Mezouzah

Je remercie D.W Winnicott [1]et son livre : la nature humaine ;
D’icelui sortirent ces propos,
En confluence.

 

Dans un pays lointain et proche, sur les linteaux des portes, sont apposées des mezouzot, pluriel de mezouzah, nom porté par un petit objet, boîtier incliné qui contient un morceau de parchemin.

Diversement décorée et ouvragée, élégante, sérieuse, rigolote, précieuse la mezouzah peut être faite de matières différentes, en verre, en céramique, fer, cristal, bois, aluminium, cuir, mais pour autant, parmi cette variété, une constance: à l’extérieur et par-dessus, la présence de la lettre “chin” (ש), sorte de trident – pour aller vite et il y aurait déjà beaucoup à dire ici si on s’arrêtait : « chin » du chéma[2], « chin » composé de trois iodim[3]…)-, métonymie et première lettre du mot chaddaï, qui y est comme gravé en surimpression, sorte de ligne de flottaison pour un « dire » caché, pour un “mystère” en sous-marin, sagement sis à l’intérieur de son murmure de lettres et de peau, tenu enroulé, et enveloppé.

Chaddaï qui signifie le “tout-puissant”, l’un des noms de l’ineffable, qui restent en nombre et ailleurs, dans les rouleaux ou les codex, en attente d’être encore et toujours animés par les lèvres de chaque une et chaque un, membranes repliées au cœur des prières, sonorités chaque fois singulières mues par la recherche du carré Originaire, le tétragramme[4]; à travers la parole balbutiante, comme si alors chaque une et chaque un, pouvait aller boire directement à la Source pour assouvir la vieille soif des lèvres, soif duale qui rentre en échos avec la double appartenance du “davar[5]” : au monde et aux mots.

Chaddaï est l’une des formes que traverse le tétragramme, sinon cette parole intangible, une ouverture qui assure un double mouvement, un pas de deux. Mais aussitôt, il faut ajouter pour ce qui nous intéresse ici plus précisément, une autre signification à ce mot, à savoir celle de “sein”.

En effet, le sein de la mère qui allaite son enfant est aussi chaddaï. Dès lors on peut interroger ce rapport qui semble être tendu de manière un peu étrange entre la toute-puissance de l’ineffable et le sein de la mère. Entre la bouche pour “dire” et la bouche pour se “nourrir”, cette soif double, cette double “aspiration” qui nous voit aspirer le lait du sein de la mère et “aspirer” à travers les prières adressées au tétragramme…à ce quelque chose comme l’infini.

Aspiration au substantiel, aspiration au spirituel ; l’un-l’autre.

Mais revenons un peu en arrière.

Le sein est la première toute-puissance à laquelle se confronte le petit enfant et ce depuis des millénaires, s’il n’est pas nourri il meurt. C’est la rencontre première avec le monde, et nécessaire, hors de l’utérus, et située en amont de notre capacité à nous souvenir, disons capacité habituelle. Alors si le sein est cette toute-puissance première et nourricière, que vient faire ici dieu? Et que vient-il faire sur les portes, sur le seuil, ce tracé qui sépare l’intérieur et l’extérieur, qui délimite ce qui est du ressors de la famille, du foyer, appelé encore “cocon”, mot qui renvoie à l’idée d’un temps où l’être en devenir encore grandement fragile et tout en nudité a besoin de protection ? Probablement beaucoup d’explications existent et d’autres encore existeront, et pour cet exposé, nous nous en tiendrons à une explication probable, non assertive et consciente de sa limite, au régime donc de l’intuition. Celle aussi, d’une conscience d’adulte qui a oublié ce temps du sans souvenir, lorsque les mots n’étaient pas là, et qui par reconstruction va tenter un rapport à celui-ci en passant comme par-dessus le vide, mais aidée en cela par le penseur, psychanalyste et médecin : D.W Winnicott. Nous allons y venir.

Sur toutes les portes serait ainsi rappelée cette idée du sein premier et tout puissant qui nous a nourris alors que nous étions entièrement dépendants et soumis à la merci de la bonté des soins de l’environnement proche, parce qu’incapables de nous occuper de nous-mêmes. Et petit excursus, si l’on craint et si l’on aime Dieu, dans cette mise en scène balancée et toute faite d’introjection anthropomorphique, ce pourrait être en souvenir de cette situation archaïque où nous étions – qui se rejouerait- de l’attente du sein nourricier venu ou non, nous rassasier, nous laissant alors avec l’incompréhension d’une douleur au ventre non adoucie, et la frustration émanant de l’arbitraire. Serait-ce là encore l’origine possible, le germe pour la première forme de l’idée de persécution[6], celle qui confond la peur avec la crainte et que l’on retrouve parfois à travers une dynamique paranoïaque – et à travers la figure de ce dieu qui vient punir et parfois sans raison – songeons à Job ou encore à une théologie de la culpabilité? Accordons-nous, en tout cas, le droit d’y penser.

Ainsi, Dieu et le sein s’entremêlent dans le puits le plus primaire de notre oralité duale, lors de notre progressive émergence au monde, dans un jeu de pulsions comblées ou non, assouvies ou non, qui passe par la bouche et la présence ou non de nourriture et qui déterminera plus tard cette tension reconstruite entre récompense et punition, comme les deux pôles d’une conscience qui aura eu le temps de trouver d’autres termes que ceux d’une sensation et d’une pulsion brutes, le temps de trouver des intermédiaires, ces écarts, déports, reports que sont les mots; ces déplacements, ces métaphores: les mythes, les religions, l’Histoire. Le temps aussi d’entendre. D’où alors peut-être une bonne raison pour que le chéma  soit placé sous le chaddaï, ces deux mots qui commencent par la lettre « chin”, tous deux reliés, renvoyant l’un à l’autre et tenus ensemble par la mezouzah, comme métaphore justement du parcours qu’aurait à effectuer une conscience qui vient au monde par la bouche, et qui apprend à participer du monde et au monde par l’oreille et l’écoute. Remarquant que dans les deux cas, celui de la bouche ou celui de l’oreille, chacun peut tout aussi bien donner et recevoir. La bouche donne une parole et reçoit la nourriture, l’oreille reçoit une parole et donne une écoute, construisant en chiasme l’altérité, l’attention à l’autre, le lien. Mais encore, un parcours qui irait de la surface – là où se trouve le chin du chaddaï (sur le boîtier) – vers un sens toujours plus profond, et la profondeur pétrie d’une écoute toujours plus fine, le chéma du parchemin, la mitsva[7]. Précisons ici, situé dans une perspective chronologique, que nous ne plaçons pas la bouche avant l’oreille, il se pourrait même que ce soit le contraire, que l’écoute intra-utérine prime sur la bouche, pensons à ce milieu liquide qui doit conduire les bruits mieux que ne le fait l’air, pensons aux gargouillis du ventre de la mère, aux battements réguliers ou qui s’emballent de son cœur, un univers sonore extrêmement riche, et ainsi par rapport à cela, parce que l’enfant est nourri par le cordon ombilical, court-circuitant sa bouche, il serait possible de dire que lors de la période intra-utérine, c’est l’oreille qui est stimulée et qui stimule le plus et que le temps de la bouche, lui, viendra plus tard, une fois à l’extérieur. Dans l’utérus, le ventre est ce qui fait office de bouche et nous en portons la trace, cette petite dépression située au tiers inférieur de notre buste. Bouche/ventre comme collapsés et annonce de ce qui nous arrivera plus tard, le co-lapsus linguae, ce passage du sens qui emprunte une autre voie, et comme presque une autre voix qui nous échappe, celle de notre inconscient, en prise directe oui, en guise de raccourci. Trous de vers dans le tissu de l’univers et de notre psyché, pour un temps un peu différent.

Ce n’est plus celui –conventionnel- que l’on compte par déplacement de trotteuse ou par la fréquence vibratoire d’un atome. Mais celui qui n’a pas oublié que nous avons été tout-petits enfants, qui n’oublie pas que même devenus adultes, nous les sommes encore tous, ces touts petits enfants des temps archaïques et reprenant une phrase de D.W. Winnicott, je poserais que: “nous avons tous les âges, tout le temps”[8].

Imaginons-nous alors comme des fractales, notre développement non pas comme un glissement le long d’une ligne temporelle, mais comme une accumulation intégrative de couches. L’être humain comme une poupée russe, véritable puissance maïeutique, en cascade, mais où tout se tiendrait encore présent, toutes les étapes à même chaque étape. Le problème étant alors de trouver des chemins pour y revenir en conscience. Et pour m’aider en cela, c’est-à-dire emprunter un sentier de temps ancien, je partirai d’une idée de D. W.Winnicott[9], sorte d’éclair. A savoir que ce n’est pas le sein de la mère qui est donné par elle et reçu par l’enfant dans une attitude passive, mais bien plutôt l’enfant qui crée le sein de la mère, dans une geste active et hallucinatoire. L’enfant, non encore conscient de son corps et du corps de l’autre, hallucine le sein de sa mère, en quelque sorte poussé par sa pulsion primaire, si fortement désirante, qu’il fait être le sein. Sa tendance, son yetser[10], créant (le yotser, le créateur, est aussi présent dans l’une des bénédictions qui encadrent le chéma), ce qui sera apporté par une mère, ou une autre personne, qui aura su et pu être suffisamment attentive et présente à la demande, il faut bien que cette chance se joue. Ce régime hallucinatoire alors développé par l’enfant est comme une fine couche entre l’intérieur et l’extérieur, une membrane pour la vie de la psyché, qui filtre, et laisse passer dans les deux sens pour que les échanges puissent avoir lieu. Le lieu justement où se rencontreraient la chose et le mot, le lieu où se rencontreraient le tétragramme et le sein, et portés par la mezouzah. Cette fine couche qui fait vivre l’humain, cette membrane faite d’une étoffe hallucinée. Nous y glisserons au fur et à mesure du temps, l’art, la religion, et encore d’autres choses. Germe de l’imagination, souffle pour la noèse, corde de la lyre sur laquelle David continuera de chanter. La vie (haï).

Alors pourquoi dieu se trouve-t-il en rapport avec le sein?

Peut-être précisément parce que la première création hallucinée de l’enfant tout-puissant, serait le sein de la mère ; et la lettre « chin » et le mot chaddai  renverraient ainsi dans un mouvement double à ce qui donne suffisance ainsi qu’à la toute-puissance de l’enfant, du créateur mais ajoutons aussitôt que la lettre « chin » est aussi au commencement du mot chalom [11]. Cela pour nous rappeler que cette toute-puissance de l’enfant, qui crée le sein, pour se suffire, que cette hallucination première de toute-puissance doit au cours de la vie, pour que la paix puisse advenir, ou tout du moins être recherchée entre soi et l’autre, se trouver limitée. Il doit être fait une brèche dans ces sentiments premiers de toute-puissance et suffisance pour qu’une place soit réservée à l’autre, et si le « chin » du mot chaddai se trouve gravée et portée par le linteau droit des portes du foyer c’est pour rappeler à la mitsva, la mitsva de la mezouzah tout d’abord, puis au fait même des commandements, qui font brèche dans nos élans, notre toute-puissance hallucinée alors même que nous sommes devenus adultes.

La brèche du « chin » nous rappelle ainsi à, nous demande de, faire retour sur notre illusoire suffisance, sur notre toute-puissance hallucinée, et nous rappelle que nous ne sommes pas à l’origine du sein qui nous a nourri, mais que c’est bien l’autre toujours, cette personne aimante ( le plus souvent) et soignante, qui est venue nous nourrir en première instance, qu’il y a toujours eu par nécessité un être aimant – femme/homme- pour venir aider la vie qui était en nous à continuer aux temps de notre plus grande fragilité.

La brèche du chaddaï pour nous rappeler au fait de continuer ce geste de permettre à la vie de continuer en l’autre, en tout autre.

La brèche du chaddaï pour se départir de l’hallucination d’auto-suffisance, et se mettre en route vers l’autre qui vient.

J.W.

 

[1] Donald Woods Winnicott fut pédiatre, psychiatre, et psychanalyste, né le 8 avril 1896 et mort le 28 janvier 1971.

[2] « Chéma » : qui signifie en hébreu : « écoute », est aussi le premier mot de la profession de foi du judaïsme, récitée deux fois par jour, au coucher et au lever.

[3] Mise au pluriel du nom de la lettre « iod », sorte de petit point- bascule- entre le vide et l’existant, qui se prononce : « i ».

[4] Différents noms servent à désigner Dieu au sein du judaïsme. Le «tétragramme», le plus important, ne se prononce pas comme il se lit, mais indirectement, composé des quatre lettres : « iod », « hé », « vav », « hé », peut se lire : « Adonaï ».

[5] En hébreu, « davar » signifie à la fois « parole » et « chose », comme pour indiquer- entre les deux- une implication symétrique et simultanée.

[6] Idée due à Donald Woods Winnicott.

[7] Mot qui signifie : «  commandement ». Une mistva est un devoir religieux prescrit par la Torah et précisé/redéployé par le Talmud. Ces Commandements sont au nombre de 613.

[8] La nature humaine, Donald. Woods Winnicott

[9] Ibid.

[10] Mot qui signifie : « instinct »

[11] Chalom signifie : « paix »