Tout oreilles

Les oreilles sont organes émouvants et raffinés, tout en lobes et volutes pavillonnaires en leur zone intime. À l’extérieur, parfois proches d’un coquillage de nacre rose, dans lequel on croit entendre murmurer la mer, elles  rappellent notre lien aux animaux ou aux végétaux  oreilles pointues façon chat, longues façon gazelle, déployées façon chou, rondes façon oseille dont seule une lettre les distingue. Et n’appelle-t-on pas « oreilles de lapin » ou « oreilles de renard »  la plante dont  nom savant aristolochia chilensis sonne de façon aussi mystérieuse et alambiquée que ce qu’en évoque sa forme ?


Les oreilles m’inspirent et j’aime, par jeu, prendre entre mes doigts, le lobe d’une oreille intime, le taquiner, voire le mordiller, donner à entendre le bruit mouillé de mes lèvres. Mais surtout, j’aime écouter avec les miennes, déployées au maximum, façon éléphant en quelque sorte, pour y laisser jouer leur partition les sons qui me pénètrent, bruts, venus de la réalité la plus immédiate ou transformés par les représentations dont ils sont porteurs, sollicitant l’esprit de façon hostile ou le chatouillant d’une caresse, exquise infiniment.  Des rumeurs d’émeutes et/ou de répression, des échos de guerre, des cris et des plaintes, des détonations, me transissent d’effroi ; les voix colériques me font hérisson ; dans les mots d’amour, je suis fleur éclose en printemps retrouvé même au cœur de l’hiver. Et le chant des oiseaux dans la nature, comme en musique ou en  poésie, ouvrent l’infini. En musique, ce chant des oiseaux, j’aime l’entendre à travers celui du coucou tel que l’évoque Wu Man au son de son pipa dans « the coo coo bird » (music for the motherless child : Album de Martin Simpson).

Lisant, j’écoute ces mots autres que les miens dont la portée s’inscrit dans le vide médian du papier blanc. Souvent, je lis à voix haute, pour que le son des mots, le plus souvent modulés de l’intérieur en lecture silencieuse, puissent se proposer aussi de l’extérieur, comme une mélodie aimée.

Il m’arrive de lire un tableau en l’écoutant s’il me parle comme celui de Kupka “Les touches de piano. Le lac” où un écho de voix venues de silhouettes indécises sur la barque ou les berges se mêle à l’imaginaire de la musique au piano, composant avec elle une énigmatique symphonie ; de même, la voix de la Callas, entre autres, dans un enregistrement ancien sur platine, surtout  dans des airs de La Traviata, fait résonner en moi des voix d’autrefois ; et s’y mêle la poésie de Verlaine évoquant “les voix chères qui se sont tues” ou ces vers si mélodieux d’Apollinaire dans le poème « Marie », l’un de mes préférés :  « Et la musique est si lointaine qu’elle semble venir des cieux »


Prêtons un peu l’oreille :

 […] « Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux


Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je


Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux » […]


Dans ce poème qui dépeint le passage, une sorte de glissando s’incline et décline en pente douce vers la dissémination et la désagrégation. Une voix, pourtant introduit dans la muette procession, comme en sursaut, une sorte de dissonance, celle de la question qui interroge le mystère de la volupté (cheveux, mains, aimer), mêlé à celui de la mort dans le mouvement vers la terre vers le bas (jonchent) quand s’est tue la musique des cieux ; mais cette dissonance créant une bitonalité, reste pourtant proche de la consonance (sais-je/neige) où s’ensevelit l’âpreté de la question.

On peut, dans ces vers, écouter, dans les mots et au-delà, ce silence que j’aime de plus en plus entendre : seul, le silence, comme la musique, comme le son feutré des pas dans la neige, a le pouvoir de représenter l’évanescent, l’impalpable. On peut s’y tenir en équilibre toujours instable entre l’inexprimable et la pensée articulée, « solidarité à la fois impossible et nécessaire de l’être et du non être », ainsi que le dit, quelque part Jankélévitch, avec des mots qui se sont inscrits en moi. Dans le silence le plus intense et le plus blanc, j’écoute les froissements, les glissements du temps qui passe et lentement s’écoule. Alors, un paysage apparaît, disparaissant, un autre se dessine ; une pensée surgit, essaime et se dissout, dont naît une nouvelle ; un sentiment s’éteint, une autre forme en renaît ; multiple kaléidoscope, comme celui, silencieusement complexe, qui a fasciné mon enfance.

Et moi aussi, je passe, m’efface, me régénère en autre forme bientôt caduque ; jusqu’à ce jour où ma vie tout entière sera frappée de caducité. Oui, dans le silence le plus profond, je peux entendre passer le temps du mourir en vie.

N.C.