Quelques exils masqués, quelques masques de l’exil

Par Paule Pérez

Cet article a paru dans le numéro 216 de la revue Diogène (octobre 2006),www.unesco.org/cipsh/fre/diogene.htm. Le titre général du numéro est « D’un monde à l’autre », et cet article figure dans un dossier intitulé : « D’une monde et d’une langue à l’autre », dossier préparé par Maria-Letizia Cravetto.
Existerait-il une différence entre émigration et exil, laquelle? A quel point la question de langue est-elle prépondérante? De quelle nature est la perte du fait des migrations? Qu’en est-il de l’immigration et du travail social?
Figures de l’exilé, visible et invisible
Il existe une acception selon laquelle l’émigré est celui qui a quitté son lieu natal – qui lui-même n’est pas forcément un « pays » différent de celui où il va vivre, parce qu’il en est chassé ou parce qu’il ne trouve plus de conditions d’existence convenables pour lui. Ainsi en va-t-il le plus souvent pour nos contemporains, des émigrations économiques, souvent post-coloniales, ou liées aux origines ethniques, ou d’autres encore. Emigrations parfois de masses, les personnes perdant leur caractère singulier d’individu, et étant parfois, au gré d’une certaine inadvertance, considérés, peu ou prou, comme du bétail, en ce qu’elle fait de chacun un être indifférencié. Il y a dans cette représentation de l’émigration une acception que l’on peut qualifier de « biologique », quand l’envie serait là de rester en vie, voire de maintenir en vie la famille restée à sa place. Le fantasme associé à une telle représentation de l’émigration de masse est celui du pauvre hère quasi-illettré, en quête de subsistance. Plus près de nous, le jeune Kabyle sans ressource amené chez Renault à Billancourt, la famille Pied-noir de Bab-el-Oued à qui on a dit « la valise ou cercueil ». Si cet exil est subi, il est néanmoins accompli dans un mouvement d’Eros, un sursaut d’instinct de vie. Celui-ci, qui dans le même mouvement émigre et immigre, part pour « vivre », ailleurs. Il a droit à la nostalgie, à la complainte du pays natal, qui pourra se réduire à une romance exotique, à condition de s’intégrer. Et de préférence, que ses enfants deviennent le produit des normes de la société d’adoption. S’il ne s’intègre pas, son sursaut de vie risque de conduire sa descendance à une descente, une sorte de « sous-vie ».

Il existe également une représentation selon laquelle « l’exilé » est jeté hors de son pays pour des raisons liées à la nature des pouvoirs, dans un exil subi, voire un bannissement, avec une menace planant sur lui non pour des raisons économiques mais davantage pour des raisons « ontologiques », des motifs d’opinion, ou de sensibilité. Exil politique caractérisé, vécu alors dans le « sauve-qui-peut » dès lors qu’il s’agit de sauver « sa peau », car il « étouffe », ou il est l’objet de tentatives d’étouffements. Dans l’idée que l’on s’en fait, un petit accent différent viendrait se placer là comme en supplément du précédent : un accent aux allures de « culture », et c’est peut-être l’infime différence qui le distingue. Il s’agirait alors d’un exil « symbolique ». Plutôt qu’une affaire d’instinct de vie, pourrait-on alors ici causer d’une simple affaire de « survie », mais qui serait en fait, une forme inversée de « sous-vie »?

Cet exil qui serait celui des gens « instruits », est plus chargé, il est volontaire ou involontaire, entre voulu du dedans et imposé du dehors, avec tout un spectre de niveaux intermédiaires à cet égard…Le fantasme associé est celui de la victime renvoyée de chez elle avec la pointe d’une baïonnette dans le dos. Longtemps le droit à la douleur, au malheur, à la « saudade », lui est accordé, voire réservé. Celui-ci peut ou non être présenté comme un exil subi, et il est vrai que l’Histoire montre qu’il peut être subit.

Il y a aussi des départs volontaires, de gens simples qui quittent leur pays parce qu’ils pensent qu’eux ou leurs enfants n’y ont qu’un avenir médiocre, et alors ils choisissent un pays accessible : un pays souvent dont ils parlent la langue, ce qui ne les fait pas au premier abord, apparaître comme des « étrangers », si ce n’est une pointe d’accent…C’est alors une forme d’exil invisible, et ceux-là, lorsqu’ils oseront parler d’eux-mêmes comme des migrants, il leur sera rétorqué : « mais votre vie n’était pas menacée comme les ….et vos voisins, ceux qui venaient de…alors, vous pouviez rester chez vous, non? » Leurs regrets et leurs malaises n’auraient dès lors pas « lieu » d’être, pas « raison » d’être. Pour celui-là, pas de fantasme, pas de stéréotype, si caricatural fût-il, donc pas d’excuse. Pour chacun, ce « non-dit » qui est un « sur-entendu », transporte le risque de surnoter toute sa vie, d’une manière ou d’une autre, le caractère invisible de son émigration. Ce qui n’est pas entendu finit parfois par se taire. On se « terre » comme on se « tait ».

On peut constater des cas mixtes, gens instruits quittant leur pays volontairement, par attirance pour un lointain, ou pour des raisons apparemment politiques, mais qui au fil des années s’avèreront comme l’expression de fuites familiales, ou d’illettrés trouvant les ressources de franchir clandestinement les frontières car à l’occasion d’un deuil, la misère de leur condition leur est soudainement apparue…

D’autres, partent de chez eux parce qu’ils ne peuvent plus y rester, mais sans trop savoir pourquoi, quelque chose leur dit qu’ils ne sont pas « de chez eux » dans leur vie, voire intimement dans leur sexe.

Et d’autres, qui ne bougent pas, ont l’impression d’être venus d’ailleurs, par un signifiant étranger qui aurait été transmis jusqu’à eux : la recette de cuisine rituelle d’un grand-père qui, elle, n’est pas d’ici, la présence d’un objet, une notation fugacement différente, voire une inquiétante étrangeté venue du dedans et qui désigne pour eux, de l’ailleurs. Ne pourrait-on parler, pour les humains comme pour les satellites, de migrations géostationnaires? La migration ne pourrait-elle pas être envisagée comme un état de destin, une injonction irrépressible? Cela nous conduirait alors à envisager tout autrement la notion d’exil. Au-delà des données sociales, économiques, politiques, culturelles, l’en-deçà de l’histoire questionne un par un les destins individuels.

Qui peut prétendre alors que seul l’exilé politique, banni, est digne de porter l’épithète d’exilé, et donc de représenter la souffrance, la douleur, de célébrer la nostalgie. Chacun n’aurait-il pas droit à son discours de déracinement, il serait temps, peut-être, de voir et d’étudier l’exil, aussi, dans d’autres territoires mentaux, pathiques, verbaux, que dans ceux auxquels on le délimitait plus ou moins jusqu’à présent.

L’exil et la langue maternelle

Les temps sont à mettre l’accent sur la prépondérance de la perte de la « langue maternelle » dans la migration. Ce qui signifierait que les migrants qui s’acheminent dans un pays parlant la même langue ne seraient pas, eux, des exilés? Approche réductrice, pour le Britannique parti en Australie, le Vietnamien lettré venu vivre en France, l’Egyptien en Afrique du Nord ou le Méditerranéen francophone au Canada. Les exemples sont nombreux et patents.

De plus il est souvent difficile de parler de langue maternelle au singulier, de nombreux migrants ayant été plongés simultanément dans plusieurs langues dès la naissance. Et si la mère elle-même a été élevée dans un environnement multilingue? Le même jeune Kabyle embauché chez Renault avait forcément entendu parler berbère, français et arabe dès sa prime enfance, il est « polyglotte sans le savoir ». De même le jeune Pied-noir entre français, arabe, avec sans doute de l’italien ou de l’espagnol, ou du judéo-espagnol, ou du ladino…Le Polonais juif venu au début du vingtième siècle avait grandi dans les sonorités polonaises, yiddish, peut-être même hébraïques. L’Italien des années trente a entendu parler son dialecte régional – lombard, romagnol, vénitien, napolitain…- en plus de l’italien, le Martiniquais a baigné dans le créole et le français. Et même, on peut pousser l’hypothèse que le fait d’avoir baigné dans un environnement multilingue a contribué à créer les conditions de possibilité de la migration.

Il n’est pas question de méconnaître les dégâts, ou a minima les difficultés sérieuses, que peut poser l’obligation de parler, de travailler, d’écrire, d’éduquer ses enfants, en une langue spécifique (comme l’hébreu moderne, que les nouveaux immigrants en Israël ont été obligés de pratiquer pour contribuer à fonder leur pays, c’est ce qu’on peut lire du documentaire « Misafa, lesafa » de Nurit Aviv), et concomitamment le renoncement à une langue qu’un homme peut considérer comme la langue dans laquelle il « cause », la langue « qui le cause ». Ceci est un autre aspect de la relation à la langue et pourrait faire l’objet d’autres considérations.

L’environnement langagier du berceau est dans de nombreux cas bien plus riche qu’on voudrait l’imaginer. Il s’agit plutôt ici de faire émerger une question. Celle de la possibilité d’envisager la relativisation de l’incidence proprement « maternelle » supposée unitaire, exclusive de tout autre, dans le processus de la construction du rapport au langage.

La prépondérance assignée à la langue maternelle semble se nouer à l’idée que, renfermant le secret du « refoulé premier », elle porterait l’entier secret de chacun, vu sous les auspices du paradis perdu. Mais un « refoulé d’origine » peut aussi être porteur de la détresse maternelle, de sa capacité à laisser son enfant, l’émigré de demain, dans le même état intérieur de « dés-aide » que tout autre. On peut donc se demander si le fait d’idéaliser la langue maternelle ou de la réduire stricto sensu, à sa plus simple acception (i.e. la langue parlée par la mère, ne joue pas comme l’éludation et (ou) l’exonération de cette fondation-là du sujet.

La définition univoque et exclusive de « langue maternelle » apparaît alors comme une fiction qui serait fabriquée par des esprits hyper-naturalistes : en quelle langue lui aurait-elle présenté son sein ou le premier biberon? Car, comment aborder la question si la mère elle-même baigne dans un monde multilingue, qu’elle change de langue en fonction des interlocuteurs, des moments, des émotions à exprimer et qui se disent mieux dans une langue? L’enfant plongé dans un univers multilingue, lorsqu’il se retrouvera dans le pays de son immigration, aura perdu, non pas « une » langue maternelle, mais un environnement sonore et langagier multiple, divers, bigarré. L’exil serait alors lié à la perte de cet environnement, où la conjugaison des langues faisait son œuvre d’imprégnation. Qui a vu un petit enfant parler en une langue à sa mère et en une autre à sa nounou ou à une grand-mère, ne peut que s’en convaincre. En-deçà du statut social ou familial, la question ne cessera d’être posée : quelle langue considérera-t-il comme sa langue « maternelle », celle de sa mère dite « biologique » ou celle de la personne qui représente l’attachement affectif le plus puissant, quand bien même cet attachement serait délétère?

Petites musiques et bruissements du lointain
La perte du climat sonore peut légitimement être considérée comme plus importante que celle de la langue maternelle stricto sensu. Ce climat serait la « petite musique » de chacun, auquel se combinent d’ailleurs d’autres perceptions associées, olfactives, visuelles, tactiles.

Envisager dans la migration, la perte de la langue maternelle, comme facteur essentiel, voire premier, conduit à ceci : dans les cas où le migrant part vivre ailleurs mais ne change pas de langue, ou dans un ailleurs dont il maîtrise la langue, on oblitère qu’il y a eu perte. Le migrant sera alors dans une situation d' »exil masqué ».

Je voudrais ici contre tout usage, apporter un témoignage personnel.
Je suis née et ai vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans à Tunis juste après la guerre. Nous étions de nationalité tunisienne. Ma petite enfance s’est déroulée dans les sonorités de deux langues, l’une, « majeure », le français, l’autre, « mineure », l’arabe, les deux étant croisées d’un peu d’italien. On me parlait en français et en arabe. Je ne répondais qu’en français, même si on me parlait en arabe. Mais je le comprenais parfaitement. A l’école il y eut une demi-heure d’arabe par jour, j’appris donc dès six ans à le lire et à l’écrire, et ce pendant tout le cycle primaire, mais je ne l’ai jamais pratiqué. Ma mère parlait très bien le français, avait été élevée et scolarisée en cette langue, mais elle parlait quotidiennement arabe avec sa mère, ma grand-mère maternelle, qui, outre l’arabe, connaissait également parfaitement l’italien, puisqu’elle était née italienne. Il lui arrivait aussi de s’exprimer en italien, moins souvent. Le français était sa langue d’adoption puisqu’elle avait quitté de sa propre volonté l’école italienne vers dix ans, pour aller au collège français. Ma mère et sa mère n’écrivaient qu’en français. Mon père parlait parfaitement le français qu’il avait appris à cinq ans en entrant à l’école. Sa mère et son père ne parlaient que l’arabe et ils lui avaient donné un prénom arabe, auquel les autorités françaises adjoignirent plus tard un équivalent français. Il avait été élevé en arabe, qu’il parlait et écrivait. Ses capacités dans les deux langues étaient appréciées dans son travail de cadre supérieur, au sein d’un organisme d’Etat parafiscal devenu depuis l’Office des Céréales de Tunisie. Après l’Indépendance, il a continué à y travailler malgré le départ des dirigeants français du Protectorat.

Mon père ne faisait pas de politique. Il pensait que l’Indépendance tunisienne allait dans le sens de l’Histoire mais il n’a milité ni pour elle ni pour le maintien des Français, il m’a amenée à une manifestation d’accueil de Pierre Mendès-France en 1952 ou 1953 lorsque celui-ci est venu proposer aux Tunisiens « l’autonomie interne », que certains commentateurs ont appelée : « l’indépendance dans l’interdépendance »…Il y eut l’indépendance effective en 1956. Deux ans plus tard le gouvernement de Bourguiba, rencontrant quelques difficultés intérieures, lançait un programme très stratégique dénommé « la tunisification de la Tunisie », discours radiophoniques, mouvements de foules et banderolles dans les rues en assurèrent la propagande.

Un lundi matin mon père trouva un de ses collaborateurs installé dans son bureau. On lui expliqua qu’il n’avait plus de responsabilités pour cause de « tunisification » – et on lui conseilla de préparer ailleurs l’avenir de ses deux enfants. Mon père rappela qu’il était tunisien de nationalité, avec un passeport vert. La réponse fut : « mais pas musulman » : il était juif. Soit dit en passant, en matière de judéité : mon père évitait synagogues et rabbins, il semblait plutôt proche des libres-penseurs.

Mon père tomba malade et dès qu’il retrouva la santé il fut décidé que nous partirions définitivement pour la France. Les premières démarches furent lancées pour obtenir la nationalité française. Mon père était encore salarié du gouvernement et qui plus est rattaché à la direction des finances. Même si on lui avait signifié sa mise au placard, il savait que, si les Tunisiens avaient connaissance de ses démarches, il pouvait être gravement mis en cause : il était au fait de tous les chiffres concernant la production des céréales de l’Etat puisqu’il en avait structuré la répartition, la comptabilisation et le stockage à-travers la création de dizaines de centres dans le pays. Il fallut donc prendre des précautions de discrétion et de secret. Connaître ce danger a été très lourd pour moi à douze ans.

Un peu plus d’un an plus tard, je reçus une carte consulaire de la France, censée me protéger si des problèmes se présentaient sur la voie publique, et enfin un passeport bleu : français. Mon père m’a amenée avec lui au Ministère de l’Intérieur où il fit « allégeance » de sa nationalité tunisienne, c’est-à-dire qu’il a voulu symboliquement rendre lui-même sa nationalité afin de divorcer de son pays natal. Homme né avant la première guerre mondiale, il avait conservé sa nationalité tunisienne, la notion de nationalité ayant représenté probablement pour lui, jusque là, quelque chose de plutôt conjoncturel, en tant que descendants de juifs chassés d’Espagne.

Mais, né moins de vingt cinq ans après la colonisation, il n’en admirait pas moins la France idéale des Droits de l’Homme et du front populaire. Il s’était beaucoup engagé dans le bénévolat des institutions philanthropiques : ainsi il avait travaillé avec les organisateurs du « Bal des petits lits blancs » (les enfants hospitalisés), puis avec les autorités françaises à l’expertise des dommages de guerre causés par les bombardements allemands de 1942 et 1943, et d’autres dispositifs similaires. Les autorités françaises pouvaient difficilement nier les services rendus a-politiques qui parlaient en sa faveur. Je n’arrive pas encore à intégrer aujourd’hui que notre migration pouvait être considérée comme un exil politique, pourtant ne l’était-elle pas aussi, pour une bonne part? Nous sommes en quelques sorte des scories de l’Histoire, quelque dommage collatéral, pas si grave, peut-être. Voire.

Donc à quatorze ans, je changeai en deux heures d’avion, à la fois, de nationalité, de pays, de bruit de fond langagier, de brouhaha citadin, d’environnement familial : je n’allais plus revoir mes deux grands-mères.

Nous nous sommes installés à Paris en 1960. J’ai mis très longtemps à comprendre que je partais en exil et que cet exil n’avait rien de visible : qu’avions-nous de commun justement avec ces pauvres jeunes illettrés esseulés, importés de Kabylie pour travailler comme ouvriers, habitant dans des bidonvilles à Nanterre, ou avec ces vieux réfugiés politiques Russes blancs réduits à être chauffeurs de taxis, ou encore avec les Arméniens, fils des rescapés du génocide? Par apport à eux, nous pouvions nous considérer privilégiés : certes, nous n’étions pas apatrides, nous maîtrisions la langue du pays, nous avions la sécurité sociale, un appartement… J’ai été acceptée dans un établissement scolaire réputé.

Il ne s’agissait pas seulement de langue maternelle, mais d’une séparation, d’une coupure. Le fait de parler la même langue, la comparaison avec les « autres » formes d’exil, masquent cette séparation et provoquent des effets dévastateurs. Mon père faisait trois heures de trajet en train et en bus par jour pour aller travailler et ma mère, dans notre appartement de fonction en banlieue, passait ses journées dans l’isolement. Sa sociabilité et sa spontanéité méditerranéennes se voyaient repoussées par les autochtones du Val-de-Marne. Moi aussi, je payais en heures de transports le privilège d’avoir été admise dans « le Lycée de Filles le meilleur de France » (Fénelon), d’autant que les professeurs de Lettres manquèrent de finesse au point de me demander comment, venant d’un lycée si anodin (« Lycée Carnot de Tunis, annexe de Mutuelleville »), j’avais obtenu ce niveau de français de latin. Question qui était censée être un compliment, mais trop de condescendance l’accompagnait.

Nous étions définitivement séparés, et de quel deuil pouvions-nous parler, de quoi pouvions-nous nous complaindre? Quelle nost-algie pouvait être la nôtre, pour un pays où nous n’avions pas de futur? C’est plus tard que j’ai compris que l’exil ne se mesure pas à ces composantes. Il n’était pas objectivable. Il n’était pas visible. Ce qui était perdu était tout simplement : le monde.

L’exil et la perte
Mais qu’est-ce que « le monde », si ce n’est un espace-temps, un lieu des représentations, du fantasme et de toutes les projections. Dans ce cas, c’est sur un autre écran et en un autre lieu physique, géographique, langagier, que soudain devront se matérialiser les projets. L’espace intérieur ne trouverait plus de points d’accroche, ou plus suffisamment, avec l’espace externe. Comment ne pas comparer ce qui se passe à ce qui s’est passé dans le détail quotidien, le climat, le brouhaha, l’ambiance en ce qu’elle a de moins apparent? L’espace antérieur n’apparaît que dans la dialectique qui s’établit avec l’espace présent : la rue que l’on n’observait pas mais où on était immergé n’est plus la même et cela change tout. Là où l’enfant, l’adolescent, l’adulte, imaginait au fil des jours son avenir proche ou lointain dans un lieu donné, même et surtout sans s’en rendre compte, il trouve une butée à chaque fois qu’il y songe, voici qu’une accommodation permanente est à faire. C’est là que se joue la notion plus sociale d’adaptation, elle commence ici dans ces sensations les plus ténues. On peut donc émettre l’hypothèse que s’opère dans la migration une dissociation entre le temps et l’espace. Certes, la notion d’exil a donné à penser les plus grands auteurs, des écrivains d’aventure aux mystiques en passant par les philosophes. Qui n’est pas en exil, vivre n’est-il pas une série d’exils? Ces questions subsistent dans toute leur profonde légitimité et en un sens elles se réduisent au silence. Cette réflexion se voudrait plus modeste, plus « terre »à « taire » en effet.

Comment les migrants répondent-ils? Certains, en s’emparant, de ce nouvel espace, en le surinvestissant, d’autres plus nombreux, en s’y désinvestissant, en amenuisant donc la fonction de projection de chacun.

Pour ma part, la France que je connaissais pour y avoir passé des vacances, était le pays que je considérais comme le refuge où j’irais me ressourcer, me changer les idées : pays de la culture, de 1789, de la liberté. La France avait un rôle en dialectique avec mon lieu natal dont il était en quelque sorte une antithèse. Voilà que le refuge m’apparaissait avec ses duretés quotidiennes. La terre d’asile s’est transformée en asile…d’aliénés, pour les « aliens » que nous étions devenus.

Où s’en était allé avec le temps, le rêve français de mon père? Apparemment, il était triste mais travaillait de son mieux. Cependant, trente ans plus tard, au lendemain même de ses quatre-vingts cinq ans, il subit un grave effondrement psychique au point de me demander soudain :  » ramène-moi à la maison. »

Du deuil nécessaire, une autre forme d’invisible
Aujourd’hui on sait que dans toute séparation définitive, un travail de deuil est nécessaire. Le deuil est une forme compliquée du renoncement, rejet, de révolte, d’intégration, confrontations diverses et difficiles, il est comme un lent et difficile travail intérieur, que chacun opère avec ses moyens propres.

Ce qui émerge comme fondamental dans le deuil, c’est la dimension de « définitif » de l’histoire. C’est « plus jamais ». Pour le migrant, le pays demeure, et la « terre ne se meut pas ». Mais c’est de son rapport avec elle et ce qu’elle représente, qu’il s’agit. L’immigré qui retourne chez lui chaque année en vacances avec ses enfants nés en France peut-il prétendre que rien n’a changé? Cela est bien sûr impensable, sauf à entrer dans le déni, voire la folie.

Dans l’exil, il s’agit, pour les uns, de savoir s’adapter. Mais comment s’adapter si aucun mouvement de deuil ne se produit? Pour acquérir de nouvelles formes d’être qui font l’adaptation, il faut sans doute faire un peu de place, se désencombrer de ce qu’on transporte en soi, mais quoi? Certes, il faut apprendre une « langue » nouvelle, mais il ne s’agit pas que d’une langue au sens restreint, il s’agit de tout un système de signes, il s’agit aussi, de la capacité à se projeter ou à défaut, de créer les conditions pour que les descendants héritiers de leur « lieu d’avant », puissent se projeter, réduisant la fracture entre temps et espace qui est celle des aînés. Mais quelle place alors faire, et comment? A quoi renoncer pour que de la place se fasse et accueille du nouveau? Quelle type d’hybridité se construire, et comment comprendre que cette hybridité elle-même aura autant de formes que de personnes concernées…

Et si, avant de gaver les migrants de données nouvelles du pays qui les reçoit, on se posait la question, chacun à son aune, sur leur deuil, pour eux inévitable? Ne peut-on voir par là une butée indépassable, pour les plans d’intégration et d’assimilation? Qu’en est-il pour chacun, en quelque sorte, son ex-il? Difficile de faire l’économie de cette question pour qui vient d’ailleurs. Certains y verront la nécessité de retracer les racines, d’autres d’identifier la culture d’où on vient, d’autres encore y chercheront les arcanes d’une fidélité, ou encore la possibilité d’une double culture…Voire.

Mais, si celui qui n’a pas bougé de son terroir se met un jour de son adolescence, ou plus tard, à tailler en pièces son éducation, à revisiter son milieu d’un œil critique, pourquoi le migrant s’en verrait-il dispensé? Là réside la difficulté car c’est là le règne du singulier, du « un par un » et du cas par cas, car nul ne sait si l’autre aura le désir d’entreprendre une démarche, démarche qui, en tout état de cause, lui appartient en propre. Dans tout héritage il y a de l’encombrement, de la douleur, et parmi les choses que chacun répète, qui se répètent en chaque-un, chacun sait-il également qu’il faudra qu’il s’en dépouille, qu’il s’en sépare, simplement, pour vivre. Celui qui migre résisterait-il, devrait-il se dispenser, échapperait-il à cet arrachement-là? Le devenir quelque soit la circonstance se construit aussi avec et par le renoncement. Pour un migrant c’est là sans doute discours difficile à entériner car pour lui, peut-être, sonsouvenir et sa fidélité hors de sa « terre » a un statut capital, il est peut-même même, précisément, son capital.

Et discours peu correct et en impasse, par ailleurs, du point de vue d’un travailleur social à fonction d’accueil, qui se vivrait spontanément comme porte-parole de l’hospitalité : comment un travail d’accueil pourrait-il encourager à du renoncement, est-ce le rôle des accueillants, n’y seraient-ils pas alors suspects? Il s’agit là encore de faire retour d’immatérialité, d’invisible, de diffus et d’inévaluable. A la fois pour le migrant et pour celui qui se trouve face à lui. Car il ne s’agit pas alors de social mais bel et bien d’un autre plan, personnel et intime. Et cependant…que peut-on se dire et ne pas se dire, qu’est-ce qui ne cesse pas de ne pas se dire, et dire…à qui?

Si on prenait le problème à rebours? Mais comment? Cela peut-il s’organiser en « programmes » ou « dispositifs » de masse du travail social et au-delà ou en-deçà du social? Je n’en sais rien, et c’est cependant, pour moi, une ligne de perspective et de questionnement pour aujourd’hui.

J’ai oublié de demander à mon père en quelle langue et en quel lieu il rêvait.

P.P.

Laurent Léon : Toiles

Du Streben faustien, une tension « entre », à l’Emtsa du Maharal, la « diagonale du milieu »

par Paule Pérez 

Alors que je la connaissais à peine Maria-Letizia Cravetto m’avait demandé après une soirée caniculaire, d’intervenir dans son séminaire « une anthropologie du sous-sol, visions brisées, dénuées, inouïes », à la Maison des Sciences de l’Homme. Elle me lançait ce morceau de phrase « Roland Barthes, la vérité des affects et non celle des idées ». C’était déjà une mise au travail.

 Une idée faustienne ?

Streben, st(e)reibh,  étymologiquement : s’étirer, se dresser – tendre vers, indique une direction, une intention…d’où : s’efforcer d’atteindre, se battre pour, tendre vers un but, aspirer à…

Voyons aussi pour les assonances, sterben et treiben, Triebe…

– Sterben qui a été rapproché de Streben, n’en a pas la même racine indo-européenne. Sterben, -ster : raide, se raidir (mourir)

– Treiben : effectuer un mouvement. Employé transitivement : pousser qq’un, quelque chose (au désespoir, au pré), enfoncer quelque chose (dans le sol), pratiquer (sport, musique, politique, commerce). Employé intransitivement, treiben signifie être bougé c’est-à-dire dériver (au gré du vent, sur l’eau).

Triebe : pulsion, n’a donc n’a donc pas de « sens » particulier, pas d’orientation, à l’inverse du Streben , comme au fil du courant, sans intention , c’est une « force qui va».

L’expression titre de ce séminaire, se trouve dans le Faust, de Goethe :

« L’homme erre tant qu’il s’efforce et cherche. »
(Es irrt der Mensch, so lang’ et  strebt).

« …Le jardinier sait bien, quand verdoie l’arbrisseau
Que les années futures le pareront de fleurs et de fruits. »

Malgré toutes ses errances, et bien qu’il connaisse ses  humaines limites, l’homme persiste et poursuit sa quête d’expériences :

« …si jamais je m’étends, apaisé sur un lit de paresse,
qu’alors ce soit tout aussitôt ma fin.
Si en me flattant, tu peux m’abuser au point
Que je me complaise en moi-même,
Si tu peux me tromper par la jouissance,
Que ce soit là mon dernier jour !
…si je dis à l’instant qui passe :
attarde toi, tu es si beau
alors, tu peux me charger de chaînes
alors, je consens volontiers à périr. »

Si Faust est sauvé, c’est parce qu’il est habité par le Streben, il vit sur le mode Streben : exigeant envers lui-même, il ne cesse jamais de « chercher ».

 

Une tension « entre »

A plusieurs reprises nous avons etendu cette expression chez Maria-Letizia Cravetto : « tendre vers…ce qui n’est pas là. ».

S’agit-il donc d’un mouvement, voire d’une violence, qui anime et traverse un Sujet, poussée qui viendrait d’un sous-sol, avec ce qui s’y attacherait d’inconnu, d’obscur et de dangereux ? Ou l’expression de ce mouvement par le Sujet, qui alors dévoilerait les motifs du sous-sol supposé ? CeStreben opèrerait-il au « su » ou à l’« insu » du sujet, se confondrait-il avec l’inconscient, le recouperait-il ?

L’enjeu étant me semble-t-il de rapprocher dans une démarche anthropologique visions, productions, histoires, différentes selon les individus, et  pouvant aussi coexister dans le même… dont on ne sait pas encore si elles sont des causes ou des effets, et qui sont qualifiées, dans notre énoncé de départ, en tant que visions « brisées, dénuées, inouïes ». Chaque forme semblant être porteuse de violence, de désubjectivation, et aussi, ou alors, d’une bascule interne capable de faire pencher vers la condamnation du futur ou sa garantie d’advenir.

Ce que l’on peut tenir de ce qui a été dit, c’est peut-être alors que, à partir de ce supposé sous-sol, su ou insu, cause ou effet ou les deux, suscitant, invalidant ou dévoyant des productions humaines, un Streben conscient ou inconscient ou les deux… jusqu’à l’aspiration faustienne, pouvait émerger une infinité de travaux différents dans ce séminaire…

D’entrée de jeu, ce qui m’a intéressée dans le Streben c’est le Streben, c’est-à-dire la tension en elle-même, tension essentiellement polymorphe, et qui apparaît sous diverses espèces.

Une tension donc, cela indiquerait une traversée transitive et intransitive (les Sujets traversent et il sont traversés, il y a du passage, de la circulation). Lieu précis mais également diffus, où le Sujet peut faire, justement, l’expérience de l’autre, de l’Autre, et donc de lui-même – mais à quelles places respectives, cela même reste une question en suspens.

Cette idée de traversée, m’autorise à  arriver là où je voudrais : à envisager la tension de Streben comme une tension entre.

Par les différents intervenants[1], comme dans une fugue ou alors une architecture, à géométrie variable par apport au sous-sol, le Streben a été envisagé du côté de l’expression de la violence, de l’absence, autant que comme une transformation et une sublimation, qui en serait l’espèce « civilisatrice ».

Streben, « visions dénuées », », évoquant la psychose, « visions inouïes », évoquant l’art, « visions brisées », évoquant le meurtrela guerre…

Du côté des «visions dénuées »…Nous avons entendu Pierre-Paul Lacas et Michel Guibal, qui ont travaillé avec Gisela Pankow, dans sa proximité avec les patients psychotiques : tensions du patient qui modèle sa pâte croisant celle, en interpellation verbale ou en directivité inattendue de la psychanalyste…Introduite par Michael Dorland, Anne-Lise Stern, au cours d’une intervention heurtée, exprimant les tensions de cette fille que sa mère voulait appeler « Ally » et que son père psychiatre, sur le chemin du bureau de l’Etat-civil, décida de prénommer Anne-Lise – discours déporté de déportée chez qui revient une invective récurrente à ceux qui restent au nom peut-être de ceux qui y sont restés. Et dont j’ai douté d’être apte à l’entendre.

Du côté des « visions inouïes »…Inès Aliverti et Georges Banu, à propos de théâtre. La première à l’évocation des Frères Filippi directeurs d’un théâtre satirique populaire à Rome, de leur Streben de survie, tension entre la répression fasciste et la satire sociale. Le second, au souvenir de Giorgio Strehler, dont le dernier discours fut d’affirmer un théâtre en tension entre spectacle, sens et recherche. Béatrice Hilfiger, dans un incessant questionnement, dans une sorte deStreben en spirale (dont l’effet circulaire n’est pas à mon avis sans rappeler Paul Celan), obsédante interrogation au Nazisme, nous a donné sa vision de l’art dit brut, vu et présenté comme un art explosant du sous-sol, stigmatisé de par sa nomination-même, art considéré comme « dégénéré », art assigné à une place marquée comme celle des fous.

Du côté des « visions brisées »…Maria-Letizia Cravetto, a commenté le travail de Pierre Legendre, qui voit en certaines formes de destins personnels, et notamment avec le crime du caporal Lortie, « les défaites du principe normatif de la limite », et ce qui pourrait faire limite à cette défaite, (je fais allusion à l’histoire d’Isaac, ligaturé mais par un brusque retournement de son père Abraham, finalement épargné), se transformant alors en acte de civilisation. Ce rapport à la loi, et donc à la transgression, a été approfondi par Michèle Sinapi …

Françoise Flamand a évoqué la vie et l’œuvre de Vassili Grossman, Vie et Destin, livre  rescapé, puisque saisi par les autorités soviétiques, mais œuvre miraculeusement retrouvée et reconstituée. Dans cet univers de « reproduction » qu’est le totalitarisme, après l’expérience déterminante de la Bataille de Stalingrad, a été rendu possible ce surgissement du sujet, chez Grossman, un Streben prodigieux. Qui le conduit à concevoir et mener à terme son projet monumental de Vie et Destin. Figure d’un Streben où le sujet de l’écrivain se confond avec son projet. Vassili Grossman se souvenant qu’il y a eu de l’autre, et consacrant le temps qui lui reste à l’écrire pratiquement jusqu’à en crever. Cet ancien journaliste dans la ligne du Parti, devenu capable de pensée, se souvenait-il, alors, de ce qui lui fut transmis à Berditchef son petit shtetel…nul ne saura les mystères de cette transmission. De ce passage intérieur en tout cas, émerge, comme une définition minimale et maximale de l’humanité, à-travers l’expression de « la petite bonté, une bonté sans idéologie… ».

Encore autour de Vie et Destin, Jean-Jacques Blévis nous a exposé sa relation intermittente, avec ce livre, ses trous, ses zones d’intensité. L’air de ne pas y toucher, il les a reliés, en passant, à des figures de mères. Pour lui la « colonne vertébrale » du livre est constituée par les deux passages où apparaissent des mères en relation avec leurs fils. La première est celui de la lettre d’adieu de la mère qui sait qu’elle va être exterminée, à Vitia. La seconde est celle de la visite de la mère au cimetière sur la tombe de Tolia.

 

Tensions et liens « entre »

«Longtemps je me suis couché de bonne heure»[2]. Dans ce texte célèbre, chevauchant comme à l’amble avec le narrateur de la Recherche qui projette d’écrire, Barthes fait part de ses hésitations quant à ses prochains écrits : roman ou essai, quel « genre » choisir. Métaphore, l’essai, ou métonymie, le roman ? Il annonce à un  auditoire de choix, qu’il est bien tenté d’écrire un roman. Gardons en tête ce que le mot de « genre » transporte, de la distinction de la sexuation, masculin ou féminin. Justement cela se passe pour Roland Barthes peu après la mort de sa mère, et il note : « C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. »…Universalité, ou singularité ?

Barthes expose alors combien il a été secoué par deux textes littéraires : la mort du  vieux prince Bolkonski et les derniers mots échangés avec sa fille Marie, dans « Guerre et Paix » de Tolstoï, et la mort de la grand-mère, dans « La recherche du temps perdu » de Proust. Il expose à quel point l’émotion l’a saisi, lui, Roland Barthes (le théoricien, à une époque où le roman a plutôt mauvaise presse).

« De ces deux lectures, de l’émotion qu’elles ravivent toujours en moi, je tirai deux leçons. Je constatais d’abord que ces épisodes, je les recevais comme des « moments de vérité » : tout d’un coup la littérature (car c’est d’elle qu’il s’agit) coïncide absolument avec un arrachement émotif, un cri ». …

« Le roman… son instance est la vérité des affects, non celle des idées. »

Barthes avalise la vieille dichotomie académique : l’essai et le roman, la raison et l’émotion, l’idée et le pathos, le corps et l’esprit, ou l’affect et les idées. Mais comme une incidente qui serait au cœur de la question, n’est-il pas curieux que la Littérature donne aux « types d’écrits » le mot de « genres », exactement comme s’il s’agissait d’un choix masculin-féminin, ou de l’orientation sexuelle, qu’elle sous-entende, mais à peine, ce qui n’est autre que le désir ? Ainsi jusque là, jusqu’au décès de sa mère, ce que Roland Barthes semble avoir avalisé, ne serait-ce pas le principe de séparation des genres ? Curieux, dans cet espace littéraire du vingtième siècle qui a vu et revu exploser les modes d’écriture : cette explosion n’est-elle pas justement déjà tissée, dans le récit du narrateur de la Recherche. Et Barthes n’en semble pas moins quêter auprès de son public et en lui-même une autorisation d’écrire un roman, roman qu’il n’écrira pas ou si peu.

C’est donc probablement qu’il en va d’autre chose. Car les émotions qu’il dévoile de ses lectures ne ressortissent pas d’un affect banal, de l’anecdote quotidienne. Il s’agit de situations universellement culminantes, fondatrices. Dans le saisissement que Barthes décrit, il n’y a pas que de l’émotion, il y a une conscience de la brièveté, de l’impermanence essentielle, du tragique ou de l’inéluctable, une sorte de secousse qui rend l’événement immédiatement inscrit…Barthes le dit d’ailleurs : « à même le corps du lecteur qui vit, par souvenir ou prévision, la séparation loin de l’être aimé, une transcendance est posée… ». Mais aussitôt cela dit il le replace du seul côté de l’émotion, comme dans un soudain appauvrissement sémiologique et grammatical

Il lui faut presque s’excuser de prôner ce qui relève du sensible, le « pathos »…« au sens non péjoratif », justifie-t-il. Au fond « ce moment de vérité…à supposer qu’on accepte d’en faire une notion analytique[3] impliquerait une reconnaissance du pathos »…

Or, en analyse, ce qui relie l’homme à lui-même, c’est le langage, le mot trouvé, qui prend place dans une béance, dans un trou, le mot qui fait résonance, le mot « juste », le mot qui relie. Le pathos sans langage ce ne serait pas analytique. Barthes est donc comme celui qui repousserait sans cesse d’entrer en analyse, d’entamer une analyse ou de s’entamer en analyse, soit en se logeant dans l’émotion brute, soit en tricotant des concepts analytiques de manière intellectuelle, théorique, au nom d’un alibi académique[4]et oblitérés par celui-ci.

Et ainsi Barthes, reste au seuil de quelque chose, piégé lui-même par ces distinctions artificielles qu’il ne peut que soutenir et qui semblent masquer un interdit ressortissant au désir. Il écrit comme s’il faisait une insuffisance verbale à propos d’une instance qui n’est ni celle des affects ni celle des idées, instance existentielle, qui les rejoint ou les relie. Il effleure rapidement quelque chose de cet ordre par une référence à Rousseau, essayant de parler de « bonté », de « générosité », mais s’en éloigne aussitôt en en faisant un concept, un « philosophème »!

Les deux images dans Tolstoï et Proust, traitent de l’expérience qui noue ensemble la vie et la mort dans la relation entre deux personnages, mais il faut ajouter qu’il y a lien filial et filiation. Barthes évoque la mort d’une grand-mère (Proust) mais surtout la mort d’un père (Tolstoï) quand lui-même a perdu sa mère. Il ne peut s’autoriser à entrer dans un monde qu’il perçoit, celui du roman, comme un genre « qui ne fait pas pression sur l’autre ». Un monde dont la vérité serait « celle des affects, non celle des idées ». Donc il est en train de nous dire que jusque là il s’est contraint dans le genre qui fait pression, celui des idées. Pour ne pas raconter quoi ?

Dans un enchevêtrement de paradoxes et de contradictions, cela semble avoir tragiquement manqué à Roland Barthes, un Streben fait d’une tension, « entre »différentes instances et différents plans de l’être, entre différents « genres ».

On est au cœur de la question de la transmission. Et n’est-on pas aussi devant du symbolique, qui arrime la personne à elle-même et au monde, n’est-ce pas là en quelque sorte une « passe », passage du symbole dont la fonction essentielle est de faire conjonction entre ce qui ne serait que des morceaux, voire pire. A défaut, à quoi, à quelle rampe ou système de contrôle, de pouvoir ou d’oppression interne (discours du maître, de l’universitaire ?) faut-il se tenir, à défaut de nom du père, à l’écrit qui explicite, l’essai, et non à celui qui enfin raconte, le roman ?

C’est à cette charnière qui métabolise les instances ensemble, que se situe la dimension existentielle. Cette instance existentielle, est aussi celle du langage, des mots du pathos peut-être, mais bien plus et au-delà, qui justement peut faire distance, peut organiser, structurer, mettre les choses et lui-même à une place tenable, qui peut faire conjonction entre ce qui a le pouvoir de diviser dangereusement la personne et ce qui a le pouvoir de la relier à elle-même.

 

Emtsa,  diagonale du milieu

Une notion permettrait à mon sens de donner un socle à ce Streben, vu comme une tension entre. Cette notion existe depuis le seizième siècle, elle a été avancée par Le Maharal de Prague (1512-1609), érudit, maître d’exception et homme d’action, diplomate en son temps comme un anti-Machiavel, dont la statue trône à l’entrée de l’Hôtel de Ville de Prague.

Le Maharal fait de la dualité[5], la charpente de sa réflexion. C’est de la contradiction même, donc la dialectique, que se crée toute dynamique. Tout s’organise autour de la dualité, de la discorde, de la contestation, de la déchirure, au travers de couples terminologiques fondamentaux, qui forment des polarités et qui font que le Streben interne de la Bible estdialogal.

Ainsi, au commencement, c’est-à-dire dans Bereshit, la Génèse, est la lettre seconde (le Beth), alors que la lettre première (Aleph), signe de l’unité, vient après. Il n’est plus possible, depuis Bereshit, de tracer une figure du monde, de concevoir une physionomie de l’être, d’imaginer une structure du tout, qui ne comportent en elles une ligne intérieure de clivage. Parmi ces couples terminologiques fondamentaux, certains sont complémentaires comme la cause et l’effet, d’autres sont antithétiques, comme l’essence et l’accident, d’autres encore sont contradictoires comme l’être et le néant[6]… Mais « jamais la coexistence des deux termes du couple n’est stabilisée ; elle est précaire et chancelante. Des polarités qui, de prime abord, semblent parfaitement stables, telles que la déviation de l’effet à partir de la cause, la contiguïté de la puissance et de l’acte, sont subitement mises en question, se déchirent et se reconstituent sous un nouvel aspect. »

Ainsi, le Maharal pose la dualité pour la surmonter, faisant émerger entre les deux termes opposés un troisième terme, celui du milieu, l’emtsa. Il crée ainsi un espace intermédiaire pour décrire les inter-réactions. Celles-ci peuvent être en disjonction, en conjonction, en infléchissement, ainsi,emtsa peut prendre le sens de « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à » – formes possibles de Streben.

Ces formes peuvent aussi tourner ou s’associer. Par exemple l’existence peut être l’opposé du néant, mais aussi l’opposé de l’essence, qui dans ce cas, n’a pas comme opposé l’accident. Ainsi encore « seder est en général l’ordre naturel du monde créé, mais parfois ce terme désigne le plan ou le projet de la création, berya. »

« Pour le Maharal, l’existence même du couple est à ce prix, car les deux termes sont en perpétuelle tension l’un par rapport à l’autre. Sans cette tension, ils ne seraient pas…. Streben tension « entre » pourrait donc aussi être envisagé comme emtsa « diagonale du milieu », qui le déroulerait autrement.

….Le thème du milieu « relie la verticale à l’horizontale »…comme un saut, c’est cela, la diagonale du milieu, l’emtsa. André Neher se livre dans le sillage du Maharal à une difficile méditationSi le milieu « n’est pas au bout », « n’est pas un extrême », il peut alors s’instaurer la « zone de refuge » de l’être, le lieu où on échappe au néant et à la mort… Ainsi « le milieu seul est la dimension du souhaitable »…Il est donc le lieu de l’acte éthique.

Il s’agit du contraire de l’extrême, ou du compromis, mais dans l’esprit du Maharal, cela devient plûtot la quête de l’harmonie, de l’équilibre. Ce n’est pas parce qu’elle garantit l’homme contre les extrémismes que la diagonale du milieu, emtsa, est éthique. Elle est éthique parce que l’éthique est l’optatif, « ce qui doit être ».

Donc ce n’est pas son aspect de compromis (c’est-à-dire une suite de rétrocessions) que le Maharal met en avant, mais l’effort qu’elle nécessite. La création de la paix entre les hommes « ne tient ni du droit strict…. ni de la générosité pure ». La création de la paix est « souhaitable »… « entre l’obligation et la gratuité », c’est une diagonale gagnée et non un amoindrissement, ou encore un aveu de faiblesse. Cette diagonale requiert d’être en tension permanente.

Car bien au-delà du compromis, qui n’en est qu’une pâle représentation, « c’est une interférence et même une interpénétration des contraires, leur conservation au moyen d’une synthèse ». Une bonne synthèse ne procède pas par élagage et suppressions, elle est une recherche pour conserver et intégrer le maximum d’éléments contenus dans les parties, le plus grand dénominateur commun.

Elle est donc la condition de toute véritable alliance, en ces temps de guerre, en ce climat ce « makif » de guerre, où chacun ne voit que d’un seul côté le bon ou le mauvais, l’ami radical ou l’ennemi absolu.

Il s’agit « d’une position « intermédiaire », à se trouver « entre » deux autres éléments qui l’entourent et l’épaulent », par ex. dans le rôle de Moïse, entre monde supérieur et monde inférieur, Moïse est l’organe entre l’absolu et le relatif mais participant des deux…Ainsi cette fonction intermédiaire d’emtsa apparaît comme un médium, « agent de rapprochement de liaison et de dialogue ».

Ainsi suivre les commandements (en ce que cela peut signifier hors-religion,  accomplir un acte conscient et pensé) c’est poser un acte intermédiaire entre l’esprit et la matière, c’est tenir compte de vide radical entre ces deux opposés. Car c’est parce qu’il y a un vide que peut se jeter un pont entre l’un et l’autre. Il faut qu’il y ait un vide pour qu’une alliance s’opère. Il faut que la distance ait été identifiée pour qu’il y ait alliance possible.

 

Un Centre qui n’a rien à voir avec celui que nous connaissons

Enfin emtsa est aussi pour le Maharal, « point d’organisation, d’unification, de perfection », comme l’aimant attire la limaille, comme le centre d’une figure permet d’en saisir toutes les composantes. Pour cela aussi, le lieu de toute alliance.

Emtsa comme tension, n’est ni espace ni temps ni matière, mais en quelque sorte un mouvement immatériel en puissance. L’emtsa envisagé comme un milieu occupe précisément la fonction de tiers, de médiatrice, de bissectrice, de medium, il triangule une relation au lieu de la laisser dans la dualité tout en étant au milieu et non à l’extérieur. Il est une sorte de tiers interne, d’autre introjecté dans le sujet. C’est le troisième élément qui constitue le moyen terme.

Ainsi à titre d’exemple : « L’homme central à partir duquel s’est formée l’humanité est Seth, engendré après Caïn et Abel. Le patriarche central, dont la personne tout entière s’identifie avec le peuple d’Israël, c’est Jacob, le troisième…l’homme central, c’est Moïse, qui naquit en troisième après Aaron et Myriam…»

Il est question d’une quête de lien entre le juste et la justesse, entre-deux de la vie, vision du compromis, posé non comme un acte tiède, mais comme une tension augmentatrice « de l’un vers l’autre », comme la création d’un tiers aussi, la fondation d’une alliance tenant compte de la possible conjonction des contraires en un saut ou un sursaut de l’être, en tension, avec l’autre, tout autre opposé qu’il soit. La modernité du Maharal est-elle déjà dépassée ou encore non avenue?

P.P.

Le séminaire « Streben, pour une anthropologie du sous-sol », aura pour  session de 2006, comme thème conducteur :

De l’idéal à la haine.

Première séance le 13 décembre 2005 à 19 h

Maison des Sciences de l’Homme, 54, boulevard Raspail – 75006 Paris

Salle 215, de 19 à 21 h.

Pour obtenir le programme détaillé de l’année et la liste des intervenants, nous consulter, ou bien contacter directement Maria- Letizia  Cravetto à : Evidenza@wanadoo.fr

 

[1] Il s’agit du séminaire de l’année 2004

[2] «Le bruissement de la langue», essais critiques IV, Le Seuil.

[3] C’est moi qui mets en italique.

[4] En fait la Littérature ne semble plus faire obstacle au mélange des genres depuis la fin de la période classique et ou depuis le Romantisme. Rousseau « fait » de la philosophie et de la politique tout en racontant sa vie par les Confessions et ses marches dans « Les rêveries du promeneur solitaire pour ne citer qu’un exemple. Il en va de même pour  le « roman » allemand, « L’homme sans qualité » n’est-il pas aussi une chronique des derniers sursauts de la « double monarchie » ?

[5] André Neher, « Le puits de l’exil »,  Ed. du Cerf (1991).

 

[6] Tableau des couples terminologiques fondamentaux exposés par André Neher à partir de l’œuvre du Maharal:

+ aristotéliciens                        +platoniciens                      +talmudiques

 

Cause-effet                                Etre-néant                         Unité-multiplicité                              Facteur- conséquence                 Existence- modification     Attachement-séparation

Forme- matière                          Addition- défaut                 Donnant-accueillant

Esprit- corps                              Début- achèvement            Racine- branche

Métaphysique- physique             Création- loi naturelle        Fruit- écorce                                Acte- puissance                          Ascension- chute

Général- particulier

Essence- accident

Autonome- hétéronome

 

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La vie, telle un chuintement

Schibboleth, être l’autre chez l’autre, une affaire marrane

 

Enigme marrane sur la question d’existence : Comment s’entend-on et qu’entend-on : car les sentinelles veillent si dans la chair des mots, on ne sait pas, ou plus, interpréter le passage des frontières et des gués. Et les langues sources peuvent s’avérer de redoutables langues étrangères, des langues tueuses.

«Jephté rassembla tous les hommes de Galaad, et livra bataille à Ephraïm ; et les hommes de Galaad défirent ceux d’Ephraïm, car ils disaient : « vous êtes des fuyards, des Ephraïmites », Galaad étant partagé entre Ephraïm et Manassé. Galaad occupa les gués du Jourdain pour couper la retraite à Ephraïm ; et lorsqu’un fuyard d’Ephraïm disait : « Laissez-moi passer », les gens de Galaad lui demandaient : « Es-tu d’Ephraïm ? », que s’il disait « Non », on lui disait : « prononce donc Schibboleth ! », il prononçait « sibbolet », ne pouvant l’articuler correctement ; sur quoi on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Il périt, en cette occurrence, 42000 hommes d’Ephraïm.»  La Bible – Les Juges, 11 – 12
Les Ephraïmites étaient connus pour leur incapacité à prononcer correctement le schi de schibboleth, qui devenait dès lors pour eux un nom imprononçable. Ils disaient sibboleth et sur cette frontière invisible entre schi et si, ils se dénonçaient à la sentinelle au risque de leur vie. Ils dénonçaient leur différence en se rendant indifférents à la « différence diacritique » entre schi et si ; «  ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi codée .[1] .

Le schibboleth est un viatique transmis aux tribus et reçu comme une parole protectrice, pour franchir le seuil, il suscite en retour l’hospitalité. Entre le bannissement et l’intégration cela se joue donc dans le récit biblique dans un chuintement entre les lettres Schin et Samekh, la distinction tient dans un souffle. Le soldat devant le gué doit contrôler l’entrée, en invitant les demandeurs de passage à poser un acte d’identité. L’énonciation du mot de passe donne droit d’entrer dans la communauté. Chacun devra le redonner, redemandant son admission à chaque passage.

Si le mot Schibboleth partage les peuples de la région des Ephraïmites, au passage du gué du Jourdain, il renferme et évoque par rejet le mot banni sibbolet, ainsi les peuples ont en quelque sorte ces deux mots en partage. Le mot de « partage » est donc lui-même partagé entre deux sens : il désigne indifféremment  « partage de communauté ou partage de discrimination » (Derrida). Dans le cas du partage de discrimination cela donne l’apartheid,  la mort au gué du Jourdain.

Altération de l’identité et passage critique

Les Ephraïmites ont une prononciation qui divise la langue en les distinguant des autres, et qui du même coup les rassemble par ce trait commun de langage.

Le « bon » mot, le mot « correct », ne peut être prononcé par celui qui n’est pas dans l’alliance. Car si celui-ci sait comment il faudrait le dire, il ne peut ou veut mais ne peut le prononcer. En ne le prononçant pas, il conserve sa singularité et son identité à son propre groupe, précisément. En le prononçant il la perd ou croit la perdre. On pense aux « Vêpres siciliennes » où tant de soldats français perdirent la vie en Italie au XIIIème siècle « pour un pois-chiche »,  n’ayant pas prononcé comme il le fallait le mot de passe «cicceri». C’est le « s » prononcé « che » du temps ou les Parisiens se moquaient des bougnats de la capitale. En Afrique du Nord, facile de reconnaître un interlocuteur juif lorsqu’il parle arabe : les Juifs chuintent le « z » et le « s », qui deviennent « ch » et « j ». L’accent si particulier des Pïeds-Noirs a valu des déboires à ces  immigrés francophones, qui ont connu la discrimination en Métropole.

Quelle est la fonction du mot de passe : il révèle l’appartenance et permet que chacun se réclame ou ressortisse d’une même loi, mais ceci ne se borne pas à cela. Schibboleth révèle mais condamne à la fois. Il y a  un effet de potentialisation, qui transforme le jugement de la sentinelle à savoir qui peut passer, l’aggrave en condamnation. Schibboleth est exactement au point de rupture, de déchirement entre vie et mort. Ce qui discrimine extermine.

Dans le chuintement réside toute la différence convoquée dans ce souffle, dans ce communiqué de « bouche à bouche ». L’homme chuintera donc sa parole en une autre étrange circoncision, à manifestation sonore, pour se rappeler cela, et ce faisant non seulement il parviendra à se faire admettre mais il protègera ses semblables. Schibboleth garde la loi et tient lieu de chemin d’accès. C’est un crible et un tamis d’espace et de temps : celui qui passe le gué passe l’instant décisif, s’il ne le passe pas, cela signifie aussi qu’il est condamné.

Est-il ici question du risque qu’il y a à utiliser la parole dénotée de toute pensée, ou de toute conscience, une parole non élaborée, « incirconcise », sans en connaître les effets et les conséquences ? Si la parole du postulant au passage du gué doit être bien constituée, celui qui la recueille doit faire preuve de discernement et en prendre la mesure. Le mot est presque le même, mais un détail change, la prononciation d’une lettre. Un détail qui fait arrêt de mort, c’est un inquiet « qui es-tu », « qui tue », « qui est tué »…

Un homme, à la lettre

Certains travaux rabbiniques montrent que dans schi il y a l’anagramme d’ich, « homme ». Schibboleth est un mot qu’on trouve dans de nombreuses langues sémitiques ; l’hébreu, le phénicien, le judéo-araméen, le syriaque. Il peut signifier : « fleuve, rivière, épi de blé, ramille d’olivier » (Derrida). L’épi de blé, comme la rivière ou le rameau d’olivier sont des représentations du lien et du passage, l’épi de blé représentant, lui, le chemin vertical entre la terre et le ciel. Une sorte de représentation de l’homme « debout ».

Par ailleurs, la lettre Schin signifie « dent ». Le samekh de « sibboleth » n’a pas de signification propre, à part que c’est une lettre, alors que la majorité des lettres hébraïques sont aussi des substantifs, ainsi aleph signifie bœuf, beitmaison, etc. Dans sa forme le schin est représenté par trois traits verticaux qui selon une tradition, représentent les trois patriarches (Abraham, Isaac, Jacob). A ce titre, la lettre schin représenterait alors un lien entre les hommes et le divin. Dès lors qu’ils prononcent « si » au lieu de schi, les Ephraïmites font disparaître le « ich », c’est-à-dire l’homme. Pire encore, ils évacuent la lettre qui rappelle la mémoire des fondateurs du monothéisme, c’est-à-dire qu’ils en extirpent aussi le divin. Double erreur, par faute de chuintement !

Or, « Ephraïm » a pour origine un mot qui signifie fertilité, productivité. Comment donc une tribu portant en son nom l’idée de fécondité peut-elle l’avoir oublié? Un peuple qui gomme la signification de son propre nom, qui raie son histoire de sa mémoire, en oubliant les générations, oublie de donner une place à l’homme dans le mot qui doit lui assurer la vie sauve, n’est-il pas déjà symboliquement mort. Ils se sont donc coupés de la société de leurs voisins, mais ils se sont également éloignés d’eux-mêmes. Pire que d’ « agacer les dents de leurs enfants », « Ils en ont eu de lourdes pertes ».

Ainsi, la prononciation imparfaite trahit-elle la non-conformité qui rend impossible la relation. A ce titre le schibboleth peut devenir un terrible « lieu » de danger, de tension entre le singulier et le collectif ou l’universel, la vie et la mort, une inépuisable jonction-disjonction verbale.

Est-ce à dire que l’homme dans une minorité doive se cacher pour être accepté, ou alors s’en aller ailleurs ? Ou encore, renoncer à une parcelle de son identité pour être reçu dans un autre groupe humain ? D’autres, à travers les peuples et les contrées, l’ont compris au fil de l’histoire, qui composèrent avec la réalité des solutions d’existence négociées, pour justement que leur descendance soit assurée de se poursuivre, et que d’autres puissent en témoigner. Ils ne se rendirent pas coupables de trahison aux origines ni à leurs transmissions pour autant. Entre l’attente d’égalité, et d’autre part l’injonction de fidélité inhérente à toute appartenance, qu’elle soit mémoire, généalogie, exils, il y a en effet un double tranchant dans schibboleth, qui est à la fois comme le dit Paul Celan, un « barbelé » et une « circoncision ».

Lorsque son devenir est au prix d’un chuintement, s’il l’accepte, il pourra espérer faire avec l’autre un « nous » plus riche, en deçà et au-delà des frontières de l’énonciation en particulier, et du langage en général. Une circoncision symbolique, une alliance par la parole.

Paule Pérez

[1] Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Galilée, 1986.