Editorial : Dix ans !

par Claude Corman et Paule Pérez

Cela fait maintenant dix ans que « Temps marranes » existe. Dix ans pendant lesquels nous avons tenté d’éclaircir sous différents angles l’originalité et la valeur d’un concept, la marranité, si profondément instable et modeste qu’il pourrait être nommé un quasi-concept, à l’instar de ces espèces virales en mutation permanente que l’on appelle en biologie les quasi-espèces.

Dix ans aussi où, il faut bien le reconnaître, nous avons du prendre acte des limites de diffusion de ce concept dans l’espace politique contemporain, sans que nous en ayons clairement la compréhension.

Les identités que les auteurs ont diversement appelées hybrides, en archipel, les identités croisées, ou encore les identités diasporiques, tout cela a peuplé plus ou moins l’imaginaire contemporain de la philosophie politique.

Claude Corman : Mais où est le juste milieu nom de dieu ? – 2011- Huile sur toile 125 x 105 cm
Claude Corman : Mais où est le juste milieu nom de dieu ? – 2011- Huile sur toile 125 x 105 cm


Notre quasi-concept de marranité

Dans le contexte de terreur, entretenu par l’absolutisme monarchique, la tragédie ibérique a constitué avant la lettre une véritable contre culture de résistance dans le secret. En cette contrainte vitale, celle-ci s’est formée sur une étrange et douteuse collusion-collision « judéo-chrétienne ». Le marranisme de survie y avait généré des conduites et des représentations entre deux pôles, références considérés comme incompatibles. Ils ont dans cet écartèlement été amenés à apprivoiser la contradiction, jusqu’à la rendre familière, dégageant au fil des temps une infinité de positions. Ils ont ainsi réussi à trouver une manière d’être spectrale.

Après l’exil, le marranisme qui avait été la seule voie de salut, n’avait plus cette nécessité. Pourtant on comprend que la fin des dangers ne se passa pas dans un retour docile à l’état antérieur. Les traumas, les conduites, les représentations, la trace des déclassements, avaient perduré. Variables, labiles, insaisissables et singuliers, ils s’étaient en effet transmis aux générations.

Ainsi au cours de nos travaux, nos avons pu y repérer cette familiarité avec la contradiction, un certain sens de la plaisanterie, une distance avec les logiques bien tranchées qu’on voit tant aujourd’hui dans les drames identitaires.

Ce que nous avons appelé « marranité » correspond à un mode d’être qui n’est plus en lien avec ces affaires de religion et qui s’avère un mode d’être profondément laïc. Et il n’est pas anodin que ce numéro « Dix ans » soit daté du 9 Décembre 2015, rappel de la date de promulgation de la Loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, affirmant le choix de la laïcité.

Nous pensons davantage aussi à ces états intermédiaires des entre-deux, ce spectre de positions qui apportent une plasticité et une capacité d’adaptation si précieux pour exister au cœur de la complexité contemporaine.

C’est à la postérité de cet héritage des troubles, des déclassements, des déplacements de populations, des ballottements, que nous songeons en particulier.

Et comment l’évènement marrane n’aurait-il pas de postérité non seulement après ces moments, mais aussi après le bannissement et l’exil, autant que dans les multiples installations dans des contrées moins intolérantes -plus au nord en Europe, comme en Méditerranée- et après cette élision partielle de la religion des Pères, qu’on y retourne pleinement, ou modérément ?

Aujourd’hui de nombreux travaux de sciences humaines se penchent sur les traumas de guerre, de mouvements de populations, d’exil, autant de violences qui marquent les personnes, les populations et les pays. On parle ici et là de guerre transmise sur les générations.

Et curieusement, pour une certaine pensée académique les identités marranes ont été assignées à rester coincées dans un temps historique antérieur, celui de la création de la modernité économique et culturelle européenne. Celle de la période  correspondant à la fin du Moyen-âge et allant en gros jusqu’aux Lumières, ou, celui où l’Inquisition fut redoutable ou tout au moins puissante.

Pour nombre de ces chercheurs, en effet, l’ «évènement marrane» est révolu, renvoyé à une tragédie de l’Histoire, qui selon certains serait même d’autant plus périmée que les Juifs ont aujourd’hui retrouvé leur foyer promis au Moyen-Orient, comme une quasi-preuve de la plausibilité du retour à l’origine.

Quant à nous, nous maintenons le propos que nous avons développé dans un autre ouvrage[1] en 2010. En effet, de même que nombre d’auteurs contemporains explorent avec ou sans l’étai de la sociologie et de la psychanalyse voire la Médecine, la transmission effective des drames historiques et politiques, leurs multiples retentissements sur les générations ultérieures ; c’est sur cette forme insolite et disons-le, mystérieuse, mais bien repérable, entre les traces familiales, individuelles et collectives, que nous nous situons.

En cela, nous ne renions pas non plus la parole biblique sur ces fameux raisins verts qui agacèrent les dents des descendants lointains de ceux qui les mangèrent !

La transmission opère comme le ruissellement et l’infiltration de l’eau, et cette mécanique des fluides est ce qui la rend si insaisissable.

La formation du phénomène marrane est constitutivement nouée au secret nécessaire à la vie-même, au clivage spatial et temporel des psychés entre la vie intime au-dedans des maisons et la vie publique extime, notoire. De plus, si, une fois exilés, certains marranes deviennent capables de plaisanter sur le Religieux, dont la sainteté a été bousculée, c’est que la singularité du marranisme par rapport à toutes les dimensions fécondes des identités plurielles est bien qu’il touche aussi le cœur de la transmission d’une source, d’une tradition, d’une histoire, d’une racine, d’une croyance, d’une religion, bref tout ce qui fonde solidement la notion si universellement admise d’identité. Ce n’est pas en se mélangeant en proportions variables avec d’autres types d’identités que la marranité entend désamorcer la violence et la rigidité des identités de définition. Cela, on pouvait l’espérer de toutes les conceptions issues des Lumières qui en configurant les individus sous des multiples variables et en déconstruisant la préséance du religieux, pensaient débarrasser l’espace politique commun, la citoyenneté, de ses affrontements ethniques, culturels et métaphysiques. Sans distinction de race, de couleur ou de foi, voilà le programme des Lumières traduit dans la langue de la modernité politique qu’incarna exemplairement la Révolution française.

Mais l’indistinction ne va pas sans problèmes, car les humains pour la plupart veulent être précisément distingués. Non qu’ils s’honorent tant que cela, mais enfin, ils ne se déshonorent pas au point de vouloir glisser dans l’anonymat, la confusion ou l’errance des apatrides. Et les Etats, encore moins que les individus !

Nous appartenons tous à des aires culturelles plus ou moins vastes, à des peuples ayant des histoires plus ou moins intriquées ou au contraire solitaires, à des traditions philosophiques et politiques propres, à des héritages métaphysiques différents. Et de ces appartenances diverses, nous en tirons naturellement la conviction que nous sommes tous plus ou moins originaux et différents ! Mais pas au point de nous prendre pour des êtres supérieurs !

Face au risque de dérapage raciste ou d’hégémonisme culturel, et aux identités meurtrières monolithiques, nous avons développé de nombreux outils, ceux que nous avons cités plus haut, les identités composites ou multiples qui forment par leurs jeux et leurs interactions ce que nous tenons pour notre milieu désormais naturel : le multiculturalisme.

Et nous nous précipitons en un bel ensemble contre l’ennemi qui attente de nos jours à la diversité, au multiculturalisme et qui s’incarne de façon si caricaturale, si grossière dans les mouvements islamistes radicaux comme Daesh. Après les attentats de Janvier à Paris, la foule a scandé : nous sommes tous Charlie, nous sommes tous juifs, policiers, français, européens, musulmans etc. Le barbare est celui qui ne sait pas crier la pluralité, celui qui est dominé par la haine chauvine.

Mais enfin, regardons-nous suffisamment en arrière ?

Au tournant du vingtième siècle, le vieil empire austro-hongrois a raisonnablement cru inventer le multiculturalisme. Il a accordé, non sans hésitations ni perplexité politico-juridique, des droits culturels et linguistiques et des statuts de large autonomie à la mosaïque de peuples qui le composaient. Bien qu’elle ne considérât pas le yiddish comme une langue, mais comme un jargon (Herzl ne disait pas autre chose), la monarchie bicéphale ne sépara pas pour autant les juifs des autres citoyens, ils étaient des allemands, des tchèques, des polonais, des roumains, selon la langue qu’ils utilisaient…

Quand la monarchie habsbourgeoise s’effondra lors de la première guerre mondiale, le cosmopolitisme viennois largement inspiré par les intellectuels juifs éclata sous les pressions nationalistes, et bien que les juifs aient en nombre adhéré à un programme avancé d’assimilation à la culture allemande, ils devinrent les premiers ennemis des courants politiques furieux qui vantaient le génie ancestral des peuples et leur nécessaire cloisonnement.

Ce fut la première et la plus vive débâcle du multiculturalisme.

Et cela nous regarde aujourd’hui, car nous dansons sur les mêmes volcans.

L’idée européenne, cosmopolite, est malade et dévalorisée et les flux de réfugiés qui frappent désespérément à la porte de l’Europe réveillent les égoïsmes nationaux, les peurs, les rejets, les crispations qu’un chômage de masse et une précarité croissante ont à nouveau tiré de leur néant spirituel et politique. Au mieux  ces réfugiés et ces apatrides inspirent-ils quelque compassion, mais de là à imaginer qu’ils puissent être un jour créatifs !…

De son côté, le multiculturalisme contemporain n’est pas davantage éducatif. Cherchant coûte que coûte la voie de l’apaisement, du « vivre ensemble » dans une déconstruction virulente de la laïcité, jugée incapable de penser et de fortifier le sacro-saint principe de l’égalité des cultures, il ébranle tout aussi sûrement l’idée européenne forgée, qu’on le veuille ou non, sur la supériorité explicite de la philosophie politique de l’émancipation (l’universel partagé) sur le particulier culturel.

Or c’est dans cette interface critique, complexe, saturée de contrariétés et de tensions, que le concept de marranité s’avère le plus original. Car il attaque les malentendus des deux côtés : d’une part, comme nous le rappelions plus haut, en faisant de l’identité une figure nécessairement spectrale, extrêmement hétérogène et qui ne peut pas être réduite au combat interne de l’orthodoxie et des hérésies ; et d’autre part en redonnant à la philosophie politique laïque un caractère ouvrant et hospitalier, terriblement mis à mal par les méchancetés innombrables et non univoques de notre temps.

Dix ans que, tout en remerciant nos lecteurs de leur fidélité, nous attendons des alliés…

C.C. et P.P.

[1] Contre-culture marrane par Claude Corman et Paule Pérez, éditions Temps Marranes

Claude Corman : Le gentleman de la quatrième cave – 2014 - Huile sur toile 127 x 114 cm
Claude Corman : Le gentleman de la quatrième cave – 2014 – Huile sur toile 127 x 114 cm