Rigueur c/ exactitude

par Alain Laraby

Le titre du livre d’Imre Toth, Liberté et vérité[1], annonce la couleur : la liberté prime sur la vérité. La seconde partie de l’ouvrage, consacrée à la philosophie mathématique de Frege, démontre cette prévalence au sein même de la discipline où, selon Frege, la vérité devrait être la limite de la liberté.

L’unicité de la vérité

Au cours du XIXe siècle Boole, De Morgan et Pierce Frege commencèrent de réformer la logique aristotélicienne qui prétendait réduire toute raisonnement, à base d’inférences, à un syllogisme.

Boole rapprocha la logique de l’algèbre où les seules valeurs numériques possibles sont 0 et 1 (algèbre binaire). De Morgan  s’intéressa aux propriétés des relations (par ex. la symétrie : si xRy, alors yRx, comme pour « aussi chaud que »). Pierce introduisit un symbolisme original, à l’aide d’indices, pour les relations entre individus (par ex. Aij pour « i aime j », les quantificateurs (pour désigner des expressions comme « tous les… » ou « certains… ») et les tables de vérité dans lesquelles une proposition complexe est définie en fonction des valeurs de vérité des propositions élémentaires qui la composent.

A la fin du siècle, Frege achève ce mouvement de réforme. Il remplace la logique prédicative par la logique propositionnelle. La prédicative, propre à l’aristotélicienne, s’efforçait de rattacher un prédicat à un sujet (par ex. l’adjectif bleu au sujet ciel, dans le ciel est bleu). La propositionnelle qualifie simplement les énoncés de vrais ou de faux.

Imre Toth ne conteste pas que Frege fonde la logique contemporaine. En revanche, il met en cause la réduction par Frege de la vérité mathématique à une certaine vérité logique qui entend tout soumettre à l’alternative sévère : ou l’un ou l’autre. Si A n’est pas, alors non A est vrai. Il n’y a pas d’autre issue. Pour Frege, la vérité est une, cohérente, exclusive. Elle est euclidienne, des axiomes aux conclusions.

S’il y a lieu de choisir les axiomes, faisons-le d’une façon qui ne manque pas d’associer sens (Sinn) et référence (Bedeutung). (Imre Toth, p.89). Dans le langage courant, le sens d’un mot est le sens qui varie selon les interlocuteurs et la nature de l’auditoire. On parlera équivalemment de connotation. La référence est le sens rendu par le dictionnaire. On parlera, dans ce cas, de dénotation. Le mot « bourgeois » par exemple a plusieurs connotations selon les publics et l’histoire des nations. En arithmétique, le nombre 6 (la référence) peut aussi être donné de deux façons différentes (par ex. 2+4, ou 2×3). De même, deux énoncés distincts (par ex., « Brutus a tué César », et « César a été tué par Brutus »), ont la même référence, la même valeur de vérité donnée à travers deux sens différents, deux manières de dire la même chose.

La référence est la pierre de touche du Vrai. Voyez le Ve postulat d’Euclide (E). On peut varier son énoncé, mais la référence demeure la même : par un point pris hors d’une droite, on ne peut tracer qu’une parallèle à une direction donnée ! Ce postulat étant posé (la raison est condamnée à l’admettre), les conséquences découlent d’elles-mêmes par une suite d’inférences (le si, alors supra). En-dehors de ce postulat, point de salut : on ne peut définir autrement la direction en mathématiques.

 

L’être et le néant

Imre Toth compare Frege à Parménide qui déclarait dans l’antiquité : « Jamais tu n’imposeras l’être au non-être » (p.90).

Frege n’a jamais nié l’existence d’êtres mathématiques comme les nombres irrationnels ou imaginaires, mais il reproche aux mathématiciens modernes le droit de les fonder sur une décision du sujet. Ses contemporains, Dedekind, Cantor, Hilbert, définissent les notions comme ils l’entendent, et non comme l’exige la raison obéissant à la logique (p.70). Si on suivait Hilbert, la géométrie non-euclidienne de Bolyai, Lobatchevski et Riemann auraient le même droit de cité que la géométrie d’Euclide. Or, on ne peut dire que E est en même temps non E, sauf à tomber dans l’erreur. Il faut, comme à l’armée (celle du Kaiser Guillaume II, autocrate sous l’éternel), redresser ces conceptions erronées, dépendantes de l’humeur d’esprits dévoyés. La géométrie euclidienne est de l’ordre de l’être. La non-euclidienne, du néant (les triangles non euclidiens forment un ensemble vide). Entre l’être et le néant, il n’y a pas de place pour le non-être.

Toute sa vie, Frege s’est cramponné à l’idée que la vérité relève d’une conception claire et univoque. A l’avènement de la République de Weimar, le tumulte des idées, dans tous les domaines, fit chanceler sa pensée. Il n’était pas loin d’alimenter la rumeur qu’il y avait un complot entre le socialisme et les juifs. Ne fallait-il pas distinguer avec certitude les juifs des non-Juifs ? Ah ! Une bonne définition du « Juif » devrait permettre de résoudre bien des problèmes… Par ex., pour identifier un Juif, il suffirait de leur appliquer un signe de reconnaissance (« muss man ein Kennzeichen angeben können, aus dem man sicher einen Juden erkennen kann », écrit Frege le 30 avril 1924). (Imre Toth, p.140).

 

De la négation de Frege à la vraie négation

Frege rejette la géométrie non euclidienne qui désigne par le mot « droite » ce qui est en fait une « courbe ». Allons, soyons sérieux : la droite ne peut-elle pas être droite que dans l’espace d’Euclide ? Le triangle (dont les côtés sont des lignes droites) n’est-il pas nécessairement euclidien ? Frege ne peut admettre qu’il existe simultanément un monde géométrique euclidien et un monde géométrique non-euclidien. (p.126)

Comme le rappelait Alfred Korzybski, « la carte n’est pas le territoire ». Frege commet lui-même une erreur logique en omettant cette distinction. Les cartes euclidienne et non-euclidiennes ne sont nullement exclusives. Dans le plan absolu, on peut projeter une géométrie à la Lobatchevski en considérant comme carte le disque ouvert de Poincaré. On peut aussi y projeter une famille de cercles de Möbius qui ont un point fixe commun. Cette autre carte représente la géométrie euclidienne.

La position de Frege est inconsistante. En opposant un Nein ! à la cohérence qui le dépasse, il est victime de la rigueur dont il se veut le défenseur. La rigueur ne saurait se substituer à l’exactitude appelée, en mathématiques, à se renouveler sans cesse. Le nombre « irrationnel » √2 est la mesure de la diagonale du carré. La géométrie non-euclidienne produit des théorèmes comme l’euclidienne.

 

Par delà vrai et le faux : le sujet connaissant

Frege a tort de croire que l’extension de la logique absorbe celle de la raison. En philosophie, il confond le sujet empirique (celui que Hume avait réduit à un « bundle of impressions ») et le sujet connaissant (appelé « transcendantal » par Toth dans la lignée de la pensée allemande). Le non de la géométrie non-euclidienne procède du sujet qui dit « non » au Nein ! qui passait pour l’unique réalité. Le sujet cognitif d’Imre Toth fait penser au sujet néantisant de Sartre. Du combat entre l’être inerte et le néant (le sujet, ce défaut dans le diamant du monde, disait Merleau-Ponty), surgit le non-être. Sartre se contentait de transformer le sujet en pro-jet. Toth est davantage cartésien. Le sujet n’est pas seulement créateur de lui-même, mais de la vérité mathématique.

La clarté, qui obsédait (et aveuglait) Frege, ne saurait à elle seule revendiquer l’évidence. Descartes  parlait de vérité claire et distincte. Toth va plus loin. La vérité mathématique est claire et distincte quand elle a l’apparence de l’être, confuse et indistincte (indéterminée) dans les limbes du non-être. A l’instar de Socrate, il appartient au mathématicien d’aider l’accouchement de la vérité qui attend à être.

On en revient à la référence. Ce qui est dénoté (par ex., √2) est ce qui désigné comme tel par le sujet. La référence ne renvoie plus au monde préexistant des nombres rationnels, mais au monde du non-être dont le passage à l’être est assuré par une décision du sujet connaissant. C’est lui qui assigne une valeur existentielle au nombre irrationnel, au nombre imaginaire (si « impossible » qu’il puisse être !), à la géométrie non-euclidienne, etc. (pp.91-95).

Frege parlerait d’une régression, car on retomberait dans l’attribution d’un prédicat à un sujet. Ce serait ne pas comprendre Imre Toth qui milite pour une réintroduction du prédicat ontologique et non syntaxique (réduire le prédicat à un attribut est aussi abusif que de réduire le sujet au sujet logique). Une telle tentative ferait preuve d’un esprit négativiste, à l’instar de Méphistophélès qui se désigne lui-même dans Faust comme « l’esprit qui nie ». N’en déplaise au gardien de l’ordre et du positif, c’est cet esprit qui crée les nouvelles mathématiques.

Pur caprice ? Non, contrairement à ce qu’affirme Frege, ce n’est ni l’arbitraire, ni l’anarchie qui prévaut en la matière. La liberté invoquée par Toth est spinoziste. Elle rime avec la nécessité. Elle relève aussi de l’ordre, non pas réactif et réactionnaire, mais progressif, accomplissant, non pas ce qui doit être, mais ce qui doit naître. La décision du sujet n’est pas celle d’un tyran. Elle aide la vérité à s’élargir. Une fois créée, elle se détache de lui. Impossible de la biffer d’un trait de plume pour revenir aux maths d’antan. Peut-on imaginer un monde sans √2, sans i2 = -1, sans un triangle dont la somme des angles peut être inférieure ou supérieure à deux droits ?

 

La boîte de Pandore

Frege voulait corseter, non seulement les mathématiques, mais leur histoire faite de discontinuités créatrices. Autant enfermer la pensée dans une boîte par crainte qu’elle ne s’échappe et répande le mal alentour. Mais le mal est dans la boîte, non dehors. Son impuissance à être la ronge, tant elle l’empêche de donner un nom au non-être. Si le sujet est un Prince, c’est un prince charmant. Sa voix est celle d’un Fiat lux qui éclaire d’autres mondes cadenassés par une logique qui outrepasse ses droits de polir la vérité. Imre Toth relate ce conte de fées avec un art sans pareil.

 

Post-scriptum

Imre Toth nous a quittés le 11 mai 2010. Il avait relu le présent article. À cette occasion, il m’avait montré l’ouvrage qu’il venait de publier en allemand : une synthèse de son œuvre sur les prémices de la géométrie non-euclidienne dans la pensée grecque ancienne. Aussi savant qu’il fût, l’histoire des mathématiques ne l’intéressait pas pour elle-même. À travers elle, il appréciait la profondeur, la fécondité et le dépassement de ce qu’il appelait le sujet. Autant, et sinon plus que tout autre domaine, les mathématiques manifestaient pour lui la liberté de l’homme à produire du nouveau, à assurer le passage du non-être à l’être. La mention nécrologique parue dans le journal Le Monde résume sa pensée. Omnis negatio est creatio, nous dit-il d’outre-tombe. La négation : il m’avait souvent fait part de son étonnement que dans tout groupe humain, il y a toujours quelques individus qui opposent un non, même sous la pire tyrannie. Ebloui, il voyait dans ce non la création d’un autre ordre, irréversible : celui de la pensée et de ses valeurs : – la liberté, la dignité, la transcendance de l’homme. A.L.

 

Alain Laraby vient de quitter le barreau (Paris, Londres) pour entrer au service du Ministère des Affaires étrangères. L’élargissement de ses activités n’est pas une première : il fut assistant en Faculté de droit, assistant parlementaire au Sénat, et expert visiteur auprès d’organisations internationales. Par sa formation scientifique, il collabore régulièrement à la revue de mathématiques, Quadrature.

 

[1] Imre Toth, Liberté et vérité. Pensée mathématique et spéculation philosophique, Editions de l’éclat, Paris, Tel Aviv, 2009, 142 pages.