Crise du messianisme

par Claude Corman

Que devient la lumière messianique, cette sorte de télescope poétique de l’au-delà qui renverse toutes les certitudes et temporalités ordinaires, surtout depuis la restauration d’Israël et la reconquête par le peuple juif d’une vraie souveraineté politique ?

Et peut-on à partir de ce fait historique sans précédent privilégier l’une des différentes interprétations du messianisme que les confrontations de la philosophie et de la Tradition ont façonné au cours des siècles?

Après l’effondrement historique du marxisme-léninisme et prenant acte des insuffisances doctrinales de la critique de la bureaucratie, la gauche européenne s’est de plus en plus intéressée à la dimension messianique de la rupture révolutionnaire telle qu’elle est exposée dans l’œuvre théorique de Walter Benjamin.

Dans ses réflexions théoriques sur la connaissance, Benjamin dit que « le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique » et que «  l’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est l’affaire des obscurantistes ». Aux yeux de Benjamin, le messianisme prend le relais du progrès ou de la raison dans la lutte contre l’obscurantisme. L’auteur du Livre des passages conteste la continuité du temps historique et plus encore la notion de progrès qui s’y love comme un serpent au soleil. A ce sommeil de l’histoire scandé par le mouvement linéaire du progrès, Benjamin oppose la nécessité du réveil, comme instant messianique qui éclaire dans la sobriété fulgurante d’une aube nouvelle la face difforme et catastrophique du présent et ressuscite en leur rendant justice les morts, les oubliés, les restes.

Après les travaux de Benjamin, il semblait que le concept messianique puisse remplacer le concept d’utopie, mis à mal par les échecs des utopies saint-simoniennes et fouriéristes. Même Marx,débarrassé de la carapace « vulgaire » du matérialisme dialectique avait gagné un temps à être relu sous les espèces d’un penseur messianique.

D’une certaine manière, le livre de Pierre Bouretz, qui explore l’interface philosophie- messianité dans la pensée juive-allemande[1] ne nous permet pas de répondre à nos premières questions, et pas davantage à la prétendue efficacité subversive de la substitution messianité-utopie. Car rien n’apparaît aussi fuyant, brumeux, insaisissable que ce prétendu concept, dès lors qu’on le confronte à sa polysémie, via la multiplicité de sens qu’on lui découvre chez les philosophes juifs allemands ! Sans entrer dans la typologie qu’en dresse Moshé Idel au –travers d’une analyse érudite des différentes mystiques messianiques – extatique, théosophico-théurgique, magico-talismanique ou apocalyptique – on voit bien que les auteurs appartenant à une période et à une géographie européenne communes, Benjamin, Scholem, Buber, Lévinas ou Strauss par exemple n’en ont pas une définition proche.

Peut-être existe-t-il une tension messianique partageable, c’est- à-dire l’idée que le monde inachevé et brutal de la Création doit être réparé, amendé, bouleversé par le tikkun (réparation) des hommes.

Mais dès que l’on a dit cela, on est saisi par le caractère nébuleux et instable de cette proposition. Qui se charge du tikkun, un homme, un peuple, l’humanité ? Et que répare-t-on au juste ? Certes, le messianisme maintient le monde en suspens et évite le nihilisme afférent aux philosophies de l’éternel retour. Mais comment le transformer en en un concept politique ou moral pertinent ? C’est déjà difficile au sein même du monde juif, alors comment pourrait-il s’universaliser ?

Et pour commencer, le messianisme juif est-il encore en phase avec l’attente des Nations qui l’associe à l’espérance d’un monde meilleur où l’instinct animal, la violence et le mépris seraient enfin tenus en respect par l’amour et la justice?

Le rassemblement des dispersés en Eretz-Israël est l’une des approches des temps messianiques. Elle figure en tout cas clairement dans tous les écrits messianiques de l’exil. Hélas, le retour des dispersés est contemporain d’un retour des malentendus, de la guerre, de la haine et des querelles sanglantes de terre et d’héritage. Alors que la lumière messianique est censée rétablir le lien direct de Dieu et des Juifs (Dieu sortant de son propre exil) mais aussi faire retomber sur l’ensemble de l’humanité le Hessed et la Hokmah, la grâce et la sagesse, Israël est piégé dans une guerre infinie avec ses voisins palestiniens et arabes. Une aube nouvelle est arrivée, c’est vrai, pour tous les Juifs du monde, mais elle n’est pas arrivée avec le shalom et la réconciliation. Un immense pont suspendu enjambe la longue histoire de l’exil juif, mais l’apaisement et la sérénité espérés de la construction prodigieuse du pont ne sont toujours pas là. Israël, sous l’effet de la menace a certes gardé son statut de nation à part, mais pas comme nation sainte ou pastorale, chargée de faire vivre la lourde injonction du Sinaï et ainsi retranchée de l’Histoire commune. C’est comme Etat « juif » respecté pour sa technologie et sa puissance de feu, converti en Etat occupant après la victoire de 1967 sur les nations arabes coalisées que l’Etat israélien n’a pas encore rejoint la tranquille banalité des nations.

Et du coup, le messianisme pèse, l’exception de la destinée juive écrase. Surtout quand des motifs nationalistes et sectaires s’en emparent. Avraham Yehoshua, tout comme Amos Oz ou David Grossmann  prône le retour à l’histoire : «  Il nous faut une mémoire et une conscience historiques capables de nous situer dans le temps. Et revenir à la réalité, à la responsabilité. » C’est peu dire que nous vivons une crise du messianisme ! Le messianisme était déjà polysémique et complexe, très difficile à traduire en « aspirations humaines au possible ». Il est maintenant en train de s’épuiser au cœur de la « renaissance israélienne ».

Alors, comment ré-enchanter le monde, comment l’éclairer à nouveau avec la lampe prophétique, ce télescope poétique de l’au-delà, du non encore advenu, si la brisure politique de l’avènement d’Israël ne coïncide pas avec la naissance d’une ère éthique absolument différente, mais qu’elle est bien, en tout cas pour l’instant et pour des raisons multiples, le lieu de révélation de tant d’inimitiés et de malentendus ?

Comment la dialectique judaïque du singulier et de l’universel peut-elle rester vivante et féconde, à l’heure où la survie politique et morale de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat non exceptionnel de la communauté des nations requiert l’abandon de toute eschatologie messianique ? Franz Rosenzweig avait peut-être raison : « La terre trahit le peuple qui lui confie sa survie » . On voit bien que le désespoir des colons évacués de Gaza est trop substantiellement lié au territoire et que leur mystique d’un peuple juif affranchi de toute relation invalidante avec les Nations ne résiste pas aux impératifs politiques et moraux d’Israël.`

Bien sûr, on peut imaginer un transfert de l’attente messianique à un autre univers que celui des philosophes, réformateurs et mystiques juifs. Répétons-le, la curiosité renouvelée d’une fraction de la gauche « révolutionnaire » pour les thèses de Benjamin l’atteste. On peut toujours déplacer le sujet rédempteur et l’objet de la rédemption. Mais la nature forcément théologique du messianisme, (qu’il soit vécu comme une intensification personnelle de l’expérience mystique ou comme la promesse d’un renversement apocalyptique des hiérarchies de valeurs et de puissances), se laisse mal domestiquer par une pensée politique nourrie de matérialisme et de méfiance laïque à l’encontre des choses surnaturelles.

Mais surtout ne faisons-nous pas fausse route en établissant une parenté ou un voisinage entre la recherche quasi-nostalgique ou teintée de l’idée de l’éternel retour, de ré-enchantement du monde, et la tension messianique ?

L’enchantement romantique de la nature puisait dans les mythologies grecques, saxonnes ou nordiques ses inspirations. Peuplant la nature de mille créatures merveilleuses et insolites, et conférant à chaque phénomène mondain une dimension titanesque et céleste, la poétisation romantique faisait largement appel à l’imaginaire et à l’exaltation des sens esthétiques et artistiques.

Tout au contraire, l’habitation « juive » du monde est marquée par l’austérité, l’éthique, la mesure. Ou, autre forme de la dichotomie, le désert aride du monothéisme pur face à la forêt féconde et bientôt chrétienne, les philologues du dix-neuvième siècle comme Renan n’en ont-ils pas fait les développements que l’on sait ?  On peut relever ici ou là dans la kabbale extatique ou talismanique une sorte de présence supra-réaliste du divin, mais la règle générale reste la pratique équilibrée de la prière et de l’étude. Il suffit de rappeler ici brièvement la préférence accordée par les décisionnaires du Talmud à l’âne sur le cheval. Le Juif chemine à dos d’âne. Les coursiers, étalons et fiers chevaux appartiennent au monde des Grecs et des Perses. Le Messie lui-même arrivera à Jérusalem monté sur un baudet !

La Loi est difficilement pénétrable par la magie ou par l’art. Coupée de la révélation sinaïtique, elle n’exerce plus une attraction fascinante. D’une certaine manière, le rejet juif de l’iconographie merveilleuse( des icônes byzantines aux enluminures chrétiennes médiévales ou aux images pieuses modernes) s’est parfois étendu à un refus de la représentation artistique tout court.

Mais cet amarrage studieux et austère à la Loi a naturellement décliné avec l’éloignement de la génération de ceux qui virent des voix. Confrontée d’une part à la pensée européenne pré-moderne qui cherche à comprendre raisonnablement le monde et d’autre part aux traumas historiques du judaïsme européen dont l’exil d’Espagne est l’acmé, la pensée juive eut besoin des embrasements messianiques pour préserver sous une forme eschatologique l’énergie déclinante de la révélation monothéiste.

Le temps discontinu du judaïsme est orienté, non pas comme le courant unidirectionnel d’une rivière qui va vers la mer, mais il reste orienté, fléché par différents cycles qui interagissent et perturbent la perception continue du temps physique.

A la Genèse, fait suite le temps de la révélation sinaïtique, auquel succède le temps immesurable et chaotique des générations qui transmettent, même faiblement[2], les lumières de la tradition et in fine les temps messianiques, issue fulgurante et apocalyptique du Temps qui n’est pas nécessairement l’œuvre du progrès moral ou religieux d’une génération.

Le messianisme intègre la part irrationnelle, fantastique, épique de la religion juive. Il a pu soulever les masses à l’époque sabatéenne, quand Sabatai Tsevi promettait la fin de l’exil et le renversement subversif des saints commandements du judaïsme. Il a aussi conféré au sionisme des origines fortement imprégné de nationalisme des accents prophétiques et révolutionnaires d’une dimension universelle ( le kibboutz en est un exemple).

Mais aujourd’hui, la crise du messianisme est patente tout comme se manifeste aujourd’hui, conséquence de cette crise ou simple hasard, le brouillage des horizons révolutionnaires généraux. On ne peut plus dire avec Sartre que le communisme est l’horizon de l’humanité.

Et, tout comme l’inquiétude philosophique des classiques et la science européennes avaient érodé profondément la croyance simple en la Révélation, le nihilisme post-moderne, l’enlisement du rêve sioniste et le collapsus des idéologies communistes ont relativisé et obscurci le thème de la brisure messianique.

Alors, la lumière messianique est-elle éteinte ? Le télescope poétique du non encore advenu est-il définitivement en panne ?

Je ne sais pas répondre à cette question. La marranité me semblait une des réponses possibles. Parce que dans le (et les) marrane(s), les conversations et confrontations d’univers étrangers et anachroniques évitent toute forme de figement, toute autorité du dernier mot et parce que nous avons aussi pour la plupart consciemment ou non écrit une « lettre au père ». La Loi ( c’est-à-dire la responsabilité, la mesure, l’étude) ne peut s’enchanter qu’avec l’espérance messianique et cette espérance ne peut à mon sens survivre (le modèle territorial de la mystique est désormais en panne[3]) qu’en discutant avec toutes les philosophies et arts de l’humanité.

Mais nous ne vivons pas dans des temps marranes. Nous vivons dans des temps nominatifs, territoriaux, inamicaux : identitaires. Les bouffées de solidarité, d’élan généreux « universel » scandent une actualité  dominée par les menaces nucléaires, les intimidations fanatiques, la folle compétition de forces économiques et la fragmentation des continents en colonies.

Pourtant une internationale « marrane » existe, sans doute, invisible, inconnue à elle-même, à qui manque certainement une doctrine ou une charte pour se figurer quoiqu’une telle charte lui soit par définition étrangère, et aux yeux de laquelle la pesée subversive du juste milieu des choses, d’un milieu qui se constituerait des forces de chaque partie voire de chaque extrême, autrement dit une pensée inspirée par la « emtsa »[4] pourrait recueillir une certaine part de l’espérance messianique.
C.C.

 

[1] « Témoins du futur » (philosophie et messianité)

[2] «  La clé s’est perdue mais il reste le désir de la retrouver ». Franz Kafka

[3] Le modèle territorial, sioniste de la mystique est en panne parce qu’Israël se retrouve confronté à un dilemme : S’Il rejoint par une politique de compromis avec le monde arabe et palestinien la communauté des nations, comme le souhaitent la plupart des israéliens «  qui veulent revenir à la réalité, à la responsabilité », Israël obtient une relative quiétude existentielle au prix du déclin de son énergie messianique. Et si Israël nie les contraintes du droit international qui s’impose à tous les Etats, en faisant de son territoire le sanctuaire d’un judaïsme effervescent, insouciant de son environnement oriental, Il se précipite dans une guerre sans fin avec les nations et les peuples voisins…

[4] Sur emtsa, lire le texte de Paule Perez dans ce même numéro.