Zimmerman, la chanson de l’interprète

par Sébastien Bauer

« Bob Dylan ne donnait pas tant l’impression de se tenir à un tournant décisif de l’espace-temps culturel que d’être ce tournant décisif. Comme si la civilisation avait pu évoluer à son gré, ou même au gré de sa fantaisie […]. » Greil Marcus, La République invisible

Qui est Monsieur Zimmerman ? Tant de mystères planent autour du personnage qu’il est presque impossible de le connaître. Ce que nous connaissons, ce sont ses chansons.

Plus de quarante albums et une tournée qui ne finit jamais ! Bob Dylan symbolise l’union entre une Amérique profonde et les courants d’avant-garde artistiques de son époque. Je ne peux m’empêcher de rêver à l’esprit et à l’ambiance qui devaient régner dans le Greenwich village de la fin des années 50, et le frisson encore très présent de la beat generation.

Dylan révolutionne la musique contemporaine. Il devient malgré lui l’une des figures de proue de la contre-culture de son époque. Son influence débordera largement le cadre de la musique, en éclaboussant la littérature, la poésie, et même la politique. Loin de se revendiquer comme leader, il le sera malgré lui.

Zimmerman s’éloigne de ce que je pourrais appeler « les chanteurs sachant chanter » et essuie de nombreuses critiques quant à sa voix et son interprétation. Dylan joue ses textes, comme un véritable instrument de musique, en recherchant l’expressivité au détriment d’une simple beauté classique. Son apport principal reste son écriture. Elle se démarque dès son deuxième album, le premier étant essentiellement composé de reprises, ce qui était d’usage à l’époque. Inspirés par la littérature, la poésie surréaliste, mais aussi les « folksongs » réalistes de la grande tradition américaine, ses textes construisent un univers intérieur d’une richesse exceptionnelle. Son expérience personnelle du monde réelle ou fantasmée se déploie.

Par ses prises de position, Bob Dylan refuse de se prêter au jeu de l’industrie du disque. Il change sans cesse d’apparence et de style musical ; il devient un traître. L’artiste, adulé par les milieux folk et ceux révolutionnaires de gauche des années 60, refusera toujours d’en assumer un quelconque rôle, d’en être le porte-parole. Il conduit plutôt ses admirateurs à penser par eux-mêmes, ainsi qu’il l’exprime dans certains de ses textes (Don’t follow leaders / Watch the parkin’ meters). Il veut renoncer aux messies, de quelque bord qu’ils soient !

 

Penser par soi même

Je me souviens : il y a quelques années, Dylan s’était produit à Perpignan dans le cadre d’un festival d’été. Le concert était complet et bien sûr j’étais présent pour voir ce monument, cet être invariable de l’histoire et du temps.

Beaucoup étaient déçus. Dylan était vieux, presque branlant, caché sous un chapeau, faisant languir l’auditoire en attente de ses plus grands succès. Le héros n’est plus. Le personnage androgyne des sixties a disparu ! Pour une mémoire de pochette de disque, il était bien amoché, le Zimmerman qui chantait aux côtés du pasteur Luther King avait bien changé… Mais Dylan est Dylan, et les chansons restent.

Je suis encore furieux lorsque j’entends ce discours tenu par des gens ayant hypothétiquement conservé quelques vinyles stockés dans l’humidité de leurs caves. Hélas, ils gondolent, et les êtres aussi. Ils n’ont rien compris, et il est trop tard ! Ils n’ont pas compris que lorsqu’on vient voir Dylan, on ne vient pas voir une icône mais écouter des chansons, car les chansons restent. Elles restent, se réécoutent et se transposent à des moments de notre vie. Elles se fredonnent comme on conserve un vieux livre de chevet.

Dylan avait parfaitement compris que l’art reste : « Ce qui compte, c’est la chanson et non l’interprète. »

Dylan parce que Dylan Thomas : « Dans un poème, la part magique est toujours accidentelle.»

Bob Dylan est empreint de poésie, il navigue au gré de sa spiritualité. Il faut considérer que sa spiritualité n’a de sens que parce qu’elle n’a pas d’étiquette. Dylan naît juif, mais sans conviction aucune à cet endroit-là, il se pense humain, composante d’un tout.

 

“Gotta Serve Somebody”[1]

Revenu de la musique country, Bob Dylan connaît une longue période rock et électrique qui lui vaudra de nombreuses critiques. De confession juive, il décide alors de se convertir au christianisme à la fin des années 70. C’est dans cette religion qu’il puisera une nouvelle source d’inspiration.

Suivent de nombreuses compositions gospel qui ne resteront pas dans les annales, excepté pour les titres Saved et Every Grain of Sand.

Dans une atmosphère de plus en plus mystique, il oblige ses musiciens à prier avant chaque concert et à remercier Jésus lorsque le show est terminé.

Slow Train Coming est l’album qui marque la conversion de Robert Zimmerman. Bob Dylan surprend son public en composant des morceaux à la gloire de Dieu. Il dira avoir vu Jésus entrer dans sa chambre d’hôtel à Tucson pendant sa tournée. Prétexte ou délire ?

Toujours est-il que Dylan passe à un rock biblique et colérique. Traité de Judas par ses plus fidèles fans, il va jusqu’à accuser le rock d’être livré au diable.

Pour Dylan, Jésus est celui qui fait prendre conscience à l’homme de toutes ses fautes.  Do Right To Me Baby  traite de la rédemption et When He Returns  nous emmène directement à l’église. Il chante un rock furieux avec un ton colérique et même sa période contestataire devient blafarde.

Artiste en perpétuelle mutation, il déroute et prend à l’estomac. Dylan prétendra dans l’un de ses entretiens qu’il se sent à l’aise avec les orthodoxes juifs et catholiques ! A chacun sa spiritualité…


Jérusalem

Rupture ! En 1983, Dylan réapparait hirsute, les cheveux aux quatre vents, le visage chaussé de ses Ray Ban Wayfarer restées au placard depuis les années 60. Il met très brutalement fin à sa période chrétienne. C’est à cette époque que l’album Infidels voit le jour. Ce disque est considéré comme un renouveau par Bob Dylan lui- même, à la suite de sa période chrétienne considérée par beaucoup comme un échec. En réalité, ce disque un peu fourre-tout n’est pas réellement réussi. C’est même un ratage ! Mais Bob ne faisant pas les choses à moitié, le ratage est sublime !

Dylan a cessé de prêcher une religion, ce sont ses propres croyances qu’il révèle et il suffit de l’écouter quelques années plus tard pour s’en convaincre : « Tout est là entre la religion et moi : je trouve la religiosité et la philosophie dans la musique. Je ne la trouve pas ailleurs ou autrement… Je n’adhère ni aux rabbins ni aux pasteurs, ni aux évangélistes, rien de tout cela. J’ai appris plus des chansons que j’ai appris de n’importe laquelle de ces entités. »[2]

Monsieur Dylan trouve sa spiritualité dans son ressenti, dans ce qu’il voit, surtout ce qu’il a vu de ses yeux lorsqu’il a mis les pieds en Israël. Il est bouleversé en se rendant à Jérusalem pour la première fois. Il respire cette terre, touche le mur, pratique la prière et pose les pierres du temple de Jérusalem. Zimmermann vit de son propre aveu un retour aux sources, il découvre une sorte de berceau en ces lieux qu’il ressent comme habités.

Habité, reste et restera le maître mot de la carrière et de la vie de l’artiste. Je ne m’avancerai pas à en dire plus que lui-même n’en a dit ou fait car il me semble très difficile de me poser autrement qu’en observateur devant un être aussi complexe. A-t-il lui-même les réponses ?


Artificiel

Les années 80 n’ont notoirement pas été la meilleure période pour les grands artistes rock des années 1960 et 1970. L’électronique commence à prendre le dessus, et les solos de guitare et les chanteurs à texte sont désuets. Pour Dylan, ses albums sont le plus souvent gâchés par le son discoïde de l’époque, qui ne leur convient particulièrement pas, et ses concerts par le manque de conviction qu’il met désormais à chanter.

C’est Zimmerman lui-même qui se décrit comme un chanteur qui a perdu quelque chose de ce qui faisait son génie : les chansons ne viennent plus avec la même facilité qu’avant, et son enthousiasme est usé. A la fin de la décennie on le retrouve associé avec le Grateful Dead pour une série de concerts, et l’énergie semble l’habiter à nouveau. Sur les conseils de Bono, chanteur de U2, il enregistre ensuite avec le producteur Daniel Lanois, connu pour son approche « à l’ancienne », un album, Oh Mercy, qui marquera son « grand retour ».

D’autre part, en 1988, Dylan nous livre une de ses merveilleuses farces en créant de toutes pièces les Traveling Wilburys, super-groupe fédérant, sous des pseudonymes, Dylan, George Harrison, Jeff Lynne, Tom Petty et Roy Orbison. Le groupe se séparera en 1990 après 2 albums d’un Rock and Roll simple mais éminemment sympathique.
Le mythe de Sisyphe

Le Never ending tour dure depuis déjà vingt ans ! Quelle belle image que cette tournée qui ne se finit jamais ou à la mort s’il y en a une. Je ne sais pas pourquoi je me reconnais autant dans les errances de ce personnage atypique, ou peut être que je ne le sais que trop. Loin de me comparer à monsieur Zimmerman, je sais le toucher d’une guitare, et je sais les mots que je dis et chante !

Je sais cette dualité qui m’habite, ce tiraillement entre deux spiritualités au socle commun. Après tout, n’est ce pas Johanan qui baptise Jésus ? Le moteur réside dans cette dualité, et c’est avec elle que l’on peut imaginer Sisyphe heureux pour reprendre les mots d’Albert Camus. Le choix ne se pose pas, on avance avec les deux. Si la question de ce choix devait un jour se poser à moi, je répondrais : je suis un juif qui ne peut pas lâcher sa croix…

Sébastien Bauer

 

[1] « Je dois servir quelqu’un. »

 

[2] Newsweek, 1997.