Le sourire du chat

par Noëlle Combet

 

Fou et raisonnable, le chat de Chester

 

Dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, qui était, ne l’oublions pas, mathématicien, met plusieurs fois en scène un chat tigré, le chat de Chester. Ce chat, qui, philosophant, propose des énigmes à Alice, se montre parfois fou mais/et finit par apparaître comme l’un des seuls personnages raisonnables, dans son nihilisme et son opposition à la cruauté de la Dame de Pique. Il lui échappe en apparaissant/disparaissant à volonté. Cela fait partie des paradoxes d’Alice au pays des merveilles : les fous se pensent normaux alors que les rares qui soient sensés se croient fous. À la fin de l’histoire, le chat disparaît complètement mais laisse son sourire accroché au feuillage de l’arbre sur lequel il était perché.

Un sourire sans chat

 Cet épisode dont j’avais gardé un souvenir vif, perplexe et amusé me revint à l’esprit lorsque, découvrant Spinoza puis lisant les textes que lui consacre Deleuze, je compris que Spinoza, autre mathématicien, avait établi qu’un rapport entre des éléments pouvait survivre à la disparition des éléments qui l’ont créé.

Deleuze démontre cela à l’aide d’équations mathématiques et j’associai sa démonstration à l’image du « chat de Chester » : le sourire représenterait un rapport entre l’animal, un environnement et un spectateur, et survivrait à leur évanouissement. Sans doute Lewis Carroll le savait-il pertinemment quand il évoquait la remarque d’Alice : elle a « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». Découvrant peu à peu quelques éléments de la physique quantique, je supposais un lien.

Nous sommes des modes d’être

 On sait que Spinoza a beaucoup travaillé sur l’infiniment petit, et que le xviie siècle en général a reconceptualisé « l’infini actuel » : s’interrogeant sur la divisibilité des particules, il montre qu’elle n’est pas de l’ordre du fini (il y aurait un arrêt), ni de l’indéfini (il n’y aurait aucun arrêt), mais de l’infini dans un sens très particulier : les particules n’existeraient pas en tant que singulières mais comme appartenant à des « collections », elles-mêmes infinies. Il y a donc des infiniment petits qui ne peuvent appartenir qu’à des « collections » infinies d’infiniment petits. Spinoza nomme « mode » la façon dont s’en trouve affectée la matière qui les « collecte ». Les infiniment petits n’ont ni figure ni grandeur mais la « collection » en a une, et chaque individu est composé d’une infinité de « collections ». « Les collections » ont les unes par rapport aux autres une relation d’extériorité et Spinoza nomme « modale » l’interrelation entre ces « collections » et la matière qui s’en constitue. Cet ensemble infini appartient à chacun en tant qu’il effectue un rapport de mouvement et repos, une vibration de type pendulaire. C’est-à-dire que nous sommes, chacun, non des individus (une identité indivise) mais des modes, des « dividus », dirait Claude Corman dans une trouvaille poétique.

Et entre les infiniment petits, à l’intérieur de nos collections modales, il se constitue, selon Spinoza, des rapports différentiels c’est-à-dire que le rapport subsiste même quand les termes vont s’évanouissant. Découvrant cette théorie, je revis le sourire du chat de Chester.

 

Et voilà que Deleuze indique dans ses cours que la physique moderne serait en train de redécouvrir l’« infini actuel » longtemps abandonné aux oubliettes. Redécouvrir n’implique pas de réduire à un univers fini l’interaction entre les choses et un environnement ; l’existence de l’« infini actuel » n’entraîne pas la suppression de l’« infini potentiel », suppression qui nous assujettirait à un pur déterminisme. Pourtant, l’infini actuel ne contient-il pas l’idée d’un potentiel actualisable à côté des phases d’actualisation réalisée ?

 

« Je suis une onde… je suis une particule… »

 Je lus, quelque temps après, l’ouvrage de Thérèse Delpech L’Appel de l’ombre où elle évoque la « puissance de l’irrationnel » à travers des mythes antiques et la littérature, les plus saisissants de ses développements étant consacrés à la folie d’Ajax, aveuglé par l’injustice que lui font les dieux, et à la mélancolie d’Hamlet qui semble bien incapable de ne pas détruire ce qu’il aime. Son dernier chapitre est consacré aux « ondes et particules » et j’y vis, stupéfaite, surgir un chat quantique, celui de Schrödinger.

 

Pour mettre en évidence les paradoxes de la physique quantique, Schrödinger imagine un dispositif : un chat dans une boîte, un caillou radioactif, une fiole de poison, un marteau et un compteur Geiger. La boîte est fermée. Si un seul atome de la substance radioactive se désintègre pendant l’expérience, le compteur détecte une particule alpha, un mécanisme met en mouvement le marteau qui brise la fiole et le chat meurt. Il y a 50 % de possibilités qu’il meure, 50 % pour qu’il vive. Ceci ne peut se constater que si l’observateur, qui représente ici l’instrument de mesure, ouvre la boîte. L’issue dépend de la fonction ondulatoire de la particule qui est dans une superposition d’états, à la fois onde et particule, comme l’a découvert Heisenberg ; le chat lui-même, avant l’ouverture de la boîte, est dans une superposition : ni mort, ni vif ; c’est l’indétermination quantique : il n’y a pas de résultat sans mesure.

 

Thérèse Delpech évoque dans ses dernières lignes la possible adéquation de la physique quantique au monde moderne et aux contradictions qui en découlent dans notre intériorité, et elle rappelle le dialogue imaginé entre Heisenberg et Bohr par Michel Frayn après l’expérience de la bombe atomique dans sa pièce Copenhagen. Les deux physiciens, déflectés, se rencontrent dans l’espace :

Bohr : Vous raisonnez avec une si extraordinaire précision dans le petit monde de l’atome. Mais il se trouve maintenant que tout dépend de ces objets vraiment beaucoup plus volumineux sur nos épaules et ce qui se passe là est…

Heisenberg : Elseneur.

Bohr : Oui, Elseneur.

Heisenberg : Je suis votre ennemi ; je suis aussi votre ami… Je suis une particule, je suis aussi une onde.

Elseneur : la catastrophe en chaîne évoquée par Shakespeare dans Hamlet.

 

Bohr (1885-1962) avait collaboré avec Einstein dans ses travaux sur la structure atomique. Heisenberg (1901-1976) avait été son élève. Tous deux élaboraient déjà peu à peu la théorie quantique. L’explication quantique du monde pose bien des questions en particulier celle de l’instrument de mesure impliqué dans les expériences et modifié par elles et celle du passage possible du microscopique au macroscopique ; l’on peut évoquer ici à nouveau le chat de Schrödinger : dans le champ microscopique, il est vivant et mort. Dans le champ macroscopique, à l’ouverture de la boîte, il est, pour l’observateur, vivant ou mort. Qu’il soit déclaré « vivant ou mort » reste marqué par une conception positiviste au-delà de laquelle Héraclite se trouvait déjà lorsqu’il affirmait une identité des contraires qui anticipe la « superposition des états » découverte par la mécanique quantique, quand elle considère le chat comme « vivant et mort ». Dans le champ littéraire, c’est l’oxymore qui en rend compte.

Divergences théoriques

 Certains physiciens pensent que la théorie quantique n’explique pas la réalité. D’autres affirment que pour l’expliquer partiellement, il faudrait que cette théorie en passe par d’autres paramètres (intervention de la conscience, nouveaux principes, refonte totale). D’autres enfin pensent qu’elle l’explique complètement et font intervenir la « décohérence » (passage du chat mort-vif au chat mort ou vif) et, surtout, une conception d’« univers parallèles ». Et c’est à partir de cette théorisation des « univers parallèles » que s’est produit dans mon esprit un questionnement sur nos existences collectives. La conceptualisation des « univers parallèles » a dès lors représenté à mes yeux une réinterprétation de la mécanique quantique dans le désir de dépasser des problèmes conceptuels comme celui posé par l’expérience du chat de Schrödinger.

 

D’après cette théorie, le chat de Schrödinger ne se trouve pas dans une superposition d’états. Il y a en fait deux chats, l’un vivant, l’autre mort, qui font partie de deux univers différents. Ceci est possible car, lorsque nous lui imposons le choix entre un chat mort et un chat vivant, l’Univers se divise en deux. Naissent alors deux univers parallèles qui sont absolument identiques, si ce n’est que l’un contient un chat vivant et l’autre un chat mort. Dans chacun de ces univers, le chat est dans un état bien défini et le concept d’un animal ni mort ni vivant n’est plus nécessaire. Il est vivant et mort. Finalement, lorsque nous ouvrons la boîte et observons son contenu, nous sélectionnons l’un des deux univers qui devient alors notre monde usuel. À ce moment, les deux univers parallèles se découplent et deviennent totalement indépendants l’un de l’autre. Si nous découvrons que le chat est mort, nous pouvons imaginer cependant qu’il existe un univers parallèle où le chat est vivant.

 

À la source de ce raisonnement se trouve la démonstration de Pauli, qui lui valut le Nobel de physique en 1945 ; il découvrit que des particules telles que des électrons, des protons ou des neutrons ne peuvent pas se trouver au même endroit dans le même état quantique, c’est-à-dire que, dans le même espace, les aspects du système qu’ils constituent – et dont la mesure est aléatoire –, diffèrent.

« De l’intérieur du monde »

 Sans doute Héraclite aurait-il été de ceux qui pensent que la théorie quantique explique toute la réalité, tout comme le physicien Michel Bitbol quand il publia en 2010 De l’intérieur du monde. Son ouvrage m’est resté globalement obscur mais m’a ouvert quelques pistes, déjà par son sous-titre : Pour une philosophie et une science des relations. L’on peut dire, de façon très générale, qu’il récuse une tendance ancienne consistant à suspendre la temporalité de l’expérimentation pour inscrire celle-ci dans un lieu de contemplation (selon la conception de Parménide). Il affirme, se fondant sur l’explication quantique du monde, qu’aucune vision monadique, c’est-à-dire se réduisant à une structure fermée et achevée, n’est tenable. Par conséquent, l’on peut dire qu’il introduit, en même temps que la nécessité de prendre en compte la temporalité, l’importance du processus par opposition au concept bien défini ou à une linéarité causale. La seule option serait de se confier au temps de l’engagement, du contact et de l’intervention, à l’intérieur d’un monde se laissant anticiper par ceux qui l’habitent dans une suite ouverte aux relations conjecturées. Il cite en exergue à sa première partie une phrase extraite de la Psychologie générale de Paul Natorp : « Un subjectif et un objectif, dans une stricte unité corrélative, se conditionnent mutuellement. »

 

Voilà qui pourrait bien évoquer la psychanalyse, mais plutôt Jung et Ferenczi, très convaincus par les avancées de la physique quantique, que Freud qui tenait à des « paradigmes » scientifiques plus universellement reconnus et redoutait là une forme dévoyée du mysticisme. Pourtant, une orientation mystique ou spirituelle, à l’instar des mythes, ne représente-t-elle pas aussi un aspect du monde voire un pressentiment des découvertes à venir ? Du reste, Freud resta hésitant en ce qui concerne la télépathie que nous nommerions aujourd’hui phénomène de synchronicité. Lacan ne se serait-il pas souvenu de cette notion jungienne de la synchronicité pour théoriser la « communication d’inconscient à inconscient » ?

 

Mais il s’agit, pour Bitbol, d’élargir la notion d’interrelations à l’ensemble de l’univers et, pour étayer son point de vue, il en appelle souvent à Kant en ce que la méthode kantienne de la connaissance consiste seulement à retourner l’attention, habituellement hypnotisée par l’objet à connaître, vers les pré-conditions de la connaissance. Il fait aussi appel à Nagarjuna, penseur indien du iie siècle et adepte de l’école bouddhique de la « voie moyenne », c’est-à-dire une conception du monde, rejetant les extrêmes qui consistent tantôt à affirmer l’existence intrinsèque du réel, tantôt à la nier. Il n’y a que « vacuité », c’est-à-dire coproduction en dépendance. La voie moyenne s’affirme comme principe de connaissance, celle-ci étant entendue comme lucidité sur son propre aveuglement.

Le vide interstitiel

On ne s’étonnera donc pas de voir aussi apparaître chez Bitbol des références au Tao et à François Jullien, qui a particulièrement étudié les hexagrammes du Yi Jing en tant que « figures de l’immanence » ainsi que l’importance des transitions silencieuses dans les processus.

 

Et l’on peut aussi faire un lien avec ce que le Maharal de Prague, étudiant la Kabbale, appelle l’emtsa, l’entre, la diagonale du milieu qui repose, selon André Neher, sur une « paradoxale simultanéité des contraires ». Il est éclairant de lire sur ce sujet le texte d’une conférence prononcée à Perpignan par Paule Pérez et intitulée « Diagonales du milieu ». Ce texte est publié dans le n° 12/13 de la revue Temps Marranes.

Interrelations et spiritualité

 Bitbol suppose, et ce sera ma conclusion, que la théorie quantique pourrait être étendue à l’ensemble du monde et donc concerner parfois le champ macroscopique autant que le champ microscopique. Il s’agit d’une « option de l’en deçà du relativisme dans l’indéfiniment moiré des variations plutôt que de l’au-delà du relativisme dans le cristal de l’invariant ». Mais sans doute n’en sommes-nous pas globalement, tout à fait là.

 

Pourtant, il se dégage de cette hypothèse une éthique de la parole, non plus catégorique ni énonciatrice de généralités définitives, mais en phase et donc « hospitalière et instillatrice de dispositions affines aux circonstances ». Et, dans l’action, devrait intervenir un assentiment à un processus sans fin, « un processus battant dans une oscillation entre l’indifférenciation harmonisante et l’actualisation différenciante ». Alors se substitue à un individualisme fondé sur une essence propre : « je suis moi », une interdépendance, c’est-à-dire l’acceptation de n’être qu’un élément provisoire d’un réseau en évolution et révolution de phénomènes interconnectés. Cette façon d’être en relation dans un processus est bien l’indication que notre existence ne peut être que collective et active dans les processus de nos réseaux.

Mais, en ce qui concerne les physiciens, l’on pourrait penser que, dans leur désir disciplinaire de réduire la nature à des lois, ils voudraient obtenir des résultats de grandeur finis, éliminant par là même le non-calculable, ce qui nous enfermerait dans une détermination étroite faisant fi du méta-physique et de la spiritualité.

 

Aussi, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain et renoncer à l’hypothèse des « univers parallèles » en substituant le seul infini actuel à deux ou plusieurs infinis (actuel et potentiel), dit autrement à un infini pouvant occasionnellement s’actualiser.

 

C’est pourquoi il est essentiel, à mes yeux, de rester fidèle à ce saut théorique, ce coup d’audace que représente l’idée des univers parallèles en explorant cette conceptualisation pour garder ouverte une voie de recherche. N. C.