Le grand œil

Huile sur toile – 220 x 180 cm – 2018

Nous avons découvert l’étendue des écoutes de nos conversations téléphoniques, de nos mails, de nos SMS par les révélations d’Edward Snowden. La NSA enregistre à leur insu des milliards de données sur les citoyens du monde, sans négliger celles des propres alliés de l’Amérique. Cela nous a offensés et irrités : être ainsi l’objet d’une inquisition monumentale qui agit en secret, comme une tentaculaire mafia, sans aucun identifiant idéologique ou politique. Cela nous a mis en colère et les dirigeants de nos pays aussi qui ont vivement protesté auprès de Monsieur Obama, la figure dominante du monde libre. Cependant, comment ne pas se sentir fier d’être élevé par ces écoutes secrètes à la dignité d’un agent trouble, d’un potentiel détenteur d’informations explosives capables de mettre en danger l’Occident. La phrase très banale : « Chéri, monte-moi les bigoudis, je les ai laissés dans la grande boîte du salon » se charge d’une menace inattendue et excitante contre les puissants . La blague sur un copain que l’on a très innocemment surnommé Geronimo fait vibrer la grande oreille de la NSA, car Geronimo était le nom de code de Ben Laden. Ou un SMS de footeux du type : l’Atletico va battre le Real, je répète, l’Atletico va battre le Real, sonne comme un dangereux slogan anti-américain.

Au fond, la NSA nous a tous renvoyés à l’époque de la guerre froide. En ce temps là, il était vraiment difficile, contrairement à aujourd’hui d’être un non aligné, du moins en Europe. On était soit du côté du monde libre et de la bannière étoilée, soit du côté des cocos de la faucille et du marteau. Ou du moins, si l’on ne l’était pas entièrement, on l’était en proportion variable, on avait plus ou moins de sympathie pour l’un ou l’autre champion, enfin on ne pouvait pas être neutre comme un Helvète ou indifférent comme un Papou. Si l’on avouait notre préférence, on tombait en disgrâce définitive chez les concurrents, on devenait un ennemi de classe ou de la liberté, et si on restait coi, notre silence était la preuve d’une inavouable inclination pour l’un ou l’autre. Et on était alors un suspect. Le monde avait la simplicité spatiale d’un ring de boxe. Tout de rouge vêtu, venu de la lointaine Georgie, mesdames et messieurs, veuillez ovationner Marcus Leninus Stalino, le plus extraordinaire bouffeur de capitalistes de la planète ! En face, dans son peignoir en satin couvert d’étoiles blanches sur fond bleu, faites un triomphe à Sam Mac Arthy I, le boxeur qui a mis KO tant de cocos ! Quel match, mesdames et messieurs et nous vous promettons pour demain soir un autre événement extraordinaire : USA-URSS en hockey sur glace.

Pendant la guerre froide, l’espionnage était infiniment plus pertinent que la philosophie politique, il fallait avoir un coup d’avance aux échecs et ce coup d’avance, on le devait à un travail ardu, intense, rigoureux, obsessionnel de taupe. On infiltrait et on exfiltrait à tours de bras, continûment ; les agents doubles, triples et même quadruples, buvaient des quantités astronomiques de vodka et de coca-cola. Et on écoutait tout, on écoutait, on écoutait… Un concept administratif aussi inoffensif que celui de « Communauté de communes » évoquant clairement une Assemblée de soviets aurait valu derechef à la France la réputation délicate d’une nation tentée de basculer dans le Camp communiste. 

Eh bien aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la guerre froide, tout a changé, l’Europe s’est réunifiée, une bonne partie des anciens pays frères de la Russie soviétique a rejoint l’Union.

Mais les grandes oreilles, les grands yeux ne sont pas au chômage. Comme plus personne n’est clairement identifiable en ami du monde libre ou des communistes,  cela fait de chacun de nous un traître virtuel, un conspirateur ou peut-être un déserteur …

Un traître à quoi, à qui, un conspirateur contre quoi, contre qui, un déserteur de quoi, de qui ?

On n’en sait foutrement rien, mais en écoutant, on saura peut-être un jour. Et du coup, on enregistre tout le monde. La NSA n’est pas comme Sauron de Mordor dont l’œil de flamme captait le plus infime déplacement de l’anneau de pouvoir sur les Terres du Milieu. Car elle ne sait pas quel anneau la menacerait ou la fortifierait, mais elle possède ses orques et ses uruh-hai informatiques par milliers et milliers, surveillant les bigoudis de madame Marcelle ou les supporters de l’Atletico. Le monde a encore la simplicité spatiale d’un ring de boxe ou de catch, mais ce ne sont pas deux champions qui s’y affrontent, ce sont des dizaines, des centaines, des milliers d’équipes. Comment les cordes du ring ne vibreraient-elles pas en permanence ?…
C.C.