Les paroles de poètes sont rares de nos jours. L’époque les boude. Elles éclosent où elles peuvent. Sur la borne d’un chemin en Bretagne ou place de la République, lancées par d’anonymes poètes. En voilà deux:
« Pour cause d’indifférence générale, demain est annulé.»
« Une autre fin du monde est possible. »
Comme dans tout énoncé poétique, les sens se multiplient quand on fouille sous les mots. Mais il en est un qui ne peut pas se dissimuler, et c’est le suivant : Demain n’est pas l’espérance, c’est le désespoir ! L’exact contraire des utopies qui chantaient autrefois les printemps à venir. Une sorte de regard sombre, tragique a dépossédé la révolte de son ancienne fonction régénératrice. Quel univers crépusculaire a-t-il bien pu pousser dans nos sociétés saturées de communications techniques au point de rendre indigne et vain l’effort de leur transformation ? Quel sentiment aigu de la chute de l’humanité a rongé l’âme de ces jeunes poètes au point d’éprouver la même colère que Dieu, faisant disparaître sous des trombes d’eau l’humanité caïnique ? Demain est annulé ! Pas par on ne sait quel feu d’artifice de violences, ou par un dérèglement imprévisible et fatal des pendules géopolitiques. Demain n’est même pas annulé par l’excès, l’outrance, la goinfrerie, la vénalité, l’extension du domaine de la cupidité. Non, Demain est annulé par indifférence, parce que les hommes font un jour les choses machinalement. Ils les font par habitude, de guerre lasse, jusqu’à ceux qui, chargés de penser une civilisation de masse originale et créative, s’ennuient à empiler leurs statistiques et à breveter leurs manuels de déconstruction. Quand demain est annulé pour cause d’indifférence générale, c’est que la pensée en est arrivée à mépriser ses propres objets. Et c’est jusqu’au cœur de la tragédie, dans l’antique domaine homérique de la guerre que l’ennui étend son royaume de lassitude et de nullité. Les ennemis de notre civilisation n’ont pas de relief, d’intensité, ils ne s’illustrent que par leur capacité à savourer la barbarie et ne méritent pas plus notre considération que les psychopathes du genre Hannibal Lecter. Ils excellent pitoyablement dans les clips d’horreur comme les tueurs en série au cinéma. Et à leurs chefs d’œuvre de méchanceté, répond le mécanique et inepte slogan européen : Même pas peur !…
Et quand demain n’est pas annulé, germe dans l’esprit d’un de ces poètes des nuits debout une parole encore plus désenchantée et noire : « Une autre fin du monde est possible »
Prenant à contre pied les slogans alter-mondialistes, le rebelle insomniaque rêve d’une autre fin possible. Mais certainement pas à la manière de ce phobique cinéaste heideggerien, Lars von Trier, aussi nazillon et catholique que le philosophe allemand, imaginant dans son « Melancholia » les instants ultimes de l’Univers dans le fracas des corps célestes. Ici, il ne s’agit pas de jouer les bourreaux astrophysiques, mais d’espérer une autre fin à notre civilisation épuisée que ce déluge de vulgarité politique, de lâcheté intellectuelle, de bêtise religieuse, de passion pour le fric et de radotage artistique qui la caractérise. Quel est l’avenir d’un monde qui ne sait plus faire face aux légions d’anges exterminateurs et se satisfait de son impuissance ? Il s’agit de tourner la page d’une époque avec style et courage, sans exiger le sacrifice de milliers et de milliers d’hommes auquel mène inexorablement notre crépusculaire indifférence. On ne peut plus changer le monde, pour cela, nous n’avons ni les outils ni la puissance des rêves ; le pire se pressent, s’annonce et notre tâche est de lutter contre le pire ! C’est ce que le poète rebelle des nuits debout chuchote au petit matin : Même quand vient le temps de la fin d’une civilisation, ce n’est pas le temps de la fin des hommes ! Oui, ça sonne un peu comme le discours d’Aragorn face aux armées innombrables du Mordor, mais le poète du petit matin a assurément lu Tolkien.
Voilà deux phrases de notre temps, une pleine d’humour sur l’indifférence, l’autre saturée d’élégance triste sur la fin d’une certaine humanité. Elles ont poussé au milieu des slogans , des cris, des quolibets comme des fleurs de chagrin. Il serait insensé de les arracher comme des mauvaises herbes…
C.C.
Claude Corman : Le signal d’alarme – peinture – huile sur toile – 110x80cm