Edits, contre-édits et non-dits

par Claude Corman et Paule Pérez

Une double promulgation de loi ouvre aux descendants des juifs d’Espagne et du Portugal expulsés en 1492, en 1496 et à ceux qui quittèrent ces pays dans les années qui suivirent pour échapper aux persécutions, le droit à la nationalité espagnole ou portugaise. Les textes sont passés respectivement au Portugal en avril 2013[1], et en Espagne en février 2014[2] .

Recouvrer de la sorte une antique nationalité déchue paraît au premier coup d’œil un témoignage inédit et unique d’hospitalité « inconditionnelle ». Il est rare que des grands pays européens ouvrent les portes de leur nation à des minorités ou à des groupes humains entiers, surtout quand leur définition ressort uniquement de l’Histoire. C’est ce qu’ont fait les gouvernements portugais et espagnols

Et ainsi, qui n’a pas envie d’accueillir la bonne nouvelle apparaîtrait comme quelqu’un dont l’âme est empoisonnée par les malheurs et les tragédies médiévales, quelqu’un qui serait incapable de sauter hardiment vers un futur éclairant et réconciliateur. Car qui bouderait de principe la nouvelle ? Redonner après tant de générations de Juifs séfarades exilés, aux mille destinées si singulières, si distinctes, une citoyenneté espagnole ou portugaise pleine, entière, homogène,  n’est-ce pas là une offre alléchante, un don qui ne se refuse pas ?

Même si cela paraît mal assuré, après tout,  si l’ « identité nationale juive » a trouvé un accomplissement dans l’Etat d’Israël, chacun sait que les risques d’embrasement du Proche Orient sont forts, qu’aucune tranquillité géo-politique n’est perceptible à bref horizon. Le scénario insensé d’une apocalypse nucléaire, s’il concerne en définitive l’humanité entière, est moins inimaginable en Palestine qu’au Luxembourg.

Aussi bien, la réception à faibles frais, sans engagement idéologique, ni difficile passage d’épreuves, d’un passeport national de la Péninsule, serait dans l’état actuel des choses, une aubaine pour les Juifs dispersés de l’antique Séfarad. C’est ce dont sont convaincus les légistes espagnols et portugais qui ont rédigé le projet de loi et qui semblent persuadés de faire ici acte de largesse. Et qui plus est,  cerise sur le gâteau, se disent-ils, non seulement nos lointains  « compatriotes »  juifs retrouvent une nationalité prestigieuse, au terme d’un parcours administratif ultra-simplifié, qui ferait pâlir de jalousie n’importe quel autre type de candidat à la « naturalisation », mais ils deviennent aussi dans le même mouvement des citoyens européens. « Une sacrée promotion ! ».

Alors à quoi bon faire grise mine ? Et pourtant, loin qu’il soulève un enthousiasme contagieux, et que les foules juives séfarades se rangent à l’unisson devant les guichets de la moderne Espagne, du moderne Portugal, afin d’obtenir leurs passeports péninsulaires, ce projet de loi suscite davantage de réserves et d’hésitations que d’adhésions vibrantes. En Israël, un clivage s’est aussitôt créé entre les partisans de la binationalité et ceux qui vouent cette offre aux gémonies. Les premiers y voient l’opportunité d’acquérir aisément une extension de leurs droits citoyens, de pouvoir visiter plus tranquillement certaines régions du monde, et d’une certaine manière de ne plus avoir les nerfs à vif, dès qu’ils parlent de leur pays. Les autres rejettent une proposition indigne et déplacée, quasiment antisémite, comme si les Juifs continuaient à errer sur terre, à chercher un refuge, un royaume accueillant, un prince bien disposé, alors qu’existe depuis 1948, un Etat pour les Juifs dans l’ancienne Palestine.

De notre côté, cette double promulgation de lois nous désarçonne, nous méduse. L’expulsion des juifs fidèles à la transmission qu’ils avaient reçue signait l’exclusion de ces non-chrétiens au sang de ce fait  impur, opprobre que « laverait » l’octroi de la nationalité. Du statut de celle-ci à l’époque, pourrait-on se faire une idée à partir de l’Edit des souverains catholiques, dont le mot d’ordre se résume à un slogan avant l’heure : « une nation, une religion » ?  Cinq siècles après. Les juifs ne sont plus apatrides,  parias, ni « métèques » ! Alors vient la stupéfaction : Pourquoi cette loi? Pourquoi maintenant ?

Cet édit  renversé, ou  contre-édit fait battre la litanie des patronymes autrefois réprouvés, comme le rappel de citoyens de plein droit, des compatriotes. Voici qu’on réalise que ceux qui  étaient nommés judios, juifs, en Péninsule, furent nommés Sefarad, mot hébreu qui désigne la Péninsule ibérique (souvent traduit par Espagne), et ses habitants, au pluriel hébreu sefardi, partout ailleurs. A moins que d’aucuns parmi eux fussent invectivés comme marranes, ces « porcs » faux-vrais-convertis haïs de tous, dont certains sont restés comme « nuevos cristianos », nouveaux chrétiens? Logiques de renversements, retournements, quel que soit le point de vue d’où on regarde ! Si bien qu’on se croirait dans une comédie de Shakespeare si on ne pensait aussitôt aux victimes des maltraitances, des bûchers et des inquisiteurs.

Ce geste constitue une nouvelle inscription dans le sillage historique de cette logique si particulière  dont la trame est fournie par le phénomène marrane. Retournement du retournement à l’usage du quotidien des marranes, infréquentables eux aussi, juifs christianisant, chrétiens judaïsant, selon les bords de la mise à la question, au point qu’ils réagirent à l’injure, « marranos ! », par une autre inversion : en l’endossant.

Ils étaient des milliers…

Ainsi la ténébreuse proscription de ces innocents salis par les pouvoirs, s’inverse-t-elle au XXI ème siècle en lumineuse prescription à la greffe de voisins devenus fréquentables. Liste de Schindler d’un genre si spécial qu’il suffit d’un retournement de plus pour comprendre… qu’ils étaient encore ou déjà là, ou leurs cousins éloignés : sur les 5220 patronymes recensés, on trouve des noms tels Castro, Franco, Sampaio ou Soares ! Les juifs savaient depuis des siècles, que Sampaio, par exemple, est une déformation de Saint-Paul, désignant le juif converti… on le savait peut-être encore dans la Péninsule, ou juste un peu mais sans trop vouloir ou pouvoir en savoir. De même pour des noms comme Santamaria et tant d’autres, détournés, contournés.

On se demande donc ce que peuvent penser des citoyens espagnols et portugais d’aujourd’hui qui portent des noms de convertis à la conversion enfouie et se trouvent sur la liste des 5220  : certains vont-ils se sentir juifs ? Se reconvertir ? Auront-ils un grand sentiment de malaise à propos de leur « origine » ? Rageront-ils contre un vieil oubli ou non-dit qui les aurait laissés dans l’ignorance ou bien y verront-ils enfin un éclairage de ces intimes inconforts qu’instille en nous le défaut de transmission générationnelle ?

D’un autre côté, par cette liste, on peut aussi penser que la Péninsule escompte aussi rassurer ses ressortissants du dedans des frontières : eux, justement, juifs, ils ne le sont pas ! Eh quoi, avec le temps, le sang comme on dit, s’est « tellement dilué».

Un élément bien factuel vient donner un drôle de corps à notre questionnement : la discussion  autour du nom d’une petite commune de 64 habitants près de Burgos[3]. Elle s’appelait Castrillo en 1035, et changea de nom au milieu du XIIème siècle, après un massacre de plus de 66 juifs par les habitants voisins de Castrojeriz. Ceux-ci forcèrent les autres juifs à se regrouper dans le quartier de Castrillo, qui est alors renommé « Mota de Judios », « Colline des juifs » jusqu’à l’expulsion des juifs d’Espagne à la fin du XVème siècle.  Et le nom devint alors « Matajudios », « Tue Juifs », après l’expulsion jusqu’à aujourd’hui. Le maire, Lorenzo Rodriguez Perez, et certains habitants, souhaitent dans une vive controverse reprendre le nom antérieur « Castrillo Mota de Judios »…

Cette initiative partant d’un mouvement honorable veut effacer l’infamie, mais elle effacerait du même coup l’Histoire. On voit ici une illustration de ce qui ne cesse pas, chaîne de retournements portant sur ce que représente « le juif » en ces contrées. Dénommer, renommer, recommencer, n’est-ce pas le symptôme, qu’un autre travail reste en suspens, qui se trouve du côté d’un partage actif de la souvenance ?

Chez ces habitants, les traces qui restent ne doivent pas être faciles à dégager, car celles-ci, au-delà des bons et sincères sentiments, ne peuvent qu’être nouées à des conflits  anciens de fidélités et compromis vitaux, alliances confuses et brouillage des identifications de chacun dans chaque famille. Il y a bien, en France, des Places des fusillés et des déportés, et un Mont-Valérien pour dire les ambivalences des populations. Dans ce registre nous n’avons pas eu connaissance d’un grand mouvement qui par exemple, à l’issue de concertations, donnerait des noms de places et d’avenues dans les grandes villes péninsulaires à des figures juives et ou marranes éminentes dont les œuvres ont traversé les siècles. Nous en évoquerons quelques unes  plus loin. Et pourquoi  pas un Hameau ou une Rambla des Marranes ?

Obscurs objets de désir

De ces retournements en tout genre pour sauver la face au propre pour les uns, au figuré pour d’autres, le présent exhibe combien l’affaire est dans le vif. Avec ce qui revient au jour, ces « futurs » revenants, « Judios ! », « Marranos ! » ne sont plus des mots de mépris. De sorte que ce qui apparaît là encore est bien ceci  : le phénomène marrane est loin de se réduire à un épisode clos de l’Histoire judéo-ibérique médiévale et post-médiévale, à une chimère religieuse, ou à un « cas particulier » de formation identitaire hybride avec folklore et rituels étudiés dans les académies comme reliques de temps révolus.

La marranité comme contre-culture intégrée, opérante et vivace, la marranité comme art du retournement et du jeu des tensions, des alias à plusieurs entrées voire de la plaisanterie, dont on peut suivre la  piste[4] plus au Nord en Europe, dans le Bassin méditerranéen et le Nouveau Monde, semble bien ressurgie ici-même comme en retour au point de départ. Sur les terres où émergea sa forme archaïque, le marranisme qui fut la réaction première et clandestine de survie dans la persécution.

Resurgie, mais au sens du retour du et des refoulés. Où viendrait se rejouer un événement traumatique à l’occasion d’événements nouveaux. Car le trauma n’atteignit pas seulement les juifs expulsés. L’événement a concerné aussi  la population sur place, qui ne croisait plus ses voisins, ses fournisseurs, ses conseillers ou ses médecins. La  Péninsule peine à trouver l’entrée pour élaborer ce qui lui est aussi arrivé, l’expulsion a bel et bien opéré en elle une amputation, comme dans chaque pays qui  fit et vit partir ses juifs. Et vient un retour moderne faisant effet de répétition –  qui de surcroît ramène indirectement des éléments rejetés.. ainsi des contre-coups des chutes des dictatures verrouillantes, l’effet de frappe de l’ouverture avec la Movida, le développement accéléré et le suréquipement, l’adhésion à l’Europe à laquelle la Péninsule s’est arrimée et amalgamée.

Et si les éléments non travaillés se répètent : de même qu’il y eut à un moment de l’Histoire les « nuevos cristianos », on se demande – non sans ironie, si la Pénisule n’est pas en train de se fabriquer des « nuevos nacionales »…

Certes on pourrait se réjouir d’une ouverture pour l’Espagne et le Portugal où cette loi a réuni quasi-unanimement  les partis politiques, un député y a même souhaité la « bienvenue » à ceux qui pourraient revenir. Mais la lettre autant que l’esprit y suscitent davantage notre perplexité que notre souscription entière, comme nous l’exprimons au fil de ces pages.

L’inattendu et la densité de la nouvelle actualise et justifie d’un coup le travail de réflexion pour le présent que nous avons engagé voici des années, et qui a préludé à la création de notre revue temps marranes dès 2005. C’est pourquoi à la demande de lecteurs et amis qui nous accordent légitimité, nous proposons nos premiers commentaires dans ce numéro.

 

Découvreurs et conquérants

Pour un regard extérieur, non-impliqué, le texte est un exemple de sobriété et concision, il n’en va pas de même pour un lecteur plus averti.

Ce que ne fait pas l’Espagne, le Portugal de son côté s’y est efforcé avec un exposé des motifs. Un rabbin brésilien vivant à New York a découvert le pays de ses ancêtres et s’y est attaché. C’est à son récit que s’adosse la préparation de la loi. Lucian Lopes en s’accrochant, a réussi à convaincre des personnages politiques que sa famille, ses deux filles, rêvaient d’un retour ! L’introduction à la loi est majoritairement basée sur ses extensives déclarations enthousiastes. Il assure par exemple qu’il connaît « au moins cinquante personnes » partantes comme son « cousin en Israël », affirme que les juifs portugais ont gardé la « nostalgie » de leur séjour lusitanien. Il ajoute qu’il n’y a pas eu d’antisémitisme au Portugal ! M. Lopes invite à regarder vers le « futur » puisque sur le passé on ne peut rien…  On s’interroge sur la représentativité du rabbin chez les juifs séfarades de par le monde et notamment chez ceux de la Méditerranée. On reste ébahi qu’un Etat comme le Portugal avance en liminaire d’une telle loi ce témoignage en fait de caution. Circuit court s’il en est, fonder cette loi sur l’aval d’une supposée autorité, clôture tout contentieux et de ce fait signe la « paix » avec les juifs !

En Espagne l’exposé des motifs s’attarde sur la fabrication  d’une « théorie des liens » qui auraient perduré chez les descendants des juifs, éléments de langages,  traditions culinaires ou musiques. Elle énumère quelques interventions conduites par ses diplomates pendant le nazisme en vue de protéger des Séfarades (Maroc) ou en sauver (Hongrie, Grèce…).

Chacun, soit dit  en passant, reconnaît l’action du consul du Portugal à Bordeaux et les facilitations  d’embarquement vers l’Amérique que les juifs sefarad ou non ont trouvées à Lisbonne.

L’évocation n’est pas dénuée d’une touche subtile de ce qui reste d’un sentiment de puissance et de gloire anciennes en particulier dans le texte espagnol. Avec le terme «liens » on se serait attendu au maintien de contacts humains, à des correspondances, voire à des échanges vivants. Il n’en est rien. C’est comme si on venait de montrer qu’il pouvait exister des « liens » sans qu’il y ait relation.

Les conditions d’obtention de la nationalité sont surtout dans le texte espagnol alignées dans le moindre détail, de sorte qu’il n’y soit rien laissé à l’imprévu d’une jurisprudence ultérieure. Aussi le lecteur un peu sensible éprouve-t-il une impression de déjà vu : il y retrouve la précision glaciale, sans appel, des instructions et minutes des tribunaux de l’Inquisition, dans une surprenante conjonction contemporaine entre rigueur dominicaine et casuistique jésuite. C’est objectif : neutralité intrinsèque aux textes de lois ? Voire. Dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 chacun peut lire combien l’Humanité peut faire référence dans le cadre législateur mondial. En voici un exemple qui aurait pu figurer mot pour mot dans les attendus du texte local dont nous parlons :
« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. »

Le Portugal évoque, très vite, le massacre des juifs à Lisbonne en 1506, cela ne va pas plus loin et s’inscrit en faux face aux dires du rabbin Lopes sur l’absence d’antisémitisme, on pourra toujours gloser sur le néologisme, mais… L’Espagne quant à elle ne fait aucune référence aux atteintes à la dignité et actes de barbarie commis sur son sol. On ne trouve pas dans ces textes ce qui pourrait indiquer la moindre empathie envers ceux qui durent partir en laissant tout derrière eux.

Plus sidérant encore : nulle part n’est mentionnée l’Inquisition ! C’est écrit et amené de telle manière, avec une telle entrée sur les conditions de mise en œuvre, que le lecteur ne s’aperçoit pas tout de suite de cet autre court-circuit, pirouette, ou censure délibérée.

L’ancienneté des actes et paroles inquisitoriales de haine absolue perpétrés sous les ordres des souverains, dispense-t-elle d’une évocation minimale des dols et souffrances infligés ? De ces vies brisées, les rédacteurs semblent dénués de toute notion, plaçant les pays comme donateurs non concernés parleur propre passé, auto-centrés, à deux doigts de susciter chez le lecteur l’impression que pour eux les victimes passées ne sont qu’une abstraction. On hésite  entre la suspicion d’autisme et l’hypothèse que l’affaire relève pour eux de l’irreprésentable.

Malaises dans les mémoires

Après la stupéfaction nous viendrait l’idée de réparation. Mais non : Jugerait-on suffisantes les excuses d’un ministre portugais voici quelques années ou l’amicale visite de roi d’Espagne à une synagogue de Los Angeles en 1987, ou sa marque de remords national en 1992 au moment de l’Exposition universelle de Séville ? Actes et paroles qui certes honorent Juan Carlos. Il demeure que ce texte de loi n’évoque pas la réparation.

On pense alors au rachat. L’énumération des bonnes actions en faveur de juifs en allant chercher dans le détail, semble exprimer qu’ils voudraient s’accorder eux-mêmes rachat et rédemption. Ainsi les législateurs éludent la forme pronominale se racheter, au profit d’une forme active et transitive, acheter les juifs avec une monnaie papier d’identité.

Étonnant déséquilibre mémoriel. Les paroles du rabbin sont une aubaine, c’est un juif qui le dit, les Séfarades nourriraient encore une « nostalgie » envers la Péninsule. Pour un petit nombre peut-être ? Ce que les rédacteurs suggèrent assez benoîtement, à savoir que les juifs séfarades de par le monde « n’attendaient que ça », dérive d’une information sélective et restrictive ! Si comme l’évoque le rabbin Lopes, des familles juives  en Afrique du Nord avaient transmis, nous précisons,  aux fils aînés successifs, la clef d’une maison en Péninsule ibérique dont plus personne ne savait l’adresse, c’est surtout, insistons-nous, pour montrer que les ancêtres humiliés avaient su  sauvegarder un peu de dignité : on n’avait pas laissé et la maison et la clef, que les spoliateurs aient du fil à retordre pour briser la serrure  et s’installer chez nous! Il n’y a pas là-dedans que de la « nostalgie ».

Ils conservent des restes de judéo-espagnol, des chants ou des recettes de cuisine ? Soyons sérieux, la cuisine est à peu près la même dans le Bassin méditerranéen. Les clefs, chants et bribes parlées que les rédacteurs veulent voir comme l’expression de fidélité à un eldorado ancestral mythifié,  témoignent bien plutôt de l’attachement à une triste histoire familiale transmise, mémoire symbolique, immatérielle, ce à rapprocher de ce que dans  leurs exils les juifs emportaient dans  la mesure du possible, les rouleaux de la Tora. Là, dans nombre de cas ces derniers avaient été brûlés dans les  autodafés.  C’est bien plutôt de cela que se fonde ce qu’on appelle souffrance du passé, nostalgie. Au reste, les ancêtres ont transmis à leurs enfants qu’au fond de la douleur, le dénuement et la colère, souvent  sur les bateaux, ils avaient en partant maudit Séfarad. Comment faire avec des traces si divergentes ?  Le renvoi des juifs aurait-il clivé à ce point le législateur ibérique ? Souvenirs désajustés, certes la mémoire fait ses tris, mais les documents existent et les législateurs peuvent y aller voir. Plutôt que d’une neutralité législative, ne parlerait-on donc pas de subjectivités barrées ou d’une amnésie collective ? Les temps ici sont bien disjoints dans une fracture irréductible.

 

D’étranges considérations nationales

Par delà les nombreuses discordes historiques entre les juifs de Séfarad et les deux pays qui les ont conduits à les maudire, escamotées ou tues dans ce projet de loi, la redécouverte féconde, vivante du lien entre la Peninsule et les juifs contemporains y passe presque exclusivement par le canal de l’idée nationale, du partage et de l’offre de nationalité.

Il est vrai que Gérone a été classée au Patrimoine mondial et qu’à côté de sa cathédrale,  le quartier juif, le  call, désormais bien  restauré,  en est un élément majeur. Le tourisme andalou en porte aussi fortement la marque et ce d’une manière plus mercantile puisque le quartier juif de Cordoue a été largement accaparé par des fonds privés qui en ont fait un hôtel de luxe introduisant ainsi une mémoire de façades à proprement parler. Et de surcroît au-delà de ladite mémoire des descendants d’exilés, voici que le monde s’invite et vient ramener des pans de mémoire commune. Du «juif » s’est donc installé très notoirement au-travers d’une industrie non négligeable et porteuse de rayonnement.

Ces réhabilitations et ces remises en scène des juderias et des calls sont parfois touchantes de mélancolie et inspirent ça et là un sincère sentiment de l’absence et du manque. Mais elles restent les témoignages d’un antique passé du royaume d’Espagne, avant l’heure de l’ivresse nationaliste des rois catholiques, avant l’heure de l’obsession de l’homogénéité religieuse.

Or, ce qui importe en définitive dans le projet de loi, ce qui y est scrupuleusement souligné et affirmé, c’est bien le principe de re-nationalisation des sefardi, l’invitation au retour dans la maison-mère. Ce n’est pas là œuvre d’historien !

Cet appel « national » est donc pour le moins troublant. Car si l’on avait voulu honnêtement célébrer le temps médiéval d’avant la persécution, d’avant l’installation sur les Terres d’Espagne puis du Portugal, de l’Inquisition, il n’était pas logique d’inscrire ce mouvement dans la seule perspective nationale. On peut parler très longtemps de Maïmonide  – dont l’œuvre n’a rien à envier à celles d’un Augustin d’Hippone ou d’un Thomas d’Aquin – et de la riche tradition cabbaliste espagnole qui culmine dans les œuvres du cercle de Louria et de sa postérité de Safed, on peut aussi travailler l’énorme matériau historique du marranisme ibérique et les innombrables cheminements que ce dernier a produit, cela n’ouvre aucunement les portes de l’identité nationale. Qui plus est, si on aborde la cohabitation des trois monothéismes dans le Moyen Age espagnol, on ne saurait l’envisager sous l’angle de la nation. L’Espagne jusqu’à la reconquête de Grenade en 1492, fut pendant des siècles un pays « bi-national » avec les royaumes chrétiens du Nord et les califats musulmans du Sud.

Du reste, sous cet éclairage, on peut se demander pourquoi l’offre faite aux juifs séfarades n’est pas symétriquement adressée aux musulmans et aux morisques qui furent en masse chassés d’Andalousie et de Valence au début du 17e. siècle

Nous sommes en 2014. L’idée de nation ne va plus de soi, et encore moins celle d’identité nationale. En Europe, les  nations se sont engagées depuis la seconde guerre mondiale sur la voie de la construction européenne. Que cette dernière soit elle-même mal en point et peine à trouver un second souffle, ne change rien à ce constat : personne en Europe ne voit plus ses voisins en étrangers et encore moins en ennemis. Cela suffit à déconstruire dans ses fondements la force de l’idée nationale. L’Europe ne manque pas de passé, elle chancelle davantage sur son avenir.

Qui peut imaginer que la Russie, la Pologne, la Moldavie , les pays baltes ou l’Ukraine, vont de concert proposer aux juifs survivants de l’ancien Yiddishland  de retrouver leur ancienne condition nationale. Les populations de l’ancienne U.R.S.S. sont encore focalisées sur les souffrances endurées sous les Soviets et semblent encore loin de se questionner sur les incidences directes ou indirectes des pogroms tsaristes sur leur propre histoire au présent.  Seuls des écrivains comme Philip Roth se sont amusés à concevoir une yeridah d’Israël vers les territoires de la résidence juive est-européenne d’avant la Shoah et les déportations staliniennes.

Regardons les choses en face : l’actualité de la crise ukrainienne ne fait nullement écho à une résurrection du Yiddishland, et pas davantage à une nation européenne précise qui aurait inspiré le mouvement insurrectionnel de Maidan. C’est l’idée vague et prometteuse d’un ralliement à l’ensemble européen qui a déclenché les émeutes de Kiev. L’idée nationale, en revanche, semble plus liée à la realpolitik cynique et violente de la Russie poutinienne.

Dans l’idée de civilisation européenne métanationale, davantage nourrie par une culture de la contrariété et de l’inquiétude, de nombreux déterminants culturels, historiques et politiques jouent, et sans doute aussi, bien sûr, une dimension juive, par toutes sortes de facteurs : les réseaux diasporiques, les échanges économiques mondialisés, le rôle important de l’intelligentsia juive européenne dans la construction de la modernité et même de nos jours le dépassement du clivage des identités ashkénazes et séfarades. On a en revanche beaucoup de peine à trouver dans le judaïsme européen[5] une célébration de l’idée nationale, une exaltation de la grandeur et de la gloire de la Nation. Henrich Heine parle d’entrée dans la culture européenne et non dans la culture germanique.

Mais alors, si du côté de l’Europe orientale, la question des anciens habitants ashkénazes et du renouveau du yiddish est loin d’être prioritaire, sinon sous une forme négative, par  les rémanences de certains courants antisémites de l’Eglise orthodoxe, de quoi la proposition hispano-portugaise est-elle porteuse ?

Parle avec elle

La  question se repose : un dialogue ouvert déplié et sincère, a-t-il eu lieu entre la Péninsule et les juifs séfarades, sur ce qui est arrivé aux deux parties? Pour le moment la réponse est non. On devine une muette réticence à l’engager si on s’en tient aux textes promulgués, et ce ne sont pas les dires « positifs » du rabbin qui nous convaincraient du contraire.

Certes les faits sont anciens et les coupables sont morts, aussi ce à quoi nous  pensons ne saurait  se calquer sur le travail engagé en Allemagne après  le nazisme, bien que celui-ci ait bien puisé certains de ses modèles et procédures à la « créativité » inquisitoriale. Cinq siècles ont passé, existe-t-il en Péninsule, le désir et la possibilité après les conversions contraintes, d’engager une conversation libre ? Autrement dit d’inventer comment enfin se re-connaître ? Pour preuve, nous ne sommes pas opposés à l’idée d’y  prendre notre part pour peu que des personnes se présentent avec une parole vivante en-deça et au-delà de la question des papiers[6].

Laissons de côté les grincheuses considérations sur l’état actuel de l’Espagne, son chômage massif, ses crises régionalistes dominées par le séparatisme catalan, les ennuis de succession de Juan Carlos, pour mettre en relief deux données qui semblent fondamentalement en contradiction avec la bienveillante « loi de retour » des séfarades :

Du point de vue religieux, les pressions de l’épiscopat espagnol pour obtenir la béatification d’Isabelle la Catholique, premier pas vers sa canonisation. Ainsi l’archevêque de Grenade, Javier Martinez a-t-il salué, dans une homélie,[7] la reine de Castille comme « s’étant distinguée par sa grandeur humaine dans une période de troubles et de violence ». Du côté civil, les pressions du gouvernement espagnol du PP contre l’avortement et l’enseignement obligatoire du catéchisme.

Ainsi une loi très réactionnaire sur les conditions légales de l’avortement a-t-elle passé le premier « cut » aux Cortès, le 12 février de cette année et la loi Wert[8] a rendu obligatoire l’enseignement religieux dans l’école publique. Le catéchisme est une matière indispensable pour passer le baccalauréat et pour intégrer un corpus universitaire.

Il semble d’ailleurs que, concernant ce dernier aspect comme de celui de la canonisation d’Isabel, les  dirigeants n’aient  pas pris  la mesure de ceci : si les juifs reviennent en nombre pourquoi tarderaient-ils à  faire jouer à plein leur citoyenneté et leur idée du politique ? Nul doute qu’ils ne tarderaient pas à s’élever et militer vivement contre ces deux points au nom d’un débat démocratique.

Ces deux aspects civique et religieux noués n’éclairent donc pas la « loi du retour » sous un jour franc et clair.

Ainsi, ni sous l’angle de la mémoire historique dont les aspects les plus corrosifs et hostiles au judaïsme ont été suspendus ou ignorés, ni du côté politique de la question nationale et européenne, qui mérite un autre approfondissement que la cession « patronymique » d’une nouvelle nationalité, ni encore sous le jour de l’environnement civico-religieux de la droite espagnole, le recouvrement d’une citoyenneté espagnole (ou portugaise) par les lointains descendants des juifs ibériques ne va  de soi. A moins que…

C.C. et P.P.

 

Remerciements

Pour les avis éclairés, apports en documentation, information, ainsi que pour les traductions de textes à : Jean-Paul Karsenty, Michel Pérez, Alain Laraby, Jacques Moustrou, Vittoria Leitao, Pierre et Noëlle Combet, Patrice Gaudineau,  Alain Julienne.

 

[1] Document public du Portugal : Loi n° 43/2013 (Diário da República, 1.ª série — N.º 126 — 3 de julho de 2013) . Article en accès libre trouvé sur le site de la revue Renascença (22-04-2013 11:32 por Filipe d’Avillez “Nova lei faz as pazes com judeus expulsos de Portugal”).

[2] Document public du Ministere de la Justice de l’Espagne ; Projet de Loi 

[3] Source : http://www.fait-religieux.com/

[4] « Sur la piste des Marranes – De Sefarad à Seattle » de Claude Corman, Editions du Passant, 2000.

[5] Temps Marranes numéro hors série septembre 2012 « Notes sur l’assimilation » ; Claude Corman et Paule Pérez : http://www.temps-marranes.info/article21hors serie

[6] Et bien que nous n’ayons aucun besoin des nationalités, espagnoles et portugaises, auxquelles certains d’entre nous auraient droit.

[7] Le 28 novembre 2009

[8] Du nom du ministre de l’Education nationale du gouvernement Rajoy.