Editorial
Après la sidération
Claude Corman et Paule Pérez
Lettre aux jeunes européens
Claude Corman
Editorial
Après la sidération
Claude Corman et Paule Pérez
Lettre aux jeunes européens
Claude Corman
La Vache – Al-Baqara
Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement. Donc, quiconque mécroit au Rebelle tandis qu’il croit en Dieu saisit l’anse la plus solide, qui ne peut se briser. Et Dieu est Audient et Omniscient.
Chapitre 2, verset 256
Traduction Muhammad Hamidullah
Jonas – Yûnus
Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Clément.
Si ton Seigneur le voulait, tous les habitants de la terre croiraient. Peux-tu, toi, contraindre les hommes à être croyants?
Chapitre 10, verset 99
Traduction Jean-Louis MICHON
« La souffrance humaine dérive de l’abus. Cet abus dérive de la croyance, c’est-à-dire de tout ce qu’on a bu, de tout ce qu’on a cru. »
Elsa Cayat cité par Delphine Horvilleur
Comme tous les hommes et toutes les femmes qui forment ce que l’on appelle la France, nous avons été sidérés, accablés, meurtris par le crime commis contre les journalistes de Charlie Hebdo, le meurtre d’une jeune policière et l’exécution de quatre personnes dans une épicerie casher.
La démocratie est devenue l’air qu’on respire, cet impalpable auquel on ne pense pas jusqu’à ce qu’il soit altéré par un évènement. Alors nous éprouvons le danger d’asphyxie. C’est ce qui s’est passé pendant cette tragédie en trois jours.
Comment vivre et retracer le coup, le contrecoup et l’après coup d’un tel évènement ?
Le temps des balles…
Comme tous ces Français, nous avons été émus aux larmes par les images qui ont suspendu le temps ordinaire pendant près de trois jours. Et comme eux, sans doute, nous avons été traversés par mille questions, mille angoisses, mille incertitudes.
En effet, comment dans ces trois jours, aurions nous pu ordonner le flot d’émotions, de stupeur, de colères, de pensées outrancières et expéditives qui monte en nous, malgré toutes les digues de la raison, comme une lave amère et vengeresse ?
Et comment sortir de la paralysie de l’esprit sans anathèmes contre la bêtise religieuse, ou sans dégoût du berceau culturel des assassins ?
En tout cas, loin que dans le temps du choc, l’appel à l’unité nationale des principales forces politiques et spirituelles françaises conjugué à la solidarité des européens nous ait choqué ou décontenancé : au contraire cela nous a fait du bien.
Cela nous a fait du bien de voir le peuple français rassemblé dans un vibrant et silencieux hommage aux victimes des trois tortionnaires.
Le temps second…
Cependant, nous savons ce que peut avoir de trompeur et de trop éminemment symbolique et coupé de la vie ordinaire, une telle unanimité.
Nous n’ignorons pas ce que l’idée d’unité nationale peut charrier de messages obscurs et de malentendus politiques. D’abord pour l’unité : tant l’histoire nous a appris à la fois la puissance et l’éphémère de l’émotion de masse. La psychanalyse qui peut y voir, même pour les meilleurs causes, (et c’est ici le cas) une manifestation de « jouissance » collective comme en réalisation d’une « pulsion », n’aurait pas tort : une telle dynamique procurant une satisfaction momentanée qui, certes apaise les tensions plutôt qu’un épanouissement durable.
Car sans renier le sentiment éprouvé ni l’impact du rassemblement par millions, à une foule unanime, fusionnelle, « comme – une », nous pouvons en effet préférer un peuple pluriel au sein duquel se noueraient des alliances – en tant qu’une alliance marque l’idée d’association concertée entre des partenaires différents.
Et pour ce qui est de la dimension nationale, nous irons même jusqu’à avancer que l’idée de Nation, fût-elle couplée à celle de République, est désormais très inconsistante, diffuse et très floue. Qu’on pense à l’étymologie de « Nation » qui se réfère à la naissance, donc à l’origine commune et même si le terme a évolué vers des référents plus culturels comme le « vivre ensemble », cette trace étymologique de l’origine suffirait, dans notre actualité, à nous en défier. Le trajet même de la manifestation populaire allant de la République à la Nation plutôt que de la Nation à la République peut aussi être questionné bien au-delà de la topographie. Idée très floue parce que de surcroît, la France est depuis la fin de la seconde guerre mondiale engagée dans une construction européenne qui en transcende désormais l’antique souveraineté et les frontières. Très inconsistante, parce que la société contemporaine, ici comme ailleurs, a transformé les anciens habitants de régions diverses et fortement originales de la France en citadins « anonymes » de grandes villes de plus en plus indifférents en effet à la souche, à l’origine, à l’accent, au « pays ». Très inconsistante aussi en ce sens que le cosmopolitisme urbain y est devenu la règle et que le communautarisme qui est un des caractères sociologiques les plus communs des mégapoles a liquidé ou remplacé les singularités régionales qui survivent à peine sur un mode folklorique.
Mais enfin, quoi qu’il en soit, nous sommes tous devenus un jour des Français d’aujourd’hui, des Charlie, des juifs, des musulmans, des républicains, des chrétiens, et des sans politique fixe. Bref, ce que l’on peut appeler les enfants d’un jour de l’unité nationale, cette Nation sublimée qui balaye magiquement les discordes confessionnelles ou politiques, et célèbre le droit au rire et à l’insolence.
Le soupçon et la culpabilité…
Certes, cet intermède silencieux, grave, émouvant, a suspendu la masse grise des dénigrements, des scandales, des ressassements, des polémiques, des culpabilités qui fait l’ordinaire de notre pays. Comment ne pas se sentir français en cette journée du 11 Janvier 2015 ? Et pourtant, quelque chose a rôdé autour de ce sentiment inouï de fraternisation intercommunautaire et de transgression des rôles sociaux et politiques des uns et des autres. Quelque chose qui en contamine l’atmosphère enjouée et miraculeusement enfantine. Et ce quelque chose se dédouble aussitôt, trace deux sillons profonds dans lesquels risquent de s’enliser et de se noyer les rêves trop éruptifs, trop denses d’une nation fraternelle et solidaire. Car comment pourrait durablement s’installer l’adhésion à une Nation dans laquelle chacun se sente alternativement ou ensemble Charlie, flic, juif, musulman, athée, où chacun, donc, fasse valoir son droit à la coexistence assumée de contraires, et accepte de « vivre debout » en marchant sur des paradoxes, ou grâce à des paradoxes ?
Et ce quelque chose, en voici la première face : le soupçon. Le soupçon que tout cela ne soit en vérité que théâtre et manipulation. Quand les invités des plateaux de télévision, musulmans ou non, jurent sur tous les tons que l’Islam est une religion de paix, une religion d’amour, que l’Islam n’a rien à voir avec la dérive criminelle et odieuse des Coulibaly ou des Kouachi, qu’il y a d’un côté l’Islam des fanatiques et des djihadistes et de l’autre, un Islam débonnaire, familial, ouvert et aimant, personne ne doute de leur sincère souci de trancher net toute forme d’amalgame. Mais le soupçon n’en est pas pour autant terrassé. Non pas le soupçon haineux qui fait vibrer en toutes circonstances son obsessionnel credo : la prétendue incompatibilité définitive et non amendable de l’Islam et de la République. Non pas ce soupçon ontologique qui offre aux partis populistes et xénophobes européens un bouc émissaire solide et constant. Sur cette forme de paranoïa qui prétend expliquer toutes les crises politiques, économiques, culturelles et sociales des démocraties occidentales par la présence hostile d’un étranger radical et posé comme ennemi de l’esprit européen. Que pourrions-nous dire qui n’ait été déjà dit et redit ? Et du reste, la journée « historique » du 11 Janvier 2015 peut être vu comme « une grosse baffe dans la gueule » des va-t-en guerre de l’identité nationale, de tous ces fantassins de la vengeance qui s’imaginent purifiés et grandis de brûler des mosquées ou d’insulter des musulmans dans la rue.
Nous voulons plutôt parler de ce soupçon moins formulable, moins aisé à clarifier sur la rupture incomplète, conditionnelle entre l’Islam et le djihad et sur la claire compréhension que la laïcité républicaine à la française et les religions, dont l’Islam, ont de leurs réciproques obligations. Pour l’Etat, celle de faire respecter le libre exercice des cultes et de lutter contre toute forme de discrimination confessionnelle, pour les religions, celle, impérative et tout aussi indispensable de ne jamais discuter la place marginale et privée du religieux dans le champ politique. Et encore moins, cela va de soi, de s’opposer à la libre expression des opinions irréligieuses voire de l’irrévérence envers les cultes. Cela vaut aussi pour ceux des pays européens dont la laïcité n’est pas constitutionnelle.
Si la constitutionnalité de la laïcité rend caduque en France la notion de blasphème et bien que l’Europe elle-même ne soit pas constitutionnellement laïque, il n’y a pas de place pour le blasphème dans la culture et l’esprit politique européens: si nous parlons ici d’esprit, c’est parce que cela nous paraît sur ce point beaucoup plus essentiel que le rappel d’une stricte considération légale. Et au moins jusqu’à la journée du 11 Janvier, où l’on vit des musulmans et des musulmanes se désigner spontanément comme cibles de la haine djihadiste et antisémite, en brandissant des pancartes « Je suis Charlie, je suis juif », le doute était présent. N’avait-on pas vu il y a quelques années s’enflammer l’esprit punitif et vengeur des croyants contre le journal danois qui avait publié les caricatures du prophète ? Et combien plus nombreux, avaient été alors les représentants de la communauté musulmane, à exiger la tête de Charlie Hebdo qui en avait reproduit les images, que ceux, rares et dispersés qui soutenaient le libre exercice de la presse, du rire et de la dérision, sans entonner l’air de la trahison ou du racisme islamophobe : On veut bien prôner ou reconnaître la tolérance, mais celle ci doit s’arrêter devant les portes du sacré et le Prophète est sacré !
Il est infiniment délicat d’admettre que la défense de la liberté de penser est dans notre pays plus sacrée que le respect des figures religieuses, c’est notre histoire européenne. Et ce n’est pas une mince ou négociable conquête !
De ce quelque chose qui rôde, et contamine l’atmosphère de l’unité républicaine, en voici la seconde face : la culpabilité.
Depuis 1978 et le soutien certes ambigu, mais par endroits exalté de Michel Foucault à la révolution iranienne, son regard étonné sur le retour d’une spiritualité politique oubliée de l’Occident et sa sympathie pour « le Saint homme exilé » qui l’incarnait, l’ayatollah Khomeiny, des intellectuels français souvent proches de l’extrême gauche ont noué des liens avec certains courants de l’Islam politique radical, sous divers prétextes : la cause palestinienne, l’existence d’un « racisme d’Etat » dans les pays européens anciennement colonisateurs, ou encore une alliance de « classe » contre les puissances financières du capitalisme mondialisé. Plus récemment, on se souvient de l’article de Badiou dans le Monde du 23 février 2005 contre la loi foulardière. « On y revient toujours : l’ennemi de la pensée, aujourd’hui, c’est la propriété, c’est le commerce, des choses comme des âmes, et non la foi » et plus loin, en forme d’épilogue : « On a les guerres qu’on mérite. Dans ce monde transi par la peur, les gros bandits bombardent sans pitié des pays exsangues. Les bandits intermédiaires pratiquent l’assassinat ciblé de ceux qui les gênent. Les tout petits bandits font des lois contre les foulards » Les ennemis de l’humanité commune sont clairement désignés : ce seraient les soldats de l’Empire, les barbouzes du Mossad et les laïques apeurés de la France qui légifèrent contre la foi musulmane.
Zygmunt Bauman dans son livre « La décadence des intellectuels : des Législateurs aux Interprètes » analyse la dégradation continue d’un statut. Philosophes inspirant directement la réforme des sociétés au temps des Lumières, encore assez puissants pour influencer l’opinion pendant l’affaire Dreyfus, les intellectuels d’aujourd’hui ont un rôle bien plus modeste et certainement assez marginal dans l’éveil de nouvelles Lumières dont les Européens, lassés et meurtris par la primauté des affaires économiques sur tous les autres territoires de l’homme, attendent le surgissement. Et que l’on soit ou pas d’accord avec les analyses économiques de Piketty, ou avec les propositions politiques de Podemos ou de Syriza, il serait bien malsain de moquer tous ceux qui, avec les armes théoriques dont ils disposent, essaient de secouer une civilisation technico-marchande qui multiplie les injustices, les corruptions, les égoïsmes sordides et parfois les crimes.
Mais de là à affirmer aujourd’hui, comme les auteurs de certains courriers électroniques que nous recevons, que les vrais coupables de la tragédie de ces derniers jours ne sont pas les assassins des journalistes de Charlie ou des juifs de l’hypercasher, mais la constellation des pouvoirs politiques successifs qui ont, à coup de discriminations, de racisme antimusulman, de mépris des roms et des immigrés, et sur fond de précarité sociale, encouragé et provoqué l’avènement de la violence terroriste, c’est pour nous une blessure profonde, un de ces chagrins politiques rares et fondamentaux qui nous révèle soudainement la possibilité du pire.
Cela est si absurde, si faussement lucide !
Que certains n’éprouvent aucune émotion particulière devant ces foules de français rassemblés par la tragédie et qu’au lieu d’y voir l’expression surprenante d’une fraternité que l’on croyait anéantie, on s’indigne déjà des pitoyables récupérations politiques d’un tel événement par les petits bandits qui gouvernent la nation, cela suffirait à nous troubler.
Mais faire sienne sans sourciller, sans se mordre la langue, la logique des causalités qui mène de la désespérance sociale et du déclassement culturel à la frénésie criminelle, à la liquidation d’humoristes, de policiers ou de simples juifs, cela nous ôte toute espérance, comme si nous nous retrouvions devant l’une des entrées de l’Enfer de Dante.
Car enfin , si l’on fait crédit à une telle logique, alors, nos amis gitans, experts en déclassements de tous ordres et en humiliations répétées devraient comme des loups affamés dépecer tous les « payos » du Comminges.
Et les juifs de 1940, après les lois antisémites de Vichy promulguées en Octobre qui ont été peu ou prou, avec zèle ou réticence, assimilées par la magistrature, auraient du faire des cartons sur les juges des Tribunaux français -ou bien n’auraient-ils pas du tirer à l’aveugle sur le million de spectateurs français du film nazi, Le Juif Süss qui payèrent sans contrainte leur entrée ! Non, tout cela nous mène sur des chemins que nous répugnons à emprunter. Et nous coupons court à ces pensées noires.
L’essence du religieux
L’hypothèse que les terroristes sont des terroristes sans religion, que les gens de Boko Haram, que les coupeurs de têtes de l’Etat islamique d’Irak et de Syrie, que les salafistes algériens, ou que les ayatollahs prompts à dégainer des fatwahs sont des gens qui n’ont rien à voir, ni de près ni de loin avec la religion, cette hypothèse n’est pas tenable. C’est aussi peu sensé que d’affirmer que Staline, Mao ou Pol Pot n’ont rien à voir avec le marxisme léninisme.
Et puis, la religion, ce n’est tout de même pas une tasse de thé que l’on boit poliment à cinq heures, un gentil et inoffensif élixir qui apaiserait les quintes de toux d’une civilisation démesurément matérialiste et technique. Qui connaît un peu l’âpreté et la férocité des guerres de religion en Europe, le sadisme bureaucratique de l’Inquisition dans l’Espagne médiévale ou la malignité des pogromistes cosaques ne peut pas entendre sans inquiétude résonner le credo : « Dieu est amour, notre religion est une religion d’amour et de paix et que s’envolent partout les colombes ». Comme si la dimension absolutiste et exclusive de la terreur religieuse était séparable à tout jamais du tronc de la vraie foi, de la simple et authentique spiritualité des croyants. Et si l’on ne veut pas se tourner vers le passé, il n’est qu’à mesurer la licence dans l’horreur qu’amène le fait religieux dans les guerres modernes, en ex-Yougoslavie, en République centrafricaine, en Palestine, en Israël, au Mali, en Tchétchénie.
Non, il n’y a pas de religion modérée que l’on pourrait opposer à une religion radicale. La religion modérée, ça ne peut pas exister, ce qui existe, c’est la modération externe de la religion par des philosophes, des juristes, des théologiens – et des citoyens particulièrement conscients et pacifistes, qui opposent à la pression de l’intégrisme et de l’austérité doctrinaire la subtilité, la nuance, l’ouverture d’esprit aux arts, aux musiques, aux sciences, le commentaire éclairé de la Tradition. C’est aussi la modération de la religion par de nouveaux pôles culturels qui en déminent l’orthodoxie ou l’extrêmisme et la souveraineté sur les consciences. Et si le christianisme de Savonarole dans la Florence des Medicis ne fut pas moins illuminé, fanatique, extrémiste que l’islamisme rigoriste, piétiste et guerrier des oulémas almohades qui poussèrent le calife d’Al-Andalus, Al-Mansur, à bannir comme hérétique le médecin et théologien Averroès, les choses ont aujourd’hui changé en France et en Europe.
Certains espèrent ardemment un Spinoza musulman. A notre sens, il en existe déjà un grand nombre, mais de même que l’auteur de l’Ethique et du Traité Théologicopolitique, fut chassé de la synagogue et maudit, des penseurs analogues musulmans peuvent-ils intervenir sur la question religieuse et la place de l’Islam en Europe ?
Assumer la contrariété
Ne serait-ce pas plutôt du côté de l’expérience marrane qu’une évolution créatrice peut advenir. Expérience de la contrariété, du déclassement, du secret, de la plaisanterie, de la mise en tension, qui n’annihile pas pour autant le lien aux sources et aux traditions. Une telle voie n’est pas communautariste, elle n’est pas même communautaire. Elle peut apparaître comme une voie fragile et solitaire, dans laquelle se perd la force liante de la parole collective… du re-ligieux.
L’expérience marrane, on le sait, fût à la fois douloureuse et salvatrice. Se cacher dans l’intimité domestique pour être fidèle à sa foi ne serait pas tenable aujourd’hui et n’est aucunement souhaitable. Pourtant, dans ce phénomène, certains d’entre nous ont pu voir une proto-laïcité non dite, non consciente, non visible. Rappelons que la croyance reste indéfectiblement le lot ou la part intime et subjective de chacun dans sa citoyenneté. Le meilleur moyen pour que l’intégrité de celle-ci soit respectée ne résiderait-il pas dans la préservation de cette intimité même ? Et le meilleur moyen d’éluder les actes de discrimination ne serait-il pas de s’abstenir d’arborer ou revendiquer des signaux d’appartenance ?
Etre ensemble en allant dans son statut de citoyen au contact des autres, permet d’ouvrir une relation d’humain à humain, notamment à l’école ou au travail. Dans un deuxième temps, si des affinités naissent, on peut se présenter dans ses spécificités, y compris religieuses. Ne serait-ce pas là une modalité sociale, propre à préserver de toutes stigmatisations. Elle requiert toutefois une dose de rétrocession sur la « jouissance identitaire », un léger retrait de soi pour justement faire place à l’autre, ce qui est un effort de chacun sur soi-même.
Mais nous savons que l’époque se veut celle des « fiertés, des prides et des parades » à fonction identitaire.
Voyons un peu. Quelle fierté y-a-t’il à être ceci ou cela : volapuk, mormon ou végétarien ? Chacun est né quelque part et si l’on songe à toutes les migrations de l’histoire, aux naufrages encore contemporains –que l’on pense ici au moins à Lampeduza-, aux déportations diverses, chacun aurait pu naître ailleurs, dans une autre identité.
Dans l’espace public, la citoyenneté prime nécessairement et c’est l’intérêt de chacun : rappelons le à ceux qui l’oublieraient !
L’Europe des alliances comme projet fédérateur
Il nous faut un avenir. L’étendue de la diversité peut être un facteur de relativisation des oppositions pour peu qu’on y travaille. Cet avenir est à portée de la main, c’est l’Europe. Une Europe qui développerait le champ social, la culture et l’instruction, les idées, les sciences, la recherche. L’Europe est un projet d’avenir de par son étendue et sa diversité. L’Europe n’est pas un continent isolé et même on peut se souvenir de son origine moyen-orientale dans la mythologie, au nom d’une princesse phénicienne venue en Grèce !
Réimaginer l’Europe, donner un autre souffle , une autre intensité à l’idée européenne suppose une atmosphère de confiance, d’honnêteté intellectuelle, de créativité, de partage et de joie. Or cela ne se peut que si le soupçon et la culpabilité dont nous avons à gros traits esquissé la nature et qui alimentent aujourd’hui les courants europhobes, nationalistes, démagogues sont vaincus par un nouvel esprit européen. En faisant de la figure de l’immigré la figure centrale du champ politique contemporain, que ce soit sous les traits de l’étranger indésirable, dangereux, responsable de tout ce qui ne va pas dans nos pays, ou que ce soit au contraire sous ceux d’un héros de substitution du prolétariat, aux avants-postes de la lutte contre le Capital, les courants politiques inspirés par le soupçon et la culpabilité s’oposent profondément à la renaissance de l’esprit européen.
Et c’est pourtant à la renaissance de cet esprit européen, dont il est si aisé, si immédiatement bénéfique de dénoncer les torpeurs et les paralysies, les infirmités technocratiques et la fragilité démocratique, qu’il faut consacrer l’essentiel de nos forces…
Claude Corman et Paule Pérez
par Claude Corman
Lettre aux jeunes Européens et à tous les autres…
Autour du bar du partido communista de Aragon, qui s’ouvre sur la calle mayor à Zaragoza, pendant les fêtes du Pilar, les banderoles affichent des slogans si obstinément datés que les passants distraits ou incurieux les tiennent sans doute pour des campagnes publicitaires « vintage ».
Comme cette grosses affiche illustrant tant bien que mal une sorte d’ogre ténébreux croquant la planète et sur laquelle on lit : El imperialismo es un monstruo que hace la guerra para sobrevivir ( L’impérialisme est un monstre qui fait la guerre pour survivre). Ou cette autre qui présente un cheval de calèche, un toro de lidia et un éléphant de cirque sous le slogan : fiestas sin animales maltratados, fêtes sans maltraitance animale. En levant la tête ou à l’intérieur du local, on salue comme convenu les icônes, Marx, Fidel, Le Che, Lénine, Chavez, les étoiles rouges, les marteaux et les faucilles, à l’heure des robots et des tractopelles… rien qui soit en mesure d’effrayer l’ennemi de classe dont les quelques pauvres mots tirés de l’espéranto affairiste de la mondialisation incarnent néanmoins une insolente et appréciable modernité, ou tout au moins une aspiration vers le futur : ouverture des frontières, internet planétaire, traités de libre échange inter continentaux, gouvernance mondiale. Et pourtant ! Autour du bar du Partido communista de Aragon, avec ses paroles en apparence momifiées, ses symboles rancis, ses tristes tréteaux empoussiérés de tant de défaites, se tient une jeunesse gaie, souriante, espérant ardemment écrire une nouvelle page d’histoire. Peut-être fait-elle trop confiance au réveil du peuple et à la solidité des bons outils théoriques qui vont donner à ce réveil sa flamme intellectuelle. Peut-être en vient-elle aussi à douter, à s’inquiéter que la gente nunca mas sera la gente, que le peuple ne sera jamais plus le peuple, ou que les zélés docteurs des sciences humaines et sociales auxquels elle s’accroche comme à des guides et à des maîtres de nouvelles Lumières préfèrent jouer les Romeo sous les balcons de leur chère Université que de provoquer une sécession des intelligences ?
Mais cette jeunesse au milieu de laquelle nous parlons et buvons n’a que faire des experts en déniaisement et en rectification contemporaine des rêves politiques. Le désespoir lucide et pudique de la jeunesse européenne, qui est aussi le sien, a-t-il jamais eu besoin des commentaires « avertis » de tels experts, quand les faits s’en chargent chaque jour avec tant d’évidences ? Est-il besoin de promener le regard pétrifiant de la Gorgone sur tant de choses déjà si sèches, si infécondes, si ossifiées pour discréditer le rêve d’une commune humanité ? Les générations qui ont vu s’éteindre dans le même temps la menace soviétique et l’idéal d’une Renaissance européenne, semblent vieillies d’un coup et s’emploient, telles de tristes Parques, à couper le fil de la conversation politique, comme si la disparition du communisme, contemporaine de la pauvreté des horizons d’une Europe désormais unifiée avait une fois pour toutes jeté les idéaux et les utopies dans l’auge grouillante des slogans d’un temps révolu.
Et c’est pourtant au milieu de cette jeunesse désarmée, pleine de bières et de fumées que nous avons songé à écrire une lettre aux Européens, une lettre-manifeste de la jeunesse européenne à ces « vieillards » sans rêves et sans vie de la Commission et du Conseil qui amènent l’Europe au cimetière, tout en pestant contre les fumeurs, les buveurs, les fainéants, les inadaptés, les indociles, les marginaux, les étrangers qui ne croient ni en leur ordonnances d’austérité ni en leurs cures d’hygiène sanitaire ou sociale.
En 1989, quand tombe le mur de Berlin, Raymond Aron se réveille un bref instant dans sa tombe : Les foules qui franchissent dans la liesse la porte Brandebourg le 22 Décembre de cette année-là saluent à leur manière le philosophe politique français qui avait postulé dans son livre Le grand schisme l’inéluctabilité de la réunification allemande. La grande crise des totalitarismes européens avait trouvé son épilogue sur le sol allemand en cette journée d’hiver 89. C’était la fin du grand schisme, de la division de l’Europe en deux sociétés antagonistes et ennemies, se toisant dans les compétitions sportives, s’espionnant fébrilement, et pointant sur leurs capitales respective des fusées nucléaires.
L’Union européenne regarde aujourd’hui cet événement comme sa propre victoire, comme si c’était elle, revêtue de ses plus beaux habits, parée de ses plus élégantes promesses qui avait ouvert la porte Brandebourg , les archives de la Stasi et chassé une bonne fois pour toutes l’ogre communiste d’Europe, ses chimères idéologiques et ses redoutables ogives atomiques.
Pourtant, la plupart des dirigeants de l’Europe occidentale de cette époque n’ont pas eu de mots assez durs ni de formules assez cuisantes pour retarder ou miner le processus de réunification de l’Allemagne. Margaret Thatcher déclara : « Nous avons battu les Allemands deux fois et maintenant ils sont de retour ! » Elle déclara à Gorbatchev que ni elle ni le président français ne souhaitaient la réunification allemande et la création d’un pouvoir économique hégémonique en Europe. Mitterrand confessa craindre que l’unité allemande ne menât à des désastres encore plus terribles que ceux engendrés par le nazisme. Et Giulio Andreotti, alors premier ministre d’Italie s’amusa à dire : J’aime tant l’Allemagne que je préfère en voir deux ! »
Gorbatchev n’a pas envahi l’Allemagne de l’Est, il n’a pas fait massacrer les Allemands qui avaient fui en Occident par la Hongrie et l’Autriche, aucun bain de sang n’ a endeuillé la joie de la réunification germaine. Tout s’est passé comme dans un conte de fées ou dans un album de Tintin. On a remercié Gorbatchev avec un prix Nobel en 1990 et puis l’on a fêté à la va-vite l’unité enfin retrouvée de l’Europe, comme si les méchants Bordures, staliniens et gestapistes ayant été écartés, les joyeux et sains Syldaves pouvaient enfin goûter l’air suave de l’insouciance et de la prospérité sous l’Arche de Bruxelles . Le « printemps des peuples » de 1989 fit l’impasse sur soixante dix ans de communisme européen, sur ses grandeurs et ses misères, sur ses élans messianiques et ses exactions policières, sur sa force de soutien internationaliste au monde ouvrier et sa méfiance criminelle envers les déviants, les artistes, les minorités de toutes sortes. Toute cette histoire qui a fait dire à un Sartre que le communisme était l’horizon indépassable de notre monde, à un Gide que ce type de régime dans lequel les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils, ne pouvait être exemplaire, devint une histoire spectrale et par certains aspects maudite … Des crimes de l’Eglise, on peut encore disserter convenablement, sans considérer que chaque page des Evangiles est un manuel de torture à l’usage des Inquisiteurs. Des crimes du communisme, on ne veut plus retenir que les crimes ! Et comme si l’idée communiste qui a fait tant et tant couler d’encre, qui a fait et défait tant d’amitiés, attiré tant de fidèles militants et chassé tant de sombres déçus, comme si tout cela comptait au fond pour du beurre, ou méritait un absolu silence ou un absolu mépris, on tourna la page, en se distrayant des robustes et comiques ivresses du camarade Eltsine ! Tout était devenu si simple. La réunification allemande qui ouvrait les portes de l’Union européenne aux Hongrois, aux Polonais, aux Tchèques, aux Baltes, et plus tard aux Bulgares et aux Roumains soldait les deux grandes terreurs du vingtième siècle, le nazisme exterminateur des Juifs et le stalinisme malade jusqu’à la folie de son centralisme « démocratique ». On retint Yalta, on fit des films sur Stalingrad !
Mais à peine deux ans après la liesse de Brandebourg, en 1991, le démantèlement ethnique de la confédération yougoslave sonnait déjà la fin de la récréation. L’hybridation inédite d’un nationalisme extrême et d’une dictature stalinienne soudainement vidée de ses principes idéologiques élémentaires amenèrent au pouvoir dans les patries divisées des Slaves du Sud une espèce de tyrans obsédés par le découpage territorial et la fracturation ethnique, sur fond de réminiscence de la dernière guerre : croates continuant à renifler comme les oustachis les bonnes odeurs de la proche Allemagne et Serbes résistant aux séductions libérales et démocratiques d’une Europe à nouveau dominée par l’Allemagne. La Russie écartée de la Maison européenne, alors même que l’URSS sous l’impulsion de Gorbatchev était à l’avant-garde d’un projet de désarmement nucléaire complet au tournant du siècle, eut à subir coup sur coup deux terribles humiliations, celle de voir des ex-secrétaires des partis communistes yougoslaves mener des guerres de bandits défigurant ce qui pouvait rester d’élégance morale et politique au système communiste, puis le bombardement en 1999 par les Européens et l’OTAN de Belgrade, l’antique et fidèle alliée de Moscou. Lucas tourna sa guerre des étoiles et Poutine n’était plus très loin…
C’est à ce moment là, en 2000, que Joschka Fischer, alors ministre des affaires étrangères d’Allemagne adressa une note ambitieuse, imprudente, allègre aux Européens sur la création des Etats-Unis d’Europe. Inventer une configuration européenne radicalement différente de celle qui avait jusque là prévalu sous la forme d’une d’alliance limitée et contrôlée des nations européennes était le devoir des Européens en ce début de troisième millénaire. Fischer voulait accélérer ou forcer l’Histoire, afin que l’Allemagne et la France conjuguent leurs forces et leurs atouts économiques et politiques, brisant le cycle des souverainetés partielles et infirmes. Certes, chacun savait que le prix à payer par les Allemands pour leur réunification, c’est-à-dire pour passer définitivement la couche de l’amnésie sur les crimes de la Gestapo et de la Stasi était le sabordage du mark et la naissance d’une nouvelle monnaie, l’euro, que l’on baptiserait en grande pompe à l’aube prometteuse du troisième millénaire. Mais Fischer pressentait qu’une union monétaire sans l’union politique que la France était seule en mesure de proposer à l’Europe verrait en peu de temps le retour de l’hégémonie économique allemande et la désagrégation collatérale du sentiment européen, les fourmis allemandes ayant toujours considéré les sudistes du Continent comme des cigales plus douées pour la chanson que pour le labeur. Qui plus est, et sans parler du Sud, ni la Commission, ni le Parlement, ni le Conseil de l’Europe n’étaient à la hauteur d’une tâche rendue immense par l’arrivée rapide des anciens pays communistes dans la maison commune. Les Européens firent la sourde oreille, personne ne répondit sérieusement à la lettre de Joschka Fischer. Les jeux politiques nationaux qui allaient pourtant confiner à la plus extrême médiocrité pendant les dix années qui suivirent cet appel dispensaient de toute forme de réponse éclairée à la proposition « farfelue » de Fischer.
L’Europe dont nous héritons aujourd’hui est une Europe déséquilibrée, soupçonneuse, étriquée, avaricieuse et besogneusement libérale, elle a éteint tous les rêves et toutes les promesses que la déconstruction du mur de Berlin avait un court instant fait surgir à la fin des années quatre vingt. Elle est devenue le haut lieu des arbitrages liliputiens sur tout ce qui touche au superflu du politique et elle a en vingt ans, obsédée jusqu’à la folie par la froide beauté de l’Intendance, dilapidé l’estime des peuples qui avaient troqué un peu de leur liberté contre une assurance de paix sur le vieux Continent.
Et pire encore ! Comme si même les fonds baptismaux de la construction européenne, du temps de Monnet et Schumann avaient été piétinés et renversés par quelque nouvelle bête immonde, la pleine évidence de l’être européen, celle qui portait chacun à croire qu’avant d’être aveyronnais, berlinois, breton, lombard ou catalan, on était le citoyen d’une civilisation qui avait si longtemps vécu, pensé et guerroyé qu’elle pouvait enfin savourer le pain partagé de la paix, même de cela , de cette noble certitude, nous nous sommes dépris. Le plus grand péril qui menace l’Europe, c’est la lassitude ! C’est avec ces mots qui gardent une force inentamée que Husserl concluait en 1935 sa conférence viennoise sur la crise de l’humanité européenne. Et bien, nous avons plongé tête baissée dans cette effrayante lassitude, et nous pataugeons dans les marigots domestiques jusqu’à la nausée, craignant tout, apeurés par la plus petite bise étrangère, par le plus faible souffle de cultures océaniques, par les plus modestes demandes de populations venues d’ailleurs. Nos conversations politiques, s’il en reste, sont saturées par les thématiques binaires de la souveraineté nationale et de l’adaptation au grand Marché d’une planète qui tournerait de plus en plus vite. Nous multiplions des ressentiments confus et intriqués contre toutes sortes de minorités suspectées de contaminer nos valeurs, nos vertus et notre savoir-vivre de vieilles nations avec leurs réflexions et leurs désirs de métèques ( ou de nouveaux riches…) N’avons-nous pas assez fait de provisions dans l’ancien temps ? De cultures, de musiques, de génie politique et philosophique ? Qu’avons-nous à arpenter de nouveaux champs politiques, à chercher et explorer d’autres voies que celles qu’ont tracées nos aïeux dans les frontières inspirées de notre langue, de notre terre? A quoi bon avoir succombé aux chimères et aux fables de la grande Nation européenne, alors qu’on s’employait à nous servir derrière l’office, les plus indigestes plats de la pusillanimité administrative, de l’austérité économique, et de l’arrogance des experts bruxellois?
Et bien non, nous ne pouvons pas cesser d’être européens, nous ne pouvons pas savourer notre lassitude parce que la faillite de deux générations politiques et culturelles en Europe a ouvert les vannes du ressentiment, de la discorde, de la rancœur et de la colère contre l’idée européenne. Non, nous ne pouvons pas cesser d’être européens parce que les modernes nationalismes ont troqué la rhétorique enflammée et fière des races fortes pour la soi-disant défense des écartés, des oubliés, des petits, de ce qu’avec leur frauduleux lyrisme républicain, les fascistes nomment le peuple.
Nous savons que les chantiers sont immenses et que l’insurrection de la jeunesse européenne contre ces « monstres hybrides de la pensée » qui nous parlent de santé, de culture, de liberté nationales se fera au nom de plus vivantes et formidables tâches encore dissimulées à sa propre conscience et non pas dans une lutte pied à pied et harassante contre l’empire de la médiocrité et ses familières sentences. Nous savons avec Canetti que nous venons de trop loin et que nous nous portons vers trop peu.
On peut honorer Homère et Moïse, Shakespeare et Racine, Schubert et Mozart, Titien et Picasso sans fuir ni ignorer les musiques, les poèmes, les tableaux , les fraternités et les sciences des temps qui viennent. La tâche de la jeunesse européenne est immense: Inventer un nouvel art du politique en Europe alors que partout le désenchantement, l’austérité, le manque de rêves et d’ambition, la pullulation des opinions picrocholines jettent sur toutes choses le manteau gris de la résignation et de la lassitude.
Mais comment débuter une aussi écrasante tâche, quand nos outils, nous dit-on, ont déjà trop et si mal servi ? Nous pensons à une très vaste université à la taille du Continent, non pas parce qu’il faudrait en toute chose sacrifier à la manie de la concentration et du gigantisme, mais parce que cette université ne sera pas faite sur le modèle des classiques facultés où se délivrent des diplômes et des places dans la société. Cette Université européenne doit être en quelque sorte l’abbaye de Thélème de notre temps. « Fais ce que voudras ! » en restera la devise, mais elle aura pour grande mission de penser la civilisation européenne et les collisions culturelles, anthropologiques et politiques de l’Europe et du Monde.
Cette Université qui pourrait rapidement accueillir cinq cent mille étudiants comptera de nombreux traducteurs afin que nulle langue ne soit plus considérée comme mineure, mais l’anglais pourrait sans inconvénient en constituer la langue commune.
L’espèce médiatique d’interprètes, d’animateurs, d’entremetteurs et de vulgarisateurs des savoirs ayant failli et n’étant plus digne de la moindre confiance, un service universitaire « obligatoire » de un à deux ans sera institué en Europe à la manière dont le service militaire a fonctionné dans la plupart des pays européens depuis la Révolution française, sans avoir jamais, que l’on sache, dilapidé les finances publiques. Ainsi aucun des thèmes abordés par l’Université européenne ne sera réellement méconnu des jeunes n’entrant pas par la suite dans les cycles universitaires classiques ou les disciplines intellectuelles plus spécialisées.
Le brassage social, la fraternité, le sentiment d’appartenir à un embryon de communauté universelle des hommes sans communauté, le jeu, la liesse, l’amour, la musique, la poésie y trouveront un cadre à la mesure de la soif de vivre des jeunesses. Nous sommes très loin des programmes Erasmus ou des Instituts Goethe ou Cervantès. Car ici, c’est pour la première fois la multitude qui sera convertie au gai savoir et à l’élaboration démocratique des règles socio-économiques et culturelles d’une société inventant joyeusement ce que nous nommons l’Europe. C’est elle qui délibèrera, avec l’appui de tous les penseurs, artistes, savants, philosophes, hommes de lettres et théologiens qui y prendront régulièrement ou épisodiquement leurs quartiers soit au cours d’une année sabbatique soit à leur retraite.
Des grands chantiers de pensée que cette université européenne aura à mettre en conversation, nous nous bornerons à énoncer quelques généralités:
– Penser la richesse. Si la théorisation de la marchandise, de la valeur et de l’antagonisme Capital/Travail a été la tâche essentielle de la critique de l’économie politique depuis Marx, il nous faut aujourd’hui questionner le sens de la richesse elle-même, considérée sous ses différents aspects économiques, sociaux, culturels, environnementaux et spirituels. Cette pensée de la richesse est nécessairement liée à une réflexion sur la Technique et l’arythmie du Temps. Elle l’est tout autant à l’habitation de la terre et à l’équilibre rompu entre les villes devenues des mégapoles et les campagnes transformées en déserts ou en mouroirs.
– Penser les connexions, les fractures, les rencontres, les mémoires, les intensités et les collisions de cultures et de minorités humaines dans une Europe qui a connu la défaite de l’esprit cosmopolite de l’entre-deux guerres, la destruction du Yiddishland par le nazisme, les désastres de la pensée totalitaire et est aujourd’hui sidérée par le « problème » de populations nomades ne réclamant aucune souveraineté politique .
– Ecrire enfin un Traité théologo-politique de notre Temps.
– Et multiplier autant que faire se peut, à la pointe de nos savoirs, des champs épistémologiques communs aux sciences humaines, physiques et biologiques, afin que chacun échappe, au moins en partie, à l’intimidante et souvent infructueuse fragmentation des connaissances polarisée vers les débouchés.
Etc…
Ces généralités apparaîtront vides et insignifiantes à tous ceux qui ont déjà un solide carnet de route dans leurs existences et leurs carrières, mais qu’elles se remplissent un jour et les plus prometteurs carnets de route s’éparpilleront au vent comme les feuilles mortes de solitaires ambitions…
Car cette Université n’est pas un leurre ou une utopie. Elle est tout simplement un défi ! Un défi pour la commune pensée et la vie commune en Europe !
Il est grand temps…
Claude Corman
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