quoique exprimant un sentiment optimiste de la fraternité et du mélange, est-elle le tardif écho du rêve mendelssohnien, son ultime enchantement. Car ni l’univers de la gentilité européenne (et de ses colonies américaines) ni l’univers juif de l’après-Shoah ne sont aujourd’hui des univers symbiotiques et encore moins fraternels.
Nous devons à nouveau faire un effort colossal pour ne pas nous enfermer d’un côté dans les ressassements et les fureurs de l’inimitié et de l’autre dans un cynisme qui menace de nous rendre indifférents et hostiles au futur du monde.
En Europe, la marranité qui s’efforce de penser par-delà les discordes communautaires modernes n’est pas pour autant le dernier avatar d’un universalisme abstrait, très hypothétiquement vertueux, qui arbitrerait toujours en faveur du vaste monde contre l’individu affecté par ses origines. Répétons-le encore : il ne s’agit pas pour le marrane de se décharger du fardeau très lourd de son appartenance à un groupe humain (ici, juif) pour maintenir dans leur intégrité et leur splendeur les plus nobles promesses chrétiennes de la Gentilité ou les plus séduisantes utopies d’un nouveau monde ; l’économie de la contrariété qui caractérise le marrane ne reste pas confinée aux tourments de la conscience personnelle, aux déchirements de son être intime, elle implique tout aussi fondamentalement une critique des institutions des sociétés européennes et de leur fragmentaire et souvent illusoire cosmopolitisme.
Aussi bien, au terme de cette réflexion sur les rapports de la marranité issue de la tragédie médiévale de l’Inquisition et de l’émancipation judéo-allemande qui se clôt avec la tragédie du génocide, avancerai-je l’hypothèse que la marranité contemporaine, en dépit de ses sources historiques ibériques a plus à voir avec la pensée juive allemande tardive qui se construisit au bord de l’abîme, qu’avec une stratégie séquellaire du secret (ce n’est pas ou plus la peur d’être juif qui fait le marrane) ou une quelconque tentative de sauver son âme de l’histoire frénétique et insaisissable dans laquelle nous sommes tous embarqués. C. C.
28 février 2011
[1] « Du marranisme à la marranité, une page tournée ».
[2] Par Jacques Queralt, personnalité érudite de la cité catalane.
[3] J’emprunte ce détail ainsi que bien d’autres au remarquable livre de Amos Elon, The pity of it all: a history of the Jews in Germany (1743-1933), New York, Metropolitan Books, 2002.
[4] Qui du reste le lui rendra en écrivant sa fameuse pièce de théâtre Nathan le sage, plaidoyer vibrant en faveur de la concorde des trois monothéismes.
[5] Michel Foucault.
[6] Il s’amusait à raconter « qu’il n’aurait jamais été converti si Napoléon n’avait pas perdu la bataille de Waterloo ou que c’était la faute du professeur de géographie de Napoléon qui avait omis de lui enseigner que les hivers moscovites étaient très froids ». Cette anecdote, comme beaucoup d’autres, est tirée de l’excellent livre d’Amos Elon.
[7] Il le redevint plus tard, de manière exceptionnelle. On songe ici à Simone Weil.
[8] C’est ainsi que l’on nommait la religion catholique, liée aux yeux des Juifs à la postérité d’Esaü.
[9] Felix Mendelssohn-Bartholdy, le petit-fils de Moïse, n’avait pas une faible foi !
[10] À l’image du banquier juif de Bismarck, Gerson Bleichröder.
[11] Poète juif allemand qui écrivit un réquisitoire contre le peuple et la culture britanniques.
[12] Si le sionisme reste minoritaire chez les Juifs allemands à la veille de la Première Guerre mondiale, ce n’est pas parce que la middle class assimilée craignait l’épreuve du feu ou l’insalubrité exotique des conditions de vie en Palestine. Que ce soit dans les tranchées de la Grande Guerre ou lors du soulèvement révolutionnaire de 1918, une grande quantité de juifs perdirent la vie. L’engagement enthousiaste, aveugle, parfois héroïque, des Juifs allemands au début de la guerre de 14, ou l’ardent soutien de leurs intellectuels à la juste guerre du Kaiser en témoignent.
En réalité, la majorité des Juifs allemands ne peut se résoudre à troquer le nationalisme allemand et l’adhésion aux valeurs de la culture européenne, contre l’édification sur un bout de terre orientale et crasseuse d’un maigre et infirme foyer de nationalisme juif.
Le sionisme naissant tenta du reste de séduire les classes moyennes juives de l’Empire allemand en identifiant en partie Israël à l’avant-garde proche-orientale de la grande Culture allemande : une sorte d’essaimage de la philosophie de Kant et du génie littéraire de Goethe et de Lessing dans un réduit de la Méditerranée orientale…
Après la création de l’État d’Israël, le phénomène inverse se fit de plus en plus durement ressentir : l’orientalisation d’Israël, malgré la discorde persistante, parfois terrible avec les Arabes, et la longévité quelque peu stupéfiante de certaines communautés hassidiques perpétuant les traditions polonaises ou galiciennes, fut de plus en plus manifeste, tant dans le mode de vie, l’architecture, l’alimentation, qu’au sein de la classe politique qui se coupa des idéaux socialistes européens du Yshouv.
[13] Il nous semble que ce concept mis au goût du jour par Taguieff résume bien la double haine religieuse et raciale, la conjonction de l’antijudaïsme chrétien et de l’antisémitisme racial.
[14] Au sein de la nation allemande en voie d’unification, tout au long du xixe siècle, la différence est marginale et traduit du reste le peu de crédit que les religions possèdent désormais dans la pensée des dirigeants et des souverains. Nietzsche a entonné l’hallali, non pas celui de Dieu qui agonise depuis longtemps dans un épais fourré, désormais à l’abri des fidèles et des chasseurs, mais bien celui de son personnel au sol…
[15] On comptait dans la famille de Marx de nombreux rabbins et juifs pieux qui poursuivirent une relation cordiale et chaleureuse avec la branche de la famille convertie au protestantisme.
[16] L’expression est de Paul Celan.
[17] Il n’est pas ici question d’incompétence ou de manque de génie des étrangers contemporains issus pour la plupart des anciennes colonies. C’est tout simplement que l’Histoire ne repassera plus jamais par là, du moins à hauteur de vue d’homme.
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