L’eugénisme politique

d’une science à la destruction

par Sébastien Bauer

« L’ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet (domaine) et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vérifiables » telle est la définition que le « Robert » donne de la science.

Parler de science à propos de l’eugénisme est une question, pour moi, souvent posée.  En tant que petit-fils et arrière-petit-fils de déporté juif, je me suis toujours demandé qui j’étais. Elevé avec conviction dans la religion catholique, au côté d’un grand-père sauvé de Drancy mais converti au protestantisme, de quel côté judéo chrétien porter son regard ?

C’est pour cette raison que, me considérant moi-même sans identité propre ou entière, je me suis souvent penché sur les théories eugéniques platoniciennes pour les comparer à leurs applications terrifiantes au cours du XXe siècle.

Le rêve de la cité idéale qui apparaît dans l’Antiquité est celui d’un combat aussi permanent qu’inéluctable entre les hommes, imposant l’idée de la nécessité  d’une organisation idéale de leur vie en communauté, basée sur un système de castes. Le positivisme platonicien est très largement tourné vers l’intérêt général de la cité, le but étant de construire une société du savoir.

Dès lors, Platon prône un contrôle des naissances et des relations entre les individus selon leur rang et leur sexe. Ce sont ceux qui savent, l’élite, qui exerceront cette prérogative aux travers de lois, lois d’ailleurs intelligibles par elle seule –  la lecture et la confection de la loi devenant le socle de transmission de l’oligarchie. A l’exception des magistrats tels qu’ils sont nommés dans « La République », le reste de la population doit ignorer le désintérêt de la cité pour ses intérêts propres. « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et l’autre sexe. (…) toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde », ibid., V, 460 a.
Théorisation de l’utopie

De l’interprétation diverse de cette pensée vont découler les pires dérives de notre humanité. C’est en effet de cet idéal antique que se réclament les fondateurs de l’eugénisme moderne tels que Francis Galton qui, dès le XIXe siècle prétend tirer sa théorie de Charles Darwin et de « l’origine des espèces ». Théorie qui aboutit au fait « qu’il faut[1] favoriser la survie des plus aptes et ralentir ou interrompre la reproduction des inaptes ».

Pour autant, dans son ouvrage La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, paru en 1871, Darwin émet sans complexe des conclusions sur l’hérédité en affirmant qu’il est probable que le « talent » et le « génie » chez l’homme soient héréditaires[]. Il lui paraît également vraisemblable que les protections sociales vont à l’encontre de la sélection naturelle[]. Erreur de placer le génie sur ce qui n’est, en fait, que l’acquisition d’un savoir-faire.

Toutefois, Charles Darwin place l’esprit de fraternité humaine au-dessus des lois scientifiques : « Nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fît une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature », déclare-t-il dans le même ouvrage.

Dès lors, on étudie les meilleures méthodes scientifiques pour contrôler les naissances ou pour permettre à l’humanité de contrôler son propre destin biologique. C’est un droit à naître, ou pas, qui posé, impose une hygiène de la race et donc, par extension, de la caste.
De l’utopie scientifique

L’entre-deux-guerres voit se développer un scientisme autour de l’eugénisme. La République de Weimar eut un projet qui fut élaboré par des juristes et des psychiatres. Les pères en furent le professeur de droit Karl Binding et le professeur de psychiatrie Alfred Hoche. Ces deux universitaires travaillèrent à la conversion de leurs milieux respectifs à l’eugénisme. Le projet n’a pu cependant être formulé dans un texte législatif. Les concepts qu’il développait, par exemple les notions de « vie indigne d’être vécue » où « d’euthanasie », allaient trop loin par rapport aux autres législations eugénistes, et les Eglises demeuraient vigilantes. Les théoriciens allemands arguèrent de l’intérêt collectif pour justifier le bien fondé de l’interdiction d’être. La vie des malades et des handicapés mentaux était déclarée indigne d’être vécue au nom de l’intérêt collectif en s’appuyant sur des fondements médicaux et économiques erronés.

La notion universelle de droit public fut l’objet de nombreux détournements. Ainsi, l’eugénisme est très largement utilisé lors des deux grandes crises de 1923 et 1929 pour relancer le projet de législation eugéniste. En 1929, les économistes arguent que « les handicapés et malades mentaux coûtent cher à la collectivité ». De ce fait, la question se pose d’en éviter l’existence, d’en réduire le coût. Ils deviennent coupables de bien des maux. La pensée eugéniste, rattachée sans scrupules au concept juridique de l’intérêt général, légitima une réduction drastique des moyens financiers et des moyens en personnel de la psychiatrie.

 

De l’eugénisme à la race

C’est alors que se développent les théories raciales. Il suffit de se convaincre que l’hérédité prévaut sur le milieu social et culturel, que l’inné est plus fort que l’acquis. La question se pose alors de savoir ce que nous serions, nous tous, produits de métissage. Que faire de la valeur intrinsèque des hommes,  si seule leur appartenance raciale conditionne leur importance au sein d’une société ? A l’inverse, le métissage n’est-il pas le meilleur antidote à cette quête de pureté raciale qui sacrifie de fait l’essence à l’apparence ?

Au-delà de la Shoah et de la politique nataliste du IIIe Reich, les idées et la mise en œuvre de politiques eugéniques existent et ce, même après la Seconde Guerre mondiale. Je ne veux pas passer sous silence et certainement pas oublier. Je veux me souvenir de ce terrible chapitre de l’histoire de l’humanité et énoncer que le nazisme pousse l’eugénisme à son paroxysme, avec en plus la haine de l’être humain dans tout ce qu’il représente et l’érection du pur fantasme en science des races : car la « race » juive n’existe pas et n’a jamais existé. Mais l’idée de l’élimination des plus faibles s’est souvent posée au-delà de la question juive, au-delà de la question de la race. Les politiques eugéniques se développent d’abord et principalement aux Etats-Unis, donc dans des sociétés supposément démocratiques, avec des stérilisations forcées. Dès 1907, l’Etat de l’Indiana promulgue une loi de stérilisation obligatoire pour les dégénérés « héréditaires ». En 1930, plus de trente Etats étaient dotés d’une telle législation.
Une réaction aux théories raciales et négatives

Le dit eugénisme prend une toute autre portée à la suite des politiques mises en œuvre par le régime nazi. C’est en réaction à cette dérive que deux positions émergent : les « continuistes » et les « discontinuistes ».

Pour les continuistes, l’issue logique d’une perspective eugéniste est illustrée par l’Histoire et les crimes commis par le régime nazi au nom des principes de cette doctrine. Les fondements même de l’eugénisme, en particulier ses présupposés héréditaristes, scientistes, racistes, contiennent en germe des éléments qui conduisent nécessairement à des développements contraires aux lois de la morale, et surtout à l’éthique. Pour aller plus loin, il faudrait même considérer que c’est aller contre l’humanité dans tout ce qu’elle possède de beau : sa diversité, sa part de hasard et d’aléatoire.

Les discontinuistes, quant à eux, se placent dans une position contraire. L’eugénisme est encadré par des dispositions morales et juridiques suffisantes pour éviter toute dérive et pour aboutir à un progrès de l’humanité.


Un eugénisme positif ?

Selon ses défenseurs, l’eugénisme vise à assurer une humanité plus adaptée, donc en principe « plus heureuse ». Par le vocable « adapter », ils entendent donner aux hommes des défenses contre la maladie, l’hérédité, et toute fatalité. Ce n’est donc pas selon eux la fin en elle-même qui est criticable, mais bien souvent les moyens choisis. Ce serait, certes, un grand progrès que de voir le diabète, l’hémophilie et d’autres maladies héréditaires éliminées par thérapie génique. Cette forme d’eugénisme ne pose pas les difficultés des théories développées au cours des XIXe et XXe siècles, périodes où les moyens utilisés avaient très largement dépassé les bornes de toute Humanité.

Cependant, la fin du discontinuisme pose d’autres problèmes : il suffit d’examiner les lois dites de bioéthique de notre code civil. Toutes les questions liées à l’embryon humain et à son développement sont très strictement encadrées, il en est de même pour l’interruption volontaire de grossesse et tout examen pré-natal. Au-delà du texte juridique, il y a la jurisprudence, qui contribue très largement à un encadrement des pratiques peuvant être considérées comme eugéniques. Elle constitue en quelque sorte le dernier garde-fou éthique de l’interprétation de la loi.

C’est ainsi qu’en France, pour la première fois en 2000 avec l’arrêt Perruche, la Cour de Cassation consacre en termes très clairs le droit pour l’enfant né handicapé d’être indemnisé de son propre préjudice. Cet enfant, né handicapé en raison d’une erreur de diagnostic médical, est indemnisé de sa propre naissance et fait ainsi  valoir son droit à naître.

L’eugénisme et ses fantasmes immémoriaux nous renvoient à notre morale mais surtout à notre éthique, car cette première tend à le bannir. Le risque réside dans les moyens scientifiques qui tendent à donner raison aux pulsions historiques.

Encore faudrait-il que l’Homme se définisse par des valeurs humaines proclamées et non des critères biologiques. A mon sens, le « bien-être » ne réside pas seulement dans des valeurs physiques mais aussi et surtout dans des caractères, des ressentis et des individualités. Comment laisser sa place à la personne qui habite un corps ? Nous devons reconnaître que notre enveloppe corporelle n’est pas un objet maîtrisable en ce qu’elle est inséparable de ce qu’on peut appeler notre dimension symbolique voire spirituelle.

Toutes ces questions nous ramènent à notre propre condition et à l’utilisation de notre propre savoir, de la science.

Pour reprendre la pensée spinoziste, les hommes se croient libres au sens du libre-arbitre. Mais être vraiment libre et heureux consiste à nous libérer de l’illusion de ce libre-arbitre pour chercher et trouver ce qui nous détermine. Il faut accroître notre « puissance d’agir » qui est notre seule essence et, par là, combattre et vaincre la passion du surnaturel.

Qui sommes-nous et surtout pouvons-nous porter atteinte à notre nature d’êtres vivants ? En contrôlant sa vie et sa mort, l’Homme tend à devenir son propre maître, ou son propre dieu. Il croit tendre vers sa liberté, mais à quel prix ?

Sébastien Bauer
Cet article est un travail consécutif au mémoire de recherche que l’auteur a réalisé dans le cadre de ses études en sciences politiques (IEP de Paris).

 

[1] C’est moi qui mets en italiques