Sidération préliminaire sur un traité

Entre l’aveu et l’inquiétude, une position intenable

Entre confusion et perplexité, la méthode dispersée et nationale de consultation des citoyens européens fait plonger les électeurs français dans un état de sidération tel qu’elle pourrait priver le traité de son objet d’acte de naissance symbolique de la Constitution européenne.

La sidération, c’est cela, la sidération de la pensée politique en France à l’approche du référendum, est-ce cela qui nous fait réagir ou la honte ? « Oui ou non » ! La question paraît éminemment simple, profondément démocratique. Les bébés ne disent-ils pas « oui » ou « non » tout juste après « papa » et « maman » ? N’importe qui sait dire oui ou non, il est plus difficile de choisir des camps, des partis, des idéologies, des représentations voisines de ce que l’on pense ou souhaite, le PS exhibe bien cette difficulté jusqu’au reniement de son propre vote interne. Mais dans le oui et le non se ramasse une sorte de conscience personnelle du choix qui peut emprunter aussi bien au passé tragique de l’Europe qu’aux dernières lumières blanches de la chapelle Sixtine ou encore à la défense du service public national son ultime raison d’être.

Les arguments, on le sait, se croisent et s’enchevêtrent dans une confusion grandissante, de sorte que toute prise de position dans un référendum de cette sorte est un aveu[1]. Et dans ce type de procès qui instruit à charge « l’Europe » ou « le peuple » selon le cas, ce n’est pas la résurrection du politique qui se révèle comme le croient certains, ni le débat démocratique français, enlisé, verrouillé, qui se trouverait réveillé enfin, à l’occasion de ce référendum, mais la vanité et la naïveté nationales.

Nous pensons que ratifier un traité, qui va organiser la vie de la communauté des 25 nations européennes, dans un cadre étroitement national, est sans doute la cause de ce malaise. On peut préférer, par crainte des réactions irrationnelles des peuples ou par la simple connaissance des ressentiments de toute nature que les citoyens de chaque pays nourrissent envers leurs pouvoirs respectifs, on peut préférer le vote entre élus de condition voisine aux vertigineuses inconnues des choix populaires. Mais là n’est pas l’unique problème. La confusion, croyons-nous est liée au cadre national de la pensée politique qui est absolument inadapté à des questions dont la nature est la construction de l’Europe comme puissance, culture, et perplexité. Car il ne saurait y avoir de culture ou de puissance européenne que marquées, affectées par la perplexité et l’inquiétude. L’exact opposé de l’aveu qui loge dans le oui et le non. N’avons-nous pas été, chacun dans nos nations et à tour de rôle des monstres ?

Ce traité qui doit en principe marquer la naissance symbolique de la Constitution européenne (il est évident que cela évoluera et que rien n’est gravé dans le marbre des Ecritures, Giscard d’Estaing n’étant pas, quoique immortel, l’égal de Moïse ou de Jésus) manque son but, moins par l’opacité de ses articles (ou les reproches qu’on lui intente sur l’oubli du social ou de la laïcité) que par sa ratification dispersée et nationale.

Comment ébaucher une idée européenne responsable et vivante sans une délibération politique synchrone des vingt cinq pays qui composent l’Europe (les vieux ennemis réconciliés, tout comme les petites nations arrachées au joug imbécile des bureaucraties staliniennes).

Comment forger cette conscience politique engageante, généreuse, solidaire, dont les hommes politiques nourrissent nos oreilles distraites et mornes depuis trente ans, sans créer des alliances ou des représentations transnationales (les verts, les libéraux, les sociaux-démocrates, les nationalistes…) ?

Et comment parler d’Europe démocratique si l’on balbutie déjà sur les échelons de la souveraineté : y aurait-il d’un côté l’Europe des experts, des commissions, des « savants » qui fabriquent des circulaires et des lois, sorte de parti autonome et coupé des « masses » tout occupé à se reproduire et de l’autre, la vraie vie politique, qui sent, renifle, éructe, crie, s’enthousiasme ou se dépite, celle-là , cette vie politique en sang, en chair, en langue, qui serait celle de chaque peuple , de chaque nation ?

Par ce qui semble une question simple, « voulez-vous ratifier le traité constitutionnel », on attend une réponse simple : oui ou non.

Mais il faut bien reconnaître que l’immense majorité des citoyens, pour des raisons variées, ont dans la tête une mosaïque composée de oui et de non. Une mosaïque de doutes comme : oui, si les articles du traité, livrés à une multitude de mentalités et d’intérêts respectifs, sont lus et appliqués de la manière qui serait celle dont chacun les pense, les ressent et se les approprie.

En cas de vraie discorde, quelle lecture, quelle application prévaudra, dans les divisions entre pays et internes aux pays, dans la multitude de gouvernants et d’opposants, de politiques et d’experts, d’élus et de fonctionnaires ? Le traité est un cadre ouvert, et nul ne s’en plaint, mais cette ouverture même est génératrice d’inquiétude, de perplexité. Même si le citoyen ne cherche pas l’extrême confort, habitué qu’il est de l’incertitude et des surprises post-électorales, comment, alors qu’il lui est demandé un aveu, c’est-à-dire un acte simple, lui demander du même coup de l’entériner de la sorte tout en lui présentant une multitude d’hypothèses marquées par l’aléatoire?

Le non ne surgit donc pas – contrairement à ce qu’en imaginent ses plus ardents et inconditionnels laudateurs – comme la ré-animation d’un peuple rebelle et d’avant-garde prêt à incendier l’Europe comme autrefois, face au conclave frileux des monarchies. Au mieux surgit-il comme le produit commun d’une peur, d’une lassitude, d’un sentiment de dépossession, au pire comme le résultat du long et patient travail de l’extrême droite de re-nationaliser le champ idéologique hexagonal, afin de pouvoir éliminer tout à la fois les libéraux et les étrangers.

Le non de gauche n’existe tout bonnement pas. C’est ainsi. Le non est souverainiste et nationaliste. Il n’est populaire que parce que la nation et le peuple ont trouvé pendant deux siècles la voie d’une complicité et d’un arrangement profitables. On peut avoir la nostalgie de ce temps et de cette souveraineté, car tous les crimes politiques n’ont pas été commis par et pour la nation. Les souverainistes québécois ne sont pas moins respectables que les fédéralistes canadiens, mais ici, en Europe, nous n’avons pas la même histoire ! « Le non est nationaliste ! » N’est-ce pas un peu court ? Et la défense d’une Europe sociale, d’un autre modèle de développement économique faisant écho à des préoccupations citoyennes, sociales et écologiques, que le traité ignore, est-ce une affaire nationaliste ?

Hélas, le référendum, on l’a vu, gomme la noblesse et la sincérité des argumentations et des inquiétudes. Il enferme la réponse dans le prétoire de l’aveu. Et ce n’est pas le peuple ni le social qui est aujourd’hui dans le box des accusés. C’est la construction européenne elle-même : plaidez-vous coupable ou non coupable, demande-t-on à l’Europe. Le non affirme la culpabilité, il est son aveu.

« Un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures, car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » a dit Rousseau. Sans doute. Mais il est temps d’élargir cette question au delà de l’hexagone ! Qu’est-ce qui peut empêcher l’Allemagne, l’Angleterre ou la Hollande de penser la même chose, de se faire mal ou de changer les lois, même les meilleures ?

Claude Corman

[1] Une allégeance, pour obtenir protection. A contrario, un homme « sans aveu » est un homme sans suzerain pour le protéger et lui donner une appartenance.