par Jean Paul Karsenty
Lecteur, ne prends pas peur à cette histoire ! Elle te concerne, elle nous concerne… Et notre humaine condition.
La mathématique nous accompagne ou nous précède. Nous la transformons et elle nous transforme. Ceci étant rappelé, la recherche mathématique passée et actuelle, foisonnante et buissonnante, atteste qu’il y a sans nul doute mathématiser et mathématiser[1] ! Aussi, qu’il soit permis d’inviter historiens, épistémologues, philosophes des mathématiques – mais pourquoi eux, uniquement ? – à questionner la recherche pour nous éclairer : « Et si, aujourd’hui, la mathématique était engagée dans un cours nouveau, faisant d’elle peu ou prou une « langue formelle universelle »[2] dont les effets sur la connaissance et sur l’action des hommes transformaient à leur trop grand insu leurs représentations et leurs comportements ? » Ce que je fais ici.
Au fil des mathématisations
En voulant maîtriser le territoire, il s’est souvent agi pour les hommes de contrôler tout ce qui s’y meut : les corps et les choses. Ecrire l’Univers en langue mathématique, avec des figures géométriques comme caractères, permit de comprendre les territoires et, d’une certaine façon, de maîtriser tous les espaces. Galilée, notamment, a montré la voie. Plus tard, Newton et Leibniz, sans oublier les Bernoulli, et bien d’autres après, auront montré, eux, comment l’on peut transformer du temps en espace. Depuis Newton, en effet, tous les mouvements sont rendus comparables entre eux, exprimés sous la forme d’une longueur rapportée à une durée, donc désormais inscrits dans le seul espace géométrique, puis « pris en charge » grâce au calcul différentiel : alors, toutes les dynamiques, celles des hommes et des choses, ont pris un cours nouveau, orientées et mesurées par la logique de la voie ouverte à la cinématique et à ses différentes expressions ! Je sais : voilà un mode fort exprès pour rendre compte de l’ère moderne qu’installa la science – et donc, avant tout la science physique – entre les 16è et 19è siècles, mais en fin de compte… ! Et au 20è siècle ?
Après Maxwell et Boltzmann, au début du 20è siècle apparaît l’idée de l’univers comme objet physique à part entière et en expansion: avec Einstein et la théorie de la relativité générale, laquelle explique comment la matière structure l’espace-temps, le temps newtonien disparaît. Mais, dorénavant, – le paradoxe n’est qu’apparent – les physiciens « doteront » l’univers, objet en expansion, d’une histoire. Les présupposés sont posés : l’idée d’origine temporelle de l’univers naît donc dans la foulée, et le concept de Big Bang finira par rendre compte du moment zéro de cette origine.
La physique d’aujourd’hui tente également de rendre compte de l’univers, de son histoire, de son origine. Elle le fait à partir du modèle dit standard de la physique quantique (laquelle décrit la matière et ses interactions). Mais chercher à franchir la plus ancienne période de l’univers – appelée Mur de Planck – accessible à nos équations actuelles impose de concilier relativité générale et physique quantique dans un même formalisme mathématique et conduit de fait à multiplier les scenarii possibles relatifs à l’origine, y compris même à poser l’hypothèse… d’une absence d’origine.
L’origine
En bref et en résumé, ces deux « théories cosmogoniques », ainsi que la tentative de leur unification, renvoient à la question de l’origine temporelle, qu’elle le fasse à travers des hypothèses installant soit une origine à l’univers soit une absence d’origine à l’univers.
En parallèle, il est trivial de constater combien la question de l’origine a pu « travailler » les représentations, tant celles des scientifiques relativement à l’univers que celles des artistes, des philosophes, des théologiens,… relativement à l’homme, et peser sur leurs perceptions, variables, des temporalités et sur celles de leurs contemporains.
Des fantasmes comme dynamique
L’essentiel de notre propos va consister à avancer l’hypothèse d’un lien entre les deux grandes théories physiques du 20è siècle d’une part, les perceptions des temporalités dans le monde occidentalisé au cours de ce même siècle et l’idée de leur excessive instrumentalisation en proie avec la question de l’origine, d’autre part. Qu’est-ce à dire ?
Les choses semblent se passer comme si les imaginaires peuplant le monde occidentalisé moderne avaient été investis par les trois dynamiques suivantes :
– un fantasme d’éternité (lequel renvoie donc chacun et tous à une absence d’origine et à une absence de fin), récemment installé, telle une « solution » puissante, rythmée par la disparition tant du passé que de l’avenir ;
– les effets récents de ce fantasme d’éternité venus surcompenser les effets longtemps féconds et encore vivaces de la vieille « question » de l’immortalité (laquelle, elle, renvoie chacun et tous à une origine, mais à une absence de fin) qui a inspiré sans discontinuer nos civilisations en jouant le rôle d’une heuristique narrative de l’avenir ;
– la « fantasmatisation », tout au long du siècle passé, de l’immortalité elle-même, mettant en demeure cette question, jusque-là génératrice d’innombrables échos comme autant de réponses possibles, d’offrir désormais… des solutions; avec comme effet d’inscrire cette « immortalité-solution » dans une symbolique temporelle de l’infini (autrement dit, délestée de ses récits eschatologiques et religieux d’une fin aux temps par jugement imprévisible, certes, mais nécessaire)[3].
Maintenant, examinons succinctement les façons selon lesquelles ces trois dynamiques se seraient manifestées et déployées. Faisons-le par ordre de leur apparition depuis plus d’un siècle sur « l’écran » de nos représentations et de nos comportements (donc, d’abord le fantasme d’immortalité puis le fantasme d’éternité).
Le fantasme d’immortalité
Il a accompagné tout le 20ème siècle. Il procède d’un excès d’autorité, c’est-à-dire de commencements qui s’autorisent soit à faire table rase de l’existant soit à cesser de continuer « le déjà-là ». Son émergence puis sa prospérité, on les observe dans certaines réalisations collectives dont la maîtrise s’est vue affectée d’un horizon temporel de plus en plus souvent non fini, indéfini, comme brouillé. Il est à la source de la responsabilité limitée dont nous affectons la maîtrise de nos réalisations contemporaines. Parmi elles, des inventions et des innovations, technologiques surtout, reflètent cet excès d’autorité au travers de leur complexité, de leur puissance, de leur dimension physique ou encore de leur dynamique propre (vitesse, entropie…)[4]. De ces faits, leur métabolisation, c’est-à-dire leur assimilation au sein des sociétés qui les engendrent, reste problématique et menace même à rebours leur symbolisation, c’est-à-dire l’accord collectif préalable, tacite ou explicite, sur lequel la diffusion et la généralisation de ces inventions et innovations ont été fondées.
Depuis trois siècles, les scientifiques et les ingénieurs procèdent globalement à une mathématisation du monde par « projection physicaliste » : la question de l’immortalité a alors généré des réponses inscrites dans le réel en formes de progrès. Depuis un siècle, toutefois, les scientifiques et les ingénieurs sont de plus en plus les mandataires principaux d’une technoscience qui instrumentalise le paradigme de l’origine en faisant vivre la question de l’immortalité sous une forme de plus en plus fantasmatique, celle de réponses le plus souvent limitées à leur promesse.
Le fantasme d’éternité
Il a, lui, accompagné la deuxième moitié du 20ème siècle dans un contexte où l’éternité n’ayant jusqu’alors fait ni question ni réponse, elle s’est présentée d’emblée comme… solution à un problème. Ce fantasme procède, lui, d’un excès d’activité et il prospère par le code. Il installe un défaut d’autorité et des parcours épistémiques prédéterminés. Il génère donc des normes et des agenda (littéralement, des choses qui doivent être faites), privilégiant le pouvoir du déjà-là sur l’autorité des commencements. Son expression se manifeste au travers des réalisations qui n’ont pas été pensées dans l’optique de leur maîtrise. De fait, ici, l’horizon temporel n’est ni brouillé, ni indéfini, il est nié : en effet, le code tend à instruire de façon originale la dimension temporelle ! La principale conséquence est que toute action tend à être privée de ses repères fondamentaux : l’engagement et la responsabilité ! Parmi ces réalisations, les innovations comptables, économiques et financières se développent aujourd’hui à la manière d’un court-circuit permanent au cœur de très larges pans et dimensions de l’innovation en général, presque tous secteurs confondus[5] ; autrement dit, sous la férule globalisante des banques, des sociétés d’assurances et surtout des marchés financiers, elles instruisent de puissantes logiques de programmation de l’innovation qu’elles dispensent de satisfaire au processus, même implicite, qui teste ou simule sa symbolisation préalable en vue de sa diffusion et de sa généralisation, compromettant alors ab initio sa métabolisation ultérieure.
Depuis trente ou quarante ans, les experts et les financiers ont donc pris partiellement le relais des scientifiques et des ingénieurs : ils procèdent, eux, globalement par la voie d’une (autre) mathématisation du monde, par « programmation algorithmique ». Leur « logique » de l’éternité engendre des solutions en termes de jeu probabiliste. Ils sont les mandataires principaux d’un technomarché globalisé qui instrumentalise à son tour le paradigme de l’origine, mais, cette fois, en faisant vivre le problème de l’éternité sous la forme d’emblée fantasmatique du pari.
Chronoclasme
Au fond, depuis trente ou quarante ans environ, nous soumettrions nos choix à ces deux logiques radicalement réductrices et à leurs effets. En conséquence, nous nous efforcerions d’écarter tout ce qui ne ramène pas à ce culte biface, celui de l’immortalité ou celui de l’éternité. Nous serions comme excessivement agis par nos représentations de l’origine qui feraient de nous des candidats au fantasme soit de l’immortalité, soit de l’éternité, soit des deux. La bataille entre l’immortel et l’éternel, mais aussi leur coopération, se déroulerait en chacun de nous. En chacun de nous et, simultanément, entre tous : ce faisant, elle contribuerait à effacer tout ce qui, dans le réel, ne rendrait pas compte d’une nécessaire hégémonie de ces deux fantasmes ou ne viendrait pas les conforter. Nous deviendrions des chronoclastes.
Le chronoclasme, on peut le définir comme une caractéristique de l’attitude individuelle et collective des sociétés occidentales contemporaines animées d’un mouvement hostile à la culture et à l’expression des représentations mentales, sensibles, théoriques et pratiques de la diversité des temporalités. Cette attitude exprime un culte non dit pour les deux absolus issus du paradigme de l’origine comme solution tendancielle indispensable à la condition humaine : l’immortalité et l’éternité. Ces deux absolus, réponses concurrentes en apparence, imposent pourtant une même tendance marquée à l’interdiction de penser, de représenter et de vivre le temps autrement que sous l’une de ces deux formes uniques-là. La dynamique chronoclaste, sorte d’incendie métaphysique, résulterait donc d’une instrumentalisation excessive du paradigme de l’origine[6], dont la dynamique tendrait, pour l’essentiel, à finaliser les questions, à les transformer en problèmes et à imposer peu ou prou des solutions certaines en lieu et place de réponses possibles.
Le calcul comme fin
Explorons un peu en l’illustrant ce dernier propos. Nos facultés d’intelligibilité, emportées par cette dynamique chronoclaste, semblent renoncer peu à peu à fréquenter l’univers partiellement déterministe qu’est celui d’une question à poser, donc à utiliser la vertu heuristique de son équipement intrinsèque, pour explorer toujours davantage ses « bords » probabilistes, peuplés, eux, d’horizons formels, reflets ciblés de problèmes à résoudre. Aspirant, en conséquence, moins à des réponses possibles et décidables qu’à des solutions certaines et indécidables.
Une telle évolution plus ou moins sensible manifeste une certaine métamorphose dans nos comportements de calcul. Une sorte de nouvelle rationalité calculatoire les étreint où la question séduit l’esprit moins que le problème, où le recours à l’hypothèse se fait moins fréquent qu’à celui de l’algorithme, où la perspective – libre – s’efface devant le point de fuite – nécessaire -, où, en somme, le calcul devient moins un moyen et davantage une fin, et souvent, la fin. On peut repérer cette dynamique, entraînée par une tentation addictive plus ou moins consciente, du passage de la réponse à celle de la solution dans tout le spectre de la connaissance et de l’action : dans la perception, nous nous transportons des formes (physiques) vers les formules (algorithmiques) ; dans la parole des langues naturelles vers les langages artificiels ; dans l’intention d’action du projet (axiologiquement non contraint) vers le programme (orienté) ; dans les choix humains et sociaux de leur décision vers leur automaticité ; dans l’activité, de la limite vers la performance,…
Notre faisceau d’hypothèses
Instruit par une intuition somme toute encore naïve, il décrit, il montre, mais il n’éclaire que partiellement la question suivante : « Y-a-t-il des sources – et le cas échéant, lesquelles ? – au fait que les hommes occidentalisés (et demain ceux en voie d’occidentalisation, c’est-à-dire les hommes du monde entier ou presque), (se) vivraient en immortels depuis presqu’un siècle, donnant au monde moderne des accents d’hyper-modernité, et, de plus, en éternels depuis trente ans, donnant à un monde devenu hypermoderne des accents de modernité tardive ? »
Ces sources résideraient-elles plutôt ou avant tout :
– dans la tentation récurrente des hommes à vouloir rapprocher la réalité des modèles qu’il confectionne pour la représenter, et non à faire l’inverse, puis à la leur soumettre jusqu’à prétendre l’effacer? Naïveté platonicienne ?
– dans la difficulté à maîtriser les dynamiques qu’engendrent nos projets et intentions d’action quand ils recourent sans discernement suffisant au calcul différentiel, au calcul des probabilités, au calcul stochastique, à leurs effets conjugués ?
– dans la marque spécifique, plus ou moins directe, des applications de chacune de ces deux théories physiques (relativité générale et physique quantique) sur nos projets (physicalisation) pour l’une, sur nos programmes (algorithmisation) pour l’autre ?
– dans le renouvellement de la question générique de l’infini après l’épuisement, au cours du 19è siècle, de son expression dans l’infini divin (« la mort de Dieu »), libérant brusquement un espace à une problématisation de l’infini mathématique[7], lequel aurait mithridatisé d’abord la science physique, puis celle-ci les autres ?
– dans une tendance historique (plus longue encore) des hommes à exercer certaines aptitudes et/ou à pratiquer certains comportements, tendance qui serait marquée par une nouvelle étape au 20è siècle visant à une « réalisation des mathématiques » où la logique performative de l’optimal l’emporte, peu à peu mais systématiquement, sur la logique décisive du souhaitable ?
Conclusion
En outre, notre faisceau d’hypothèses suggère que les liens de cause à effet existant entre l’imaginaire scientifique de l’Occident moderne sous l’effet des deux grandes théories physiques contemporaines et les attitudes et comportements relatifs aux temporalités vécues par les Occidentaux eux-mêmes induiraient des conséquences sur leur façon de vivre la réalité de leur vie quotidienne. Suggéré et illustré ici par des exemples relatifs à des systèmes, à des technologies et à des pratiques, ceci n’est pas pour autant démontré. Le cas échéant, la question aurait une inévitable profondeur politique, concernant la cité et le « vivre-ensemble » dans le monde occidentalisé, c’est-à-dire aujourd’hui dans toutes les régions du monde.
On pourrait faire avancer cette question en France. Pourquoi ne pas le faire ? Elle est d’intérêt général et, pensons-nous, universel. On peut même considérer qu’il est opportun d’en faire, d’ores et déjà, un défi politique majeur[8].
Et ceci n’est pas une autre histoire, car il n’est pas identique de construire le monde à venir plutôt autour du progrès ou plutôt autour de la promesse ou plutôt autour du pari. Enfin, il est capital que ce choix-là reste du domaine de l’enjeu politique !
JP.K.
[1] Gilles Dowek a souhaité le faire comprendre dans l’article intitulé « Les mathématiques universelles et inhabituelles » in « Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture », Claudie Haigneré, – Le Pommier universcience éditions – novembre 2010.
[2] L’expression fait écho au projet de Gottfried W. Leibniz connu sous le nom de « calculus ratiocinator » (calcul caractérisé par une logique qui serait calcul algorithmique et donc mécaniquement décidable), abandonné par lui volontairement, semble-t-il, mais que sa postérité n’aura pas totalement oublié.
[3] Merci à Jean Dhombres pour sa relecture attentive.
[4] Pour l’exemple, les réalisations nucléaires sont de celles-là : leurs éléments constitutifs n’offrent pas d’horizon temporel fini à leur maîtrise. Elles sont donc « à responsabilité limitée ». La logique du progrès cède alors devant celle de la promesse.
[5] Pour l’exemple, certaines des réalisations actuelles de l’ingénierie financière de marché sont de celles-là : elles n’offrent aucun horizon temporel à leur maîtrise. Elles sont donc à engagement et responsabilité nulles. La logique de la promesse cède alors devant celle du pari.
[6] « L’idée d’origine apparaît ainsi dans toute son ambivalence : tantôt pensée comme le problème fondamental à résoudre, tantôt comme la solution définitive de tous les autres problèmes que nous avons, par ailleurs, à résoudre » – Etienne Klein – Colloque « Originalités de la vie », ENS, 01/04/2011.
[7] Aujourd’hui, la maîtrise de certains des systèmes techniques que nous bâtissons est fondée sur la certitude suivante: « Fût-elle faible, la probabilité d’occurrence d’un possible n’échappe jamais au calcul ! ». Or, cette certitude-là commençant à vaciller, une tendance se manifeste à vouloir donner au calcul un statut renforcé de fin : « Nous devons calculer, nous calculerons ! », pour le dire à la façon d’une phrase célèbre. Pourtant, il serait peut-être imprudent de vouloir ré-explorer ce statut sous la forme de ce mot d’ordre unique, telle une invite à l’élaboration, à marche forcée, de la langue universelle et formelle imaginée par Gottfried W. Leibniz à laquelle nous faisions mention au début de cet article. Question subsidiaire, enfin : l’émergence d’un tel langage universel et formel, fruit de la progression de la logique algorithmique, pourrait-elle engendrer une mathématique de sortie de la mathématique (comme on a pu dire du christianisme qu’il peut être tenu comme une religion de sortie de la religion) ?
[8] En France, les travaux, parmi bien d’autres, de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio, du physicien Etienne Klein, des psycho-sociologues Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, des politistes Zaki Laïdi et Gilles Finchelstein, ont ouvert des voies qui autorisent à donner un contenu complexe à ce défi politique.