Sommaire numéro 8

G20
G20 sur un plateau
Claude Corman

L’inquiétude marrane dans la formation de l’Europe moderne
Jean-Paul Karsenty

L’eugénisme politique
Sébastien Bauer

Là-bas
Poème
Noëlle Combet

C’est langue de l’autre
… sur l’oeuvre de Paul Celan
Simone Wiener

Inconnaissance
Poème
Noëlle Combet

N’y a-t-il nul ami ?
« Politiques de l’amitié », approche du texte de Derrida
Premier fragment
Noëlle Combet

Le temps a exhalé
Poème
Noëlle Combet

Rien ne va plus chez les Yahoos
Paule Pérez

G20 sur un plateau

par Claude Corman

L’autre soir, j’allumai mon poste de télévision et tombai par hasard sur l’émission « Mots croisés », consacrée au G20 et à l’avenir de la crise économique mondiale.

À l’invitation d’Yves Calvi, on trouvait des hommes respectables et connus pour leur expertise et leur acuité théorique dans des domaines financiers et économiques généralement jugés comme rébarbatifs et en tout cas peu médiatiques : Jacques Attali, président de PlaNet Finance, Nicolas Baverez, historien et chroniqueur du Monde et du Point, Daniel Cohen, professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure. Baudouin Prot, directeur général de BNP Paribas et l’ancienne ministre de la Culture du Mali, Aminata Traore complétaient le plateau.

L’enjeu de l’émission reposait sur une question : le G20, dont Jacques Attali nous apprit incidemment qu’il s’agissait en réalité d’un G27 ayant conservé sa première appellation, était-il l’embryon d’une nouvelle gouvernance mondiale, une sorte de directoire éclairé du monde, la nécessaire actualisation diplomatique d’un monde multipolaire ou un coup de bluff des anciens riches faisant croire aux nouveaux qu’ils pouvaient désormais acquérir des parcelles d’influence géopolitique ? Bref, un autre Conseil de sécurité de l’ONU en gestation ou un écran de fumée visant à ménager le statu quo planétaire d’une Amérique ultra consumériste et d’une Chine hyper industrielle !

Les trois intellectuels français, semblant pareillement désorientés, donnaient l’impression de penser au bord de l’abîme. On ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, s’ils se penchaient encore un peu plus en avant afin d’incliner leur regard vers un avenir à peine hors de vue, ils tomberaient inévitablement dans un grand trou, une sorte de fosse commune de la raison diplômée et savante. Comme dans les cauchemars où soudainement des abîmes se découvrent et engloutissent les protagonistes du rêve, après une chute vertigineuse, on devinait aisément que leurs télescopes personnels leur révélaient des états du Monde si effrayants qu’ils en devenaient imprononçables. Et si leur expertise économique, quoique inachevée et partielle, avait pour but d’en conjurer la ténébreuse menace, elle en dissimulait mal en revanche la hantise spirituelle.

En face, Aminata Traore – je dis en face car, bien qu’étant assise à leurs côtés, elle paraissait en face d’eux –, se posait sans réserves en championne souriante mais décidée du Sud. Elle accusait le système capitaliste, consumériste et irresponsable d’être à la fois exportateur unilatéral des valeurs occidentales et d’être atteint d’une maladie autistique et paranoïaque incurable.

Par sa seule présence, Aminata Traore portait non pas toute la misère du monde mais assurément sa conscience aiguë, écorchée et révoltée. Nos trois « experts », renvoyés malgré eux à leur mauvaise conscience de serviteurs de l’Occident, surenchérissaient à tour de rôle et en vain sur la banqueroute du système financier international et la faillite manifeste et odieuse de sa moralité. Certes, des nuances lézardaient un peu le bloc d’intelligence occidentale. Ainsi Baverez, refusant de momifier le continent noir dans un statut de victime intemporelle du progrès humain, opposait à Aminata Traore la forte croissance africaine. Jacques Attali tentait de souligner la diversité, la disparité du Sud en évoquant l’Est (la Chine, l’Inde) ou l’extrême Occident (le Brésil). Sans pour autant attendrir l’ancienne ministre malienne, il réussissait assurément à nous déboussoler davantage, à nous désorienter, et peut-être plus qu’à nous dés-orienter, à nous dés-occidentaliser !

Aminata Traore n’en démordait pas. En dépit des contorsions et des circonlocutions de nos trois penseurs, il ne faisait aucun doute à ses yeux, qui étaient aussi les nôtres pendant sa prise de parole, que ceux-ci reflétaient idéologiquement, c’est-à-dire inconsciemment, les affres et les douleurs égoïstes d’un Système qui les avait nourris, éduqués, élevés dans la méconnaissance radicale du Sud. La profonde et irrémédiable disgrâce des pauvres n’était pas leur affaire. L’après-crise leur faisait peur, mais peur dans la mesure où cet après n’était peut-être qu’un avant, une simple répétition, le prélude à une crise encore plus terrible et dramatique des pays riches. Cela faisait belle lurette que les pauvres subissaient la crise, non comme un avatar du système mais bien comme sa condition, sa nature intrinsèque.

Et du coup, cette émission sur les enjeux du G20 sentait la mort, le naufrage, quelque chose comme la fin de la conversation. Derrida  a dit un jour que tant que les hommes se parlaient, malgré les blessures, les offenses, les cicatrices, les haines, l’espoir ne mourrait pas. Cette émission empestait le désespoir. Nulle ébauche de conversation, nulle alliance de pensée, nulle pesée des arguments de l’autre, nulle promesse d’un monde plus habitable, n’allégeaient le terrible sentiment d’incompétence ou plutôt de provincialisation des experts européens.

On devinait, informulé et tapi dans l’ombre des hésitations, des silences, des visions partielles ou mal ajustées des orateurs, l’avènement barbare des discordes, des guerres, des despotismes, des nettoyages et des tris ethniques. Déferlant sur nos nations impréparées aux désastres économiques, la marée montante des paupérisations submergerait nos modestes digues. Les Etats avaient déjà renfloué une fois le système bancaire, ils ne pourraient pas le sauver une seconde fois ! Et les alternatives internationales au capitalisme, orphelines de l’idéologie communiste, n’avaient pas jusqu’ici étayé suffisamment leurs fondements politiques pour faire valoir leur crédibilité et leur pertinence, et venir en rescousse à une humanité sans guides.

La mort rôdait sur ce plateau de télévision et personne n’avait envie d’entonner l’air de la carmagnole sur le naufrage d’un système multipolaire qui, à peine créé, à peine émergé de l’ancien partage du monde, paraissait déjà si impuissant et inutile. La misère continuerait, s’amplifierait ; les nantis joueraient les bons samaritains, pour un temps bref, un temps compté, avant la rechute et la grande lessive de l’humanité.

Ni Baverez, ni Attali, ni Cohen, ni Traore ne parvenaient à être convaincants ou éducatifs. Ils bredouillaient des arguments qui, sans doute brillants et polis dans leurs recueils et leurs articles, pâlissaient, inertes et confus, dans la triste mélasse d’un débat déserté par l’engageant et vivifiant esprit de la conversation. La parole humaine, sans souffle, sans générosité, sans grandeur de vue s’enlisait dans les marécages des sombres prévisions.

J’ai oublié de parler du banquier de BNP Paribas, M. Baudouin Prot. Pour lui, la conversation n’avait d’évidence aucun sens et encore moins d’importance. Ce qui comptait était de rassurer les épargnants, les ménages et les entreprises sur la solidité et la valeur exceptionnelle de la Banque française. À l’image du petit village d’Astérix et d’Obélix, la Gaule bancaire tenait bon et résistait vaillamment aux grimaçantes intempéries du Monde.

Persuadé que la télévision est un instrument impropre à la maïeutique et qu’il est préférable de marteler un argument simple et unique à destination du grand public, autrement dit de la grande clientèle, il psalmodiait de réjouissants et optimistes diagnostics sur  l’imminente sortie de la crise.

En fermant le poste de télévision, accablé par le jeu à somme nulle d’un tel débat, je méditais un moment sur le colossal et saisissant effort qui nous attendait tous, non pas pour faire chanter les lendemains mais pour éviter plus modestement, plus humblement le pire. Mais en définitive, n’est-ce pas la même chose ?

Claude Corman

L’inquiétude marrane

dans la formation de l’Europe moderne

par Jean-Paul Karsenty

Quelle société peut prospérer en faisant uniquement circuler les signes qui la traversent ? Toute circulation tend à dissoudre les représentations, donc le sens, non ?

Quelle société peut prospérer de la conservation systématique des signes qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, donc le sens, non ?

Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident… Un Occident en constante expansion physique et psychique. Dans le même temps, d’autres héritages sont peut-être insuffisamment bousculés ailleurs, « des ailleurs » qui se sentent laissés pour compte, soit impuissants, soit menaçants. Dans un cas comme dans l’autre, l’instrumentalisation du temps est relativement excessive : elle conduit, dans le premier cas, à détruire les signes sans assurer leur renouvellement et, dans le second cas, à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, en effet, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps : ici, le déficit de sens et de questions communes ; là, l’excès de sens et de questions communes ; un déni de l’excès et un déni de sa conséquence principale : cette fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs », fracture psychique et politique au moins.

On parle ici de « temps long » bien sûr et, lorsqu’on pointe « l’histoire du temps long », on pense à Fernand Braudel ! Pour ma part, lorsque je m’attache à « l’histoire du temps long de l’Europe », c’est auprès de Jean-Baptiste Duroselle que je cherche l’inspiration. Duroselle racontait l’Europe, l’histoire de ses peuples, et il fit comprendre que l’une des caractéristiques majeures de l’Europe fut qu’entre Dieu et César, aucun des deux n’a vaincu l’autre, que l’Europe a globalement échappé au césaropapisme – en temps long ! – et que cette caractéristique-là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré du Xe au XIIIe siècles. L’Europe eut donc…et Dieu et César, lesquels se sont alors plutôt « neutralisés », laissant un formidable espace imaginal pour un « ni Dieu ni César ». Autrement dit, pour l’essentiel, cette bataille entre ces deux formes fondamentales de cultes n’ayant pas eu de vainqueur, la liberté de création – et la culture de la diversité qui l’a accompagnée – prirent une place.

Les communes en Europe, ces innombrables foyers de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables, l’illustrent bien. Elles ont été les plus fécondes et résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire, dans un apprentissage heureusement toujours conflictuel, « l’esprit public subsidiaire » et sa technologie politique associée, peut-être la plus fine et la plus efficace que les hommes aient jamais inventée pour faire vivre et la différence affirmative et l’intégration coopérative.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques inter-agissantes. Alors, des empreintes, des postures, des accents, des traces marranes ?

Le sort réservé à ceux qui, entre le XIIIe et le XVe siècles, firent les frais des pratiques stigmatisantes recouvrant peu à peu l’ensemble de la presqu’île ibérique autorise peut-être à parler d’une « pré-condition marrane ». Il conviendrait d’interroger ces toutes premières manifestations répressives à propos de l’identité religieuse : pourraient-elles constituer l’une des premières lames de fond de la construction de l’Europe moderne, l’un de ses événements fondateurs, proto-historiques ?

Et si « les premières et successives conditions marranes » d’entre le XVIe et la fin du XIXe siècles, sur fonds d’une Eglise césarisée (avec le paroxysme de l’Inquisition) et des monarchies de droit divin (avec leurs paroxysmes impériaux), devaient se comprendre comme des marqueurs importants d’une lente, longue et dense expérience-miroir de l’invention encore religieuse de… sortie de la religion ?

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui ait conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), qui ait donc massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a néanmoins laissé une place à « l’habeas corpus » et aux « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine, pour imposer son « goût de se gouverner soi-même ».

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique pour le « gérer » schismatiquement ensuite, en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a toutefois laissé une place à l’équivocité, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi l’équivocité ou encore la pitié, n’auraient pu émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu. Et si les « marranes » avaient été de trop obscurs vecteurs ou reflets d’une telle possibilité ? Et si, de plus, la rémanence de telles postures portait de nos jours encore un message cohérent ?

Et aujourd’hui, donc ?

Le marrane fut confronté à un défi permanent, celui de répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien juif, nouveau-chrétien, futur juif ou futur faux-chrétien. Or, nous, Européens contemporains, ne sommes-nous pas aussi les héritiers tant de ces « inthées » de l’immanence que de ces athées et de ces agnostiques dont le rapport à la transcendance fut paradoxalement si fécond, contribuant à créer des foyers de cultures kaléidoscopiques sans cultualisation excessive ?

Cultures, contre-cultures marranes ? En dynamique générationnelle, pourrait-on parler de « contre-culturalisation » marrane ? Ou plutôt de séries d’antidotes culturelles aux « cultualisations » excessives du moment, comme autant de réponses clairement incertaines à la question de la vérité, tant de la vérité religieuse que politique… ? La profusion des situations et postures marranisantes possibles ne permet-elle pas de dresser une figure de repères serrés, tissant une trame d’une possible histoire universelle de l’Europe ?

Se mettre en danger, penser contre soi-même, aller à la vaccine ou à l’inoculation, affirmer le courage de l’hypothèse, prendre en charge la liberté de trahir les clercs, arracher au Ciel ses idées… : un esprit de création sous toutes ses facettes pour résister des siècles durant à la gravité de la Terre-heure par heure ?

En parcourant encore et encore l’espace d’Europe, les marranes ont peut-être curieusement donné de l’autorité… au temps, au temps de la modernité en Europe. Affirmer l’autorité du temps revient à dire, à l’instar de Myriam Revault d’Allonnes, que le temps n’autorise rien a priori s’il n’est pas le fruit d’une suite d’auteurs. Car, sans auteurs, pas de rupture et de lien temporels, pas d’autorité à la convention de la temporalité ! Voilà pourquoi dire le progrès, au fond, revient simplement à raconter le temps inventé par la marque des auteurs. Les marranes ont été des auteurs, forcément ! Ils ont servi l’autonomie de la personne (plus que du sujet ou de l’être ou de l’homme ou de l’individu). Ils ont donc servi la modernité européenne.[1]

Les choses se sont peut-être passées comme si le marrane était devenu peu à peu laboureur d’un terrain d’expression immanente, dessiné autour d’une tension qui s’est manifestée au cours des siècles dans une expérience quotidienne entre l’équivoque et son dépassement par l’ambivoque, entre équivocité et ambivocité, entre paroles égales que l’on annule et paroles doubles que l’on ajoute. Non ? Les paroles égales, en s’annulant, œuvrent et ouvrent à la modernité économique, à renforcer par l’échange et le commerce l’équivalent général qu’est la monnaie dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens. Les paroles doubles, en s’ajoutant, œuvrent et ouvrent à la modernité politique qui s’attaque au défaut de sens et construit l’appartenance et/ou la reliance complexes.

Or, nous, Européens contemporains, nous sommes les héritiers et de cette modernité économique et de cette modernité politique. Aussi, en Europe, ni le politique ni l’économique n’auraient dû l’emporter au XXe siècle ! Ni le culte du politique dans la première moitié du XXe, ni le culte de l’économique dans la seconde moitié du XXe n’auraient dû conduire à ces deux formes, très distinctes toutefois, de nihilisme où l’inquiétude marrane semble introuvable. Car l’inquiétude marrane aurait peut-être su faire vivre simultanément et la contradiction et son dépassement, mettre en culture complexe, pas en culte simpliste.

Et demain ?

Il s’agit ici moins de plaider pour un « philo-marranisme », qui pourrait bien s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique, que pour l’émergence à vaste portée d’une « estime généalogique de soi ». L’illustration de parcours marranes modernes pourrait heureusement la révéler et l’entraîner. Cette estime-de-soi-là viendrait rendre leur humanité aux identités bancales des auteurs passés, de toutes sortes d’auteurs, de leurs chemins buissonnants, de leurs encore insondables jalons. Elle encouragerait les nouveaux auteurs à faire valoir une singularité de héros modernes, de ceux qui, comme le dit encore Myriam Revault d’Allonnes, « continuent de commencer ». Elle proposerait de nourrir d’hypothèses une question presqu’encore vierge, celle de la permanence vs variabilité des caractéristiques de l’inconscient individuel et collectif, bref : de l’historicité possible de l’inconscient. Elle servirait une mise en empathie réciproque – c’est-à-dire un respect mutuel actif et inventif pour que vive « l’autre de soi » – entre les sciences, les savoirs et les humanités, cadrant ainsi un projet européen de « sociétés de la connaissance et de la reconnaissance ».

Cette estime-de-soi-là pourrait donc être envisagée comme une nouvelle force psychique de création, force personnelle et de portée collective, source d’une ouverture fraternelle et renouvelable à autre chose qu’à soi-même.

Je propose un tableau (ci-après) afin de montrer la diversité des postérités marranes. Une telle appréhension des origines n’invite pas, on le voit, à la moindre démarche ontologique (ou mythique) et à ses indécidabilités, mais à une approche plus ou moins méthodique des x+n parcours marranes possibles. La « question marrane », en effet, ne doit rien à l’évolution naturelle ; elle procède de l’une de ces « révolutions culturelles » qui puisent avant tout dans l’imaginaire, en l’occurrence violent, des hommes et font leur Histoire rarement commune. Pour autant, cette approche devrait rester prudente et conserver un caractère heuristique, de discernement, tant il serait déraisonnable de viser à catégoriser les différents devenirs ou avenirs marranes. Car, cela reviendrait, par exemple, à savoir tenir compte des alliances qui, génération après génération, en multipliant les « reliances », ont déformé à l’infini les schémas initiaux ; à tenir compte, en outre, des comportements des « chrétiens du XXe siècle » qui, mus par les possibilités nouvelles offertes par les moyens de savoir, ont appris que leurs ancêtres étaient Juifs ; à tenir compte des parcours qui ont rencontré en route l’athéisme ou l’agnosticisme… Précisément, il faut renoncer à « tenir compte ». Déconstruire la complexité, oui, mais jusqu’au point où l’ambition de la connaissance doit reconnaître le butoir d’une irréductible méconnaissance.

Spectralité marrane

Premières générations de l’Inquisition en Espagne et au Portugal (E-P)

1.  Juif resté Juif en E-P Pour mémoire, parce qu’assassiné
2.  Juif resté Juif mais Chrétien en société, vivant en E-P Marrane (originaire) 1
3.  Juif resté Juif, parti d’E-P en Europe ou ailleurs Juif  1

 

4.  Juif devenu librement Chrétien et vivant en E-P ou ailleurs Chrétien 1

 

5.  Juif devenu Marrane 1, parti en Europe ou ailleurs et resté Marrane  Marrane 2

 

6. Juif devenu Marrane 1, parti en Europe ou ailleurs et redevenu Juif Juif  2

 

 Vagues successives des générations ultérieures

7.  Juif 1 resté Juif Juif  1
8.  Marrane 1 resté Marrane Marrane 1
9. Marrane 1 parti ultérieurement en Europe ou ailleurs et redevenu Juif           Juif  3

 

10. Chrétien 1 vivant en E-P ou ailleurs et redevenu Juif Juif  4

 

11. Juif 1 ou 2 revenu dans son pays d’origine (E-P, notamment) en devenant Chrétien Chrétien 2

 

12. Marrane 1 ou 2 devenu  volontairement Chrétien à telle ou telle génération                Chrétien 3

 

 Aujourd’hui, après de nombreuses vagues générationnelles

x      Juif 1, Juif 2, Juif 3, Juif 4
x+1  Marrane 1, Marrane 2
x+2 Chrétien 1, Chrétien 2, Chrétien 3
x+3  Juif 1 ou 5 revenu dans son pays   d’origine (E-P) ou ailleurs  Juif  5

 

x+4   Chrétien 2 redevenu Juif        Juif  6

 

x+5   Chrétien 3 redevenu Juif   Juif  7

Jean-Paul Karsenty

 

[1] Un mot à propos des « post-modernes » contemporains : ils « s’autorisent » certes aussi mais, s’ils se font auteurs, ils ne deviennent jamais que des individus, plutôt anti-humanistes-autogestionnaires. Et s’ils rejettent bien entendu « le dressage », ils ne revendiquent toutefois pas la transmission, tout juste « l’accès », rien de plus. Ils sont donc moins créateurs de temps que d’éternité

L’eugénisme politique

d’une science à la destruction

par Sébastien Bauer

« L’ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet (domaine) et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vérifiables » telle est la définition que le « Robert » donne de la science.

Parler de science à propos de l’eugénisme est une question, pour moi, souvent posée.  En tant que petit-fils et arrière-petit-fils de déporté juif, je me suis toujours demandé qui j’étais. Elevé avec conviction dans la religion catholique, au côté d’un grand-père sauvé de Drancy mais converti au protestantisme, de quel côté judéo chrétien porter son regard ?

C’est pour cette raison que, me considérant moi-même sans identité propre ou entière, je me suis souvent penché sur les théories eugéniques platoniciennes pour les comparer à leurs applications terrifiantes au cours du XXe siècle.

Le rêve de la cité idéale qui apparaît dans l’Antiquité est celui d’un combat aussi permanent qu’inéluctable entre les hommes, imposant l’idée de la nécessité  d’une organisation idéale de leur vie en communauté, basée sur un système de castes. Le positivisme platonicien est très largement tourné vers l’intérêt général de la cité, le but étant de construire une société du savoir.

Dès lors, Platon prône un contrôle des naissances et des relations entre les individus selon leur rang et leur sexe. Ce sont ceux qui savent, l’élite, qui exerceront cette prérogative aux travers de lois, lois d’ailleurs intelligibles par elle seule –  la lecture et la confection de la loi devenant le socle de transmission de l’oligarchie. A l’exception des magistrats tels qu’ils sont nommés dans « La République », le reste de la population doit ignorer le désintérêt de la cité pour ses intérêts propres. « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et l’autre sexe. (…) toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde », ibid., V, 460 a.
Théorisation de l’utopie

De l’interprétation diverse de cette pensée vont découler les pires dérives de notre humanité. C’est en effet de cet idéal antique que se réclament les fondateurs de l’eugénisme moderne tels que Francis Galton qui, dès le XIXe siècle prétend tirer sa théorie de Charles Darwin et de « l’origine des espèces ». Théorie qui aboutit au fait « qu’il faut[1] favoriser la survie des plus aptes et ralentir ou interrompre la reproduction des inaptes ».

Pour autant, dans son ouvrage La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, paru en 1871, Darwin émet sans complexe des conclusions sur l’hérédité en affirmant qu’il est probable que le « talent » et le « génie » chez l’homme soient héréditaires[]. Il lui paraît également vraisemblable que les protections sociales vont à l’encontre de la sélection naturelle[]. Erreur de placer le génie sur ce qui n’est, en fait, que l’acquisition d’un savoir-faire.

Toutefois, Charles Darwin place l’esprit de fraternité humaine au-dessus des lois scientifiques : « Nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fît une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature », déclare-t-il dans le même ouvrage.

Dès lors, on étudie les meilleures méthodes scientifiques pour contrôler les naissances ou pour permettre à l’humanité de contrôler son propre destin biologique. C’est un droit à naître, ou pas, qui posé, impose une hygiène de la race et donc, par extension, de la caste.
De l’utopie scientifique

L’entre-deux-guerres voit se développer un scientisme autour de l’eugénisme. La République de Weimar eut un projet qui fut élaboré par des juristes et des psychiatres. Les pères en furent le professeur de droit Karl Binding et le professeur de psychiatrie Alfred Hoche. Ces deux universitaires travaillèrent à la conversion de leurs milieux respectifs à l’eugénisme. Le projet n’a pu cependant être formulé dans un texte législatif. Les concepts qu’il développait, par exemple les notions de « vie indigne d’être vécue » où « d’euthanasie », allaient trop loin par rapport aux autres législations eugénistes, et les Eglises demeuraient vigilantes. Les théoriciens allemands arguèrent de l’intérêt collectif pour justifier le bien fondé de l’interdiction d’être. La vie des malades et des handicapés mentaux était déclarée indigne d’être vécue au nom de l’intérêt collectif en s’appuyant sur des fondements médicaux et économiques erronés.

La notion universelle de droit public fut l’objet de nombreux détournements. Ainsi, l’eugénisme est très largement utilisé lors des deux grandes crises de 1923 et 1929 pour relancer le projet de législation eugéniste. En 1929, les économistes arguent que « les handicapés et malades mentaux coûtent cher à la collectivité ». De ce fait, la question se pose d’en éviter l’existence, d’en réduire le coût. Ils deviennent coupables de bien des maux. La pensée eugéniste, rattachée sans scrupules au concept juridique de l’intérêt général, légitima une réduction drastique des moyens financiers et des moyens en personnel de la psychiatrie.

 

De l’eugénisme à la race

C’est alors que se développent les théories raciales. Il suffit de se convaincre que l’hérédité prévaut sur le milieu social et culturel, que l’inné est plus fort que l’acquis. La question se pose alors de savoir ce que nous serions, nous tous, produits de métissage. Que faire de la valeur intrinsèque des hommes,  si seule leur appartenance raciale conditionne leur importance au sein d’une société ? A l’inverse, le métissage n’est-il pas le meilleur antidote à cette quête de pureté raciale qui sacrifie de fait l’essence à l’apparence ?

Au-delà de la Shoah et de la politique nataliste du IIIe Reich, les idées et la mise en œuvre de politiques eugéniques existent et ce, même après la Seconde Guerre mondiale. Je ne veux pas passer sous silence et certainement pas oublier. Je veux me souvenir de ce terrible chapitre de l’histoire de l’humanité et énoncer que le nazisme pousse l’eugénisme à son paroxysme, avec en plus la haine de l’être humain dans tout ce qu’il représente et l’érection du pur fantasme en science des races : car la « race » juive n’existe pas et n’a jamais existé. Mais l’idée de l’élimination des plus faibles s’est souvent posée au-delà de la question juive, au-delà de la question de la race. Les politiques eugéniques se développent d’abord et principalement aux Etats-Unis, donc dans des sociétés supposément démocratiques, avec des stérilisations forcées. Dès 1907, l’Etat de l’Indiana promulgue une loi de stérilisation obligatoire pour les dégénérés « héréditaires ». En 1930, plus de trente Etats étaient dotés d’une telle législation.
Une réaction aux théories raciales et négatives

Le dit eugénisme prend une toute autre portée à la suite des politiques mises en œuvre par le régime nazi. C’est en réaction à cette dérive que deux positions émergent : les « continuistes » et les « discontinuistes ».

Pour les continuistes, l’issue logique d’une perspective eugéniste est illustrée par l’Histoire et les crimes commis par le régime nazi au nom des principes de cette doctrine. Les fondements même de l’eugénisme, en particulier ses présupposés héréditaristes, scientistes, racistes, contiennent en germe des éléments qui conduisent nécessairement à des développements contraires aux lois de la morale, et surtout à l’éthique. Pour aller plus loin, il faudrait même considérer que c’est aller contre l’humanité dans tout ce qu’elle possède de beau : sa diversité, sa part de hasard et d’aléatoire.

Les discontinuistes, quant à eux, se placent dans une position contraire. L’eugénisme est encadré par des dispositions morales et juridiques suffisantes pour éviter toute dérive et pour aboutir à un progrès de l’humanité.


Un eugénisme positif ?

Selon ses défenseurs, l’eugénisme vise à assurer une humanité plus adaptée, donc en principe « plus heureuse ». Par le vocable « adapter », ils entendent donner aux hommes des défenses contre la maladie, l’hérédité, et toute fatalité. Ce n’est donc pas selon eux la fin en elle-même qui est criticable, mais bien souvent les moyens choisis. Ce serait, certes, un grand progrès que de voir le diabète, l’hémophilie et d’autres maladies héréditaires éliminées par thérapie génique. Cette forme d’eugénisme ne pose pas les difficultés des théories développées au cours des XIXe et XXe siècles, périodes où les moyens utilisés avaient très largement dépassé les bornes de toute Humanité.

Cependant, la fin du discontinuisme pose d’autres problèmes : il suffit d’examiner les lois dites de bioéthique de notre code civil. Toutes les questions liées à l’embryon humain et à son développement sont très strictement encadrées, il en est de même pour l’interruption volontaire de grossesse et tout examen pré-natal. Au-delà du texte juridique, il y a la jurisprudence, qui contribue très largement à un encadrement des pratiques peuvant être considérées comme eugéniques. Elle constitue en quelque sorte le dernier garde-fou éthique de l’interprétation de la loi.

C’est ainsi qu’en France, pour la première fois en 2000 avec l’arrêt Perruche, la Cour de Cassation consacre en termes très clairs le droit pour l’enfant né handicapé d’être indemnisé de son propre préjudice. Cet enfant, né handicapé en raison d’une erreur de diagnostic médical, est indemnisé de sa propre naissance et fait ainsi  valoir son droit à naître.

L’eugénisme et ses fantasmes immémoriaux nous renvoient à notre morale mais surtout à notre éthique, car cette première tend à le bannir. Le risque réside dans les moyens scientifiques qui tendent à donner raison aux pulsions historiques.

Encore faudrait-il que l’Homme se définisse par des valeurs humaines proclamées et non des critères biologiques. A mon sens, le « bien-être » ne réside pas seulement dans des valeurs physiques mais aussi et surtout dans des caractères, des ressentis et des individualités. Comment laisser sa place à la personne qui habite un corps ? Nous devons reconnaître que notre enveloppe corporelle n’est pas un objet maîtrisable en ce qu’elle est inséparable de ce qu’on peut appeler notre dimension symbolique voire spirituelle.

Toutes ces questions nous ramènent à notre propre condition et à l’utilisation de notre propre savoir, de la science.

Pour reprendre la pensée spinoziste, les hommes se croient libres au sens du libre-arbitre. Mais être vraiment libre et heureux consiste à nous libérer de l’illusion de ce libre-arbitre pour chercher et trouver ce qui nous détermine. Il faut accroître notre « puissance d’agir » qui est notre seule essence et, par là, combattre et vaincre la passion du surnaturel.

Qui sommes-nous et surtout pouvons-nous porter atteinte à notre nature d’êtres vivants ? En contrôlant sa vie et sa mort, l’Homme tend à devenir son propre maître, ou son propre dieu. Il croit tendre vers sa liberté, mais à quel prix ?

Sébastien Bauer
Cet article est un travail consécutif au mémoire de recherche que l’auteur a réalisé dans le cadre de ses études en sciences politiques (IEP de Paris).

 

[1] C’est moi qui mets en italiques

Là-bas

par Noëlle Combet

La sterne lentement lisse la lumière au fond du ciel,
ricane dans le multiple,
dérobe un poisson, au vol,
revient au silence singulier
à la pointe du rocher,
espace lithographié.

Une vague
enroule
sa rumeur
autour de mes oreilles
me creuse,
bat les effluves des genêts, les coupe
avec l’odeur des algues :
les plis s’ouvrent en éventail, cartes distribuées,
invraisemblance des distances
du loin au près…L’inconnu devient.

Un train s’éloigne,
les secondes décomptent sa silhouette,
…l’ ont effacée ;
la vie se dilue,
la vague reflue
en l’instant du rien,
d’un là-bas qui vibre.

Noëlle Combet

C’est langue de l’autre

Quelques réflexions sur l’oeuvre de Paul Celan

par Simone Wiener

Trop souvent nous perdons de vue que le poète élève le phénomène à la puissance dix, et il n’est pas rare que la modeste apparence de l’œuvre d’art nous trompe quant au réel formidablement condensé qu’elle possède. Ce réel en poésie est le mot en tant que tel.» Ossip Mandelstam, Eté froid & autres textes [1]

Qu’en est-il des effets de langues dans le fait de pouvoir se sentir venir d’ailleurs, d’un autre lieu, d’un autre espace ? Il apparaît que ces enjeux de langues dominantes ou dominées soient des éléments incontournables à la saisie de ce qui se manifeste dans le phénomène marrane. Quitter sa langue maternelle pour adopter celle d’un Autre en position de domination, rester ou retourner à celle qui est perdue sont inhérents à la création d’un espace hétérogène. J’ai souhaité reprendre ces questions dans leur fonction de transmission. Une provenance, une source, une fiction d’origine semblent nécessaires à la possibilité même que se constitue un exil pour le sujet.

La tentative d’explorer ces chemins a  été pour moi l’occasion d’une lecture nouvelle de la poésie de Paul Celan (1920-1970). Son œuvre a accompli la tâche qui revient à l’art, celle de nommer, de rendre accessible un réel. C’est surtout le cas de la traversée des souffrances liées au nazisme, dont il était comme interdit de parler à l’époque. La langue dans laquelle il écrit sera celle des persécuteurs. Tout se passe comme si le corps de ce qui lui tenait à cœur était dans cette langue. Cette nécessité de conserver son idiome est déterminante et tient à une condition : celle de pouvoir y créer de l’hétérogène. Dès lors, la question sera la suivante : comment créer de l’exil, faire du soi avec de l’Autre ? J’aborderai la poésie de Celan en évoquant quelques éléments de l’approche lacanienne de la poétique : le style, la fonction de la langue, celle de l’adresse, qui jouent un rôle déterminant dans l’efficace de sa parole. J’entrecouperai mon propos de phrases extraites de sa poésie.
Jacques Derrida a consacré un livre à Paul Celan en reprenant le titre d’un de ses poèmes « Schibboleth »[2]. Ce mot hébreu est un mot de passe qui peut faire ouverture ou pas, selon la manière dont il est prononcé[3]. Derrida va suivre le cheminement de ce mot, qu’il va mettre en tension et articuler à l’idée de circoncire la langue, à partir d’un autre poème de Celan où il est question de circoncision.

 à lui

J’ouvre ma parole

A celui-ci circoncis le mot…[4]

De l’idée de circoncision de la langue, Jacques Derrida fait une sorte de paradigme de la position poétique de Celan : «  La parole circoncise est d’abord écrite, à la fois incisée et excisée dans le corps, qui peut être le corps d’une langue et qui en tout cas lie toujours le corps à la langue : parole entaillée, entamée, blessée pour être ce qu’elle est, parole découpée, écrite parce que découpée, césurée dès l’origine, dès le poème. » [5] L’idée de circoncision d’une langue situe la poésie comme une incision dans le corps de la langue. La langue doit en passer par le corps et la marque du collectif pour être lisible.

Cela nous ramène au champ de l’inconscient, dans ce qu’il a de social. Cette dimension de présence du corps dans la poésie rappelle aussi le message d’Henri Meschonnic ne voulant pas opposer la  chair à l’esprit, la voix à l’écrit,  l’individu à la société.

Personne ne témoigne pour le témoin [6]

Du style

A la  poésie, Lacan rapproche la fonction d’invention, de déprise du mot d’esprit. La poésie est source de création en même temps qu’elle creuse la langue. Ainsi dit-il : « Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas pouate, je ne suis pas pouatassez. »[7]  Lacan nous oriente vers la poésie pour nous éloigner du trop de sens. La poésie nous rapproche de l’inconscient par le privilège qu’elle accorde au son,  à la voix, par sa puissance d’évocation et par l’importance des jeux de mots.

A cette fonction poétique, on peut ajouter celle du style tel qu’il se manifeste dans la langue comme marqueur subjectif. C’est ce qu’Erik Porge[8], en reprenant l’apport de Lacan, développe en montrant qu’il s’agit autant d’un trait singulier que d’un effet de rhétorique. C’est dans la manière de dire que passe le désir de trouver un savoir nouveau.

Il ne s’agit plus alors du style, au sens purement de l’écriture, mais tel qu’il se déplace lorsqu’il est subordonné à une adresse. Le style incarne le mouvement du sujet lorsqu’il s’adresse à l’Autre dont il garde une empreinte dans la parole et dans le corps. Il nous échappe et, en cela, il en dit plus que ce que nous disons. Ce sont des éléments qui peuvent être retrouvés dans la poésie de Paul Celan dont le style est si singulier et remarquable.

Pas une
voix  — un
bruit tardif , étranger aux heures, offert
à tes pensées, ici, enfin,
ici éveillé : une
feuille-fruit, de la taille d’un œil, profondément
entaillée ; elle
suinte, ne veut pas
cicatriser.
 [9]

Lacan a consacré plusieurs années de son séminaire à réfléchir sur la fonction de l’écrit qui, pour certains artistes ou écrivains comme Joyce, a été ce qui leur a permis de tenir, ce qui a fait, pour eux, suppléance. Sans développer cette voie de recherche, je relèverai que pour Celan l’écriture a constitué une nécessité essentielle, incontournable. Cependant, sa pratique n’a pas réussi à le maintenir à l’abri des périodes de tourments, de persécutions dont il a terriblement souffert et, dans l’après-coup de son acte, du suicide.

La fonction de la poésie a été pour lui, autant une exigence qu’une expérience, à la fois existentielle, artistique et politique. Il s’est trouvé à la croisée de plusieurs cultures, de plusieurs langues et n’a pu écrire qu’en allemand alors qu’il a vécu la moitié de sa vie en France, finalement très peu de temps dans les « patries » de sa langue maternelle. C’est pourtant dans cette langue allemande maternelle qu’il écrit. C’est avec sa mère qu’il a  partagé et appris le haut-allemand à l’époque où la ville de Czernowitz en Bucovine était germanophone. Cette langue a été véritablement maternelle en tant qu’elle incarnait pour lui le souvenir de sa mère qu’il a perdue alors qu’il avait vingt-deux ans. On sait qu’après sa Bar-Mitzva, il a refusé de continuer à apprendre l’hébreu, geste que l’on peut prendre comme allant symboliquement à l’encontre de son père, dont c’était la seconde langue[10].

Cette nécessité d’écrire en allemand semble tout à fait impérative et incontournable de son œuvre. Il faut noter que pour d’autres artistes ou écrivains, comme Elias Canetti ou Samuel Beckett, le fait de pouvoir écrire dans une autre langue que celle de leur origine a été libérateur[11]. De même, pour Aharon Appenfeld[12]qui raconte comment il a été sauvé par la rencontre avec celle qu’il nomme sa langue maternelle, l’hébreu, après avoir quasiment perdu l’usage de la parole.

Au contraire, Viktor Klemperer, en faisant une étude philologique de la langue du Troisième Reich, cherche à sauver la langue germanique de la nazification[13].  Cela a aussi été le cas de Paul Celan, pour lequel la poésie a été une sorte d’engagement et de défi à l’allemand pour parler de l’obscurcissement produit par le nazisme. Mais il a par ailleurs été un passeur, un grand traducteur de la poésie des autres, notamment de Shakespeare, Mandelstam, Henri Michaux, René Char, Supervielle, Ungaretti et d’autres. Il n’a jamais voulu traduire ses propres textes, alors qu’il était en mesure de le faire. Son écriture comme sa vie ont été un combat à la recherche des mots pour dire l’effondrement de la Shoah. Sa langue, par ce qu’elle a de poétique, était prise dans cet enjeu : celui du nouage de la langue à un réel. D’où la complexité et la part transgressive de son écriture.

L’exigence était d’inventer une langue divisée, coupée par la pluralité (l’allemand, l’hébreu, le yiddish, le russe) et par une adresse à une forme d’altérité. C’est cette complexité des rapports à la langue, similaire à celle de l’histoire de mon père où s’entrecroisent yiddish d’abord puis allemand, français, hébreu…, qui m’a menée sur la voie d’une réflexion à propos de ce poète de langue allemande qui emploie ces  différents idiomes et dont l’œuvre est traversée par l’histoire tragique des Juifs  d’Europe de l’Est.

La question marrane est tissée de ces parcours croisés de langue et de culture.

                Et ton œil – vers quoi se tient-il ton œil ?

Ton œil se tient face à l’amande. 

Ton œil face au Rien se tient.

Soutient le Roi.

                                                 Ainsi il se tient, se tient.

Boucle d’homme, tu ne grisonneras pas.

Amande vide, bleu roi.[14]

 

 

L’adresse de la langue

A part quelques poèmes en roumain et un poème pour son fils, en français[15], Paul Celan n’a jamais voulu ou pu écrire que dans sa langue maternelle : l’allemand. Tout se passe comme si sa poésie s’adressait à cet idiome. Ce choix ou cet impératif que l’allemand soit son mode d’expression poétique est un élément incontournable de son œuvre.

C’est à partir de ce point, celui d’inventer une langue qui porte en elle-même cette douleur du génocide des Juifs, que l’écriture de Celan trouve son originalité. Elle cultive des mots qui ont de larges possibilités sémantiques et en façonne de nouveaux. Elle engendre une sorte de nouvelle expression du deuil, à la fois universelle et complètement personnelle. Son style est marqué par la création de mots venant de l’hébreu ou du yiddish[16] ou ancrés dans la culture du peuple juif, de la Bible, et par des références à des grands poètes comme Mandelstam, Heine,  Hölderlin, Rilke.

Jean-Pierre Lefebvre le décrit ainsi : « Renoncement aux schémas métriques classiques, raccourcissement des poèmes, réduction des énoncés, dureté des sonorités, rémanences des mots composés hétérogènes ou hétérotopiques, rigueur et complexifications croissantes de la construction, centrage sur la langue elle-même. Une poésie de recherche plus que d’expression. Une parole sobre sans arabesques qui résiste à la compréhension et appelle le lecteur à travailler et à être travaillé par cette lecture… »[17]

 «  Passez , dis-tu , «  passez »,

« passez »

La lèpre silencieuse se décolle de ton palais,

éventail caressant ta langue de lumière,

         de lumière[18].

On peut dire de la poésie de Celan qu’elle opère une certaine déconstruction des lois qui régissent la langue allemande, ce qui produit cet effet de langue et de style. Celan désarticule la syntaxe, utilise des citations, injecte des mots étrangers. Il se défait de l’harmonie d’un poète classique et se rapproche « du cri, du bredouillement, du balbutiement  comme pour mieux signifier que le sens est définitivement blessé, que la langue est blessée et que le sens ne peut plus faire irruption que dans les failles, les manques, le silence. » [19]

Cette forme d’écriture poétique a permis d’inscrire un réel, de dire une vérité qui consigne la trace du génocide et l’impossible oubli de cette trace dans et par la langue allemande. Pour pouvoir nommer et bannir, il a fallu qu’il rappelle, répète l’événement dans une sorte d’idiome troué « babélisé ».

Ainsi, la langue allemande a été creusée par la poésie de Celan, elle en a été modifiée. Tout se passe comme si son espace poétique avait été construit pour lutter contre l’oubli, pour  faire parler ceux qui ne peuvent plus que se taire.

Auprès

De mille idoles

J’ai perdu un mot, qui me cherchait :

Kaddisch.

                       

A travers

                        L’écluse j’ai dû passer,

                        Pour sauver le mot,

                        le replonger au flot salé,

                        le sortir, le faire franchir :

                        Yizkor.[20]

La langue de Paul Celan est concassée, abrupte, par d’incessants sauts à la ligne, une ponctuation sauvage, des mots qui sont comme des pierres jetées. La mise en forme graphique de ses poèmes traduit la singularité de ce rythme. Leur visibilité montre ces scansions répétées : une langue faite d’éclats et de brisures. Le monde a été cassé, et le poète ne peut le rassembler à nouveau que dans les déchirures de ses mots.

Des mots fixes, pierre, fleur, ombre, sable, mort, larme, voix, oeil, tombes… côtoient des mots fluctuants, lamellés et rugueux, allant à l’encontre des conventions classiques de l’allemand. Son style se caractérise notamment par l’abolition du non et du oui, par l’effet d’énigme, d’obscurité et de profondeur que produit sa lecture. Tout se passe comme si son écriture poétique pouvait aller plus loin que le silence, par la dislocation des mots, par leur souffrance. Les phrases n’ont plus à rester ensemble.

Les mots sont un seul cri, parfois à l’impératif.

Lèvre privée du pouvoir de parole, fais savoir

Qu’il se passe toujours, encore, quelque chose,

Non loin de toi.[21]

L’œuvre poétique de Paul Celan va à l’encontre de l’idée politique d’une prétendue « incommunicabilité » ou « indicibilité » de l’anéantissement. Elle s’est opposée à la position du philosophe Adorno lorsqu’il a soutenu que ce n’était plus possible d’écrire un poème après Auschwitz. Par son travail poétique, on peut dire qu’il fait preuve du contraire. Il s’est situé du côté de la parrhésia, du courage de la vérité en combattant l’idée du silence. Ce n’est pas l’écriture qui est atteinte ; l’atteinte, c’est le silence auquel tant de gens ont été réduits. Et Celan a parlé, a chanté pour la mémoire du monde.

                  Passe en revue

Les lettres de l’âme mortelle-

Immortelle de ces lettres,

Va vers Aleph et Youd et va plus loin,[22]

 

 

L’emploi des pronoms « je », « tu »

 

La poésie de Celan se caractérise par une adresse particulière qui passe par l’emploi des pronoms : je, tu, nous.  Cette forme d’adresse d’exil du moi donne à son écriture une dimension singulière. L’une des conditions de son style tient à l’effet de retour, de l’adresse d’une parole. Cette forme de dialogue adressé inclut une altérité variable indéterminée mais constamment présente par l’anticipation de la langue. L’accueil et l’appel d’un angle de vue différent, d’un point d’hétérogène indiquent une place originale faite à l’Autre. Elle tient à la présence de mots étrangers et à un abord de l’ailleurs à l’intérieur de la langue allemande. Or, ce qui a été tenté dans le génocide, c’est précisément d’éradiquer l’hétérogène. Dans son discours « Le Méridien »[23], Paul Celan parle lui-même de l’adresse de la poésie à un Autre.  Pour lui, cette altérité ouvre, à travers un dialogue, la question du temps. Cet autre se traduit avec un grand A ou un petit a, selon les traductions. C’est une forme d’ouverture qui donne à cette poésie son style comme si cette disposition à l’échange, au dialogue, était coexistante à la pensée et comme si ce mouvement vers l’Autre ne pouvait exister que sur  fond de silence.

 

Voici quelques phrases extraites de ce discours qu’il prononce à l’occasion de la remise du prix Georg Buchner : « Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le recherche, il se promet à lui. Chaque chose, chaque être humain est, pour le poème qui a mis ainsi le cap sur l’Autre, une figure de cet Autre (…). Le poème devient (…) le poème de quelqu’un (…). Cela devient un dialogue (…) C’est seulement dans l’espace de ce dialogue que se constitue cela même à quoi la parole s’adresse et qui se rassemble autour du Je qui lui parle et le nomme. Mais dans ce présent, ce à quoi la parole s’adresse et qui d’être nommé est devenu pour ainsi dire un Tu, apporte aussi son être autre. »

 

Paul Celan a eu, pour métier rémunéré, la traduction. Il passait des heures à traduire des textes difficiles. La traduction n’était pas seulement une affaire de passage, mais aussi  un « dialogue qui chemine ». Cette définition rejoint sa poésie, ardue, pourtant lue et relue, traduite et retraduite, énormément commentée, chantée, dont on peut dire qu’elle est laissée aux autres.

 

Ton  VISAGE- HORLOGE

entouré

de flammes bleues,

offre ses chiffres,

 

mon

origine

a cherché autour d’elle, elle

rentre en toi,

unis à l’union,

les cristaux

pleurent. [24]

 

De même, dans le champ de la psychanalyse, une cure ne peut se faire sans une adresse transférentielle « qui se prête » au mouvement de cette expérience. Cette adresse à autrui fait effort pour demander un écho, obtenir un signe de réciprocité et faire que le langage reste une chose partagée, publique, commune. La parole analysante n’est pas un poème, elle a pourtant ceci de commun avec ceux de Celan qu’elle ne pourrait se faire sans la dimension incontournable d’un autre à qui s’adresser.

A la fin de sa vie, en septembre 1969, Paul Celan fait un séjour en Israël où il retrouve son amie d’enfance, Ilana Schmueli.[25] Quelque chose d’essentiel lui apparaît dans ce pays qui apaise, semble-t-il pour un moment, ses tourments. Ensuite, il s’y sentira moins bien. Les réserves des Israéliens à l’égard de la langue allemande le troublent. A son ami d’enfance Manuel Singer, il révèle : « J’ai besoin de Jérusalem comme j’en avais besoin avant de l’avoir trouvée. » Celan avait appris à se définir dans l’exclusion et l’éloignement. Le choix de l’allemand conditionnait son identité et allait à l’encontre d’un «  vécu juif » qu’il pouvait rencontrer en Israël. Plus simplement, Sholem pensait que « Celan avait perdu l’habitude d’être chez soi. » [26] En allant dans ce sens, on pourrait dire que l’étranger faisait partie de ce qui pouvait l’identifier. Mais cela  reconduirait une opposition obsolète entre la centralité d’Israel et la périphérie de la diaspora alors qu’il s’agit de mettre en évidence l’existence d’appartenances indécises, hybrides et d’espaces qui ne soient ni centrés ni hors lieu. Ces formes de pluralisme, de flexibilité ne sont pas sans rappeler la complexité des allers-retours et des entrecroisements des destins marranes.

Il Y AVAIT

un air de figue sur ta lèvre,

Il y avait

Jérusalem autour de nous,

Il y avait l’odeur de pin blond

Sur le bateau danois, auquel allait notre gratitude,

Il y avait moi en toi.  [27]

 

 

[1] Traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, Actes sud, 2004, p. 57.

[2] Jacques Derrida  Shibboleth pour Paul Celan, traduit par André Du Bouchet éd. Galilée, 1992.

[3] Paule Pérez, « La vie, dans un chuintement, Shibbolet mot de passe aspiré », Temps marranes n°1.

[4] Ibid, Paul Celan cité par Jaques Derrida.

[5] Ibid, pp. 110, 111.

[6] Paul Celan, « Gloire des cendres » Choix de poèmes,  traduction Jean-Pierre Lefebvre, op.cit. p. 264.

[7] Jacques Lacan, Séminaire L’Insu que-sait de l’une bévue s’aile à mourre, 1977, séance du 12 avril 1977, inédit.

[8] Erik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan aujourd’hui,  Erès, 2008, p. 63.

[9] Paul Celan,  Voix, dans le vert  (Stimmen ins Grün), Grille de parole, Sprachgitter  traduction Martine Broda, éd. Christian Bourgois, p. 13.

[10] Andréa Lauterwein, Paul Celan, Belin, 2007, p. 53.

[11] C’est ce que montre le beau travail de Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop la langue en moins. Ed. Kimé, 2003.

[12] Nurit Aviv, Misafa Lesafa, D’Une Langue à l’autre,  2004.

[13] Viktor Klemperer, LTI, la Langue du Troisième Reich : Carnets d’un philologue, traduit et annoté par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996.

[14] Paul Celan, Mandorle, dans La Rose de Personne , éd. bilingue, trad. par Martine Broda, p. 73.

[15] « Les Hâbleurs pour Eric », cité par Andréa Lauterwein.

[16] La présence de mots hébreux dans sa poésie évoque le yiddish puisque, rappelons-le, c’est un dialecte qui mélange l’allemand et l’hébreu.

[17] «  Introduction », dans Choix de poèmes, éd. bilingue trad. et présenté par Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, 1998, p.14.

[18] Paul Celan, Give the word, Renverse du souffle, dans Choix de poèmes, ibid.                                                                                                                                         [19] Régine Robin, Le Deuil de l’origine, op. cit.,  p. 19.

[20] Paul Celan, L’Ecluse, (die Schleuse) dans La Rose de personne, op.cit., p. 33.

[21] Paul Celan, Reste chantable, Renverse du souffle, dans Choix de poèms,op. cit. p.243

[22] Paul Celan, Fenêtre de Hutte , La Rose de personne,  traduit par Martine Broda, p.  131.

[23] Paul Celan, Le Méridien & Autres proses, traduit et annoté par Jean Launay, Seuil, 2002, pp. 76, 77

[24] Enclos du temps, traduit par Martine Broda, éd. Clivages,  1985.

[25] Paul Celan Ilana Schmueli, Correspondance, traduit de l’allemand par Bertrand Badiou, seuil 2004
[26] Cité par A. Lauterwein, ibid., p. 123. p.275.

[27] Enclos du temps, ibid.

Inconnaissance

par Noëlle Combet

Gerbes d’oiseaux jaseurs
jaillissent,
la fontaine s’ébroue.
Un ruisseau trace son lit, dans le sec,
à l’aveuglette ;
Dans le mitan, son flux creuse en moi un trajet ;
mes pas l’effacent,
courant là bas
en espace incertain ;
loin des toits pentus, ouvrir le désert, lignes d’exil traversées
de progressions
nomades ;
effleurer les effluves des giroflées,
dessiner ce jardin, devenir liberté
de l’herbe,
fantaisie gracile des roses trémières provisoires
accommodant leur intensité à la gradation lumineuse
des ciels.
Je ne connais pas l’accord immuable ni
la destination des voyages

Noëlle Combet

« Politiques de l’amitié »

approche du texte de Derrida
(Edition Galilée, 1994)

Déconstruire Derrida, en toute aimance…

par Noëlle Combet

Premier fragment
N’y a-t-il nul ami ?

Ouverture

A lire Derrida, j’ai chaque fois le sentiment singulier, dans le sens d’inhabituel et unique, que pensée philosophique (plutôt que théorie) et reconnaissance du féminin pourraient ne pas s’exclure.

J’ai donc eu envie de dire quelque chose de ce livre-là qui se penche, à propos de l’amitié et de son lien avec le politique, sur ce qu’il en est des femmes, de leur absence des textes canoniques, et de la possibilité pour elles d’apparaître, peut-être. Comment ? Est-ce leur absence qui devrait faire signe de leur présence ? Des femmes autrement que présentes ou absentes ? Mais il m’a paru impossible de rendre compte d’un tel ouvrage, donc de lui rendre justice dans une saisie d’ensemble : la pensée s’y déploie par bonds, détours, retours, nouvelles progressions, reculs, propositions.

Le déroulement est sinueux, imprévisible… mais chemin faisant, ce que nous devons au passé s’y dessine en même temps que la nécessité, s’y fondant et s’en décalant, de réaliser peut-être un enrichissement de ce que nos antécédents nous ont transmis.

On peut y apprécier la méthode de Derrida, cette « déconstruction » qui a fait couler tant d’encre, suscité tant de mésinterprétations et qui consiste en une lecture très fine et attentive des textes pour, utilisant leurs « nœuds de pensée », faire évoluer, à partir d’eux, nos compréhensions et nos modes de vie :
« Dès lors, ils [les nœuds de pensée] ne se laisseraient plus nommer ‘aporie’ ou ‘contradiction’ […] Ils l’excéderaient, non pas vers l’espace ou l’espérance de solutions satisfaisantes, dans un nouvel ordre architectonique, analytique ou didactique mais vers une sorte d’hyperaporétique. Celle-ci serait la condition archi-préliminaire d’une autre expérience ou d’une autre interprétation de l’amitié, et par là même la condition au moins négative d’une autre pensée du politique, c’est-à-dire aussi de la décision et de la responsabilité. »

Cette perspective, Derrida lui donne corps dans un style qui lui est très particulier, fait d’allers et retours, de séquences, de reprises sans véritable articulation logique apparente : une déconstruction s’y effectue jusque dans la mise en forme. Il m’a semblé nécessaire d’approcher cette démarche en la respectant et la « meilleure » procédure, c’est-à-dire celle qui m’est apparue comme la plus fidèle, est celle du« fragment ». Ainsi irai-je par bonds, à mon tour, à mon gré, en tâchant de rendre visible le fil conducteur de l’ensemble. Il y aura donc sans doute, peut-être, plusieurs « fragments » au moyen desquels je tenterai  d’éclairer quelques points, ceux qui m’ont le plus émue, voire bouleversée, ceux qui m’ont sollicitée à penser plus avant en ce qui concerne l’amitié dans son articulation avec le philosophique, le politique et le féminin. Je tenterai aussi quelques liens avec d’autres interventions de Derrida. Lorsque j’exprimerai un point de vue personnel, je le ferai, à sa manière à lui, dans cet ouvrage, à l’intérieur de parenthèses.

« Oh mes amis, il n’y a nul amy »

Cette citation de Montaigne, rapportant un propos prêté à Aristote, ouvre l’ouvrage de Derrida qui y reviendra tout au long de son questionnement, dans différents contextes. Il rappelle le Lysis de Platon : « L’acte ou l’opérationproprement politiques reviennent à créer (à produire, à faire, etc.) le plus d’amitié possible ». Mais « Oh mes amis, il n’y a nul amy ! » Cette déploration a la forme d’une objection à l’idéal politique platonicien.

Une contradiction, voire un impossible se dessine d’emblée. Drôle d’adresse, en effet : si je dis à mes amis qu’il n’y a pas d’amis, je les efface en tant que tels. Et s’« il n’y a nul amy », à qui donc est-ce que je parle en m’écriant : « Oh mes amis » ? Qui parle à qui ?

S’appuyant sur Aristote, Derrida rappelle le point de vue de celui-ci, aspect particulier d’un champ plus général impliquant la justice et le politique : il vaut mieux aimer qu’être aimé. Il en va de l’aimance, c’est-à-dire d’un amour actif,dit Derrida, empruntant ce mot à Abdelkébir Khatibi. La frontière entre amour etamitié est effacée par le mot aimance…

(Mais si l’on écrivait « Oh mes amours, il n’y a nul amour »le second segment de la phrase serait dépersonnalisé. Avec aimance, la substitution ne serait même plus envisageable.)

Ce mot, Derrida énonce qu’il contient et rassemble l’amour et l’amitié, tels qu’ils ont été jusque-là approchés dans les textes, mais qu’il va au-delà et introduit  dans ce champ une extension de l’héritage :
« On aura pressenti ce que je serais tenté d’appeler l’aimance, l’amour dans l’amitié, l’aimance au-delà de l’amour et l’amitié, selon leurs figures déterminées, par delà tous les trajets de lecture de ce livre, par delà toutes les époques, cultures ou traditions de l’aimer. »

Au cours d’un entretien accordé au journal « Libération » Derrida évoque autrement cette fausse frontière :
« J’aimerais croire que ce livre [« Politiques de l’amitié »]  traite avant tout de l’amour. Au fond, je n’ai jamais su ni voulu distinguer entre l’amour et l’amitié. Mais pour pouvoir dire ‘je t’aime’ à un ami ou à une amie, et d’amour fou, il faut traverser, jusque dans son corps, tant de grilles historiques, une immense forêt d’interdits et de discriminations, de codes, de scénarios, de ‘positions’. Peut-être pour ranimer la voix d’une ‘aimance’ qui résonne avant la distinction entre aimer et être aimé, amour et amitié.

« Aimer », « être aimé ». La dissymétrie énoncée par Aristote réapparaît dans cet entretien et rappelle la conviction aristotélicienne que l’actif (aimant) l’emporte sur le passif (aimé).

Dans ce passif, Derrida décèle la présence de la mort en tant qu’incontournable en ce qui concerne l’amitié : le souffle, la vie sont du côté de l’aimant ; l’aimé peut ne rien savoir de cet amour et être donc comme inanimé :
«  On peut aimer le mort, l’inanimé qui n’en savent rien. » Voilà qui porte l’amitié à son extrême :
« Je ne pourrais pas aimer d’amitié sans en projeter l’élan vers l’horizon de cette mort […] sans m’engager sans me sentir d’avance engagé à aimer l’autre par delà la mort. Donc par delà la vie. »

 

« Il me faut te porter » ou la nécessaire mélancolie

Cette question d’un engagement par delà la mort permet peut-être d’entendre une autre inflexion dans « Oh mes amis, il n’y a nul amy », comme si c’était une prière : « Faites qu’il y en ait et, s’il n’y en a pas eu dans le passé, engagez l’avenir autrement ! » Mais en même temps, écrit Derrida, on ne survit pas sans porter le deuil […] Ce temps du survivre donne ainsi le temps de l’amitié […], un temps qui se donne en se retirant, [qui] n’arrive qu’à s’effacer.

Voilà qui inscrit des limites à une illusoire symétrie, dans le jeu de la présence et de l’absence : l’ami, étant là, en même temps n’y sera pas et, n’étant pas là, en même temps y sera. C’est dans ce cadre aussi que s’invite une éventuelle inimitié. Derrida dit ailleurs que la liberté est d’aimer dans l’ami, l’ennemi qui pourrait s’y manifester. Le renoncement et l’attente participent aussi à cette liberté :
« Je renonce à toi, je l’ai décidé » : la plus belle et la plus inévitable de la plus impossible déclaration d’amour. Imaginez que je doive ainsi prescrire à l’autre (et c’est le renoncement) d’être libre (car j’ai besoin de sa liberté pour m’adresser à l’autre comme autre dans le désir comme dans le renoncement) […] Et je dois lui faire une sorte d’obligation de rester libre, pour prouver ainsi sa liberté dont j’ai besoin, justement, pour appeler, attendre, inviter. »

Absence, inimitié, attente, renoncement, anticipation du deuil : aimer s’inscrit dans la proximité de la mort. La mort effective de l’ami, Derrida l’évoquera en diverses occurrences, énonçant dans « Mémoires – pour Paul De man » que la mort, s’il y en a, ne laisse aucune place à la solidité du seul et unique monde qui fait de chacun un vivant seul et unique :
« À la mort de l’autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l’intériorisation, puisque l’autre, au-dehors de nous, n’est plus rien; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l’autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante…[La mort] constitue et rend manifestes les limites d’un moi ou d’un nous tenus d’abriter ce qui est plus grand et autre qu’eux hors d’eux en eux.

Plus tard, dans la conférence « Béliers » à la mémoire de Hans Georg Gadamer[1], creuse encore ce point de vue :
« La certitude mélancolique dont je parle commence donc, comme toujours, du vivant même des amis. Non seulement par une interruption. […] Dès cette première rencontre, l’interruption va au-devant de la mort, elle la précède, elle endeuille chacun d’un implacable futur antérieur. L’un de nous deux aura dû rester seul, nous le savions tous deux d’avance. Et depuis toujours, l’un des deux aura été voué, dès le commencement, à porter en lui seul, en lui-même, et le dialogue qu’il faut poursuivre au-delà de l’interruption, et la mémoire de la première interruption. »

C’est alors qu’il met en question la théorie freudienne :
« Selon Freud, la mélancolie accueillerait l’échec et la pathologie de ce deuil. Mais si je dois (c’est l’éthique même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. Elle ne doit jamais se résigner à l’interjection idéalisante. Elle doit s’emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La «norme» n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. Elle nous permet d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi comme soi est déjà l’oublier. L’oubli commence là. Il faut donc la mélancolie. […] »

S’inspirant du dernier vers d’un poème de Paul Celan, « Die Welt ist fort ich muss dich tragen » (« Le monde s’en est allé, il me faut te porter »), il écrit : « Il s’agit donc de porter sans s’approprier. Porter ne veut pas dire «comporter», inclure, comprendre en soi, mais se reporter vers l’inappropriabilité infinie de l’autre, à la rencontre de sa transcendance absolue au-dedans même de moi, c’est-à-dire en moi hors de moi. […] Le «je dois te porter» l’emporte à jamais sur le «je suis», sur le sum et sur le cogito. Avant d’être je porte, avant d’être moi, je porte l’autre. »

(Ces perspectives, venues compléter celles qu’énonce Derrida dans « Politiques de l’amitié » invitent à réfléchir sur la question de la survie : il semble que l’on en ait le plus souvent une image de dégradation, de misère alors que, dans ce contexte, elle acquiert une dignité, voire une noblesse. Elle s’accorde au lien d’amitié pour y introduire cette sorte d’anticipation de la mort comme si, aimer un autre, c’était déjà tenter de lui survivre à l’intérieur même du lien, élan vers une liberté essentielle pour aussi douloureuse qu’elle puisse se vivre alors. Pourtant, cette anticipation de la mort, ce deuil dans la vie, ne barrent pas l’avenir de l’amitié : ils l’ouvrent, au contraire, mais d’une façon singulière, non conforme à nos habitudes. Nécessaire mélancolie, celle qui se laisse peut-être entendre dans Il n’y a nul ami car t’aimant, je suis conduit(e) à projeter, du même coup, ton éventuelle absence.

La survie, s’inscrivant dans un champ plus large, à partir de cette conception de l’amitié, pose la question de tous ces vivants de notre présent, qui difficilementsurvivent pour simplement continuer leur existence mais aussi pour l’inscrire dans cette dignité  à laquelle prétendent, souvent en vain, les « droits de l’homme ». C’est cette dignité qui rend les vies dignes d’être vécues, autrement dit dignes d’être pleurées, pour le dire en des termes derridiens qui seront repris ensuite par Judith Butler et la pensée  « queer ».

Si nous nous ne nous efforçons pas de faire place en nous-mêmes au deuil et à lasurvie ne contribuons-nous pas, en toute incivilité, à un maintien de la vie dans l’indignité ? Est-ce que, devenant principe démocratique, la survie pourrait être aussi une option philosophique ? Survivant(e), donc endeuillé(e), je me situeraisentre la vie et la mort, c’est-à-dire autre par rapport à la présence et à l’absence, autre entre la continuation et la perte de soi ? Ainsi s’élaboreraient d’autres perspectives, une différance selon la graphie de Derrida, et  qui pourrait appartenir à ce qu’il nomme ailleurs l’indéconstructible ?   

 

Rareté : « car il faut vivre avec chacun, avec chacune »

De ce qui précède, concernant l’« endeuillement » dans l’amitié, il découle qu’il serait impossible d’avoir de nombreux amis. Tout au plus quelques-uns. Cette rareté, Derrida en cherche l’expression, tout en restant fidèle à sa méthodedéconstructive, en particulier  dans les textes d’Aristote et de Montaigne. Mais la question du nombre apparaîtra aussi en de nombreuses autres occurrences comme essentielle concernant l’amitié.

Vers la fin de l’ouvrage, il ouvre sa propre piste.

Pour Aristote, il ne faut pas préférer l’amitié mais certains amis. Il ne faut pas avoir trop d’amis parce que le temps manquerait  pour les mettre à l’épreuve en vivant avec chacun. Derrida reprend dans un aparté : « Car il faut vivre avec chacun, avec chacune »

(Et l’on voit là apparaître une marque féminine ; nous y reviendrons avec lui dans un autre « fragment »).

Est-ce possible ? Il n’est pas possible, dit Aristote, d’aimer en étant l’ami de nombreux autres, c’est-à-dire un trop grand nombre, un certain excès d’unités.Derrida interroge ce vivre avec  en paraphrasant le philosophe grec. « C’est chaque fois un seul qui vit avec un seul. Je vis, moi, avec, et avec chacun, chaque fois un seul. » Donc, cette multiplicité restreinte, même si elle en appelle au nombre, résiste à l’énumération, à la quantification. De  Montaigne évoquant son lien avec Etienne de La Boétie, il relève, en ce qui concerne la question du nombre, la définition empruntée à Aristote d’« un’âme en deux corps ». Et, puisque selon Montaigne, la parfaicte amitié est indivisible, elle devrait exclure une multitude d’amis. Derrida fait alors le constat, dans « Les Essais »,  d’une sorte de désir contradictoire :
« Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible : chacun se donne si entier à son amy, qu’il ne luy reste rien à departir ailleurs ; au  rebours, il est marry qu’il ne soit double, triple ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs ames et plusieurs volontez pour les conferer toutes à ce subjet.
Les amitiez communes on les peut departir… »

Cette indivisibilité pousse donc à vouloir multiplier le sujet : double, triple, quadruple, pourquoi pas « et ainsi de suite » ? Indivisible mais multipliable… vertigineux abîme du nombre. Autre aspect de cette indivisibilité dans la pensée de Montaigne :
« Tout étant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, bien, femmes, enfans, honneur et vie et leur convenance n’estant qu’un’ame en deux corps selon la tres-propre definition d’Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien. »

« Conséquence inéluctablement communautaire et communiste (à la fois aristotélicienne et platonicienne dans son style) de cette communauté absolue comme communauté d’âme », note Derrida.

Cette « convenance », Montaigne en fait la caractéristique d’une fraternité qui ne serait pas celle qui est dite naturelle : « Le père et le fils peuvent estre de complexion entièrement eslongnée et les frères aussi. »

Elle spécifie une fraternité d’élection, de convenance spirituelle, d’unité insécable en contradiction avec le désir énoncé précédemment, que l’ami, celui-là, soit multipliable. « Il est marry qu’il ne soit double, triple ou quadruple ».Nous retrouverons la théorisation de cette sorte de fraternité dans l’œuvre de nombreux théoriciens et politiciens. Il faut noter aussi, et ce qui précède y invite, un autre paradoxe : l’oscillation de Montaigne entre une image de l’amitié tantôt déliée du politique, tantôt en lien avec lui.

(Et se rappeler que l’aimé de Montaigne, Etienne de La Boétie, avait intitulé « Contr’un » son « Discours de la servitude volontaire ». Et Montaigne, publiant ses œuvres huit ans après sa mort, en avait excepté le « Discours de la servitude volontaire » en raison d’une incompatibilité de l’ouvrage avec le mauvais climat politique de l’époque – malplaisante saison, écrit-il. Il faudra attendre le XXesiècle pour que soit publiée une version non expurgée et non interprétée du « Discours de la servitude volontaire ».)

En ce qui concerne la question du nombre quant à l’amitié, Derrida l’évoque pour lui-même vers la fin de ce parcours singulier qui va de l’amitié au politique :
« Ce désir (pur désir impur), dans l’aimance – amitié ou amour -, m’engage auprès de celui-ci ou de celle-là plutôt que de quiconque […] auprès d’un ‘qui’ singulier fût-il en nombre, en nombre toujours petit, quel qu’il soit, au regard de ‘tous les autres’, ce désir d’appel à franchir la distance (nécessairement infranchissable) n’est (peut-être) plus de l’ordre de la communauté, du commun, de la part prise ou donnée […] Et dès lors, s’il y avait une politique de cette aimance, elle ne passerait plus par les motifs de la communauté, de l’appartenance ou du partage, de quelque signe qu’on les affecte. »

Elle ne passerait plus par les motifs de la communauté

Je terminerai ce premier fragment sur ce point qui s’inscrit de façon brûlante dans notre présent : dans ces « politiques de l’amitié », Derrida semble bien mettre  en question le communautaire, celui en lequel n’interviendrait aucune limitation interne ou externe et qui se réclamerait de cette fraternité  le plus souvent énoncée comme solidaire, avec les excès que l’on sait, de notre culture politique. Derrida revient souvent sur ce questionnement en lequel il importera de l’accompagner.

En contrepoint, il définit des liens amicaux restreints (sans pourtant y indiquer une limite, mais en posant fréquemment la question du nombre), comme un mode d’être incluant le deuil et la survie en tant qu’éthique relationnelle qui pourrait, dans la mesure où nous nous efforcerions d’y tendre, si nous en avions la possibilité, augurer de comportements politiques jusque là imprévisibles maisautres, c’est à dire  accueillant la différance, et alors, peut-être, une démocratie encore à venir.

(A suivre )

Noëlle Combet
Dans un second fragment, je tenterai de rendre compte de l’imbrication entre « ami » et « ennemi », telle que l’auteur de « Politiques de l’amitié » l’énonce en « (dé)construisant » Nietzsche et Carl Schmitt.

Je m’intéresserai, dans un troisième fragment, à la question du « féminin » très insistante dans ce parcours.

Je ne sais si j’aborderai la question de  la « culture politique » au cours des  fragments 2 et 3 ou si je l’aborderai dans un quatrième.

Ce sera au fil du temps… sans doute. N.C.

 

[1] Editions Galilée, 2003.

Le temps a exhalé

par Noëlle Combet

Le temps a exhalé
une  sève vert rouge
en décalage horaire
avec la conscience.
Quel espace synchrone d’avant la mémoire ?
A quelle distance d’années-lumière ?
Aller en s’enfonçant dans les sables du temps,
espace dessaisi de ses points cardinaux.
Les mots s’échappent
par poignées
comme ont fui les secondes
au cadran de l’horloge
arrêtée ;
leur chute blanche troue l’ombre portée des murs.
Au seuil de ce pays
aveugle et sourd,
dans le désert des fleurs,
tâtonnant, doigts tendus,
vais-je arriver enfin ?

Noëlle Combet

Rien ne va plus chez les Yahoos

Où en est le rapport psychanalyse et société ?

par Paule Pérez

Depuis trente ans, c’est-à-dire depuis qu’on a pu prendre la mesure des effets du premier choc pétrolier et anticiper ceux de la mondialisation, on parle des « nécessités d’adapter les formes d’organisation et les modes de fonctionnement aux modifications du marché et à sa globalisation ». En Europe, le chômage galopant apparu peu après 1973 affecte une « masse critique » de la population. En France, dans les années 90, des jeunes considérés comme des « exclus » n’avaient connu leurs parents que dans une situation de non-travail.

 

Ce texte est une pérégrination dans le monde contemporain, à partir de mes expériences et de mes observations. Il m’est d’abord venu en tête lanomination des moteurs de recherche comme Yahoo, Google ou celle des serveurs comme Wanadoo, Noos – Internet étant emblématique de la révolution de l’information qui est centrale dans les changements intervenus. Cette mode du son o-o m’a interpellée. J’ai d’abord cru y entendre un cri de ralliement des tribus d’Internautes. Puis l’écriture o-o m’y a fait voir un double zéro, qui m’a conduite sur la piste de la généalogie des nombres, ainsi que sur ces « n », « n+1 » ou « n–1 » qu’on trouve en entreprise pour désigner un salarié dans son échelon hiérarchique, qui fait de lui  « le supérieur ou l’inférieur » d’un autre.

A partir de Google et de Yahoo, cet exposé présente « une brève histoire de zéro » ; s’ensuit une réflexion sur « trois aspects du monde économique et de la vie au travail », puis une « focalisation sur deux phénomènes contemporains ».

Enfin, en questionnant la place de la psychanalyse, je tenterai une ouverture.

Une brève histoire de zéro

Le mathématicien américain Edward Kasner[1] cherche, en 1935, un nom pour désigner le « grand nombre » qui serait composé du chiffre 1 suivi de 100 zéros. Il demande l’aide de Milton, son neveu de huit ans, le petit garçon lui répond : « it’s googol ! » car il trouve débile la question de son oncle. Lorsque les fondateurs de Google ont émis l’intention de prendre ce nom, les héritiers de Kasner les ont assignés en justice ; aussi, à partir de « Googol » ont-ils écrit : « Google ». Accessoirement, j’ai appris que le googol est supérieur au nombre de particules élémentaires de l’univers. Autour de l’idée de « mémoire » à très grande capacité, on parle aujourd’hui du « googolplex » : le googol puissance googol !

Quant aux Yahoos, ce sont des personnages que Gulliver, le héros de Jonathan Swift,  rencontre à son quatrième voyage. Fraîchement débarqué sur une île, il aperçoit dans les arbres une curieuse espèce d’habitants qui sautent d’arbre en arbre en poussant des cris hostiles :

« Quelques-uns de ces démons-là grimpèrent dans l’arbre, s’agrippant aux branches qui pendaient de l’autre côté, et se mirent à décharger leurs intestins sur ma tête. Je pus tout juste me mettre à l’abri en m’aplatissant contre le tronc de l’arbre, mais je fus presque asphyxié par l’odeur des excréments qui pleuvaient autour de moi. »[2]

Ce sont les Yahoos, cette horde d’individus « affreux, sales et méchants », qui vivent au milieu d’un peuple beau, rationnel, éduqué, les Houynhnms, qui eux-mêmes sont des chevaux, dont les Yahoos sont les esclaves : leurs maîtres les emploient comme bêtes de trait, en attelages par six. LesHouynhnms procèdent à une comparaison anatomique systématique entreGulliver et des spécimens Yahoos. Il n’y a « pas-de-différence » entre cet homme les Yahoos[3] !

 

 

Les Yahoos, et c’est par là qu’on peut comprendre le choix de nom des fondateurs du moteur de recherche, sautent d’arbre en arbre tout comme les internautes d’aujourd’hui surfent de lien en lien, par associations de mots-clefs… Difficile de ne pas penser aussi à ce que les psychanalystes font à l’écoute des associations libres de leurs analysants, pour qu’ils y trouvent… « rien, peut-être » ou « peut-être rien ». Mais dans ce cas, « rien plus rien plus rien, ça fait trois fois rien, et… trois fois rien, c’est déjà quelque chose », nous assénait poétiquement Raymond Devos. En effet, comment penser ce zéro, que le dictionnaire définit comme « cardinal de l’ensemble vide, élément neutre pour l’addition des nombres » ? Ce symbole numérique, figuré par un trou, m’a fait m’attarder sur le vide qu’il dessine et, fussent-elles graphiques, anatomiques ou topologiques, sur les limites qui l’entourent…

 

Limite entre négatif et positif, et comme une traversée. Ligne de partage, qui ferait frontière, le zéro est un opérateur très fécond : outre qu’il permet de poser des nombres « négatifs », qui servent pour les températures (au-dessus, en-dessous de zéro), mais aussi pour la datation (avant ou après Jésus-Christ), il a permis de « traiter l’absence comme une présence dans la mémoire écrite des hommes » – selon la formule de Denis Guedj – et alors, s’agissant de mémoire, la traversée prend la consistance d’une étendue. Le zéro serait dans ce cas comme une « bande passante » dans l’histoire singulière de chacun.

 

Quant au redoublement du o ou du zéro, énigmatique au premier abord, il pourrait être regardé du côté de la répétition : double présence ou double absence, vide sur vide, empreinte, deuil ?… Enfin, si le zéro « ouvre la voie » aux nombres négatifs, il est aussi ce qui, au moyen de la fonctionsuccesseur (N+1), « pose un début au défilement des nombres[4] »… Le zéro, ce pas grand-chose, donc l’opérateur qui ouvre la porte à des mondes dont on ne saurait plus se passer, ni pour compter, ni pour penser, il s’est avéré comme un élément majeur du logos.

 

 

Trois aspects du monde économique et de la vie au travail

 

A propos du « un » et du « deux »

 

Considérons certains aspects du monde économique et de la vie au travail : novlangue, effets du management participatif et noms propres des sociétés anonymes.

 

 

La novlangue

 

Dans la novlangue, jargon du monde des entreprises, le « pragmatisme » opère comme un mot d’ordre. Il y est question du faire, de l’avoir, mais pas du penser ni de l’être ou de « lettres ».

 

La novlangue emprunte à divers domaines, d’abord à la technique ou aux sciences physiques, chimiques, mécaniques, hydrauliques, etc. : « fusions, restructurations, performance, fusibles ». Au militaire et politique : « stratégie, cible, états-majors, objectifs, seconds couteaux, chefs charismatiques ». Aux lexiques professionnels : des pressings et de la diététique quand on « dégraisse » les effectifs comme des lipides excédentaires. A celui des tueurs à gages : les « DRH killers » ont un prix, leur salaire est proportionnel au nombre de salariés qu’ils ont « flingués ». Et aux techniques comportementales : « assertiveness », « coping », « stress », « self-esteem »…

 

L’euphémisme de la diplomatie : un licenciement en nombre devient un « plan social » ou même un « plan de sauvegarde de l’emploi », un manipulateur : « quelqu’un qui sait motiver », un « harceleur » : un spécialiste du « management par le stress ».

 

Ce qui se passe dans le travail a son envers dans le non-travail : le chômage. Là, c’est le lexique du « marketing » du « savoirsevendre » pour trouver un emploi, chacun étant invité à se considérer comme un « produit » devant trouver son « créneau » ou sa « niche » commerciale ! Dans la « foire aux candidats » qui se pratique dans divers salons et expos, de plus en plus semblables aux campagnes d’adoption pour chiens et chats de la SPA, des postulants à un emploi doivent « se vendre » en cinq minutes. Un cabinet proposait des formations pour chômeurs intitulées « L.O.V.E », acrostiche pour « Lettre pour Obtenir Vite un Entretien ».

 

Les chômeurs diplômés sont désormais des « intellos précaires ». Etymologiquement, « précaire » signifie « obtenu par la prière », les précaires ayant longtemps été des ouvriers (surtout agricoles) qui se louaient à la journée. De ceux-là, restent ceux qu’on croise le matin du côté de la rue du Caire (le « Pré-Caire ») à Paris, faisant de la « précarité » l’état de celui qui n’a pas de « pré carré ».

 

Des travailleurs hautement qualifiés sont en effet sans emploi. On préfère les compter sur les statistiques de la formation et ils deviennent des « stagiaires de la formation continue ». A partir de 57 ans et six mois, ils reçoivent notification de l’Assédic qui a « le plaisir de les informer qu’ils sont désormais « dispensés de recherche d’emploi » : ils ne sont plus« calculés » dans les statistiques du chômage – faut-il se plaindre ou se réjouir de leur euthanasie symbolique ?

 

Euthanasie qui touche aussi les entreprises. Dans les cas de mort programmée, un président est chargé de conduire l’entreprise à sa mise en « liquidation ». Le montant de ses indemnités, qu’on appelle le « parachute doré », est dans ce cas négocié dès l’embauche.

 

On n’a pas oublié l’affaire du directeur d’une chaîne de magasins qui avait touché une prime pharamineuse pour avoir licencié 700 personnes, la maison-mère des Pays-Bas le remerciait « pour service rendu ». Dans la perspective ultra ou néo-libérale, licencier ainsi est un « savoir-faire ». Il est encore question de « rien ou presque rien », le poids social ou symbolique du salarié de base étant « voisin de zéro ».

 

Le management participatif

 

Dans ce mouvement est né le « management » comme une pratique, des techniques, et même une « discipline » universitaire avec ses « écoles ». J’évoque particulièrement le « management participatif », censé inciter à l’initiative personnelle et visant à l’épanouissement de chacun. « Chaque un », d’ailleurs, par le biais de l’évaluation annuelle des salariés, épreuve rituelle, est invité à devenir son propre censeur, au nom des « valeurs » de l’entreprise : il devra au préalable procéder à son « auto-évaluation ». Il aura non pas une « note », considérée comme barbare, mais une « appréciation qualitative » de son travail, à commencer par la sienne propre…

 

On est tous dans le « même bateau » ou la « même galère ». L’équipe c’est « un pour tous, tous pour un ». L’entreprise affirme son « unité », elle est « une » : à l’autel du profit, en effet, « elle est thune »…

 

Lacan[5],  en 1966, dans son discours de Baltimore, déclare : « l’idée de l’unité unifiante m’a toujours fait l’effet d’un scandaleux mensonge. » Aussi suggère-t-il « de considérer l’unité sous un autre angle, non plus celui de l’unité unifiante, mais celui de l’unité comptable, un, deux, trois. »

 

La hiérarchie en entreprise est désignée par les formules N+1, N-1. L’individu salarié est comptabilisé « comme un » sur les « effectifs ». Pour totaliser un nombre, pas pour son nom. Exit le sujet[6]. Chacun est donc à la fois un N+n et un N-n. Sauf pour l’employé le plus subalterne, qui est un N-. Ainsi l’interchangeabilité est assurée. Un N+1 = un autre N+1. Certains N+2 ne parlent qu’à leur N-1, pas aux N-2, qu’ils adressent à leur N-1, ils parlent à « un » échelon en moins, pas « deux », ce qui peut alors s’écrire « Haine–2 ». Le patron, qui est le N « supérieur », a un N+ d’un autre ordre : l’actionnaire.

 

 

Les « noms propres » des sociétés « anonymes »

 

Si on associe cette question de la genèse des nombres à l’idée d’une histoire, d’une fondation ou d’une généalogie, on en trouve une aussi dans le monde du travail. A l’occasion de fusions/restructurations, bon nombre d’entreprises ont changé de nom.

 

Certaines sont allées puiser dans le gisement gréco-romain : Thalès, Novartis, Aventis. Ce faisant, elles ont fait disparaître trace d’une fondation, par l’effacement d’un nom, comme Thomson, ou d’une référence régionale, comme Rhône-Poulenc.

 

Prendre un nom qui puise dans le berceau de Rome et Athènes, est-ce se doter d’une inscription atemporelle, comme si ces entreprises étaient notre « déjà-là », en niant leur histoire ? Peut-on parler, pour une collectivité, de quelque chose qui serait le nom-du-père, ou le nom-des-pères ?

 

Effet malencontreux s’il en fut, celui de la multinationale sidérurgique qui prit pour nom Arcelor, dans les années où se promulguait la Loi sur le harcèlement professionnel. Dans ce nouveau nom, on peut y entendre « aciers de Lorraine », mais aussi, dans le même temps où se promulguait la loi sur le harcèlement moral, l’esclavage évoqué par Zola, sur les ouvriers des « forges ».

 

 

Une focalisation sur deux phénomènes

 

Dématérialisation de l’échange et délocalisation du tiers

 

Sans m’attarder sur ce qui serait la nature des changements (i.e. : se sont-ils produits par accentuation d’une situation ou par rupture, sont-ils en continuité ou en  discontinuité ?), je voudrais évoquer le développement de la « dématérialisation » de l’échange et une « délocalisation » du tiers.

 

 

Dématérialisation de l’échange

 

Pierre Legendre[7] montre que l’entreprise est devenue « une autre scène » pour l’agressivité, la haine, la pulsion de mort, le sacrifice. Dans ce théâtre d’un nouveau genre, les bureaux sont paysagés et d’une propreté « clinique », il n’y a ni sang ni cadavres. Mais les péripéties, elles, s’enchaînent comme chez Sophocle. Ca s’est seulement dématérialisé, dématérialisation concomitante d’autres phénomènes qui bousculent nos catégories et certaines de nos représentations.

 

Les achats de produits financiers sont instantanés, d’un continent à un autre, en « un clic ». L’espace et le temps tels que nous les vivions sont subvertis. Plus besoin de la « signature de la main » des acteurs. Le corps, la matérialité, sont évacués.

 

Dans les entreprises, si l’investissement sur les places boursières rapporte davantage que l’activité de base industrielle, celle-ci passe au second plan. Après avoir dégagé de la production le cash qui a permis d’investir, on ne se soucie pas des salariés achetés puis revendus avec leurs machines et les murs des usines.

 

« Sans doute, être négocié n’est pas pour un sujet humain, une situation rare, contrairement au verbiage qui concerne la dignité humaine, voire les Droits de l’Homme. Chacun, à tout instant et tous les niveaux, est négociable, puisque ce que nous livre toute appréciation un peu sérieuse de la structure sociale est l’échange. »[8]

 

La valeur de l’argent, ou des titres, devient la marchandise ultime, et celle qui rapporte le plus, ce n’est plus seulement ce qui permet les échanges dans une certaine « spécularité », ce n’est que pure « spéculation ».

 

La dématérialisation est concomitante d’ambiguïtés qui la soutiennent. Ainsi, un salarié actionnaire d’une autre entreprise que celle qui l’emploie peut devenir complice involontaire de licenciements dans l’entreprise dont il est actionnaire. Si le capital de son entreprise est ouvert, il pourra être victime pareillement lui aussi. Mais si son entreprise distribue des actions, il devient associé de ses employeurs. Et en tant qu’actionnaire, il vote à l’assemblée des actionnaires. Dès lors, si les comptes présentent des déficits, comment va-t-il arbitrer intérieurement entre sa position de salarié menacé dans son emploi et celle d’actionnaire menacé dans son patrimoine ? La distinction entre les termes salarié et employeur s’en voit écrasée.

 

Les produits financiers se nomment : des « actions » et des « obligations ». Difficile de ne pas y lire « éthique » et « surmoi ». La multiplication des holdings financiers qui gèrent bon nombre des « firmes »[9], le font « en écran »[10]. Ecran total même, si l’investisseur a planté son « siège social » sur quelque « paradis fiscal ». L’investisseur capitaliste s’exonèrerait-il justement du souci social, par la seule énonciation de ces signifiants : « action » et « obligation » ? Et ainsi se donnerait-il le droit de… « jouir du corps »… du corps social.

 

 

Le tiers se délocalise

 Les entreprises rédigent leur « code de bonne conduite », leur « charte sociale », leur « liste des valeurs ». Ces documents, qui ne sont pas proposés au débat avec les partenaires sociaux, font progressivement référence. Au point qu’on demande aux nouveaux embauchés de commencer par les signer, en annexe à leur contrat de travail, plutôt que le « règlement intérieur » qui, lui, a fait obligatoirement l’objet d’un accord officialisé et acté dans les instances représentatives des deux parties. C’est le début d’une substitution qui joue comme une subrogation.

 

Auparavant, en cas de conflit entre salarié et patron, si le contrat de travail n’était pas explicite, on se référait à la convention collective propre au secteur professionnel concerné. Si cela ne résolvait pas le conflit, on se tournait alors vers le Droit du Travail, écrit, égalitaire et universel, qui primait sur toutes les instances. C’est ce qu’on appelait la « hiérarchie des normes ». Désormais on voudrait que, devant le poids de la convention collective et devant le Droit du Travail, le contrat de travail prime et « dise le vrai »[11]. Ces mesures visent à un renversement de la hiérarchie des normes et à ce que cette inversion devienne légale avec l’appui et l’intervention du politique.

 

C’est dans ce creuset que s’inscrit la tentative – en partie réussie – d’instaurer de nouveaux contrats de travail, présentés notamment par le patronat[12] comme des outils sociaux mais qui sont des « chevaux de Troie » prêts à donner des coups de boutoir au Droit du Travail. La contractualisation comme « lieu-tenante » de la Loi, et dont il est fait loi, figure la réductiondu triangle salarié/employeur/loi, à deux parties de force inégale. Le « trois » qui fait tenir par la « triangulation » est réduit à « deux », à un duel donc entre le salarié et l’employeur, rétablissant l’antique loi du plus fort.

 

Et le politique chargé du législatif se fait lui-même acolyte d’un dédoublement et d’un déplacement du lieu où s’écrit le Droit.

 Elargissement, ouvertures ?

 

Si les catégories explosent, que devient cette loi ?

 Et en effet, elles explosent

Pour le dire rapidement, la globalisation rend proche le lointain et fait de l’autre un semblable : il y a chez l’autre du même avec les marques uniformisées, Nike, Coca-Cola, etc.. Les frontières ne font plus coupure ou bord, l’ennemi n’est plus hors des frontières mais au-dedans, la distinction dedans et dehors est déstabilisée. Orange ex-France-Telecom crée le concept Unik, le téléphone réversible, fixe et portable, avec pour slogan : « Entrez dehors et sortez dedans ».

 

Y a de quoi s’embrouiller ! Guy Lérès parle de  « möbianisation du discours moderne », Guy le Gaufey évoque que « la Raison se disloque lentement », lequel poursuit :

 

« Si la science bouge en sa consistance intrinsèque, l’inconscient s’en trouvera déplacé ; si l’Etat cesse d’être ce qu’il était, l’inconscient s’en trouvera déplacé itou. »[13]

 

La science… Elle a désormais renoncé à son hégémonie sur la « vérité » comme une et une seule. On ne parle plus de « l’unité de la science ». Aujourd’hui, les chercheurs dégagent l’historicité des découvertes, les contextualisent, les relativisent, en multiplient les points de vue, etc. Au passage, deux illustrations : le livre Histoire de l’arc-en-ciel de Bernard Maitte[14], sur les multiples façons d’envisager le phénomène météorologique. Ou Expliquer la vie[15], d’Evelyn Fox Keller, qui explore comment chaque époque a généré ses définitions de la vie. Cette ancienne physicienne américaine, ayant choisi de bifurquer sur la biologie moléculaire, a développé une réflexion épistémologique qui l’a conduite par ailleurs à s’investir dans la problématique du « genre » dans le langage de la science (cf. Temps marranes n°4).

 

Entre projet d’une construction universelle, dépendance ou inféodation aux modes de financement et aux pouvoirs, abus de ses applications technologiques, la science peut bien être objet de critique. De plus, pour ce qui nous intéresse, les visées de la science ne sont certes pas axées sur le sujet et sa singularité. Mais on a besoin de certaines avancées pour penser. Celles de la physique moderne, de la linguistique, de la logique, de la topologie, ont fourni à la psychanalyse des repères pour penser. Il serait temps peut-être d’ouvrir un chantier afin d’y débattre des distinctions à opérer au sein des concepts, des théories et des pratiques scientifiques, entre recherche et applications, entre découverte heuristique et visée de puissance sans fin, entre le « discours de la science » et les conditions de sa constitution, entre science et technologies invasives.

L’Etat… L’Europe promulgue des lois qui sont des « directives », c’est-à-dire des lois cadres, en déléguant à chaque pays, au nom du « principe de subsidiarité », le soin de formuler ses propres applications. Tous les Etats doivent se mettre, à terme, en conformité avec les directives européennes. De plus l’étendue et la multiplication des échanges amènent des affaires de justice sur un terrain multinational où la compétence des lieux de Justice, qui doivent juger les affaires, est incertaine.

De fait, avec la gouvernance mondiale et des ensembles supra-nationaux, comme l’ONU, l’Europe, la Conférence des Etats africains, etc., on assiste à la fin du monopole des Etats sur le Droit.

Il y a urgence à prendre des risques

Un droit et une jurisprudence sont à élaborer. Des spécialistes s’y emploient, qu’on appelle des experts. L’expertise est mise en cause, souvent à juste titre. Elle l’est, mise en cause, quand, comme dit Guy Lérès[16] : « on voit que l’effet du savoir universitaire sur celui du maître s’interprète dans le « tout-savoir » de la bureaucratie. » Cela se produit, quand l’expert payé pour penser, se loge, s’abrite dans cette bureaucratie, ou pire, lorsque sa « pensée » ne sert qu’à contribuer au renforcement et à la reproduction des verrous institués.

Mais peut-on pour autant envisager la fondation d’un droit sans expert, si celui-ci est sollicité comme faisant un apport d’expérience(s), origine du terme d’expert[17] ? Pour le droit social, les experts européens auraient pu travailler plus mal, puisque, par exemple, lorsqu’une entreprise d’un pays embauche dans une filiale étrangère un salarié, celui-ci doit bénéficier des conditions de travail et de contrat du pays qui présente les clauses les moins désavantageuses pour le salarié, ce qu’on appelle à juste titre le « mieux-disant social ».

J’ai trouvé, sur un tract récent de la CGT, que l’enjeu des années à venir est de faire en sorte que les pratiques sociales se fassent dans le souci despersonnes : « Pour la CGT, le salariat, dans sa diversité d’aujourd’hui, a besoin d’un socle commun de garanties permettant de renforcer, de faire respecter les droits individuels des salariés. »

 

Et, dans un ouvrage d’économiste, que volontairement je ne nommerai pas, on lit que, dans toute la mesure du possible, les décisions prises dans l’intérêt collectif doivent tenir compte aussi des singularités.

Ce qui traduit le mieux ma perplexité à cet égard, ce serait cette phrase de Lacan prononcée dans son discours à Baltimore : « mon expérience m’a montré que la caractéristique principale de la vie humaine va, comme on le dit en français, « à la dérive ». La vie descend la rivière, touchant une rive de temps en temps, s’arrêtant un moment ici ou là, sans rien comprendre à rien… »[18]

Pourtant… Il y a à compter sur ces retournements inattendus venant de tout un chacun, loin de la psychanalyse, mais peut-être parfois « tout contre » elle. En effet, il y a une forte probabilité que, parmi les concepteurs, voire les auteurs d’articles de lois, un bon nombre ait fait un séjour sur un divan. J’ai rencontré, lorsque j’ai travaillé dans les ministères, des hauts fonctionnaires qui préparaient la loi sur le bilan de compétences et d’autres mesures sociales. Ce sont ceux que j’appelle les « alliés invisibles » de la psychanalyse, qui par leur expérience en leur place peuvent faire que la psychanalyse infuse comme par « capillarité » le corps social, peut-être le corps législatif et « l’éthique » de leur profession. Dans ce cas, chacun ou chacune d’entre eux est peut-être un tout petit moins « désubjectivé » que celui qui ne serait pas venu en analyse. Sinon, c’est dire que ce que nous faisons, c’est « zéro » ! Or, un seul mot différent sur un texte de loi ou surun décret d’application – un signifiant apparemment insignifiant –  et quelque chose peut être modifié.

Experts, décideurs, syndicalistes, économistes, gestionnaires ou autres, il y en a en analyse. A l’écoute, aussi, des bruissements singuliers qui émergent chez les analysants, pour être en mesure d’élaborer quelque chose avec eux, plus près de là où ça émerge. Il s’agit en quelque sorte, pour l’analyste, que cette möbianisation du discours puisse, selon le vœu de Guy Lérès « au moins individuellement être contrariée ». Aux analystes, donc, de ne pas opposer leur propre « novlangue » à celle dans laquelle ils sont plongés.

« Quoi ! s’exclame le Gaufey, on n’arrivait déjà plus à comprendre ce qui s’enveloppe aujourd’hui du nom de psychanalyse, et en plus il faudrait comprendre comment tout ça se situe sur l’échiquier de la pensée et des pratiques contemporaines! »[19]

Pour moi, il y a urgence pour les psychanalystes à aller jouer sur cet échiquier, justement parce qu’il est devenu un « hologramme » et un « réseau »  d’échiquiers. Il reste donc des tas de chantiers à ouvrir pour la psychanalyse. On songe à cette phrase de Lacan lors de son voyage aux Etats-Unis, s’écriant, devant le panorama de Baltimore à sa fenêtre : « l’inconscient, c’est Baltimore » !… Notre actualité, c’est ce Baltimore-là, c’est ça le très grand risque à prendre. C’est le pari que je fais.

Paule Pérez

 

[1] Auteur de Mathematics and Imagination, publié en français en 1950, Payot, Paris. Epuisé.

[2] Jonathan Swift (1667-1745) écrivain utopiste, ecclésiastique anglican, auteur des Voyages de Gulliver (1726).

[3] C’est là qu’il s’avère que les inventeurs de ces moteurs de recherche ne sont dénués ni de culture ni d’humour.

[4] Zéro (ou les cinq vies d’Aémer« , R. Laffont, 2005.

[5] De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible, 1966, Bulletin association freudienne, N°41 (1991). Titre original : « Of structure as an inmixing of an otherness prerequisite to any subject whatever« , in R. Macksey et E. Donato, The Languages of Criticism and the Sciences of Man, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1970.

[6] Cela fait penser à l’excommunication à laquelle Lacan fait référence, comparant son exclusion de l’IPA à celle que la synagogue a infligée à Spinoza en 1656, Kherem (excommunication) suivi dechemmata (impossibilité de retour) : radiation du nom. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Points Seuil, Essais, 1973.

[7] Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1999.
[8] Jacques Lacan, ibidem.

[9] Le terme, paradoxalement, vient du mot « firma », signature.

[10] Cf. le travail présenté par Erik Porge du « souvenir écran », où celui-ci a une fonction double, à la fois voile et surface de projection donc d’apparition.

[11] Extrait de l’intervention du ministre du Travail, F. Fillon, lors du débat parlementaire, le 11 décembre 2003 à l’Assemblée nationale : … Cette loi qui affirmait le principe de la liberté contractuelle reste aujourd’hui la pierre angulaire, la base de notre droit de négociation collective. (…) Cette réforme a d’ailleurs pour objectif de donner toute sa portée … à la loi de 1950 en reconnaissant enfin pleinement la liberté contractuelle. (…) Le principe de l’accord majoritaire, quelle qu’en soit sa forme – majorité d’adhésion ou majorité d’opposition – est posé au niveau de l’entreprise. C’est le point fondamental : les accords d’entreprise seront désormais toujours majoritaires, par adhésion ou par absence d’opposition majoritaire.

[12] Par la voie et la voix du Medef.

[13] « Unebévue » n°20 (automne 2002) : Du sujet coincé entre « homme » et « citoyen ».

[14] Le Seuil, coll. Science ouverte, Paris 2005

[15] Gallimard, Paris, 2004

[16] Toujours dans son article Copulation discursive (…)

[17] cf. Temps marranes n°6 : « L’année 1800, l’invention des experts », du même auteur.

[18] De la structure en tant qu’immixtion… (même référence que la note 6).

[19] Guy le Gaufey, ibidem.

 

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