par Alain Laraby
Henri Poincaré (1854-1912) est lisible. Ses ouvrages de vulgarisation mathématique ne se trouvent pas dans les kiosques de gare ou d’aéroport, mais la plupart sont publiés en livre de poche à prix raisonnable. Molière souhaitait que ses pièces soient appréciées par les gens qui ne soient pas du monde, Mozart par les cochers. Savant au-dessus des savants, Poincaré se plaça en position d’ignorance. Y a-t-il façon plus originale d’être accessible en science ?
La fraîcheur d’esprit
Henri Poincaré a l’allure du savant cosinus. Il était distrait, dans la lune au point de devenir un as de la mécanique céleste ! A l’école, son professeur de mathématiques lui colle un 0. Motif : ne comprend pas la question.[1] L’éducation n’aime guère les élèves qui questionnent les questions. Il y a de l’insolence dans l’air ou, pire, de la stupidité qui s’affiche (on imagine l’écolier égaré, les yeux ronds, alors qu’il réfléchissait). Toute sa vie, notre savant a gardé la fraîcheur d’esprit d’un enfant dans un domaine où il n’a cessé d’exceller. Son entendement est resté ouvert à 360°. L’enseignement ne l’a jamais bridé. Il a toujours osé des choses, découvert des nouveaux rapports. La société entendait reproduire des élites. Il préféra être clairvoyant au lieu d’y figurer.
Dans ses ouvrages de vulgarisation, Poincaré ne joue pas l’ignorant. Il interroge en lui le savant. On connaît le proverbe japonais : Celui qui confesse son ignorance la montre une fois ; celui qui essaie de la cacher la montre plusieurs fois. A part quelques cabotins, ses collègues ne cherchent pas à cacher leur ignorance, mais ils l’ignorent. Mathématicien, Poincaré a un côté Socrate : il sait qu’il ne sait pas, ou peu. Il veut savoir davantage, au-delà des évidences acquises sans pour autant les déconstruire. Sa curiosité est telle qu’il bouscule le ronron habituel du maître qui fait sa leçon. Devenu son propre lecteur, il n’aime guère réciter ce qui devient problème avec le recul. Il n’y a pas de page où il ne demande : Cela a-t-il un sens ? et dans l’affirmative : quel sens cela a-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment a-t-elle pu prendre naissance ? Comment donc avons-nous pu être amenés à les distinguer ? Qu’est-ce qu’un point dans l’espace ? Mais suis-je sûr que le corps P a conservé le même poids quand je l’ai transporté du premier corps au second ? Dire que la terre tourne, cela a-t-il un sens ? Aujourd’hui, que voyons-nous ? Pourquoi l’affirmons-nous ? Quand le lecteur aura consenti à borner ses espérances, il se heurtera à d’autres difficultés. Nous cherchons la réalité, mais qu’est-ce que la réalité ? Croira-t-on avoir compris le véritable sens de la démonstration ? Qu’est-ce que la science ? Poincaré fait preuve d’innocence. Comme un enfant, il découvre le monde. Ses questions sont nos questions à l’aube du savoir :
Les questions d’enseignement ont une importance par elles-mêmes et leurs implications. Elles donnent l’occasion de réfléchir sur la meilleure façon de faire pénétrer des notions nouvelles dans les cerveaux vierges. Elles incitent à se demander comment ces notions ont été acquises par nos ancêtres. Elles sondent leur origine, reviennent sur leur nature. Pourquoi les enfants ne comprennent-ils rien, souvent, aux définitions des savants ? Pourquoi faut-il leur en donner d’autres ? Voilà des questions qui devraient nous interpeller.[2]
La fécondité intellectuelle
Les multiples pourquoi ? du savant non-savant agitent le langage. L’esprit bouillonne en analysant sa création.
Poincaré est dialecticien. Vous êtes sûr de telle assertion ? Assurons-nous du contraire ! Les mathématiciens savent que le passage par le complémentaire est une piste. Poincaré explore celle de l’opposition. Imaginez un enfant dont les parents sont divorcés. Il continue de voir ses grands-parents, ses cousins et cousines des deux bords. Il ne se fixe pas sur la séparation. Il est capable de situer dans une perspective plus large les contradictions qui peuvent le déchirer. Le nocif devient inoffensif. Le contradictoire fait place à une synthèse supérieure qui intègre tous les éléments. Poincaré n’a point perdu la vision holiste de l’enfant qui se défend. Un désaccord entre deux théories ? Ne vous inquiétez pas ! Nous tenons les deux bouts de la chaîne bien que les anneaux intermédiaires nous soient cachés. Peut être les deux théories expriment-elles des rapports vrais et la contradiction n’existe-t-elle que dans les images dont nous habillons la réalité. Un exemple ? Les théories de l’optique et de l’électricité. Les scientifiques français éprouvent un sentiment de gêne en parcourant pour la première fois le livre de Maxwell. La logique et la précision semblent bafouées. Où sont donc les hypothèses clairement énoncées à partir desquelles auraient dû être déduites toutes les conséquences à comparer à l’expérience ? (Réponse.) Vous autres, Français, vous êtres trop formatés. Deux théories contradictoires peuvent être d’utiles instruments de recherche pourvu qu’on ne les mêle pas et qu’on n’y cherche pas le fond des choses. La lecture de Maxwell aurait été moins suggestive s’il ne nous avait ouvert tant de voies nouvelles divergentes.[3]
Poincaré refuse d’être enfermé dans des règles restrictives. Il croise le fer avec les logiciens qui dévalorisent l’intuition. Il faut d’abord voir le raisonnement, puis le traduire en formules, et non inverser le processus ! Vous avez raison. Le tracé d’une courbe à la main laisse supposer qu’une courbe a toujours une tangente. Comment l’intuition peut-elle nous tromper à ce point ? La continuité n’emporte pas nécessairement la dérivabilité. Tout n’est pas arrondi en mélodie. Il y a des cassures. Les logiciens ont raison. La continuité aussi s’exprime par un système d’inégalités portant sur des nombres entiers (cf. les coupures de Dedekind). Mais, halte-là, ne réduisons pas à epsilon l’intuition qui n’est pas nécessairement fondée sur le témoignage des sens. Elle fait appel à l’imagination. Descartes l’a rappelé en son temps en évoquant le chiliogone (polygone à mille côtés). Poincaré aurait pu relever qu’une ligne infiniment brisée peut faire l’objet d’intuition (prenez une fine baguette, brisez-la en deux en laissant les parties accolées, itérez l’opération). Non, il va droit au but : l’intuition est l’instrument de l’invention.[4] Qu’importent les erreurs. Il n’y a pas d’invention sans bavure ! Poincaré ne plaide pas pro domo, mais nous pouvons plaider pour lui en nous référant à son feuilletage du plan par des courbes ou de l’espace par des surfaces. Soit une équation différentielle d’ordre 1 : y’(t) = f(t,y(t)). On sait depuis Cauchy reconstituer une courbe intégrale en posant la condition initiale, y(t0) = y0. La solution existe et est unique. L’espace des phases de Poincaré visualise toutes les solutions correspondant aux différentes conditions initiales. Houp ! Le saut intellectuel est franchi. Le feuilletage est localement sans histoire (empilement) ou singulier (avec singularités). On ne voit pas comment le formalisme aurait joué seul sa partition. L’intuition n’agit pas seulement en coulisse.
La reconsidération du corps
Il faut avoir la figure dans l’œil pour ne pas s’arrêter aux solutions particulières. Dans l’invention, la perception n’est pas superflue. La tête dans le ciel, Poincaré ne refoule nullement le corps dans la genèse des notions. L’espace absolu n’a aucun sens. Il faut le rapporter à un système d’axes invariablement liés à notre corps, mais il ne suffit pas que les objets se déplacent pour que nous les comprenions. Il faut que nous-mêmes nous bougions :
Il n’y aurait ni espace ni géométrie [sans] le rôle prépondérant joué par les mouvements de notre corps.[5]
Sans les mouvements de l’œil, nous ne pourrions reconnaître que deux sensations de qualité différente ont quelque chose en commun. Nous ne pourrions en dégager ce qui leur donne un caractère géométrique. Poincaré a vécu le début du cinéma. Aujourd’hui, il serait encore plus difficile d’imaginer des films dont la conception se serait passée de travellings avant, arrière, latéral. Poincaré songe aux mouvements de convergence et d’accommodation des yeux qui permettent d’apprécier la distance. Mieux, il suit l’objet de l’œil. L’image de l’objet était au centre de sa rétine. Elle est maintenant formée au bord. Quel est le lien entre les deux images ? Le déplacement de son œil a pu ramener l’image au centre de la rétine et rétablir la sensation primitive. Les verbes ramener et rétablir soulignent combien les mouvements inverses importent dans la conservation de l’objet.
Poincaré se penche sur son doigt en considérant l’ensemble des positions qu’il occupe. Même question. Comment savoir si deux points de l’espace sont identiques ou différents ? Je suppose que mon doigt touche l’objet A à l’instant α et l’objet B à l’instant β. Si mon doigt n’a pas bougé entre les instants α et β, je sais reconnaître l’identité des deux points occupés par A et B. Je bouge mon doigt entre les instants α et β. Grâce aux mouvements inverses qui corrigent le changement, j’en arrive à la même conclusion. Mes sensations du doigt, comme celles de l’œil, sont accompagnées de sensations musculaires qui conservent mes impressions. Jusqu’à présent, j’avais expérimenté dans l’œil la notion de groupe mathématique. Maintenant, je la touche du doigt. L’espace visuel, l’espace tactile, l’espace moteur, la conscience de mon corps, me font découvrir la puissance de son action. Ce qui avait été appris par l’esprit, je le revis dans ma chair unie à lui. Mon corps a le sentiment de la direction de chaque mouvement. Ma propre écoute m’apprend comment ses mouvements se corrigent réciproquement, comment il restaure par des mouvements corrélatifs l’identité d’un objet qui semblait perdue.
Le groupe unifie le corps dans toutes ses positions. Je suis assis dans ma chambre, un objet est posé sur ma table, je ne bouge pas une seconde, personne ne touche à l’objet. Le point A qu’occupait cet objet au début de cette seconde est-il identique au point B qu’il occupe à la fin ? Pas du tout ! Du point A au point B, il y a 30 kilomètres car l’objet a été entraîné dans le mouvement de la terre. [6] Que dire ? Je ne puis savoir si cet objet a changé de position absolue, mais je peux savoir si la position relative de cet objet par rapport à mon corps est restée la même. Je me lève. Je me lève. Je me tourne vers la gauche de 90°, puis à nouveau de 90°. Je regarde derrière. Je continue de tourner vers la gauche de 180°. Miracle ! je me retrouve en position d’avant, le même objet devant !
A.L.
Cet article a paru dans Le jaune et le rouge, la revue de l’Ecole polytechnique.
[1] Jean-Paul Auffray, Einstein et Poincaré. Sur les traces de la relativité, Le Pommier, Paris, 1999, p.38.
[2] Henri Poincaré, Science et méthode [1908], Flammarion, Paris, sans date, p.3. Nous avons allégé le texte.
[3] La science et l’hypothèse, p.175 et 219.
[4] La valeur de la science, p.30 et 33.
[5] Ibid., pp.68-73.
[6] Ibid., p.70, 80 et 66 ; La science et l’hypothèse, p.81.