Du Streben faustien, une tension « entre », à l’Emtsa du Maharal, la « diagonale du milieu »

par Paule Pérez 

Alors que je la connaissais à peine Maria-Letizia Cravetto m’avait demandé après une soirée caniculaire, d’intervenir dans son séminaire « une anthropologie du sous-sol, visions brisées, dénuées, inouïes », à la Maison des Sciences de l’Homme. Elle me lançait ce morceau de phrase « Roland Barthes, la vérité des affects et non celle des idées ». C’était déjà une mise au travail.

 Une idée faustienne ?

Streben, st(e)reibh,  étymologiquement : s’étirer, se dresser – tendre vers, indique une direction, une intention…d’où : s’efforcer d’atteindre, se battre pour, tendre vers un but, aspirer à…

Voyons aussi pour les assonances, sterben et treiben, Triebe…

– Sterben qui a été rapproché de Streben, n’en a pas la même racine indo-européenne. Sterben, -ster : raide, se raidir (mourir)

– Treiben : effectuer un mouvement. Employé transitivement : pousser qq’un, quelque chose (au désespoir, au pré), enfoncer quelque chose (dans le sol), pratiquer (sport, musique, politique, commerce). Employé intransitivement, treiben signifie être bougé c’est-à-dire dériver (au gré du vent, sur l’eau).

Triebe : pulsion, n’a donc n’a donc pas de « sens » particulier, pas d’orientation, à l’inverse du Streben , comme au fil du courant, sans intention , c’est une « force qui va».

L’expression titre de ce séminaire, se trouve dans le Faust, de Goethe :

« L’homme erre tant qu’il s’efforce et cherche. »
(Es irrt der Mensch, so lang’ et  strebt).

« …Le jardinier sait bien, quand verdoie l’arbrisseau
Que les années futures le pareront de fleurs et de fruits. »

Malgré toutes ses errances, et bien qu’il connaisse ses  humaines limites, l’homme persiste et poursuit sa quête d’expériences :

« …si jamais je m’étends, apaisé sur un lit de paresse,
qu’alors ce soit tout aussitôt ma fin.
Si en me flattant, tu peux m’abuser au point
Que je me complaise en moi-même,
Si tu peux me tromper par la jouissance,
Que ce soit là mon dernier jour !
…si je dis à l’instant qui passe :
attarde toi, tu es si beau
alors, tu peux me charger de chaînes
alors, je consens volontiers à périr. »

Si Faust est sauvé, c’est parce qu’il est habité par le Streben, il vit sur le mode Streben : exigeant envers lui-même, il ne cesse jamais de « chercher ».

 

Une tension « entre »

A plusieurs reprises nous avons etendu cette expression chez Maria-Letizia Cravetto : « tendre vers…ce qui n’est pas là. ».

S’agit-il donc d’un mouvement, voire d’une violence, qui anime et traverse un Sujet, poussée qui viendrait d’un sous-sol, avec ce qui s’y attacherait d’inconnu, d’obscur et de dangereux ? Ou l’expression de ce mouvement par le Sujet, qui alors dévoilerait les motifs du sous-sol supposé ? CeStreben opèrerait-il au « su » ou à l’« insu » du sujet, se confondrait-il avec l’inconscient, le recouperait-il ?

L’enjeu étant me semble-t-il de rapprocher dans une démarche anthropologique visions, productions, histoires, différentes selon les individus, et  pouvant aussi coexister dans le même… dont on ne sait pas encore si elles sont des causes ou des effets, et qui sont qualifiées, dans notre énoncé de départ, en tant que visions « brisées, dénuées, inouïes ». Chaque forme semblant être porteuse de violence, de désubjectivation, et aussi, ou alors, d’une bascule interne capable de faire pencher vers la condamnation du futur ou sa garantie d’advenir.

Ce que l’on peut tenir de ce qui a été dit, c’est peut-être alors que, à partir de ce supposé sous-sol, su ou insu, cause ou effet ou les deux, suscitant, invalidant ou dévoyant des productions humaines, un Streben conscient ou inconscient ou les deux… jusqu’à l’aspiration faustienne, pouvait émerger une infinité de travaux différents dans ce séminaire…

D’entrée de jeu, ce qui m’a intéressée dans le Streben c’est le Streben, c’est-à-dire la tension en elle-même, tension essentiellement polymorphe, et qui apparaît sous diverses espèces.

Une tension donc, cela indiquerait une traversée transitive et intransitive (les Sujets traversent et il sont traversés, il y a du passage, de la circulation). Lieu précis mais également diffus, où le Sujet peut faire, justement, l’expérience de l’autre, de l’Autre, et donc de lui-même – mais à quelles places respectives, cela même reste une question en suspens.

Cette idée de traversée, m’autorise à  arriver là où je voudrais : à envisager la tension de Streben comme une tension entre.

Par les différents intervenants[1], comme dans une fugue ou alors une architecture, à géométrie variable par apport au sous-sol, le Streben a été envisagé du côté de l’expression de la violence, de l’absence, autant que comme une transformation et une sublimation, qui en serait l’espèce « civilisatrice ».

Streben, « visions dénuées », », évoquant la psychose, « visions inouïes », évoquant l’art, « visions brisées », évoquant le meurtrela guerre…

Du côté des «visions dénuées »…Nous avons entendu Pierre-Paul Lacas et Michel Guibal, qui ont travaillé avec Gisela Pankow, dans sa proximité avec les patients psychotiques : tensions du patient qui modèle sa pâte croisant celle, en interpellation verbale ou en directivité inattendue de la psychanalyste…Introduite par Michael Dorland, Anne-Lise Stern, au cours d’une intervention heurtée, exprimant les tensions de cette fille que sa mère voulait appeler « Ally » et que son père psychiatre, sur le chemin du bureau de l’Etat-civil, décida de prénommer Anne-Lise – discours déporté de déportée chez qui revient une invective récurrente à ceux qui restent au nom peut-être de ceux qui y sont restés. Et dont j’ai douté d’être apte à l’entendre.

Du côté des « visions inouïes »…Inès Aliverti et Georges Banu, à propos de théâtre. La première à l’évocation des Frères Filippi directeurs d’un théâtre satirique populaire à Rome, de leur Streben de survie, tension entre la répression fasciste et la satire sociale. Le second, au souvenir de Giorgio Strehler, dont le dernier discours fut d’affirmer un théâtre en tension entre spectacle, sens et recherche. Béatrice Hilfiger, dans un incessant questionnement, dans une sorte deStreben en spirale (dont l’effet circulaire n’est pas à mon avis sans rappeler Paul Celan), obsédante interrogation au Nazisme, nous a donné sa vision de l’art dit brut, vu et présenté comme un art explosant du sous-sol, stigmatisé de par sa nomination-même, art considéré comme « dégénéré », art assigné à une place marquée comme celle des fous.

Du côté des « visions brisées »…Maria-Letizia Cravetto, a commenté le travail de Pierre Legendre, qui voit en certaines formes de destins personnels, et notamment avec le crime du caporal Lortie, « les défaites du principe normatif de la limite », et ce qui pourrait faire limite à cette défaite, (je fais allusion à l’histoire d’Isaac, ligaturé mais par un brusque retournement de son père Abraham, finalement épargné), se transformant alors en acte de civilisation. Ce rapport à la loi, et donc à la transgression, a été approfondi par Michèle Sinapi …

Françoise Flamand a évoqué la vie et l’œuvre de Vassili Grossman, Vie et Destin, livre  rescapé, puisque saisi par les autorités soviétiques, mais œuvre miraculeusement retrouvée et reconstituée. Dans cet univers de « reproduction » qu’est le totalitarisme, après l’expérience déterminante de la Bataille de Stalingrad, a été rendu possible ce surgissement du sujet, chez Grossman, un Streben prodigieux. Qui le conduit à concevoir et mener à terme son projet monumental de Vie et Destin. Figure d’un Streben où le sujet de l’écrivain se confond avec son projet. Vassili Grossman se souvenant qu’il y a eu de l’autre, et consacrant le temps qui lui reste à l’écrire pratiquement jusqu’à en crever. Cet ancien journaliste dans la ligne du Parti, devenu capable de pensée, se souvenait-il, alors, de ce qui lui fut transmis à Berditchef son petit shtetel…nul ne saura les mystères de cette transmission. De ce passage intérieur en tout cas, émerge, comme une définition minimale et maximale de l’humanité, à-travers l’expression de « la petite bonté, une bonté sans idéologie… ».

Encore autour de Vie et Destin, Jean-Jacques Blévis nous a exposé sa relation intermittente, avec ce livre, ses trous, ses zones d’intensité. L’air de ne pas y toucher, il les a reliés, en passant, à des figures de mères. Pour lui la « colonne vertébrale » du livre est constituée par les deux passages où apparaissent des mères en relation avec leurs fils. La première est celui de la lettre d’adieu de la mère qui sait qu’elle va être exterminée, à Vitia. La seconde est celle de la visite de la mère au cimetière sur la tombe de Tolia.

 

Tensions et liens « entre »

«Longtemps je me suis couché de bonne heure»[2]. Dans ce texte célèbre, chevauchant comme à l’amble avec le narrateur de la Recherche qui projette d’écrire, Barthes fait part de ses hésitations quant à ses prochains écrits : roman ou essai, quel « genre » choisir. Métaphore, l’essai, ou métonymie, le roman ? Il annonce à un  auditoire de choix, qu’il est bien tenté d’écrire un roman. Gardons en tête ce que le mot de « genre » transporte, de la distinction de la sexuation, masculin ou féminin. Justement cela se passe pour Roland Barthes peu après la mort de sa mère, et il note : « C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. »…Universalité, ou singularité ?

Barthes expose alors combien il a été secoué par deux textes littéraires : la mort du  vieux prince Bolkonski et les derniers mots échangés avec sa fille Marie, dans « Guerre et Paix » de Tolstoï, et la mort de la grand-mère, dans « La recherche du temps perdu » de Proust. Il expose à quel point l’émotion l’a saisi, lui, Roland Barthes (le théoricien, à une époque où le roman a plutôt mauvaise presse).

« De ces deux lectures, de l’émotion qu’elles ravivent toujours en moi, je tirai deux leçons. Je constatais d’abord que ces épisodes, je les recevais comme des « moments de vérité » : tout d’un coup la littérature (car c’est d’elle qu’il s’agit) coïncide absolument avec un arrachement émotif, un cri ». …

« Le roman… son instance est la vérité des affects, non celle des idées. »

Barthes avalise la vieille dichotomie académique : l’essai et le roman, la raison et l’émotion, l’idée et le pathos, le corps et l’esprit, ou l’affect et les idées. Mais comme une incidente qui serait au cœur de la question, n’est-il pas curieux que la Littérature donne aux « types d’écrits » le mot de « genres », exactement comme s’il s’agissait d’un choix masculin-féminin, ou de l’orientation sexuelle, qu’elle sous-entende, mais à peine, ce qui n’est autre que le désir ? Ainsi jusque là, jusqu’au décès de sa mère, ce que Roland Barthes semble avoir avalisé, ne serait-ce pas le principe de séparation des genres ? Curieux, dans cet espace littéraire du vingtième siècle qui a vu et revu exploser les modes d’écriture : cette explosion n’est-elle pas justement déjà tissée, dans le récit du narrateur de la Recherche. Et Barthes n’en semble pas moins quêter auprès de son public et en lui-même une autorisation d’écrire un roman, roman qu’il n’écrira pas ou si peu.

C’est donc probablement qu’il en va d’autre chose. Car les émotions qu’il dévoile de ses lectures ne ressortissent pas d’un affect banal, de l’anecdote quotidienne. Il s’agit de situations universellement culminantes, fondatrices. Dans le saisissement que Barthes décrit, il n’y a pas que de l’émotion, il y a une conscience de la brièveté, de l’impermanence essentielle, du tragique ou de l’inéluctable, une sorte de secousse qui rend l’événement immédiatement inscrit…Barthes le dit d’ailleurs : « à même le corps du lecteur qui vit, par souvenir ou prévision, la séparation loin de l’être aimé, une transcendance est posée… ». Mais aussitôt cela dit il le replace du seul côté de l’émotion, comme dans un soudain appauvrissement sémiologique et grammatical

Il lui faut presque s’excuser de prôner ce qui relève du sensible, le « pathos »…« au sens non péjoratif », justifie-t-il. Au fond « ce moment de vérité…à supposer qu’on accepte d’en faire une notion analytique[3] impliquerait une reconnaissance du pathos »…

Or, en analyse, ce qui relie l’homme à lui-même, c’est le langage, le mot trouvé, qui prend place dans une béance, dans un trou, le mot qui fait résonance, le mot « juste », le mot qui relie. Le pathos sans langage ce ne serait pas analytique. Barthes est donc comme celui qui repousserait sans cesse d’entrer en analyse, d’entamer une analyse ou de s’entamer en analyse, soit en se logeant dans l’émotion brute, soit en tricotant des concepts analytiques de manière intellectuelle, théorique, au nom d’un alibi académique[4]et oblitérés par celui-ci.

Et ainsi Barthes, reste au seuil de quelque chose, piégé lui-même par ces distinctions artificielles qu’il ne peut que soutenir et qui semblent masquer un interdit ressortissant au désir. Il écrit comme s’il faisait une insuffisance verbale à propos d’une instance qui n’est ni celle des affects ni celle des idées, instance existentielle, qui les rejoint ou les relie. Il effleure rapidement quelque chose de cet ordre par une référence à Rousseau, essayant de parler de « bonté », de « générosité », mais s’en éloigne aussitôt en en faisant un concept, un « philosophème »!

Les deux images dans Tolstoï et Proust, traitent de l’expérience qui noue ensemble la vie et la mort dans la relation entre deux personnages, mais il faut ajouter qu’il y a lien filial et filiation. Barthes évoque la mort d’une grand-mère (Proust) mais surtout la mort d’un père (Tolstoï) quand lui-même a perdu sa mère. Il ne peut s’autoriser à entrer dans un monde qu’il perçoit, celui du roman, comme un genre « qui ne fait pas pression sur l’autre ». Un monde dont la vérité serait « celle des affects, non celle des idées ». Donc il est en train de nous dire que jusque là il s’est contraint dans le genre qui fait pression, celui des idées. Pour ne pas raconter quoi ?

Dans un enchevêtrement de paradoxes et de contradictions, cela semble avoir tragiquement manqué à Roland Barthes, un Streben fait d’une tension, « entre »différentes instances et différents plans de l’être, entre différents « genres ».

On est au cœur de la question de la transmission. Et n’est-on pas aussi devant du symbolique, qui arrime la personne à elle-même et au monde, n’est-ce pas là en quelque sorte une « passe », passage du symbole dont la fonction essentielle est de faire conjonction entre ce qui ne serait que des morceaux, voire pire. A défaut, à quoi, à quelle rampe ou système de contrôle, de pouvoir ou d’oppression interne (discours du maître, de l’universitaire ?) faut-il se tenir, à défaut de nom du père, à l’écrit qui explicite, l’essai, et non à celui qui enfin raconte, le roman ?

C’est à cette charnière qui métabolise les instances ensemble, que se situe la dimension existentielle. Cette instance existentielle, est aussi celle du langage, des mots du pathos peut-être, mais bien plus et au-delà, qui justement peut faire distance, peut organiser, structurer, mettre les choses et lui-même à une place tenable, qui peut faire conjonction entre ce qui a le pouvoir de diviser dangereusement la personne et ce qui a le pouvoir de la relier à elle-même.

 

Emtsa,  diagonale du milieu

Une notion permettrait à mon sens de donner un socle à ce Streben, vu comme une tension entre. Cette notion existe depuis le seizième siècle, elle a été avancée par Le Maharal de Prague (1512-1609), érudit, maître d’exception et homme d’action, diplomate en son temps comme un anti-Machiavel, dont la statue trône à l’entrée de l’Hôtel de Ville de Prague.

Le Maharal fait de la dualité[5], la charpente de sa réflexion. C’est de la contradiction même, donc la dialectique, que se crée toute dynamique. Tout s’organise autour de la dualité, de la discorde, de la contestation, de la déchirure, au travers de couples terminologiques fondamentaux, qui forment des polarités et qui font que le Streben interne de la Bible estdialogal.

Ainsi, au commencement, c’est-à-dire dans Bereshit, la Génèse, est la lettre seconde (le Beth), alors que la lettre première (Aleph), signe de l’unité, vient après. Il n’est plus possible, depuis Bereshit, de tracer une figure du monde, de concevoir une physionomie de l’être, d’imaginer une structure du tout, qui ne comportent en elles une ligne intérieure de clivage. Parmi ces couples terminologiques fondamentaux, certains sont complémentaires comme la cause et l’effet, d’autres sont antithétiques, comme l’essence et l’accident, d’autres encore sont contradictoires comme l’être et le néant[6]… Mais « jamais la coexistence des deux termes du couple n’est stabilisée ; elle est précaire et chancelante. Des polarités qui, de prime abord, semblent parfaitement stables, telles que la déviation de l’effet à partir de la cause, la contiguïté de la puissance et de l’acte, sont subitement mises en question, se déchirent et se reconstituent sous un nouvel aspect. »

Ainsi, le Maharal pose la dualité pour la surmonter, faisant émerger entre les deux termes opposés un troisième terme, celui du milieu, l’emtsa. Il crée ainsi un espace intermédiaire pour décrire les inter-réactions. Celles-ci peuvent être en disjonction, en conjonction, en infléchissement, ainsi,emtsa peut prendre le sens de « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à » – formes possibles de Streben.

Ces formes peuvent aussi tourner ou s’associer. Par exemple l’existence peut être l’opposé du néant, mais aussi l’opposé de l’essence, qui dans ce cas, n’a pas comme opposé l’accident. Ainsi encore « seder est en général l’ordre naturel du monde créé, mais parfois ce terme désigne le plan ou le projet de la création, berya. »

« Pour le Maharal, l’existence même du couple est à ce prix, car les deux termes sont en perpétuelle tension l’un par rapport à l’autre. Sans cette tension, ils ne seraient pas…. Streben tension « entre » pourrait donc aussi être envisagé comme emtsa « diagonale du milieu », qui le déroulerait autrement.

….Le thème du milieu « relie la verticale à l’horizontale »…comme un saut, c’est cela, la diagonale du milieu, l’emtsa. André Neher se livre dans le sillage du Maharal à une difficile méditationSi le milieu « n’est pas au bout », « n’est pas un extrême », il peut alors s’instaurer la « zone de refuge » de l’être, le lieu où on échappe au néant et à la mort… Ainsi « le milieu seul est la dimension du souhaitable »…Il est donc le lieu de l’acte éthique.

Il s’agit du contraire de l’extrême, ou du compromis, mais dans l’esprit du Maharal, cela devient plûtot la quête de l’harmonie, de l’équilibre. Ce n’est pas parce qu’elle garantit l’homme contre les extrémismes que la diagonale du milieu, emtsa, est éthique. Elle est éthique parce que l’éthique est l’optatif, « ce qui doit être ».

Donc ce n’est pas son aspect de compromis (c’est-à-dire une suite de rétrocessions) que le Maharal met en avant, mais l’effort qu’elle nécessite. La création de la paix entre les hommes « ne tient ni du droit strict…. ni de la générosité pure ». La création de la paix est « souhaitable »… « entre l’obligation et la gratuité », c’est une diagonale gagnée et non un amoindrissement, ou encore un aveu de faiblesse. Cette diagonale requiert d’être en tension permanente.

Car bien au-delà du compromis, qui n’en est qu’une pâle représentation, « c’est une interférence et même une interpénétration des contraires, leur conservation au moyen d’une synthèse ». Une bonne synthèse ne procède pas par élagage et suppressions, elle est une recherche pour conserver et intégrer le maximum d’éléments contenus dans les parties, le plus grand dénominateur commun.

Elle est donc la condition de toute véritable alliance, en ces temps de guerre, en ce climat ce « makif » de guerre, où chacun ne voit que d’un seul côté le bon ou le mauvais, l’ami radical ou l’ennemi absolu.

Il s’agit « d’une position « intermédiaire », à se trouver « entre » deux autres éléments qui l’entourent et l’épaulent », par ex. dans le rôle de Moïse, entre monde supérieur et monde inférieur, Moïse est l’organe entre l’absolu et le relatif mais participant des deux…Ainsi cette fonction intermédiaire d’emtsa apparaît comme un médium, « agent de rapprochement de liaison et de dialogue ».

Ainsi suivre les commandements (en ce que cela peut signifier hors-religion,  accomplir un acte conscient et pensé) c’est poser un acte intermédiaire entre l’esprit et la matière, c’est tenir compte de vide radical entre ces deux opposés. Car c’est parce qu’il y a un vide que peut se jeter un pont entre l’un et l’autre. Il faut qu’il y ait un vide pour qu’une alliance s’opère. Il faut que la distance ait été identifiée pour qu’il y ait alliance possible.

 

Un Centre qui n’a rien à voir avec celui que nous connaissons

Enfin emtsa est aussi pour le Maharal, « point d’organisation, d’unification, de perfection », comme l’aimant attire la limaille, comme le centre d’une figure permet d’en saisir toutes les composantes. Pour cela aussi, le lieu de toute alliance.

Emtsa comme tension, n’est ni espace ni temps ni matière, mais en quelque sorte un mouvement immatériel en puissance. L’emtsa envisagé comme un milieu occupe précisément la fonction de tiers, de médiatrice, de bissectrice, de medium, il triangule une relation au lieu de la laisser dans la dualité tout en étant au milieu et non à l’extérieur. Il est une sorte de tiers interne, d’autre introjecté dans le sujet. C’est le troisième élément qui constitue le moyen terme.

Ainsi à titre d’exemple : « L’homme central à partir duquel s’est formée l’humanité est Seth, engendré après Caïn et Abel. Le patriarche central, dont la personne tout entière s’identifie avec le peuple d’Israël, c’est Jacob, le troisième…l’homme central, c’est Moïse, qui naquit en troisième après Aaron et Myriam…»

Il est question d’une quête de lien entre le juste et la justesse, entre-deux de la vie, vision du compromis, posé non comme un acte tiède, mais comme une tension augmentatrice « de l’un vers l’autre », comme la création d’un tiers aussi, la fondation d’une alliance tenant compte de la possible conjonction des contraires en un saut ou un sursaut de l’être, en tension, avec l’autre, tout autre opposé qu’il soit. La modernité du Maharal est-elle déjà dépassée ou encore non avenue?

P.P.

Le séminaire « Streben, pour une anthropologie du sous-sol », aura pour  session de 2006, comme thème conducteur :

De l’idéal à la haine.

Première séance le 13 décembre 2005 à 19 h

Maison des Sciences de l’Homme, 54, boulevard Raspail – 75006 Paris

Salle 215, de 19 à 21 h.

Pour obtenir le programme détaillé de l’année et la liste des intervenants, nous consulter, ou bien contacter directement Maria- Letizia  Cravetto à : Evidenza@wanadoo.fr

 

[1] Il s’agit du séminaire de l’année 2004

[2] «Le bruissement de la langue», essais critiques IV, Le Seuil.

[3] C’est moi qui mets en italique.

[4] En fait la Littérature ne semble plus faire obstacle au mélange des genres depuis la fin de la période classique et ou depuis le Romantisme. Rousseau « fait » de la philosophie et de la politique tout en racontant sa vie par les Confessions et ses marches dans « Les rêveries du promeneur solitaire pour ne citer qu’un exemple. Il en va de même pour  le « roman » allemand, « L’homme sans qualité » n’est-il pas aussi une chronique des derniers sursauts de la « double monarchie » ?

[5] André Neher, « Le puits de l’exil »,  Ed. du Cerf (1991).

 

[6] Tableau des couples terminologiques fondamentaux exposés par André Neher à partir de l’œuvre du Maharal:

+ aristotéliciens                        +platoniciens                      +talmudiques

 

Cause-effet                                Etre-néant                         Unité-multiplicité                              Facteur- conséquence                 Existence- modification     Attachement-séparation

Forme- matière                          Addition- défaut                 Donnant-accueillant

Esprit- corps                              Début- achèvement            Racine- branche

Métaphysique- physique             Création- loi naturelle        Fruit- écorce                                Acte- puissance                          Ascension- chute

Général- particulier

Essence- accident

Autonome- hétéronome

 

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