Seul, l’atome habite en poète sur la terre…
par Claude Corman
L’hébétude, la stupeur, l’effroi. Le sentiment foudroyant de l’humanité-monde, le recouvrement de l’ego par l’espèce, la condition humaine offerte au malheur, à la désolation, la fin de la géographie terrienne, l’ultime dissolution des points cardinaux, de l’Orient et de l’Occident, sinon dans la discipline, la retenue, le refus d’exhiber la peur, le drame ou l’intérêt personnel. Peut-être encore la dernière manière de faire résonner l’Orient. Mais hors de ce trait de caractère, tout nous était devenu commun, le déluge dévastateur, la nappe cannibale de l’eau, l’amnios transformé en écrin de mort, une eau qui sème la sécheresse. Et la terre, soudainement inhospitalière à l’homme et qui secoue ses constructions, ses tours, ses gratte-ciel comme les rafales de vent, ployant, tordant, arrachant les arbres quand les tempêtes grondent. Et toujours, en commun, sans nulle trace d’étrangeté, comme si le cœur de l’intimité avait ouvert ses portes à l’étranger et l’avait incorporé, faisant cesser la distance et l’objectivité, nous avons vu ensemble, tous ensemble, les panaches de fumée monter des réacteurs de Fukushima, nous avons vu le souffle nucléaire, ensemble. Le souffle mortel des atomes radioactifs, brûlant et invisible venait vers tous les hommes. Personne ne pouvait s’en protéger. La tragédie occupait la scène du monde. Oui, vraiment, l’unité de lieu et de temps de la tragédie concernait désormais l’ensemble du monde, et cela, autrement que sous la forme accélérée, clinquante, impudique des marchandises parcourant en tout sens la circonférence terrestre. Un monde à la fois saccagé et interdit au regard concupiscent des voyeurs du mal fit disparaître la logorrhée médiatique qui d’ordinaire ne cesse de resurgir, plus forte, plus « carapaçonnée » après tous les événements dont elle s’empare afin d’afficher son cours des affaires du monde. Et bien là, un court moment, en mars 2011, l’humanité fit silence. Les humains parlaient, bien sûr, nous parlions tous ensemble, et faudrait-il être fou ou aveugle pour imaginer que la douleur mimétique et intime des humains avait soudainement arrêté la lave bavarde et suceuse qui coule hautainement à l’ombre des malheurs humains. Mais quelque chose de dense, de minéral, quelque chose du tohu-bohu originel, mêlant le chaos de la terre et la fureur des eaux, avait pétrifié l’instantané médiatique et coupé la langue agile des commentateurs. Nous faisions brutalement face à un monde incomplet, inaccompli et il nous était donné de voir en même temps, dans une rare conjugaison, l’inachèvement de la « Création divine » et les terribles insuffisances de la « créature ». Par le tsunami et la centrale de Fukushima, nous étions tous des sinistrés japonais ; l’humanité avait été chassée de la terre découpée en morceaux par les Nations dans des siècles d’Histoire. Soudainement expulsée de la terre et de ses rivages, sonnée par l’inhospitalité monstrueuse de ces arpents de paysage qui font les guerres et les paix, l’humanité, par-delà sa fraction nipponne, ne logeait plus fermement sur la terre des fils d’Adam. Elle habitait quelque chose de plus imaginaire, de plus inconsistant, de plus informel, de plus apatride. Les frontières s’étaient disloquées, les nuages gris et noirs des réacteurs tourbillonnaient au hasard des vents, chassant les poussières radioactives vers le large ou retombant sur les terres anciennement fertiles de l’archipel. Et puis, jour après jour, l’humanité a refait surface. La coalition internationale a décidé de châtier le Père Ubu lybien, Bachar El-Assad a fait tirer sur le peuple syrien, le Hamas a envoyé des roquettes sur le sud d’Israël, une bombe a explosé à Jérusalem, Netanyahu a promis des représailles sanglantes, le Front National s’est mis à roucouler dans la République malade de Voltaire, d’Hugo et de Zola. Et seul, l’atome instable, propulsé du ventre de Fukushima, a continué de visiter l’unique monde sans frontières qui soit, le sien… C.C.