Approches du texte de Derrida :
« Politiques de l’amitié »
Troisième fragment
par Noëlle Combet
Ce troisième fragment sera consacré au constat de Derrida : l’exclusion du féminin dans les “grands’’ textes qu’inspire une pensée philosophique et politique ; double exclusion, écrit-il plusieurs fois : celle de l’amitié entre une femme et une autre femme, celle de l’amitié entre un homme et une femme.
La « peut-être venue de l’autre-femme » pourrait-elle annoncer en même temps qu’un renversement d’amitié passant par la reconnaissance de l’altérité et des différences sexuelles une démocratie qui n’est pas encore là ? L’attention accordée à l’exclusion de l’amitié au féminin est la toile de fond de cette analyse que mène Derrida, analyse minutieuse de la culture politique telle qu’elle apparaît traditionnellement, et jusqu’à nos jours :
« La démocratie s’est rarement représentée elle-même sans la possibilité au moins de ce qui ressemble toujours, si l’on veut bien déplacer un peu l’accent, à la possibilité d’une fraternisation. La phratriarchie peut comprendre les cousins et les sœurs, mais, nous le verrons, comprendre peut aussi vouloir dire neutraliser. Comprendre peut commander par exemple, d’oublier avec“ la meilleure intention du monde’’ que la sœur ne fournira jamais un exemple docile pour le concept de fraternité. […]
Que se passe-t-il quand, pour faire cas de la sœur, on fait de la femme une sœur ? Et de la sœur un cas du frère ?
Telle pourrait être l’une de nos questions les plus insistantes, même si, pour l’avoir un peu trop fait ailleurs, nous évitons de convoquer ici Antigone, ici encore toutes les Antigone de l’histoire, qu’elles soient ou non dociles à l’histoire des frères qu’on nous raconte depuis des millénaires » (Histoire des frères à entendre aussi comme « histoire de l’amitié », l’ami apparaissant ainsi que Derrida l’indique à de nombreuses reprises, comme frère d’élection).
Je ne reprendrai que quelques exemples de l’exclusion du féminin telle qu’elle apparaît dans les textes de nombreux auteurs que convoque Derrida, ici et ailleurs sur cette question : outre Aristote, Montaigne, Nietzsche, Carl Schmitt, Michelet auxquels je reviendrai ici, il évoque Platon, Freud, Lacan, Kant, Hegel, Heidegger Levinas…
La question essentielle reste de savoir ce que l’on pourrait attendre d’une autre conception de l’amitié, telle que les deux premiers fragments l’ont déjà dessinée sous la figure de l’aimance ou du peut-être, une autre conception qui serait accueillante au féminin en tant qu’autre. Cette question, on peut l’entendre dès les premières pages de « Politiques de l’amitié » : « (Je dis cela au masculin [l’ami, il, etc.] non pas dans la violence narcissique ou fraternelle d’une distraction mais pour annoncer une question qui nous attend, justement la question du frère, dans la structure canonique, c’est-à-dire androcentrée de l’amitié.) »
Il la réitère un peu plus loin :
« (Vous n’aurez peut-être pas manqué d’en prendre acte : nous écrivons et décrivons les amis au masculin, au neutre – masculin. N’y voyez pas une distraction ou un lapsus. Ce serait plutôt une manière laborieuse de creuser le sillon d’une question. Par elle nous sommes peut-être portés depuis le premier pas : qu’est-ce qu’une amie et l’amie d’une amie ? Pourquoi « nos » philosophies et « nos » religions, notre « culture » reconnaissent-elles si peu de droit irréductible, de signification propre et aiguë à une telle grammaire ?) »
Oh amies, il n’est nulle amie
Le “ laissé pour compte’’ du féminin dans de nombreux textes consacrés à l’amitié
Il y a, selon Aristote (« Ethique à Eudème ») trois sortes d’amitiés : la première, supérieure aux deux autres, est fondée sur la vertu, la deuxième, sur l’utilité (amitié politique par exemple), la troisième, sur le plaisir.
Bien sûr, cette distinction est trop « catégorielle » pour ne pas appeler de multiples questions ; par exemple, si la démocratie doit créer le plus d’amitié possible, comment ne passerait-elle pas, à un certain degré d’accomplissement, de la seconde forme à la première ? Où se place le féminin selon Aristote ? La seconde forme d’amitié inclut, selon lui, la famille. Dans l’« Ethique à Eudème », il n’en apparaît que deux figures : d’une part entre frères, d’autre part entre père et fils. « Ni femme ni sœur ne sont nommées » constate Derrida. Et il ajoute : « Cela ne signifie pas que toute amitié soit simplement exclue, en général, entre l’homme et la femme, l’époux et l’épouse. Simplement, voici l’exclusion, une telle amitié ne relève ni de l’amitié familiale […], ni, bien sûr, de l’amitié par excellence, l’amitié première ou de vertu. C’est une amitié fondée sur le calcul de l’utile, une amitié de mise en commun. »
Cette amitié entre époux peut prendre la forme du plaisir, mais c’est une vertu mineure d’amitié, selon Aristote. Il arrive même que l’amitié première s’y rencontre quand chacun jouit et se réjouit de la vertu de l’autre. Mais ce lien ne dure pas : au- delà des enfants qui sont, selon Aristote le bien commun, ce lien se dénoue.
Le noyau stable de la famille est le rapport entre le père et les fils, ou entre les frères. Voici donc le féminin généralement exclu de l’amitié première.
Par la suite le “modèle’’ chrétien n’entraînera pas de modification au contraire semble-t-il ; et à la psychanalyse qui s’est révélée novatrice en donnant une priorité à la sexualité, il n’est cependant arrivé dans ce champ, rien de bien nouveau, pas encore peut-être, énonce Derrida, à moins que ce qui lui arrive soit que rien ne lui arrive.
Le modèle familialiste et phallocentré reste bien évident dans « Totem et Tabou » de Freud comme dans cette sorte de figure trinitaire que représente le « nœud borroméen » lacanien :
Réel/Symbolique/Imaginaire ; certes, un père, des frères, une femme peuvent se trouver dans chacune des trois consistances mais on peut facétieusement imaginer qui a une place privilégiée dans chacune ; d’autre part, la prévalence théorique du Symbolique reste bien évidente dans ce qui se transmet de Lacan, malgré quelques avancées généralement mal prises en compte par les fils de Lacan. Quelques uns, peut-être et quelques unes qui ne seraient pas alors des cas du frère font exception. Bien sûr, ceci ne concerne pas la pratique : dans la clinique, en général, comme chacun sait, ça ne cesse pas d’arriver.
On peut penser que d’Aristote à Montaigne, la situation s’est encore dégradée : Derrida constate qu’en présentant le mariage comme ce qui n’a, à cette « divine liaison de l’amitié » qu’une « imaginaire ressemblance », Montaigne écarte en silence une amitié hétérosexuelle.
Un lien entre un compagnon et une compagne ou entre deux compagnes ne pourrait s’égaler à son modèle : le lien entre deux compagnons, frères d’élection. La faute en revient au sexe de la femme et à son manque de fermeté selon Montaigne : « Leur âme ne semble [pas] assez ferme pour soustenir l’estreinte d’un nœud si pressé et si durable. Et certes sans cela, s’il se pouvoit dresser une telle accointance, libre et volontaire, où, non seulement les ames eussent cette jouyssance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fust engagé tout entier : il est certain que l’amitié en seroit plus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore peu arriver et par le consentement des escholes anciennes est rejeté. »
Quant au fou vivant, Nietzsche, il n’est pas assez fou encore pour renverser cette tradition, comme l’indiquent les sentences de Zarathoustra dans « De l’ami ». Il est répété trois fois que « la femme n’est pas encore capable d’amitié »
Michelet marche du même pas : alors que son œuvre vante la démocratie, que son livre « L’Amour » qui s’en veut la base, regorge de bons sentiments à l’égard des femmes, « ruisselle », selon Derrida, « d’une bonté d’homme, de mari de père », on y retrouve l’affirmation d’une insuffisance, d’une immaturité féminine : Michelet écrit : « Le mot sacré du nouvel âge, fraternité, elle l’épelle mais ne le lit pas encore » (je souligne)
L’on ne saurait s’étonner de l’exclusion radicale du féminin dans l’œuvre de Schmitt : « Ce qu’une vue macroscopique peut mettre en perspective de très loin et de très haut, c’est un certain désert. Pas femme qui vive. Un désert peuplé, certes, et même, diront certains, un désert noir de monde : oui, mais des hommes, des hommes, des hommes, depuis des siècles de guerre, et de costumes, des chapeaux, des uniformes, des soutanes, et des guerriers, des colonels, des généraux, des partisans, des stratèges, et des politiques, des professeurs, des théoriciens du politique, des théologiens. Vous chercheriez en vain une figure de femme, une silhouette féminine, la moindre allusion à la différence sexuelle. »
Derrida ajoute que les sœurs, s’il y en a, sont des espèces du genre frère. Et il évoque, sur ce point, par association, la lettre « du grand et bon saint François d’Assise qui ne pouvait s’empêcher d’écrire à une religieuse : “ Chère frère Jacqueline ’’. »
Il serait possible de continuer ainsi longtemps ; mais une liste aurait un goût de récrimination et le sujet devient, à la longue, ennuyeux sinon douloureusement banal. Cependant, l’analyse de cette exclusion telle que Derrida la mène, permet de bien en comprendre les formes, les raisons inconscientes et d’éclairer le terrain politique sur lequel nous nous trouvons ; afin d’envisager, peut- être et de travailler la possibilité d’une transformation ou même d’une conversion selon le mot de Derrida sur la pensée de Nietzsche, conversion qui concernerait cette fois le féminin.
En lien avec cette exclusion,
notre culture politique :
Derrida indique, dès l’introduction le constat auquel aboutit ce geste philosophique, unique jusqu’alors, de déconstruction des textes canoniques traitant de l’amitié : « A revenir si régulièrement sous les traits du frère, enjeu sensible de cette analyse, la figure de l’ami semble spontanément appartenir à une configuration familiale, fraternaliste et donc androcentrée de l’amitié. »
La question posée par ce constat est, indique-t-il, grave pour la démocratie. Il relève plus loin une adhérence de l’Etat à la famille. Il montre que notre « démocratie » fonctionne sur des modèles implicites fondés sur les notions de paternité et fraternité. Il insiste sur ce que ces modèles occultent ou neutralisent dans la reproduction d’un pouvoir à configuration familialiste, indiquant, dans le fait que amitié et fraternité soient consubstantielles l’une à l’autre, la prédominance d’une figure d’homosexualité virile sublime au fondement du phallocentrisme philosophique et politique.
L’amitié virile, en tant que sublime dans les textes qui la célèbrent, apparaît comme non sexualisée, dés érotisée, l’homosexualité étant renvoyée dans l’inconscient. Le modèle androcentré génère la double exclusion du féminin, plusieurs fois énoncée : pas de place dans les grands discours éthico-politico- philosophiques pour l’amitié entre des femmes ou entre un homme et une femme. Or, selon Derrida, quels que soient les sexes engagés, l’amitié comporte l’érotisation et ne serait pas désexualisée sans dommage.
En contrepoint, Derrida, nous l’avons vu, propose une pensée du peut-être empruntée à Nietzsche. Ce peut-être pourrait ouvrir à un avenir différent mais encore improbable. Derrida énonce que cet imprévisible à venir ne serait pas en opposition avec les apories rencontrées dans les textes évoqués mais serait exigé par elles, les excéderait, et, les dépassant permettrait d’enrichir l’héritage. Une altérité nouvelle serait à penser, « sans différence hiérarchique à la racine de la démocratie, écrit-il. Cette démocratie libérerait une certaine interprétation de l’égalité en la soustrayant au schème phallogocentrique de la fraternité. »
Ainsi qu’il l’a plusieurs fois proposé, il y faudrait une autre façon d’être en amitié, incluant la rareté, l’anticipation du deuil et la solitude, ouvrant à une amitié au féminin, en lien avec l’image d’une communauté sans communauté (cf. le premier et le second fragment où l’on voit bien qu’il découvre peu à peu l’ombre de cette autre communauté à l’intérieur même des textes qu’il déconstruit).
Il affirme plus loin : « Le “il n’y a pas d’ami’’ peut et doit se charger de la plus nouvelle et la plus rebelle des significations : il n’y a plus d’ami au sens ou la tradition nous l’a enseigné. » Mais cette signification rebelle ne va pas sans l’affirmation et la réaffirmation d’un héritage, « toujours capable d’être enrichi » selon Maurice Blanchot qu’il évoque sue ce point. Il insiste sur la nécessaire reconnaissance du féminin dans l’amitié, indiquant que « la condition sans femme, c’est la flambée monacale de l’esprit, la “ philosophie’’ » qui parfois prend un peu son élan dans un peu de misogynie (ce peut être de la misandrie dans la communauté féminine.) »
En ce qui concerne la philosophie, l’on voit bien que des femmes philosophes au début du XXème siècle, comme Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Simone Weil, restent marquées par des modèles masculins. Il faut, pour percevoir des accents nouveaux, se tourner plutôt vers les textes anglo-saxons, en particulier ceux de Judith Butler.
Au cours d’un entretien accordé au « Monde » à propos de « Politiques de l’amitié, Derrida indique qu’il ne s’agit pas de nier la possibilité d’une amitié entre deux femmes ou entre un homme et une femme mais d’en indiquer l’absence dans les textes ayant trait à l’amitié et il en appelle à la nouveauté dans l’avenir. Ainsi, dans un ouvrage ultérieur, « Prégnances », il propose : « Et pourquoi ne pas inventer autre chose, un autre corps ? Une autre histoire ? Une autre interprétation ? » Et il intitule une conférence prononcée au Brésil : « le peut-être d’une venue de l’autre-femme ».
En attendant cette possible venue, lorsque Derrida évoque le mouvement qui porte, dans notre actualité à se libérer des schèmes familiaux traditionnels, il évoque la « communauté désoeuvrée », de littérature, de poésie, d’aimance, à travers Georges Bataille, Maurice Blanchot, Michel Deguy, qu’il cite : « La plupart des hommes n’auront existé que par et pour leur famille ; où nous vivions et mourons en étant aimés, commentés, un peu déplorés.
Parmi les tentatives désespérées pour exister outre famille : écrire ou…aimer ; qui emporte, altère, adultère. De l’Autre, un autre vraiment autre nous ravit : c’est un dieu. Et voyez, à peine se sont-ils arrachés à la famille par amour, ils font une famille. A moins qu’ils ne meurent en s’aimant, aimant à mourir, Tristan et Juliette, c’est l’alternative que leur laisse la littérature.
(Rappelle-toi, dit la querelle conjugale, que nous ne sommes pas de la même famille. Et c’est pourquoi nous n’avons jamais tout à fait parlé de la même chose.) »
Le peut-être d’une venue de l’autre femme en lien avec la communauté de ceux qui sont sans communauté comporterait une promesse : l’éventualité d’une autre démocratie à venir.
Mais n’oublions pas que la pensée du peut-être, pour Derrida reste liée à de l’imprévisible…Le futur est, selon lui prévisible ; pas l’à venir. Nous pouvons dire aujourd’hui que nous nous trouvons encore dans l’improbabilité de ce qui viendra. L’autre femme s’annonce-t-elle dans les gender studies ou dans les questions soulevées par la pensée queer ?
Dans sa conférence « le peut-être de la venue de l’autre-femme » Derrida évoquait ces manifestations actuelles du « féminin », mettant leur insistance en lien avec le la méconnaissance de la question dans le passé. On peut aussi les mettre en perspective avec des pratiques actuelles puisque désormais, l’intersexuation étant généralement méconnue, la féminité doit être validée, dans le champ sportif par exemple, testée ! On va vous dire si vous êtes une femme : ainsi pourrez vous apparaître comme telle, même si vous n’en avez pas le « style ». Quel style ? Comme si le genre apparaissait dans des signes manifestes qui effaceraient la place du disparaître, de l’incertitude, de l’oscillation.
Nous sommes là aux antipodes de la peut-être venue.
De ces textes, ces questions, surgit la nécessité d’accepter la différence sexuelle au-delà du masculin et féminin.
Dans « Ni homme ni femme. Enquête sur l’intersexuation » le journaliste indépendant Julien Picquart veut croire qu’ « une autre approche des variations du développement sexuel est possible, via une autre conception du sexe et du genre, une autre définition de l’humanité »
Sortirait-on ainsi, peut-être, d’une conception phallocentrique des sexes ? A condition toutefois que l’affirmation des « genres » ne reconduise pas à des communautés exclusives, rejetant l’hétérosexualité comme ce fut le cas de groupes homosexuels ou féministes.
La question centrale semble donc bien être celle de l’esprit communautaire fraternel avec lequel les plus grandes distances seraient à prendre pour une démocratie digne de ce nom. Mais l’on voit celui-ci se durcir à nouveau, aujourd’hui, entre des frères de foi, de combat, de fanatisme et même dans divers groupes sociaux (esprit de chapelle, dit-on.)
Nous ne pouvons donc que continuer à appeler de tous nos vœux la communauté de ceux qui sont sans communauté.
D’autre part, nous avons désormais affaire à des formes diffractées de l’autorité et ces pouvoirs décentralisés se manifestent souvent sous des formes encore plus oppressives que celles de l’Etat, imitant ce dernier, singé jusqu’à la caricature. Et celui-ci actuellement, ne se soucie guère d’amitié démocratique en France. Certaines instances décisionnaires locales, administratives ou commerciales font du zèle reconduisant l’allégeance des fils au père ; qu’il puisse s’agir de filles du père ne change rien à l’affaire : l’on retombe sur des sœurs qui sont des « cas du frère » et le féminin n’est toujours pas au rendez-vous. Il reste du côté de l’exclusion. Donc, la démocratie reste encore désespérément de l’ordre du peut-être alors que, comme le prophétisait Nietzsche, tout va très vite maintenant. Faudra-t-il s’en remettre, hors de tout esprit communautariste, à des initiatives de la société civile , les groupes d’opposition reconduisant les mêmes schémas ? Peut-être.
La conclusion de Derrida, que je cite pour clore ce fragment, reste d’actualité :
« Car la démocratie reste à venir, c’est là son essence en tant qu’elle reste : non seulement elle restera indéfiniment perfectible, donc toujours insuffisante et future mais, appartenant au temps de la promesse, elle restera toujours, en chacun des temps futurs à venir : même quand il y a la démocratie, celle-ci n’existe jamais, elle n’est jamais présente, elle reste le thème d’un concept non présentable. Est-il possible d’ouvrir au « viens » d’une certaine démocratie qui ne soit plus une insulte à l’amitié que nous avons essayé de penser par-delà le schème homofraternel et phallogocentrique ?
Quand serons- nous prêts pour une expérience de la liberté et de l’égalité. »
Il me semble important d’ajouter, compte tenu de la pensée de Derrida, que cette égalité ne serait pas unificatrice, qu’elle resterait soucieuse des différences qu’elle ferait l’épreuve respectueuse de cette amitié-là qui serait juste au-delà du droit, c’est-à-dire à la mesure de sa démesure ?
Construire sans relâche la démocratie va donc, selon Derrida avec une déconstruction des discours philosophiques, politiques, anthropologiques et sociaux qui, se fondant sur la paternité et la fraternité reproduisent un pouvoir à configuration familialiste dont le féminin est exclu.
D’autres modes de relation sont à inscrire dans une pensée nouvelle de la démocratie délestée de ses paradigmes généalogiques. Derrida propose que cette pensée nouvelle soit animée par l’aimance, mot inventé par Abdelkébir Khatibi et qu’il reprend en de nombreuses occurrences. Cette aimance, dit-il au cours d’un colloque consacré à « Politiques de l’amitié » excède la phénoménologie et la rhétorique.
Elle suppose le renoncement à la présence de l’autre, le consentement aux interruptions du lien dans le respect de ce qu’il y a en l’autre d’inappropriable. Même si une telle visée est inacceptable jusqu’au bout, il ne pourra y avoir une éthique relationnelle et donc sociale si nous ne nous efforçons pas de nous y assujettir autant que possible en reconnaissant l’impossible de ce possible : fluctuations et contradictions qui font l’humanité vivante. N.C.