Bloc-notes

Editorial


L’ordre règne, mais ne gouverne pas.  (Guy Debord)

par Claude Corman

Dans la capitale belge, les institutions européennes exhibent, dans une fière et prometteuse transparence, leurs palais de verre. Du Conseil au Parlement ou à l’immeuble de la commission, on sillonne des espaces qui concentrent dans l’imaginaire des peuples européens l’intelligence, la modernité, la puissance des vingt-sept nations qui ont scellé un  pacte de paix et de prospérité commune. Mais d’où vient qu’un sentiment de souveraineté défaillante, de pouvoir en cage, de zone artificiellement délimitée et retranchée envahisse le visiteur qui parcourt ces lieux en européen désinvolte ou appliqué ? Et comment réfréner l’idée troublante que l’on a rajouté aux palais nationaux, aux prestigieuses demeures de l’Etat français, allemand ou italien, un palais européen surnuméraire qui, sans les brider ni les remplacer le moins du monde, offre à chacun d’eux l’illusion d’un pouvoir national conforté et en expansion ?

 

Quand on arrive à Bruxelles par le rail et que l’on découvre la ville par  la gare de Bruxelles-Midi, on est aussitôt plongés dans une atmosphère noire, sale, violente, qui n’annonce d’aucune manière au voyageur qu’il vient de pénétrer dans la capitale des institutions européennes. Pas un panneau, pas une carte, pas une photographie. On est aspiré dans le ventre d’un métro puant la rage, la pauvreté, la mésentente, la solitude des lieux publics. Un métro qui rappelle celui de Paris, où des bandes de morveux insensés ont imposé dans les transports publics souterrains la loi du regard humilié, du regard qui évite de croiser celui des autres, d’être à hauteur de celui des autres. Comment avoir pu s’habituer à telle offense, comment prétendre encore être un grand Etat, une grande Nation, avoir dans la bouche tant de rodomontades sur l’identité nationale et faire admettre à des centaines de milliers d’usagers du métro qu’ils doivent s’accoutumer à baisser le regard, à tapoter sur leurs portables, à éteindre toute forme de vie sociale, pire à concevoir celle-ci comme un cauchemar imposé ?

 

Donc, la gare de Bruxelles-Midi : la saleté, la puanteur, des salles gigantesques et abandonnées, pas un employé du métro, pas un contrôleur, pas d’âme qui vive. On sort du ventre de Bruxelles, de ce boyau sinistre et angoissant comme un convalescent qui redécouvre la fraîcheur du dehors après une longue réclusion hospitalière. Les agressions sordides qui s’y déroulent sont déclassées en faits-divers, en symboles de la décrépitude sociale qui a envahi les galeries des sous-sols. Ce qui compte pour l’ordre qui règne mais ne gouverne pas, c’est ce qui se passe en plein air, dans les palais nationaux, les musées royaux des beaux-arts, ce qui importe est que les touristes se régalent au Musée Magritte ! Il suffit pourtant que les flamands de l’agglomération BHV, Brussels-Halle-Vilvoorde, s’en soient pris aux  avantages linguistiques de leurs co-administrés francophones pour que la Belgique se défasse, se détricote et soit au bord d’une partition suicidaire. Scénario politique réellement ubuesque pour une capitale dont le nom incarne l’Europe et pour une Europe localement incapable de calmer la discorde des communautés qui ont fondé autrefois la Belgique.

 

Alors que le volcan islandais perturbait l’espace aérien européen, Mr Borloo et Mr Estrosy prièrent avec solennité les cheminots de la SNCF de cesser leur mouvement de grève en solidarité avec les milliers de voyageurs piégés par les caprices fumants d’Eyjafjöl. Sans doute une sorte de parenté « fossile », préhistorique, entre le volcan  et la grève des cheminots hexagonaux s’était-elle inconsciemment imposée à leurs esprits. Afin de passer enfin de l’Age magdalénien  à celui des palais de cristal de la modernité, où tout est fluide et circulant, les cheminots de Sud et de la CGT étaient sommés de se montrer compréhensifs avec tous les humains coincés dans un temps intempestif !

 

Au même moment, les hôteliers de Berlin, de Paris, de Milan et dans une moindre proportion ceux de Londres, révisèrent à la hausse leurs tarifs de nuitées. A Milan, le prix des chambres doubla, atteignant la coquette somme de 240 Euros pour des prestations ordinaires. Ce phénomène fut observé dans les autres capitales européennes avec des variations de 50 à 90% des prix. Toutefois, cette flambée opportuniste des coûts ne suscita pas les mêmes commentaires : on évoqua ces comportements de marché noir comme de simples ajustements de la loi de l’offre et de la demande, réservant la prime de l’infamie à l’égoïsme corporatiste des travailleurs du rail !

 

Scénario presque identique avec celui des conflits sociaux et des révoltes qui secouent et secoueront plus encore demain, les peuples de pays contraints à des cures brutales d’austérité afin de rétablir le crédit de leurs finances publiques et que l’œil cyclopéen des Marchés assimile à des « Rogue-States » truffés d’obligations pourries. La Grèce est traînée devant cette Pythie « infaillible » qui a élu domicile dans les commissions d’annotation des dettes et déficits nationaux.  Et du coup la contrée d’Homère et de Platon se retrouve dans le collimateur de cet Augure sombre et sec qui distribue les bons points et les mauvaises notes. Ces Grecs et ces Portugais, ne voyez-vous pas qu’ils sont pareils aux cigales qui se gèlent quand les premiers frimas surviennent alors que les fourmis laborieuses et prudentes font face à la bise glacée et récoltent les premiers prix de conduite ? Il s’en faudrait de peu, de très peu pour que les grévistes grecs et portugais soient accusés d’être les principaux responsables de l’endettement ruineux de leurs pays, en menant grand train de vie !

 

Quand Monet, Schumann et les autres pères fondateurs de l’Europe réfléchirent à l’alliage requis pour forcer l’unité des peuples européens, ils le trouvèrent  initialement dans une communauté du charbon et de l’acier. C’est du côté de l’industrie lourde et de l’énergie que se forgea le noyau dur européen. Par cette mise en commun de ressources économiques essentielles, la solidarité de fait des peuples européens du premier cercle était autant encouragée que contrainte. Non pas que les instituts et les échanges culturels aient été considérés dans l’esprit des fondateurs comme anecdotiques ou secondaires, mais bien parce que ces derniers avaient eu tout loisir de mesurer ce fait fondamental : le cosmopolitisme affirmé et naturel des élites culturelles de l’entre-deux guerres n’avait nullement pénétré les masses européennes. S’il allait de soi que Musil, Kafka, Sartre, Gide, Valéry, Breton, Manet, Monet, Matisse, Picasso, Dix, Kirchner, Kandinsky ou Modigliani, faisaient partie du même monde transnational de l’esprit ou des arts, il était malheureusement tout aussi évident que leur génie sans frontières n’avait pas pesé lourd face au déferlement des passions nationales dans les années 1930 et 1940.

 

Ainsi, la matrice économique s’imposait aux leaders du projet européen d’après-guerre pour accroître le sentiment d’une destinée partagée et nécessaire des peuples du vieux continent.

 

Quand, cinquante ans après, et alors que l’Europe s’était considérablement élargie et enrichie et n’était plus dominée par les conséquences politiques de la seconde guerre mondiale, ce fut encore du côté de la raison économique et plus encore financière que l’on chercha l’alliage fédérateur. Mais la création d’une monnaie commune, assortie d’un pacte de stabilité, surréaliste en cas de crise (or l’économie de marché est nécessairement une économie de crises) révéla douloureusement le fiasco, sinon la faillite du projet européen. Parce que l’URSS avait implosé, on avait cru à la stabilité définitive, indiscutable de l’Europe, à la disparition des ennemis. Le sommeil politique fut profond. Plus dur en est aujourd’hui le réveil.

 

La cité de Sighetu Marmatiei (Shiget) à la frontière roumano-ukrainienne est la ville natale d’Elie Wiesel. Elle possède un « Musée de la Pensée arrêtée », sorte de vaste mémorial dédié aux victimes roumaines du communisme et aménagé dans une ancienne prison. Le communisme y est décrit et exhibé comme une machine féroce et criminelle, sous des traits assez semblables à ceux que nous utilisons généralement pour dépeindre le nazisme. Ce lugubre pénitencier souligne parfaitement la masse des exactions et des meurtres commis par la Securitate et le régime de Ceausescu : les cellules sombres qui se pressent sur trois étages racontent les basses œuvres des assassins communistes contre la monarchie, les minorités ethniques, les religieux, les intellectuels, les artistes, et tous ces sans grade du peuple roumain auxquels cet exhaustif devoir de mémoire s’efforce de rendre un nom, parfois une figure.

 

Mais la mémoire de ce lieu paraît borgne ou amputée. Disparus, les pogroms antisémites des gardes de fer d’Antonescu, volatilisée la longue nuit de la collaboration roumaine avec l’Allemagne hitlérienne ! A Shiget, en 1939, quarante pour cent de la population était juive. Le musée de la pensée arrêtée a un magnifique nom. Mais la pensée ne s’est-elle pas arrêtée bien des années avant le communisme ?

 

En Israël, à Jérusalem, le Centre Simon-Wiesenthal souhaite ériger un Musée de la tolérance, un Centre de la dignité humaine à l’emplacement d’un antique cimetière musulman, la Mamilla, sous la terre duquel reposent les ossements des aïeux des plus grandes familles palestiniennes, mais aussi ceux de plusieurs milliers de soldats de Saladin et d’érudits musulmans du haut Moyen-Age. Certes, la partie du cimetière musulman de la Mamilla qui doit abriter le musée de la tolérance est depuis de nombreuses années le siège d’un parking, mais symboliquement, ce terrain est « intouchable ». Le conflit entre les concepteurs du Musée qui ont le droit administratif de leur côté et les familles palestiniennes scandalisées par la « profanation » du cimetière n’est pas réglé. Mais à quoi bon ériger un musée de la tolérance dans un endroit qui ravive toutes les intolérances et les discordes ? L’occultation de l’ossuaire musulman de la Mamilla par un Musée de la tolérance israélien n’est sans doute pas de même nature que le déplacement ou l’effacement des tombes juives des villes moldaves de Balti ou de Chisinau, mais un tel choix rejoint celui du Musée de la pensée arrêtée de Shiget. Quelle que soit la vertu didactique ou émotionnelle de son futur contenu, quel que soit son objectif d’universalité, le centre Simon Wiesenthal excite avant sa naissance les rancoeurs, les ressentiments et les haines. Et il échoue de la sorte à être un pont entre les peuples qui vivent à Jérusalem.

 

La Cité de glace de l’Europe et Bruxelles noyé dans le brouillard linguistique, le confinement des boyaux enterrés de la multitude et la grâce des expositions de surface, les cendres du volcan islandais et le marché noir des petits profiteurs, la fossilisation des colères populaires et la survie de la zone Euro, le musée de la pensée arrêtée de Shiget et le musée de la tolérance de Jérusalem, que d’angles de vue tronqués ou partiaux ! Et combien nous manque une vision plus large, plus bienveillante, plus audacieuse ? On en vient à se demander si la seule vision panoramique de la terre n’est pas en définitive celle des cosmonautes de la station spatiale internationale. On aimerait de la sorte pouvoir se convaincre qu’il existe au moins une poignée d’hommes et de femmes dont le cœur bat à l’unisson pour notre planète et tous ses habitants. Mais il nous vient aussitôt à l’esprit cet énoncé terrible et radical d’Husserl : La terre ne se meut pas ! C. C. (Mai 2010)