Editorial
par Claude Corman
Pour Edgar Morin, la crise que traverse l’Europe est moins une crise d’intendance qu’une crise de civilisation. Aux alternatives classiques de croissance-décroissance, de mondialisation-démondialisation dans lesquelles se forgent les configurations politiques les plus communes, Morin entend faire de l’humain, de l’humain à la croisée des chemins de la connaissance, de l’environnement et de l’interdépendance sociale le fil d’Ariane de toute politique de salut public.
Privilégier le local, le proche dans les productions agricoles vivrières sans renoncer pour autant à une intensification des échanges culturels qui accompagne le mouvement moderne des communications de masse n’est pas une contradiction, mais une exigence raisonnable. Au lieu que le contemporain se résume à un faisceau convergent de techniques et d’innovations qui rythme et figure une époque, la civilisation qui s’annonce placera le désajustement des temporalités économiques, sociales, culturelles au cœur de sa nouvelle dynamique. Autrement dit, le progrès ne sera plus cette avancée synchrone de toutes les productions humaines sous la pression des derniers avatars techno-scientifiques, mais une pesée complexe de ce qui est utile et bénéfique à l’homme.
À la lumière d’une telle conception du contemporain, les stratégies politiques les plus tournées vers l’extension indéfinie du Marché mondial ou inversement les plus axées sur des frontières claires et imperméables sont incapables de saisir les nouveaux enjeux d’une civilisation qui enjambe le lointain et le proche, dans toutes les dimensions de l’espace et du temps. Mais, comme cette conception hétérochrone du contemporain est loin d’être majoritairement partagée, il n’est pas étonnant que s’affrontent partout des logiques politiques dominées soit par la préoccupation libérale de l’ouverture inconditionnelle des Marchés, soit par la défense des frontières contre les invasions étrangères de marchandises ou de personnes !
Et c’est probablement ici, dans cette confusion entre la concurrence déloyale de pays lointains réputés esclavagistes, en tout cas très éloignés de notre conception républicaine du droit du travail et l’expansion des minorités étrangères dans nos Cités occidentales que se joue une bonne part de l’avenir européen. Ainsi le discours d’extrême droite qui a la faveur d’un nombre croissant de citoyens lie d’un côté l’immigration africaine et maghrébine en Europe à l’attraction de prestations sociales aussi généreuses que ruineuses pour les Etats qui les dispensent, et de l’autre soutient l’idée antilibérale que la compétition ouverte des Marchés est porteuse d’une liquidation du modèle social européen et de la désagrégation des solidarités nationales.
Dans les deux cas, l’étranger fait figure d’accusé, qu’il soit dans la fonction de « profiteur » ou de celle d’esclave servant des intérêts ennemis ! Et du coup, il se retrouve projeté sur l’avant-scène de la vie politique européenne, au point d’incarner l’essence du Mal qui ronge nos sociétés et contre laquelle luttent les courants nationalistes et identitaires. Ces derniers, ayant lié la mondialisation et la croissance des populations immigrées, empochent de la sorte les dividendes électoraux sur la dépression économique prolongée et le déclin de la vieille civilisation occidentale abusivement résumé à la subversion des valeurs nationales.
Face à l’usage fascisant du délocalisé servant à son insu ou non les dynamiques économiques de la délocalisation, la gauche européenne met en avant deux grandes philosophies, qui ne sont du reste pas exclusives l’une de l’autre.
La première est inspirée par la vision derridienne de l’hospitalité et la seconde par la figure post-marxiste de l’immigré comme substitut du prolétaire. La vision derridienne de l’hospitalité privilégie le sens éthique et la générosité de la société qui accueille les étrangers. Elle fait la part au don, non pas à la miséricorde qui est une forme de gestion de la pénurie, mais au don, c’est-à-dire, au partage de l’abondance technique, artistique, marchande des peuples qu’une longue histoire ou un génie singulier a placés dans la position de donateurs. Et c’est à l’Europe, en l’occurrence, cette mosaïque de nations qui a le plus porté hors de ses frontières ses savoirs, ses techniques, ses curiosités, mais qui a aussi le plus violemment imposé ses mœurs, ses dieux et ses soldats, qu’incombe un haut devoir d’hospitalité. Car dans une très grande mesure, le monde aux frontières ouvertes dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce monde foncièrement délocalisé et qui génère à grande échelle des déplacements de populations, est avant tout son œuvre !
La seconde philosophie est davantage inspirée par la conception révolutionnaire marxiste du prolétariat. La figure de l’étranger est associée à celle du prolétaire, qu’elle tend à remplacer, comme si à la lutte des classes qui s’exerce à l’intérieur de chaque nation (même si sa matrice est universalisable) succédait une lutte des plus déshérités à l’échelle du monde. L’immigré porte tel un atlante le poids de l’humanité entière sur ses épaules de sans grade et de sans territoire, à l’instar du va-nu-pieds de Charlie Chaplin abritant en ses guenilles la plus haute exigence d’humanité.
Ces deux conceptions ne sont pas homogènes et symétriques, et parfois elles se recoupent, particulièrement sur les responsabilités de la colonisation mais il semble que la seconde ait davantage séduit la conscience abîmée et fervente des gauches « radicales » européennes.
Toutefois, faire de l’immigré le légataire de la condition humaine, celui par lequel s’annonce l’abolition des frontières à l’échelle du monde, peut vite s’avérer un rêve inconsistant et trouble. Si les sociétés européennes accablées par le chômage et l’érosion des protections sociales s’installent dans une vision et une gestion pénuriques de leur univers, un univers désormais pauvre et où il faut sans cesse compter, le besoin de limitation imposera très vite son réalisme désenchanté et amer des tranchées, des renvois, des reconduites… Et le besoin « re-légitimé » de frontières fabriquera à nouveau dans la violence l’étranger-bouc émissaire.
Il est tout juste temps de se retourner vers une philosophie de l’hospitalité qui enlève à l’Europe son masque austère et triste de vieux prodigue réfugié dans l’avarice et lui fait au contraire scintiller ses promesses, ses responsabilités et l’immensité de l’encore possible…
L’inexorable dépression et son cortège de ressassements et d’amertumes, ou la renaissance d’une Europe hospitalière, créative, vivante ! La foule multiraciale qui déambulait à la Bastille dans la nuit du 6 Mai n’incarne pas la nouvelle espérance du Monde (personne n’est l’avenir de l’homme !), elle ne se fait guère d’illusion sur le retour du vieillard prodigue, mais elle place la France et l’Europe face à une telle alternative. De plus en plus vite…C. C.
9 Mai 12