Interstices (marranes?) chez Freud

Ou le ternaire mis au travail
par Paule Pérez

Langage, style, pensée analytiques procèdent d’une façon particulière. Abondance de détails et de précisions, qui sont maniés, non pour fixer le sens en un instantané ou le rapprocher comme en effet de loupe, mais pour, soit en montrer la subtilité et le déroulé, soit montrer la concomitance révéler-masquer, en laissant au patient, ainsi qu’à l’analyste, au rêve, à la séance, quelque chose de l’«ombilic», du « reste », inanalysable…

Des mois de l’année 1875 où il suivit l’enseignement de Franz Brentano (1838-1917), Freud a retenu les réflexions de ce dernier sur « le trajet de la perception à la conscience », selon lesquelles rien ne peut être jugé qui ne soit au préalable une représentation, Vorstellung. A partir de cette approche du psychisme, Freud invente à-côté de la Vorstellung le terme de « Repräsentanz » (représentant, émanation, manifestation, comme entité qui ne parvient pas à la conscience), de la pulsion (qui serait à la base, somatique, avec un « quantum affectif »). Etant refoulée une première fois, l’entité créée par la pulsion cherchera une autre façon de se manifester. Elle le fera par une image, une scène, un désir. Ce qui dans l’édifice freudien relie la pulsion à la représentation, conférant à la pulsion son caractère psychique, réduisant la fracture entre pulsion et représentation, établissant un fil continu entre les deux, voire, posant les prémices d’uneco-substantialité.

On peut induire de ce caractère radicalement non-naturaliste de la psychanalyse qu’il exclut d’office le propos (plus ou moins avancé par certains, proches de la culture médicale) consistant à la faire entrer dans un certain « Réel » : non pas de celui des représentations, propre à l’analyse ou sa « chose » à étudier, mais de ce supposé « réel » de ce que l’on appellerait le factuel – qui reviendrait à ce que Freud définit précisément dans l’« Abrégé de psychanalyse », comme ce qui « restera toujours l’inconnaissable ».

Cornélius Castoriadis soutient dans ses « Epilégomènes à une théorie de l’âme », qu’en psychanalyse « cette impossibilité est élevée…à une puissance supérieure, car ici il s’agit de significations incarnées, à savoir : de représentations portées par des intentions et solidaires d’affects. » …Intentions et représentations inter-réagissent. L’individu s’instaure alors comme un « surgissement  ininterrompu de représentations », en enchaînement, « mode unique d’un flux représentatif ». Flux se déroulant de post hoc (après cela) à propter hoc (pour cela).

Castoriadis conçoit l’association libre et la plupart des symptômes (qui eux sont des effets, et non une simple manière de s’exprimer) comme une « causation symbolique », de surcroît sui generis irréductible à des relations bi-univoques et ne constituant pas un déterminisme définissable, c’est une « création » qui s’organise dans les symptômes comme le formule Pierre-Henri Castel dans « A quoi résiste la psychanalyse ? », en « …déficits visant sélectivement des fonctions du corps, de l’esprit ou de la sexualité », en «stratégies très élaborées ».

De plus, selon Castoriadis, « la trajectoire de l’intention inconsciente dans l’espace des représentations ne satisfait pas au principe de Fermat ». C’est dire en cela qu’elle ne passe pas par le plus court chemin.
De la représentance au tiers, un ternaire bien particulier

Ce chaînage s’inscrit dans une logique de la « relation », et le lieu des opérations, en tant que « topos » de la psychanalyse, se situerait « entre », de manière interstitielle : entre pulsion et représentation, entre représentation post hoc et représentation propter hoc. Mais également entre conscient et inconscient.

Plus encore dans cet interstitiel : entre rêve et veille ou rêve et fantasme, entre passé et futur, avec un passé bien présent entre les mots, etc. Au point qu’on en « substantiverait » la préposition « entre », selon la définition du « nom » importée d’un territoire grammatical, décrit par Spinoza, dans une œuvre posthume, son « Abrégé de grammaire hébraïque »: « J’entends par nom un mot par lequel nous signifions ou indiquons quelque chose qui tombe sous l’entendement. Et, ce qui tombe sous l’entendement étant soit des choses, leurs attributs, leurs modes et leurs relations, soit des actions ainsi que leurs modes, et leurs relations… » (On comprend au passage que cette grammaire est un éminent travail philologique avant la lettre, issu du génie de Spinoza. Restée épuisée de longues années, elle a été rééditée récemment par les Editions Vrin, dans la traduction des Joëlle et Jocelyne Askenazi, qu’avait suscitée le philosophe Ferdinand Alquié en 1953. Que le lecteur excuse cette digression.)

La psychanalyse ainsi échappe en partie, et à sa manière, au principe de non-contradiction. Il s’y passe des opérations que l’on peut ranger sous le terme de « ternarisation », figurée de multiples manières : médiation, mise en tension, triangulation, travail de la négation, interprétation, assimilation : permettant l’accès à une transformation comme des figures du fonctionnement de cet « entre » pluriel qui prend la consistance d’un « tiers ».

Sigmund Freud connaissait-il les travaux du logicien américain Charles Sanders Pierce (1839-1914)? Ou bien le fait qu’il furent contemporains les a-t-il faits vecteurs de concepts dans l’air de leur temps? Quoiqu’il en fût, leurs travaux se font écho. Pierce, dans son ambition de fonder sa logique, voulant « dépasser » la dyade, et se plaçant au-delà de la « relation » au sens duel, invente la tiercéité, catégorie au même titre que priméïté – à laquelle Deleuze affectera la conscience immédiate – et la secondéïté à laquelle il affecte l’expérience comme passage. A la différence, la tiercéité étant ce qui est trois par soi-même, relève de la signification. Elle se constitue de deux éléments en relation et la loi qui régit leur relation leur est indissociable, est cause de la tiercéité qui s’y fonde. La loi fait la signification. C’est ce qui fait dire à Deleuze que la tiercéité est catégorie du mental. (Séminaire à Paris 8 au 14 décembre 1982, Paris 8).

Pierce, ainsi que le montre par ailleurs Pierre-Henri Castel (« A quoi résiste la psychanalyse ? », PUF), développe toute une conception autour du « signe » et « l’idée que tout signe n’est pas seu­lement signe de quelque chose mais requiert à son tour un autre signe qui l’interprète, un ‘’interprétant’’ : il est donc signe pour un autre signe. » Appliqué à l’analyse, « l’interprétant en tiers, ainsi, règle le transfert ». Et, «  l’affinité est manifeste entre un tel ‘’interprétant’’ et le ‘’contenant’’ grâce auquel les relations duelles entre affects et représentations sont intégrées et, au sens fort, symbolisées ».

La tiercéité étant nouée à la loi et à la signification, «… ce tiers opère au joint exact de ce qui fait psychiquement « loi » (la prohibition de l’inceste, l’interdit du meurtre du père) et de ce qui fonde le monde humain des règles. De plus,  le mouvement piercien s’opère dans « une ouverture que rien a priori  ne sature ». Aussi fait observer Castel, est-on « … à deux doigts … de saisir un des sens possibles de la formule tant citée de Lacan, selon laquelle : un sujet, c’est ce que représente un signifiant pour ·un autre signifiant »…
La diagonale du milieu

Sigmund Freud naquit dans la ville de Freiberg-Pribor, en Moravie (aujourd’hui en Tchéquie), berceau de sa famille paternelle, non loin de la ville de Nikolburg-Mikulov où enseigna longtemps Juda Loeb ben Bezalel, aussi appelé le « Maharal de Prague » (1512-1609). Celui-ci fut célèbre dans la communauté juive, mais aussi au-dehors : mathématicien, érudit, il fut l’ami du savant Tycho Brahe, qui lui dépêcha comme assistant le meilleur de ses élèves, David Ganz. Talmudiste, mystique, il fut le « créateur » du Golem devenu légendaire, et l’auteur de nombreux écrits inspirés par la Kabbale – traduits notamment en français par Beno Gross. Il n’est pas indifférent que de nos jours, sa statue en majesté orne la façade de l’Hôtel de Ville de Prague.

Sachant que chez Freud, le grand-père et l’arrière-grand-père paternels étaient rabbins, est-il imaginable que l’héritage spirituel du Maharal, élevé en son temps à un tel degré de célébrité, n’ait pas traversé la communauté juive, pour irriguer a minima par capillarité, la pensée et les représentations religieuses locales jusqu’au dix-neuvième siècle ? Ou même, pour se transmettre, méthodiquement, dans l’enceinte de la maison d’étude ?

Et, au cœur de cette transmission, fût-elle consistante ou diffuse, c’est au  concept de « l’emtsa » que nous pensons, pierre de touche de l’œuvre du Maharal. Comme l’expose André Néher, dans la monographie qu’il lui a consacrée (« Le puits de l’exil », Cerf,1991), Juda Loeb a « fait de la dualité la charpente de sa réflexion ». Mais en cette apparente dualité, réside en fait une conception ternaire du monde : Néher expose comment selon le Maharlal, celui-ci est constitué de l’ensemble formé par des couples terminologiques bipolarisés et de leur espace intermédiaire. Il échappe aux catégories physiques : « en dehors du temps, il est en dehors de l’espace il est en dehors de la matière ».

Dans un tableau comparatif d’où il extrait des relations binaires de plusieurs conceptions logiques de l’Antiquité, le Maharal indique que certains binômes relèvent de registres complémentaires (cause, effet), d’autres sont antithétiques (essence, accident), d’autres encore sont contradictoires (être, néant). Entre les deux registres l’espace intermédiaire de l’emtsa caractériserait leur inter-réaction. Entre verticale et horizontale, l’emtsa correspondrait en géométrie à la médiatrice, à la bissectrice, ou à la diagonale : Loeb évoque aussi « le troisième côté du triangle qui, postérieur aux deux premiers, organise la figure et lui donne son sens » : le terme « moyen », c’est le trois qui n’apparaît que lorsque la figure est posée.

Projetée aux domaines théologique ou métaphysique, selon les cas, l’emtsa est un arbitre de la contradiction à l’œuvre, vide, lieu du possible, élément organisateur, facteur de lien ou de compromis, voire de dépassement. Le troisième terme chronologique est considéré comme la figure de l’accomplissement par le Maharal : Jacob venant après Abraham et Isaac, Moïse venant après Aron et Myriam.
Disjonction, conjonction, inflexion, l’opération de l’emtsa s’exprime par des expressions telles : « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à »… Littéralement « emtsa » se traduit par « milieu ». Pour toutes ces raisons,  André Neher le renomme « diagonale du milieu » : il y voit comme l’ébauche d’une théorie décrivant une variabilité à la fois directionnelle et intentionnelle.
Projeté entre théorie de la connaissance et dimension « existentielle », ce concept aurait pu fonctionner dans la pensée freudienne, comme une « empreinte »,  un morphe « primitif » de la tiercéité, toujours à l’œuvre dans son esprit. La neutralité bienveillante pourrait en être une figuration.

L’ « entre » de la neutralité bienveillante

Entre neutralité et bienveillance : l’une des expressions les plus heuristiques de la psychanalyse pour illustrer la dynamique interstitielle est peut-être celle-ci : les deux termes, qui n’auraient pas été pensés ensemble par quiconque avant Freud, se mettent à fonctionner dans l’espace de la séance, en un oxymore qui justement n’en est pas « tout à fait » un, mais « presque » ! L’un avec l’autre ne sont pas polarisés, ne sont pas contraires, même si on peut penser que qualitativement la neutralité contredit la bienveillance, et cependant, l’amarrage des « deux ensemble » n’implique pas nécessairement qu’ils en soient quantitativement « inversement proportionnels ». Plus de bienveillance et un peu moins de neutralité, ou l’inverse, ou tantôt l’une et tantôt l’autre, selon l’interlocuteur.
Mais on peut y voir aussi que le « tout bienveillant » ne peut cohabiter avec le « tout neutre ». Ainsi la psychanalyse elle-même se propose comme une sorte de «fonction d’onde» d’être, proportionnable par le sujet de l’analyse, le psychanalyste, la relation entre les deux, le travail du transfert et le transfert de travail. Je pense qu’on peut développer le même type de réflexion avec l’expression « attention flottante ».

Langage, style, pensée analytiques procèdent d’une façon particulière. Abondance de détails et de précisions, qui sont maniés, non pour fixer le sens en un instantané ou le rapprocher comme en effet de loupe, mais pour, soit en montrer la subtilité et le déroulé, soit montrer la concomitance révéler-masquer, en laissant au patient, ainsi qu’à l’analyste, au rêve, à la séance, quelque chose de l’«ombilic», du « reste », in-analysable.

Les psychanalystes nourrissent une méfiance à l’égard de ce que la pensée aurait à « boucler », à « clôturer » un concept. Le sens est ouvert dans la chaîne de ses « représentances ».

Aporétique, contradictoire, incohérente ? La psychanalyse l’assumerait, n’ayant pas vocation à illustrer un dogme ni à se constituer en système, et d’une séance à une autre dans une même analyse, d’un patient à un autre, d’un analyste à un autre, elle développera et suivra les circonlocutions de sa position hypothétique, si l’on peut dire reconductible, mais non reproduisible, et cependant opérante, aléatoirement, dans sa « suspension » au cœur de la logique intersubjective. La notion d’emtsa, diagonale du milieu, fonction ternaire, constituerait-elle donc pour Freud un héritage-crypte?

Ainsi peut-être y subsisterait en flottaison quelque chose de l’énigmatique penseur, qui aurait insufflé, peut-être pas la vie au pantin que fut le golem, mais un peu de l’esprit d’une « autre scène » à l’inventeur de la psychanalyse : une « autre manière », peut-être, de dépister, chez Freud…une généalogie symbolique marrane.  P. P.

 

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