Le salut

Petite Suite à notre rêve de paix

Longtemps dans mon pays natal, de langue arabe, j’ai cru que les trois mots : salut, “salam” et “chalom”, qui se disent lorsqu’on rencontre quelqu’un, venaient d’une même source étymologique. Ne commencent-ils pas par le même phonème, “s–l”?
Il y avait de quoi le penser. Tout récemment j’ai voulu vérifier, j’ai cherché, et surprise, il n’en est rien.
“Salut” vient du latin “salve” qui évoque le fait d’être en vie, sauf, en santé, le terme est proche aussi de “salvation”. Il appartient à l’ensemble de langues indo-européen. Quant aux deux autres termes, “salam” et “chalom”, d’origine sémitique et expriment, proposent ou souhaitent la “paix” à la personne en face.
Ainsi ces termes de bienveillance issus du Moyen-Orient et de la Méditerranée, n’ont pas la même source.
Eh bien ce qui m’est venu en tête avec le constat de mon erreur, c’est que, à n’en pas douter, les trois mots eux-mêmes se sont clandestinement rencontrés et ont croisé leurs sons, tandis que les hommes qui les parlaient avaient le dos tourné, pacte secret de l’ensemble indo-européen et de l’ensemble sémitique, au nom de ces vœux conjugués de santé et de paix.
Ci-dessous, une méditation sur le salut qui est autant souhait de santé que de paix, avec un ancien psychanalyste franco-suisse, Charles Beaudouin (1893-1963), histoire que le mélange propitiatoire s’accomplisse !

Le salut

Saluer – ôter son chapeau – c’est, littéralement, se découvrir devant quelqu’un. Et c’est, métaphoriquement, se mettre à découvert. Ce geste, inconsciemment lié à une idée de mutilation (le chapeau est un attribut viril), indique un consentement à la relation avec autrui. Il recouvre aussi une « intention propitiatoire ».

L’agressivité est une composante archaïque du psychisme humain. Elle est au cœur de la relation entre les individus. Elle procède de la nécessité de se préserver alliée à celle de se rencontrer, de faire alliance, de se reproduire. L’homme (comme les animaux d’ailleurs) en organise l’expression sous forme de rituels grâce auxquels elle est à la fois affirmée et déplacée, rappelée et neutralisée.

Le salut – sous quelque forme qu’il ait pris de nos jours (il se réduit de plus en plus souvent à un échange verbal du mot : « salut ») – est une composante de la civilité associant les deux dimensions de l’invitation et de la parade. Il jette un pont entre des territoires individuels, et constitue à ce titre une demande de mise en relation, ce qui induit une ouverture des territoires respectifs. Or, toute brèche entrouverte dans ce territoire représente une menace pour son intégrité. Le salut est une modalité de neutralisation de cette menace qui passe par l’expression de sa reconnaissance.

La demande de mise en relation exprimée par le salut est en soi un ressort de l’agressivité (l’agressivité, au sens large, peut être assimilée à une capacité d’affirmer sa présence ; elle n’a pas forcément des visées destructrices). Mais cette approche de l’autre est à la fois audacieuse et risquée. S’avancer, c’est aussi s’exposer à l’agressivité de l’autre.

Saluer consiste précisément à résorber cette charge d’agressivité en la retournant contre soi, dans un geste volontaire d’auto-diminution symbolique. Celui qui salue désamorce la menace inhérente à son geste en se mettant à découvert, et en demandant à l’autre de lui accorder à son tour le « salut ». La valeur propitiatoire du salut ne repose que sur ce consentement à se découvrir mutuellement, à se souhaiter mutuellement d’être « sauf », donc à se garantir mutuellement de l’agressivité de l’autre. La portée symbolique du rituel repose impérativement sur la réciprocité du geste.

Charles Baudouin, dans son ouvrage L’âme et l’action (coll. Action et Pensée, éditions du Mont-Blanc, Genève, 1944) s’arrête sur la question du salut et y voit un écho, « démonétisée, mais reconnaissable », de pratiques rituelles primitives dans lesquelles on peut encore déceler une dramaturgie du sacrifice.

Il rapporte également une anecdote éclairante : « Un sujet rêve au cours d’une analyse qu’il est prisonnier et redoute d’être mis à mort par son gardien : une sorte d’ogre qui incarne à la fois le père et l’analyste ; mais au moment où l’ogre s’avance vers lui avec un grand sabre pour lui trancher la tête (mutilation), le prisonnier, au milieu de son angoisse, a une inspiration soudaine : il le salue ; l’ogre est aussitôt apaisé ; et le sujet a le sentiment que « ce salut » a été pour lui « le salut » » (pp. 38-39).

Le salut apparaît bien ici comme une demande de salut personnel. Mais on s’aperçoit surtout que, avant d’effectuer ce geste, ni le sujet ni l’ogre ne sont en situation de relation. La vision de l’ogre s’avançant avec un sabre suit significativement, non une sentence, mais la peur de cette sentence – elle découle donc d’un fantasme d’annihilation, de disparition, par lequel le sujet se condamne lui-même à l’absence. Ce qui interdit en lui toute possibilité de relation à l’autre – fût-il ogre, forcément. A partir de là, il est intéressant de s’interroger sur la véritable origine de la pulsion meurtrière dont il semble l’innocente victime expiatoire.

Ne pas recevoir le salut de quelqu’un en échange de celui qu’on lui adresse est en effet généralement ressenti comme une offense. Cette ignorance, cet évitement, ce refus dont on fait alors les frais sont même perçus comme une véritable violence. Or, dans le rêve en question, il y a tout lieu de croire que l’ogre répond à une provocation de cet ordre. La victime à laquelle le sujet s’identifie dans ce rêve représente celui qui, ne se reconnaissant plus comme sujet, est impuissant à reconnaître l’autre. La réaction de l’ogre est à la mesure d’une telle puissance de négation. Quant au « salut » final du sujet, il correspond cette fois à un sursaut de son agressivité recouvrée, c’est-à-dire à une réaffirmation de soi par laquelle, à nouveau, il envisage l’existence de l’autre.

Cette agressivité, garante de sa propre préservation, est ce qui conditionne aussi la reconnaissance de l’autre. Elle est un fondement de la relation ; et le salut en est l’expression inaugurale.
P.P.