What a waster…

par Sébastien Bauer

Décadence, élégance, romantisme, lyrisme, alcool, drogues, musique et cigarettes, sont autant de repères et de lieux communs pour définir un artiste qui pourrait venir nous hanter depuis le XVIème, le XIXème, et pourquoi pas le XXIème siècle…Mister Doherty sortirait d’une fumerie d’opium de Whitechapel, où il aurait trouvé l’inspiration dans quelques volutes, allongé sans le savoir, tout près, au plus proche de Jack the Ripper.

Le chapeau est planté en haut du crâne, le costume froissé est celui d’un Lord, l’arme est la plume. On devine qu’il a mal dormi, ou que ses nuits sont blanches. On le sent fragile, chancelant, prêt à s’écrouler à n’importe quel moment ; à fleur de peau. Le chemin le plus court menant à Peter est celui de la musique et du rock, chemin des plus courts s’il en est, et chemin que j’ai pris. La vraie question est de savoir ce que signifie être rock. Répondre à un style, à un mouvement donné, à une époque donnée, ou plutôt une attitude alternative de l’artiste correspondant à tous les mouvements artistiques en marge, et qu’importe l’époque.

Loin des clichés rock n’roll, Peter livre de la poésie, et de la littérature. Il parle de racines et de paradis perdu. Il siège entre Oscar Wilde et Jean Genet.

« In Arcady, your life trips along2 »

Se délivrer de la souffrance par la conquête d’un paradis perdu reste la finalité artistique de Peter Doherty.

L’Arcadie, contrée sauvage de la Grèce antique, est le symbole d’un âge d’or rempli d’idylles entre bergers, entre bergers et bergères ; Zeus né en Arcadie, et la bergère du banquet de Platon …Pays de Cocagne, il renvoie à l’idée d’un monde riant dont les pastorales auraient constitué le principal divertissement musical.
Pan et Peter Pan ; Pan Dieu rieur qui régnait en maitre sur l’Arcadie antique. Mi homme mi bouc et considéré comme mineur, il n’en était pas moins adulé ! Coureur de jupon, rares sont les déesses qui ne sont pas tombées dans ses filets. Pan célèbre la vie et la musique, le vin et l’amour. Il parle aux animaux du paradis perdu ! Comment ne pas faire d’analogie avec Peter Pan, personnage de notre enfance. Peter quitte le monde réel à tire d’ailes pour rejoindre l’Arcadie et ne jamais vieillir…

Ce mythe influencera une partie non négligeable de la musique et des opéras baroques, et les Lumières ; et Peter…La recherche de cette clarté, de ce soleil, celui d’un paradis perdu depuis longtemps, et dont on sait qu’on ne le retrouvera jamais…La lumière Pete en adopte le Saint Patron. Il reprend le thème de Saint Jean le Baptiste, mais c’est Salomé qui est mise en lumière comme l’avait exprimé Oscar Wilde dans sa pièce en un acte. Peter est obsédé par la possession ultime de l’être aimé, et fasciné par cette femme prête à voir l’autre mort pour le posséder en entier ; mais on ne tue pas la lumière, Peter en sait quelque chose ; c’est soi-même que l’on tue en tuant l’amour.

Pete pue l’Angleterre et croule sous le poids de ses croix irlandaises portées autour du cou. Enfant de militaire, il voyage, voit du pays à l’image de Rimbaud ce héros. Elève brillant passionné de littérature, il est victime de cette malédiction : la sensibilité de l’intelligence.

Malgré tous les drapeaux que Peter brandit, Union Jack, English Roses, St Georges cross, Monsieur Doherty n’a de terre que celle qui l’accueille ; Londres et ses clubs, ses pubs, et ses drugs, et puis Paris…Paris la romantique, qui l’appelle, malgré tous les problèmes de justice qui le contraignent en Albion. Il y trouvera refuge, comme Oscar.

Peter a conscience que la recherche de cette lumière ne peut le mener dans un quelconque paradis terrestre, c’est le pari faustien qu’il a fait ; loin de se tourner vers le mal, il s’en remet au diable, seconde force équilibrante de l’univers.

La malédiction Rock

Doherty reste un artiste rock pour la plupart, c’est évident. Mais là encore, que le hasard fait mal les choses ! Le groupe par lequel Peter se fait connaître est The Libertines. La dénomination elle-même en dit long. Si on ne s’arrête pas à une simple connotation sexuelle loin d’être cependant absente, ce qui compte, c’est avant tout être libre au sens premier du terme : exister par la pensée. Alors Peter prend sa liberté, et décide de se rendre à Londres pour vivre en artiste. Il habite toutes sortes de taudis sordides just by the river3 pour reprendre la chanson des Clash.

Le projet initial de Doherty est acoustique, une simple guitare suffisant à l’expression de son errance et de ses sentiments les plus enfouis. Fantasmes passéistes des producteurs, ou simple besoin commercial, The Libertines se transforment en la réponse Punk aux Sex pistols pour les années 2000.

Déjà les textes de Peter sont empreints de poésie, et de références à l’oppression et à la quête de liberté. La preuve en est le Arbeit macht frei4 scandé haut et fort pour ne pas oublier !

Pete se déguise avec des costumes d’officier désuets, et  adopte une attitude ambiguë avec son comparse Carl Barât. Ils chantent dans le même micro, lèvres à lèvres, pour se donner les répliques de leurs chansons d’amour…Et bientôt comme dans un vrai couple, le torchon brûle. L’amour ne les unit plus : « on aime, puis on n’aime plus ». Peter est horrible dans son rôle de chanteur punk ! Il annule concert sur concert car il est trop défoncé pour atteindre correctement le manche de sa guitare. Son rôle ne lui va pas! En manque, il ira jusqu’à cambrioler l’appartement de Carl. Le bateau prend l’eau, et l’Arcadie devient une course en solitaire. Comme beaucoup d’enfants, Peter provoque l’échec car il est dans l’incapacité de quitter. Il échange volontiers la force contre la douleur.

Books of Albion5

Depuis longtemps, Peter ne vit plus en Angleterre, mais en Albion. Cette appellation latine qui renvoie à la blancheur des côtes de Grande-Bretagne, sera sa signature poétique, et le nom dont il baptisera son navire.

Le Bordel revient avec les Baby Shambles6! En quittant lesLibertines, Peter n’avait pas quitté la scène. Il avait continué à organiser des concerts privés improvisés dans un quelconque appartement de Londres, en invitant ses fans et amis l’après midi même. Babyshambles est exclusivement dédié à la création artistique de Peter. Les books of Albion, sorte de pot-pourri de l’artiste, ou plutôt carnets de voyages pour coller à l’imagination, sont des écrits, des dessins des rencontres, des photos, que Peter accumule depuis son adolescence. Le premier Album des Baby Shambles, Down in Albion, est la transcription musicale de la création et de la vision d’une vie. Les chansons sont majoritairement enregistrées en une seule prise, et petit joyau, la chanson de ses 14 ans ! Peter nous prend par la main et nous embarque en exil sur son navire Albion, qui au gré des flots et des courants nous mènera tant bien que mal en Arcadie. Puis au fond peu importe où il pourra bien nous mener, puisque nous serons ensemble. Down in Albion est un disque cousu main. Tout est à l’image de l’artiste, et on s’y saoule de délices et de poésies. Des dessins, des photos sépia, des vanités et des textes de chansons griffonnés. Cette tête de mort et de con réinvente le concept album, mélange de brouillons d’écolier, et de carnets de voyage. Peut-être que c’est lui, le cancre de Prévert !

Pour Peter la création d’un disque a son importance de A à Z. Avec ce disque c’est toute la littérature dandy et décadente que Peter donne à voir et à entendre. Comme toujours, il recherche le paradis, et parle d’amour, mais A’Rebours… Avec le temps Pete redevient Peter, et n’apparaît quasiment plus avec l’accoutrement rock de ses débuts, à savoir du jean et du cuir. Son costume devient Le Costume, et pas n’importe lequel. En effet ceux qui pensent que le complet est un élément de la garde-robe, qui ne se porte que pour des occasions ou les journées de bureau ont tout faux ! Allez demander à un banquier pourquoi son costume possède deux ou trois boutons, ce qui a décidé son choix sur la largeur du col, ou même le boutonnage de ses poignets…Le Costume est rempli de codes que je vous épargnerai. Sachez simplement que le costume de Pete est celui du Dandy, celui du raffinement à la limite de la féminité. Honnêtement, regardez-le ! Peter a-t-il l’air d’un banquier ?

Narcisse
« Il est absolument insoutenable de s’apercevoir que ce que l’on dit dans votre dos, est absolument vrai ! » Oscar Wilde.

A force de se regarder dans l’eau de son miroir, on serait tenté de s’y noyer. Je propose d’y plonger plutôt que d’y tomber ! L’amour de soi c’est déjà beaucoup, et n’est-ce pas le commencement de l’amour de l’autre ? On peut toujours jouer les coquettes, et se parer. On peut toujours renvoyer l’image de son miroir aux autres ; mais à genoux dans le reflet de la flaque du caniveau que verrons-nous ? Et bien oui, tout ce que l’on dit sur Peter est vrai ! Doherty est sale, dépravé, drogué jusqu’à la moelle, ivrogne, usurpateur, dépressif, et angoissé. Peter est sale, tatoué, a fait de la prison, et y retournera. Doherty crache sur les journalistes, peint avec son sang, se lacère le torse, et vit dans un taudis. Pete annule des concerts parce qu’il est ivre mort. Peter transpire l’héroïne par tous les pores !

Mais Peter est un élégant, un équilibriste, un magicien qui dort avec ses chats. Il est poète, troubadour, diseur de contes, et chanteur à guitare dans le métro. Pete est beau dans son costume, ou dans son rôle de la femme aux bijoux. Doherty est un enfant, une sorte de Peter Pan dépravé, peut être celui que l’on voudrait devenir si nous n’avions pas peur de vivre avec cette épée sur le haut du crane : la liberté. S.B.

1- Quel branleur…
2- En Arcady, la vie s’écoule.
3- Sur l’autre rive du fleuve. Référence aux bas quartiers de Londres.
4- Le travail rend libre. Expression apposée sur le fronton à l’entrée du camp d’Auschwitz.
5- Livres d’Albion.
6- Les enfants bordeliques.

Zimmerman, la chanson de l’interprète

par Sébastien Bauer

« Bob Dylan ne donnait pas tant l’impression de se tenir à un tournant décisif de l’espace-temps culturel que d’être ce tournant décisif. Comme si la civilisation avait pu évoluer à son gré, ou même au gré de sa fantaisie […]. » Greil Marcus, La République invisible

Qui est Monsieur Zimmerman ? Tant de mystères planent autour du personnage qu’il est presque impossible de le connaître. Ce que nous connaissons, ce sont ses chansons.

Plus de quarante albums et une tournée qui ne finit jamais ! Bob Dylan symbolise l’union entre une Amérique profonde et les courants d’avant-garde artistiques de son époque. Je ne peux m’empêcher de rêver à l’esprit et à l’ambiance qui devaient régner dans le Greenwich village de la fin des années 50, et le frisson encore très présent de la beat generation.

Dylan révolutionne la musique contemporaine. Il devient malgré lui l’une des figures de proue de la contre-culture de son époque. Son influence débordera largement le cadre de la musique, en éclaboussant la littérature, la poésie, et même la politique. Loin de se revendiquer comme leader, il le sera malgré lui.

Zimmerman s’éloigne de ce que je pourrais appeler « les chanteurs sachant chanter » et essuie de nombreuses critiques quant à sa voix et son interprétation. Dylan joue ses textes, comme un véritable instrument de musique, en recherchant l’expressivité au détriment d’une simple beauté classique. Son apport principal reste son écriture. Elle se démarque dès son deuxième album, le premier étant essentiellement composé de reprises, ce qui était d’usage à l’époque. Inspirés par la littérature, la poésie surréaliste, mais aussi les « folksongs » réalistes de la grande tradition américaine, ses textes construisent un univers intérieur d’une richesse exceptionnelle. Son expérience personnelle du monde réelle ou fantasmée se déploie.

Par ses prises de position, Bob Dylan refuse de se prêter au jeu de l’industrie du disque. Il change sans cesse d’apparence et de style musical ; il devient un traître. L’artiste, adulé par les milieux folk et ceux révolutionnaires de gauche des années 60, refusera toujours d’en assumer un quelconque rôle, d’en être le porte-parole. Il conduit plutôt ses admirateurs à penser par eux-mêmes, ainsi qu’il l’exprime dans certains de ses textes (Don’t follow leaders / Watch the parkin’ meters). Il veut renoncer aux messies, de quelque bord qu’ils soient !

 

Penser par soi même

Je me souviens : il y a quelques années, Dylan s’était produit à Perpignan dans le cadre d’un festival d’été. Le concert était complet et bien sûr j’étais présent pour voir ce monument, cet être invariable de l’histoire et du temps.

Beaucoup étaient déçus. Dylan était vieux, presque branlant, caché sous un chapeau, faisant languir l’auditoire en attente de ses plus grands succès. Le héros n’est plus. Le personnage androgyne des sixties a disparu ! Pour une mémoire de pochette de disque, il était bien amoché, le Zimmerman qui chantait aux côtés du pasteur Luther King avait bien changé… Mais Dylan est Dylan, et les chansons restent.

Je suis encore furieux lorsque j’entends ce discours tenu par des gens ayant hypothétiquement conservé quelques vinyles stockés dans l’humidité de leurs caves. Hélas, ils gondolent, et les êtres aussi. Ils n’ont rien compris, et il est trop tard ! Ils n’ont pas compris que lorsqu’on vient voir Dylan, on ne vient pas voir une icône mais écouter des chansons, car les chansons restent. Elles restent, se réécoutent et se transposent à des moments de notre vie. Elles se fredonnent comme on conserve un vieux livre de chevet.

Dylan avait parfaitement compris que l’art reste : « Ce qui compte, c’est la chanson et non l’interprète. »

Dylan parce que Dylan Thomas : « Dans un poème, la part magique est toujours accidentelle.»

Bob Dylan est empreint de poésie, il navigue au gré de sa spiritualité. Il faut considérer que sa spiritualité n’a de sens que parce qu’elle n’a pas d’étiquette. Dylan naît juif, mais sans conviction aucune à cet endroit-là, il se pense humain, composante d’un tout.

 

« Gotta Serve Somebody”[1]

Revenu de la musique country, Bob Dylan connaît une longue période rock et électrique qui lui vaudra de nombreuses critiques. De confession juive, il décide alors de se convertir au christianisme à la fin des années 70. C’est dans cette religion qu’il puisera une nouvelle source d’inspiration.

Suivent de nombreuses compositions gospel qui ne resteront pas dans les annales, excepté pour les titres Saved et Every Grain of Sand.

Dans une atmosphère de plus en plus mystique, il oblige ses musiciens à prier avant chaque concert et à remercier Jésus lorsque le show est terminé.

Slow Train Coming est l’album qui marque la conversion de Robert Zimmerman. Bob Dylan surprend son public en composant des morceaux à la gloire de Dieu. Il dira avoir vu Jésus entrer dans sa chambre d’hôtel à Tucson pendant sa tournée. Prétexte ou délire ?

Toujours est-il que Dylan passe à un rock biblique et colérique. Traité de Judas par ses plus fidèles fans, il va jusqu’à accuser le rock d’être livré au diable.

Pour Dylan, Jésus est celui qui fait prendre conscience à l’homme de toutes ses fautes.  Do Right To Me Baby  traite de la rédemption et When He Returns  nous emmène directement à l’église. Il chante un rock furieux avec un ton colérique et même sa période contestataire devient blafarde.

Artiste en perpétuelle mutation, il déroute et prend à l’estomac. Dylan prétendra dans l’un de ses entretiens qu’il se sent à l’aise avec les orthodoxes juifs et catholiques ! A chacun sa spiritualité…


Jérusalem

Rupture ! En 1983, Dylan réapparait hirsute, les cheveux aux quatre vents, le visage chaussé de ses Ray Ban Wayfarer restées au placard depuis les années 60. Il met très brutalement fin à sa période chrétienne. C’est à cette époque que l’album Infidels voit le jour. Ce disque est considéré comme un renouveau par Bob Dylan lui- même, à la suite de sa période chrétienne considérée par beaucoup comme un échec. En réalité, ce disque un peu fourre-tout n’est pas réellement réussi. C’est même un ratage ! Mais Bob ne faisant pas les choses à moitié, le ratage est sublime !

Dylan a cessé de prêcher une religion, ce sont ses propres croyances qu’il révèle et il suffit de l’écouter quelques années plus tard pour s’en convaincre : « Tout est là entre la religion et moi : je trouve la religiosité et la philosophie dans la musique. Je ne la trouve pas ailleurs ou autrement… Je n’adhère ni aux rabbins ni aux pasteurs, ni aux évangélistes, rien de tout cela. J’ai appris plus des chansons que j’ai appris de n’importe laquelle de ces entités. »[2]

Monsieur Dylan trouve sa spiritualité dans son ressenti, dans ce qu’il voit, surtout ce qu’il a vu de ses yeux lorsqu’il a mis les pieds en Israël. Il est bouleversé en se rendant à Jérusalem pour la première fois. Il respire cette terre, touche le mur, pratique la prière et pose les pierres du temple de Jérusalem. Zimmermann vit de son propre aveu un retour aux sources, il découvre une sorte de berceau en ces lieux qu’il ressent comme habités.

Habité, reste et restera le maître mot de la carrière et de la vie de l’artiste. Je ne m’avancerai pas à en dire plus que lui-même n’en a dit ou fait car il me semble très difficile de me poser autrement qu’en observateur devant un être aussi complexe. A-t-il lui-même les réponses ?


Artificiel

Les années 80 n’ont notoirement pas été la meilleure période pour les grands artistes rock des années 1960 et 1970. L’électronique commence à prendre le dessus, et les solos de guitare et les chanteurs à texte sont désuets. Pour Dylan, ses albums sont le plus souvent gâchés par le son discoïde de l’époque, qui ne leur convient particulièrement pas, et ses concerts par le manque de conviction qu’il met désormais à chanter.

C’est Zimmerman lui-même qui se décrit comme un chanteur qui a perdu quelque chose de ce qui faisait son génie : les chansons ne viennent plus avec la même facilité qu’avant, et son enthousiasme est usé. A la fin de la décennie on le retrouve associé avec le Grateful Dead pour une série de concerts, et l’énergie semble l’habiter à nouveau. Sur les conseils de Bono, chanteur de U2, il enregistre ensuite avec le producteur Daniel Lanois, connu pour son approche « à l’ancienne », un album, Oh Mercy, qui marquera son « grand retour ».

D’autre part, en 1988, Dylan nous livre une de ses merveilleuses farces en créant de toutes pièces les Traveling Wilburys, super-groupe fédérant, sous des pseudonymes, Dylan, George Harrison, Jeff Lynne, Tom Petty et Roy Orbison. Le groupe se séparera en 1990 après 2 albums d’un Rock and Roll simple mais éminemment sympathique.
Le mythe de Sisyphe

Le Never ending tour dure depuis déjà vingt ans ! Quelle belle image que cette tournée qui ne se finit jamais ou à la mort s’il y en a une. Je ne sais pas pourquoi je me reconnais autant dans les errances de ce personnage atypique, ou peut être que je ne le sais que trop. Loin de me comparer à monsieur Zimmerman, je sais le toucher d’une guitare, et je sais les mots que je dis et chante !

Je sais cette dualité qui m’habite, ce tiraillement entre deux spiritualités au socle commun. Après tout, n’est ce pas Johanan qui baptise Jésus ? Le moteur réside dans cette dualité, et c’est avec elle que l’on peut imaginer Sisyphe heureux pour reprendre les mots d’Albert Camus. Le choix ne se pose pas, on avance avec les deux. Si la question de ce choix devait un jour se poser à moi, je répondrais : je suis un juif qui ne peut pas lâcher sa croix…

Sébastien Bauer

 

[1] « Je dois servir quelqu’un. »

 

[2] Newsweek, 1997.

L’eugénisme politique

d’une science à la destruction

par Sébastien Bauer

« L’ensemble de connaissances, d’études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet (domaine) et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vérifiables » telle est la définition que le « Robert » donne de la science.

Parler de science à propos de l’eugénisme est une question, pour moi, souvent posée.  En tant que petit-fils et arrière-petit-fils de déporté juif, je me suis toujours demandé qui j’étais. Elevé avec conviction dans la religion catholique, au côté d’un grand-père sauvé de Drancy mais converti au protestantisme, de quel côté judéo chrétien porter son regard ?

C’est pour cette raison que, me considérant moi-même sans identité propre ou entière, je me suis souvent penché sur les théories eugéniques platoniciennes pour les comparer à leurs applications terrifiantes au cours du XXe siècle.

Le rêve de la cité idéale qui apparaît dans l’Antiquité est celui d’un combat aussi permanent qu’inéluctable entre les hommes, imposant l’idée de la nécessité  d’une organisation idéale de leur vie en communauté, basée sur un système de castes. Le positivisme platonicien est très largement tourné vers l’intérêt général de la cité, le but étant de construire une société du savoir.

Dès lors, Platon prône un contrôle des naissances et des relations entre les individus selon leur rang et leur sexe. Ce sont ceux qui savent, l’élite, qui exerceront cette prérogative aux travers de lois, lois d’ailleurs intelligibles par elle seule –  la lecture et la confection de la loi devenant le socle de transmission de l’oligarchie. A l’exception des magistrats tels qu’ils sont nommés dans « La République », le reste de la population doit ignorer le désintérêt de la cité pour ses intérêts propres. « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et l’autre sexe. (…) toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde », ibid., V, 460 a.
Théorisation de l’utopie

De l’interprétation diverse de cette pensée vont découler les pires dérives de notre humanité. C’est en effet de cet idéal antique que se réclament les fondateurs de l’eugénisme moderne tels que Francis Galton qui, dès le XIXe siècle prétend tirer sa théorie de Charles Darwin et de « l’origine des espèces ». Théorie qui aboutit au fait « qu’il faut[1] favoriser la survie des plus aptes et ralentir ou interrompre la reproduction des inaptes ».

Pour autant, dans son ouvrage La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, paru en 1871, Darwin émet sans complexe des conclusions sur l’hérédité en affirmant qu’il est probable que le « talent » et le « génie » chez l’homme soient héréditaires[]. Il lui paraît également vraisemblable que les protections sociales vont à l’encontre de la sélection naturelle[]. Erreur de placer le génie sur ce qui n’est, en fait, que l’acquisition d’un savoir-faire.

Toutefois, Charles Darwin place l’esprit de fraternité humaine au-dessus des lois scientifiques : « Nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fît une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature », déclare-t-il dans le même ouvrage.

Dès lors, on étudie les meilleures méthodes scientifiques pour contrôler les naissances ou pour permettre à l’humanité de contrôler son propre destin biologique. C’est un droit à naître, ou pas, qui posé, impose une hygiène de la race et donc, par extension, de la caste.
De l’utopie scientifique

L’entre-deux-guerres voit se développer un scientisme autour de l’eugénisme. La République de Weimar eut un projet qui fut élaboré par des juristes et des psychiatres. Les pères en furent le professeur de droit Karl Binding et le professeur de psychiatrie Alfred Hoche. Ces deux universitaires travaillèrent à la conversion de leurs milieux respectifs à l’eugénisme. Le projet n’a pu cependant être formulé dans un texte législatif. Les concepts qu’il développait, par exemple les notions de « vie indigne d’être vécue » où « d’euthanasie », allaient trop loin par rapport aux autres législations eugénistes, et les Eglises demeuraient vigilantes. Les théoriciens allemands arguèrent de l’intérêt collectif pour justifier le bien fondé de l’interdiction d’être. La vie des malades et des handicapés mentaux était déclarée indigne d’être vécue au nom de l’intérêt collectif en s’appuyant sur des fondements médicaux et économiques erronés.

La notion universelle de droit public fut l’objet de nombreux détournements. Ainsi, l’eugénisme est très largement utilisé lors des deux grandes crises de 1923 et 1929 pour relancer le projet de législation eugéniste. En 1929, les économistes arguent que « les handicapés et malades mentaux coûtent cher à la collectivité ». De ce fait, la question se pose d’en éviter l’existence, d’en réduire le coût. Ils deviennent coupables de bien des maux. La pensée eugéniste, rattachée sans scrupules au concept juridique de l’intérêt général, légitima une réduction drastique des moyens financiers et des moyens en personnel de la psychiatrie.

 

De l’eugénisme à la race

C’est alors que se développent les théories raciales. Il suffit de se convaincre que l’hérédité prévaut sur le milieu social et culturel, que l’inné est plus fort que l’acquis. La question se pose alors de savoir ce que nous serions, nous tous, produits de métissage. Que faire de la valeur intrinsèque des hommes,  si seule leur appartenance raciale conditionne leur importance au sein d’une société ? A l’inverse, le métissage n’est-il pas le meilleur antidote à cette quête de pureté raciale qui sacrifie de fait l’essence à l’apparence ?

Au-delà de la Shoah et de la politique nataliste du IIIe Reich, les idées et la mise en œuvre de politiques eugéniques existent et ce, même après la Seconde Guerre mondiale. Je ne veux pas passer sous silence et certainement pas oublier. Je veux me souvenir de ce terrible chapitre de l’histoire de l’humanité et énoncer que le nazisme pousse l’eugénisme à son paroxysme, avec en plus la haine de l’être humain dans tout ce qu’il représente et l’érection du pur fantasme en science des races : car la « race » juive n’existe pas et n’a jamais existé. Mais l’idée de l’élimination des plus faibles s’est souvent posée au-delà de la question juive, au-delà de la question de la race. Les politiques eugéniques se développent d’abord et principalement aux Etats-Unis, donc dans des sociétés supposément démocratiques, avec des stérilisations forcées. Dès 1907, l’Etat de l’Indiana promulgue une loi de stérilisation obligatoire pour les dégénérés « héréditaires ». En 1930, plus de trente Etats étaient dotés d’une telle législation.
Une réaction aux théories raciales et négatives

Le dit eugénisme prend une toute autre portée à la suite des politiques mises en œuvre par le régime nazi. C’est en réaction à cette dérive que deux positions émergent : les « continuistes » et les « discontinuistes ».

Pour les continuistes, l’issue logique d’une perspective eugéniste est illustrée par l’Histoire et les crimes commis par le régime nazi au nom des principes de cette doctrine. Les fondements même de l’eugénisme, en particulier ses présupposés héréditaristes, scientistes, racistes, contiennent en germe des éléments qui conduisent nécessairement à des développements contraires aux lois de la morale, et surtout à l’éthique. Pour aller plus loin, il faudrait même considérer que c’est aller contre l’humanité dans tout ce qu’elle possède de beau : sa diversité, sa part de hasard et d’aléatoire.

Les discontinuistes, quant à eux, se placent dans une position contraire. L’eugénisme est encadré par des dispositions morales et juridiques suffisantes pour éviter toute dérive et pour aboutir à un progrès de l’humanité.


Un eugénisme positif ?

Selon ses défenseurs, l’eugénisme vise à assurer une humanité plus adaptée, donc en principe « plus heureuse ». Par le vocable « adapter », ils entendent donner aux hommes des défenses contre la maladie, l’hérédité, et toute fatalité. Ce n’est donc pas selon eux la fin en elle-même qui est criticable, mais bien souvent les moyens choisis. Ce serait, certes, un grand progrès que de voir le diabète, l’hémophilie et d’autres maladies héréditaires éliminées par thérapie génique. Cette forme d’eugénisme ne pose pas les difficultés des théories développées au cours des XIXe et XXe siècles, périodes où les moyens utilisés avaient très largement dépassé les bornes de toute Humanité.

Cependant, la fin du discontinuisme pose d’autres problèmes : il suffit d’examiner les lois dites de bioéthique de notre code civil. Toutes les questions liées à l’embryon humain et à son développement sont très strictement encadrées, il en est de même pour l’interruption volontaire de grossesse et tout examen pré-natal. Au-delà du texte juridique, il y a la jurisprudence, qui contribue très largement à un encadrement des pratiques peuvant être considérées comme eugéniques. Elle constitue en quelque sorte le dernier garde-fou éthique de l’interprétation de la loi.

C’est ainsi qu’en France, pour la première fois en 2000 avec l’arrêt Perruche, la Cour de Cassation consacre en termes très clairs le droit pour l’enfant né handicapé d’être indemnisé de son propre préjudice. Cet enfant, né handicapé en raison d’une erreur de diagnostic médical, est indemnisé de sa propre naissance et fait ainsi  valoir son droit à naître.

L’eugénisme et ses fantasmes immémoriaux nous renvoient à notre morale mais surtout à notre éthique, car cette première tend à le bannir. Le risque réside dans les moyens scientifiques qui tendent à donner raison aux pulsions historiques.

Encore faudrait-il que l’Homme se définisse par des valeurs humaines proclamées et non des critères biologiques. A mon sens, le « bien-être » ne réside pas seulement dans des valeurs physiques mais aussi et surtout dans des caractères, des ressentis et des individualités. Comment laisser sa place à la personne qui habite un corps ? Nous devons reconnaître que notre enveloppe corporelle n’est pas un objet maîtrisable en ce qu’elle est inséparable de ce qu’on peut appeler notre dimension symbolique voire spirituelle.

Toutes ces questions nous ramènent à notre propre condition et à l’utilisation de notre propre savoir, de la science.

Pour reprendre la pensée spinoziste, les hommes se croient libres au sens du libre-arbitre. Mais être vraiment libre et heureux consiste à nous libérer de l’illusion de ce libre-arbitre pour chercher et trouver ce qui nous détermine. Il faut accroître notre « puissance d’agir » qui est notre seule essence et, par là, combattre et vaincre la passion du surnaturel.

Qui sommes-nous et surtout pouvons-nous porter atteinte à notre nature d’êtres vivants ? En contrôlant sa vie et sa mort, l’Homme tend à devenir son propre maître, ou son propre dieu. Il croit tendre vers sa liberté, mais à quel prix ?

Sébastien Bauer
Cet article est un travail consécutif au mémoire de recherche que l’auteur a réalisé dans le cadre de ses études en sciences politiques (IEP de Paris).

 

[1] C’est moi qui mets en italiques