Marranes et Réforme : le Livre manquant

Editorial

par Claude Corman

En parcourant « L’aventure marrane » de Yirmiyahu Yovel, tout en songeant à ce que l’on entend ou que l’on souhaite sur une nécessaire réforme interne de l’Islam afin de rendre plus compatible la Charia et le monde contemporain des révolutions arabes, je réalisai qu’il existait bien un élément central, une sorte de gène constitutif du marranisme qui n’a été souligné à ma connaissance par personne: l’indifférence radicale et renversante des marranes à l’égard de la Réforme. Des théistes, des panthéistes, des épicuriens, des athées, des mystiques, tout ce que l’on voudra, tous ces modes d’être contradictoires peuvent procéder en partie de l’esprit marrane. Mais jamais la Réforme !

Face au poids des traditions religieuses, les marranes inventent l’écart, la distance, l’affranchissement, la sublimation, la ruse ou la rigueur, mais ils délaissent la purge, la révision, la modernisation, bref la Réforme d’un Culte. Comme si d’emblée, alors que nombre de marranes vont se montrer d’excellents explorateurs des terres, des économies ou des textes nouveaux, ils avaient instinctivement, presque naturellement abandonné à d’autres le terrain de la réforme religieuse.

De sorte que s’il existe bien une multitude irréductible de marranes et une aussi vaste mosaïque de fragments et de bouts d’être ambivalents à l’intérieur de chacun d’entre eux, au point que l’on a fait du marrane, la figure matricielle de l’individu moderne confronté autant à sa propre complexité intime qu’à l’éclatement de l’univers spirituel et politico-économique de la Renaissance, nous tenons peut-être dans ce manque de soutien au schisme protestant la clé du marranisme.

Comment ne pas s’étonner en effet du peu d’empressement, du peu d’enthousiasme qu’affichent les marranes historiques à commenter ou à absorber les idéaux protestants générateurs d’une cure de jouvence du Christianisme et hostiles aux Institutions les plus agressives et soupçonneuses de l’Eglise ? Comment rester aveugle au fait capital que l’histoire marrane et l’histoire protestante sont restées des histoires distinctes et parallèles alors qu’elles se déroulent dans le même espace-temps européen, et qu’elles ont joué chacune à sa manière un rôle moteur dans la naissance d’une économie-monde post-médiévale ?

Peut-être sommes-nous simplement en face d’un énoncé stupéfiant, d’un énoncé imprononçable et qui est celui-ci : l’esprit marrane n’est pas un esprit réformateur de la religion !

Cela évidemment ne peut pas se dire sans grandes conséquences sur la compréhension de l’Age pré-moderne où vécurent et souvent périrent les marranes historiques, mais surtout cela ne peut pas se dire sans des conséquences encore plus fortes sur notre époque qui voit refleurir l’esprit religieux plus ou moins délicatement tissé de fondamentalisme et de réformisme.

Je ne m’appesantirai pas sur les figures historiques du marranisme afin d’étayer cette idée. Il suffit de parcourir les œuvres et les existences de Montaigne, de Spinoza, de Juan de Prado, de Tsevi, pour mesurer l’abyssale distance que chacun d’entre eux creuse à l’égard du principe d’une réforme interne des Eglises et des traditions monothéistes. [1]

Et cela est encore plus vrai de la marranité contemporaine dont nous avons tenté avec d’autres d’établir la cartographie anthropologique et politique. Les choses du Ciel condensées dans les Textes fondamentaux de chaque Religion ne sont pas réformables en leur cœur. Aucune foi ne peut être tempérée, modérée, ou expurgée de ses traits les plus archaïques et violents. Et il n’est pas si mauvais au fond que la religion se mette d’elle-même à part, séparée des enjeux profanes des vies humaines, séparée et donc sainte dans le sens hébraïque du Kaddosh.

Laissons l’y, dit l’esprit marrane. Laissons la religion de côté ! Pas question de vouloir la réformer, l’adapter, lui offrir une présentation plus convenable et moderne !

Plus de trois mille ans après le règne de David, deux mille ans après la mort de Jésus, et mille quatre cents après la prédication de Mahomet, l’énorme travail industrieux, commerçant, explorateur, artistique, scientifique, littéraire, de générations et de générations d’hommes et de femmes dans toutes les aires de civilisation n’a nul besoin de se confronter aux textes révélés et de s’évaluer à leur lumière !

Il n’est pas nécessaire que Dieu soit mort pour que l’humanité advienne. Il suffit qu’Il soit Saint, qu’Il soit à part, ailleurs ! En Lui accordant l’infinité de l’Univers, Spinoza a ouvert la voie. L’esprit marrane n’est pas un esprit réformateur de la religion !

C.C.

 

[1] Seul entre tous, Uriel da Costa, convaincu, à l’instar des calvinistes et des luthériens arc-boutés sur les Evangiles, qu’il fallait revenir à l’esprit de la Torah écrite, s’entêta à vouloir imposer ses idées réformatrices à la communauté d’Amsterdam. Sa tentative échoua et Uriel se suicida, peu de temps après une ultime humiliation à la Synagogue.

Du Malin Génie de Descartes au Zombie de Cassou-Noguès

par Noëlle Combet

Le Zombie de Cassou-Noguès avec Dick, Wells, Descartes, Husserl, Proust…

Univers parallèles

Dans « Ubik », œuvre de science fiction de Philip K Dick, Joe Chip s’écrie : « si ce monde-ci ne vous plaît pas, allez voir  s’il n’y en a pas d’autres. »

L’ « autre monde » ici évoqué nous concerne selon le philosophe Cassou-Noguès qui dans « Mon Zombie et moi », s’intéresse à « la philosophie comme fiction. »

La fiction en effet, ne serait pas là pour nous consoler de ce monde-ci. Elle en serait un éclairage et un prolongement. Le « possible » qu’elle suggère, même s’il apparaît comme impossible ou pas encore possible dans le champ de nos existences quotidiennes et celui des sciences, s’en rapproche considérablement, en tant que potentialité ou miroir de nos expériences. Le possible de la fiction consiste en nous et interroge sur notre identité dont il décrit des facettes. Pour illustrer l’existence possible de ces univers parallèles, l’auteur emprunte à la mythologie vaudou, la figure du Zombie, c’est-à-dire d’un mort/vivant.

 

La fiction/ fonction du Zombie

L’auteur, dès les premières pages, crée deux fictions mettant en scène le Zombie : d’abord un rêve dans lequel il se voit tenant entre ses mains sa tête séparée de son corps. Ce corps, que la tête, à distance, tente de percevoir, est une première image du Zombie. Ne sachant qu’il « a perdu la tête » – elle se trouve, à un moment donné dans un placard-, il se meut ou est mu dans d’étranges gestes. Dans la deuxième fiction, on assiste à une opération du nerf optique en 2032 : le corps du narrateur est disjoint, la tête sur l’oreiller le tronc dans un fauteuil près du lit, les yeux sur la table de nuit.

Dans l’intervalle de ces deux fictions, l’auteur se démarque de Merleau- Ponty pour lequel « je suis mon corps… Notre corps n’est pas un objet. »

Il questionne ce point de vue en indiquant que la zone d’où se fait la vision, ce sont les yeux en tant qu’ « incarnation minimale » et qui constituent un corps, un corps nouveau par lequel on contemple celui qu’on a laissé allongé sur le lit ou assis dans le fauteuil.

Il montre ensuite comment cette fiction d’un corps non connexe fait écho à une réalité : même si pour voir mon corps en son entier je tapissais tous mes murs de miroirs, je n’obtiendrais que des images fragmentées ou temporellement déliées, des « blancs » dans l’image, ce qui infirme l’idée d’une possible unité.

Il précise ensuite son intention : « Mon but est, par des fictions, de faire varier les situations pour analyser l’expérience de soi et l’être au corps. »

Deux conditions doivent être réalisées pour qu’une fiction entraîne l’adhésion : que l’on puisse s’identifier aux personnages et que ces récits apparaissent dans une écriture ou une énonciation, ce qui appelle la contribution de la main ou de la voix c’est-à-dire une incarnation minimale.

 

Thèmes

Pour introduire les variations des situations et de la pensée offertes par l’imaginaire, l’auteur explore plusieurs fictions rencontrées  principalement dans la littérature.

La nouvelle de Wells, « L’homme invisible », lui permet de définir la limite du possible dans la fiction : l’on peut en effet s’identifier à un homme invisible ; ce serait impossible dans le cas d’un homme intangible ; ce dernier ne pourrait nous toucher sans être touché. Ce thème de l’invisibilité entre en résonnance avec la métaphysique mais aussi avec des thèmes sociaux : l’on peut en effet s’interroger sur  sa propre invisibilité occasionnelle au regard de l’autre, et sur l’invisibilité de certaines catégories sociales, mendiants, immigrés, femmes. Le possible de la fiction rejoint ici celui de notre quotidienneté.

Dans la nouvelle « L’homme doré » de Philip K. Dick, le mutant représente par son regard les possibilités d’anticipation qui font écho aux capacités prévisionnelles liées à l’évolution scientifique. Ici, le possible de la fiction rejoint celui de la science.
Le temps n’est plus que celui du virtuel.

De nombreux récits évoquent la possibilité de « remonter le temps ». Comment ne pas penser aux travaux scientifiques actuels, ceux de Fink en particulier, visant à démontrer la réversibilité du temps ? Déjà, en 1949, Gödel, s’appuyant sur  la théorie de la relativité, démontrait l’existence de modèles d’univers autorisant le voyage dans le temps et permettant à l’observateur de revenir, dans une trajectoire accélérée en n’importe quel point de ce qui est pour lui son passé.

Les nombreuses fictions explorées interrogent aussi sur notre identité : être plusieurs dans le même corps comme le suggère le récit de Robert Louis Stevenson « L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde », ou habiter d’autres corps.

Elles questionnent la nature du corps par l’intermédiaire des automates, du corps horloge ou du corps machine.

La  machine, en effet est, comme la personne, une figure du sujet, une façon de nous représenter. Ainsi Sherlock Holmes le détective du roman de Arthur Conan Doyle apparaît-il comme une sorte de mécanique, ce qu’énonce son associé Watson «  Vous êtes vraiment un automate, dit Watson à Holmes, une machine à calculer […] Il y a quelque chose de positivement inhumain en vous. » Le  médecin parle aussi de « machine à raisonner. » Sherlock Holmes, ancêtre de l’ordinateur ?

Voilà qui interroge aussi sur les automatismes qui, dans nos comportements, apparaissent comme une économie de la pensée.

Dans « Le cas remarquable des yeux de Davidson » Wells présente un chimiste qui, à la suite de l’explosion d’un mélange, se trouve habiter deux corps différents : son champ visuel s’est déplacé et il se voit sur une plage du Pacifique alors que son corps, hormis le regard est resté dans son laboratoire dont il peut toucher les objets et il s’étonne de ne pas les voir tandis que ses yeux le conduisent à une immersion dans l’océan. Le voilà incarné dans deux corps : l’un touche sans voir ; l’autre voit sans pouvoir toucher.

Ces fictions, et d’autres encore, conduisent donc à s’interroger sur les perceptions, le temps, la pensée, l’anticipation, l’incarnation, l’identité.

 

A rebours du temps, Dick, Husserl, Descartes, pour une triple lecture de Descartes

Avant d’approcher Descartes, l’auteur rappelle des fictions, en particulier celles de Philip K. Dick, en lesquelles se produit une destruction du monde. Est-il possible qu’un sujet y survive ? Il évoque ensuite, sur un thème analogue, la pensée de Husserl pour qui nos perceptions nous trahissent, nous proposant une fausse image de la réalité. Le monde ne serait qu’illusion et, avertie, la conscience n’en serait pas pour autant endommagée ; observant le chaos, délestée des pièges tendus par l’incarnation, elle subsisterait en tant que résidu : « L’être de la conscience serait modifié si le monde des choses venait à s’anéantir mais il ne serait pas atteint dans sa propre existence. » (« Idées directrices pour une phénoménologie pure »). Il existe donc pour Husserl une conscience pure, à l’écart des sensations trompeuses.

Remontant le fil du temps de Philip K. Dick à Descartes, en passant par Husserl, on voit apparaître déjà, dans les deux premières « Méditations », et dans le « Discours de la Méthode » ce doute quant à la réalité du monde.

 

Mais quoi ce sont des fous…

Descartes, imagine que le monde est une illusion ; comment, dès lors, lui appartenir ? « Je pouvais feindre que je n’avais aucun corps et qu’il n’y avait aucun corps ni aucun lieu où je fusse mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point. » (Discours de la Méthode) Dans les deux premières « Méditations », il se présente en train d’écrire et d’observer ce qui l’entoure et se demande si ce ne serait pas folie de nier des évidences sensibles : « Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est que je me compare à ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noire vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus : ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples. » (Méditations métaphysiques)

 

Que faire des rêves ?

Voilà une question qui embarrasse Descartes.  Les rêves sont étranges et pourtant figurent bien des êtres humains avec des pieds, des mains, un corps.

Or, certains éléments de la réalité qui entoure Descartes, même dans l’illusion du rêve, ne peuvent être versés au compte du pur imaginaire. Si le rêve peut créer des images de mains et de pieds, il faut bien que des idées de « corps étendu » ou de nombres aient présidé à ces éléments rêvés. Donc des sciences, la géométrie, l’arithmétique, ayant présidé aux images du rêve seraient indubitables ?

 

Le Malin Génie…

D’où viennent ces idées simples de nombre et d’étendue dès lors que nous ne pouvons penser les avoir créées ? Ne sont-elles pas, elles aussi, douteuses ?

Descartes affirme alors que si nous voulons dégager un fondement assuré pour les sciences, il faut renoncer aux anciennes opinions et faire comme si elles étaient fausses : « J’emploie tous mes moyens à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires. » (Méditations métaphysiques)

Descartes introduit alors l’hypothèse du Malin Génie trompeur et rusé ; selon Descartes il s’emploie à créer des chimères : « Je penserai que […] toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant fermement toutes ces choses. »

Quid alors du sujet dans cette absence du monde ? C’est la question que pose la seconde « Méditation ».

Dans l’hypothèse où rien de ce que je connais, pas même le monde des sciences n’aurait de réalité, le seul fait de penser et de douter m’assure que moi, je suis indépendamment de ces choses : « Je suis, j’existe », ce qui deviendra dans le « Discours de la méthode » : « je pense donc je suis », « je suis une chose vraie et vraiment existante : mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense ». Dans « chose » il y a une connotation de corps matériel ; nous ne sommes donc pas dans la « pure conscience » husserlienne et nous retrouvons plutôt l’atmosphère de la nouvelle « Ubik » de Philip K. Dick où le personnage principal, Joe Chip vit dans un monde qui recule dans le temps et a, dans le roman, un créateur, Jory. Ce « Malin Génie » qui manœuvre Chip réussit à influencer les rêves qu’il fait dans une sorte de vie brumeuse aux contours flous. Jory agit à partir du monde réel qui devient l’arrière-monde de celui de Chip.

Ce qui rapproche aussi l’atmosphère cartésienne d’une fiction dans les deux premières « Méditations métaphysiques », ce sont ces deux personnages dont se déduit la réalité de la « chose pensante » : le fou (« Mais quoi, ce sont des fous ») et l’homme-machine (« Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps. »).

 

Descartes mis en fiction

Inspiré par « le fou » et l’ « homme-machine », Pierre Cassou-Noguès propose deux autres lectures de Descartes, sous forme de fiction. Il imagine le narrateur comme un personnage et le nomme D. Cette sorte de double de Descartes le présente « assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre » avec un papier entre les mains. D. est décrit comme un homme d’âge « mûr ». Dans la ville où il vit, il possède une chambre avec fenêtre sur rue et il regarde parfois les passants.

Dans cette « paisible solitude », il médite.

A propos des tours qui, au loin semblent rondes mais sont en réalité carrées, il s’interroge sur les illusions des sens évoquant à ce propos les personnes amputées qui continuent à ressentir leur membre absent. Il évoque ses rêves et leurs étranges compositions, des créatures bizarres constituées des « membres de divers animaux », il les dit semblables à celles qui se présentent à l’esprit des « insensés lorsqu’ils veillent. »

Cela rejaillit sur sa vie éveillée : « Que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? »

Parlant des « Méditations » qu’il est en train de concevoir, il écrit ; « Ce dessein est pénible et laborieux […] comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. »

Tombé dans une sorte de mélancolie, il se demande si  ses rêves sont la réalité ou si celle-ci n’est qu’un rêve. D. s’interroge alors, comme un personnage de Dick, qu’un Malin Génie s’attache à tromper. Mais dans un roman de Dick, il partirait à la recherche du Malin Génie.

Pour échapper au sentiment de « folie » qui le traverse, D. fonde une métaphysique : il écarte l’hypothèse du Malin Génie, accepte les évidences des sciences dans la mesure où elles sont fondées sur des idées claires et distinctes et aussi les sensations puisqu’il a une tendance si grande à leur faire crédit, que Dieu ne la lui aurait pas donnée si le monde sensible n’avait pas de réalité. Voici D. revenu à lui dans le monde réel.

 

Folie/fiction

Cassou- Noguès rappelle la controverse de Foucault et Derrida quant à la folie, ou non, de la première Méditation. Pour Foucault qui s’appuie sur le « Mais quoi, ce sont des fous », la raison s’affirme par exclusion de la folie. Pour Derrida, raison et folie s’interpénètrent et la folie est, dans le texte cartésien, l’origine et le contour de la raison. Les deux philosophes sont en accord sur un point : la pure folie serait le silence, « la parole soufflée » (Derrida : Cogito et histoire de la folie). La pure folie ne rentre pas dans le langage.

Dans le climat de cette folie/fiction, Pierre Cassou-Noguès tente une troisième approche des « Méditations », une sorte de fiction dans la fiction ; il imagine comme cela apparaît dans plusieurs œuvres contemporaines (on peut évoquer ici « Six personnages en quête d’auteur » de Pirandello) que les personnages d’une fiction puissent avoir une vie indépendante de leur créateur.

D devient alors une sorte de double fictif de Descartes et, comme lui, rencontre la question de la tromperie et l’image du Malin Génie. On peut même imaginer qu’il  tient une sorte de journal personnel de cette expérience. Il faudrait alors se représenter le Malin Génie comme une sorte d’esprit de la fiction, donnant une réalité au personnage, ici D., comme à son environnement. Ce serait un « opérateur de la fiction » : Il « aurait formé le monde qui l’entoure et les opinions mêmes que D tient pour siennes, à côté du monde réel et de la vérité ». Lecteur de ces pages, l’on en vient à ressentir une sorte de vertige comme devant des images en abîmes.

 

Autre vertigineuse fiction : « Le temps retrouvé » dans les boucles temporelles de Gödel

Au terme de sa « Recherche », dans le dernier chapitre du « Temps retrouvé », Marcel Proust prend la résolution de réécrire son œuvre et il fait défiler les thèmes et  les personnages à concevoir dans le cadre de cette répétition. Impossible, souligne Pierre Cassou-Noguès : de même qu’au terme d’une phrase prononcée, nous sommes devenu autre, le début correspondant déjà à notre passé, de même une œuvre ne pourrait s’écrire à nouveau qu’au passé antérieur et non au présent ; ce ne serait donc plus la même…

Quoique…quoique…avec les boucles temporelles de Gödel, du possible apparaît.

Pour nous le faire envisager, Pierre Cassou- Noguès imagine un éditeur auquel un écrivain téléphone en décembre 2308 pour lui proposer un manuscrit.  Il lui donne rendez-vous le 1er janvier à 9 heures sur un aérodrome privé de la région parisienne. A l’heure fixée, une navette spatio-temporelle atterrit et Marcel tend son manuscrit à l’éditeur en disant qu’il doit repartir au plus vite pour reprendre l’écriture de ce manuscrit. L’éditeur répond qu’il préfère attendre la version définitive mais Marcel rétorque que c’est la version définitive…et il repart de façon précipitée.

Il se dirige vers la lune mais le 1er avril, son vaisseau fait un demi-tour dans le temps ; il poursuit sa route dans l’espace mais à rebours du temps ; il passe derrière la lune le 1er janvier 2309 et se dirige à nouveau vers la terre. Entre la lune et la terre, le 1er octobre 2308 un nouveau demi-tour temporel lui permet de revenir à terre le 1er janvier 2309 à 9 heures exactement. L’aller et retour dure un an mais le ramène à l’aérodrome le jour où il a décollé et Marcel passe toute sa vie sur cette boucle à écrire le même roman. L’éditeur ne rencontre Marcel qu’une fois tandis que celui-ci le retrouve chaque année de sa vie.

Cette fiction n’est pas la dernière évoquée dans l’ouvrage de Pierre Cassou-Noguès mais elle est cependant ultime puisque l’auteur, reprenant l’image initiale d’un corps non connexe écrit dans ses dernières lignes : « La fiction, en tant qu’elle est écrite, et se développe libre de la contrainte qu’exercerait une raison préalable, est un travail de la main, détachée de la tête. De l’autre côté la méta-fiction, qui doit dégager une philosophie de ces fictions, est le travail de la tête, de la raison qui observe ce que la main écrit. La tête peut-elle parler pour elle-même ? Ou doit-elle rester silencieuse, invisible – cachée au fond d’un placard en quelque sorte ? Ou est-ce seulement l’autre main qui se prend pour une tête ? Il me faudrait revenir au début et me demander à nouveau où je suis ». Fin proustienne donc.

 

Méta-fiction

Ce mot qui conclut la recherche de Pierre Cassou-Noguès, il le met en question dans la mesure où il lui donne une signification nouvelle qui le conduit à en interroger les rapports avec la philosophie. Il indique deux directions, entre lesquelles, écrit-il, il ne parvient pas à choisir :

– Le discours du philosophe, en tant qu’il s’inscrit dans le champ de la raison serait hétérogène à celui de la fiction.

– La raison philosophique travaillerait à la fois sur et dans la fiction. Son discours alors serait lui-même une sorte de fiction.

Si l’on considère ce discours comme ne se détachant pas de la fiction, on peut douter de la nécessité de faire intervenir un discours de philosophe à côté des fictions explicites sur lesquelles il s’appuie. On peut penser que le sous-titre « La philosophie comme fiction » exprime sinon un choix, du moins un tropisme qui paraît exclure la première option. Il semble bien que le philosophe ait réalisé là une tentative pour découronner la philosophie de la conscience.

 

Husserl déconstruit

Il adopte l’idée de Husserl, pour qui l’analyse philosophique doit « dégager l’essence de l’expérience essence qui représente le noyau stable dans toute variation imaginable. »

Mais il insiste sur ce que l’on pourrait considérer comme une déconstruction à la manière de Derrida car, reprenant cette analyse de Husserl, il ajoute que « cette imagination qui déploie le possible et fixe alors l’essence, ne se fait pas dans le for intérieur du sujet mais dans la fiction narrative, dans des histoires racontées » dont on aura noté en refermant le livre, qu’elles sont en général empruntées au champ littéraire.

C’est ancré dans ce champ qu’il peut se démarquer de Husserl (selon lequel existerait une conscience pure), tout en utilisant l’idée husserlienne de variation imaginaire pour démontrer que les concepts d’identité et de conscience pourraient n’être que fables, entreprise qui fut déjà, notons le, celle de Levis Carroll dans son inénarrable « Alice au pays des merveilles. »

C’est une philosophie par la fiction et particulièrement par la fiction littéraire (Poe, Maupassant, Dick, Wells) qui nous est là proposée dans un déploiement de la pensée avec l’imaginaire, ce que Pierre Cassou-Noguès nomme lui-même « une phénoménologie médiatisée par la fiction, une quasi-phénoménologie. »

N.C.

L’Adolescent, la Clinique et son sexe

par Hervé Bentata[1]

Quelles peuvent bien être les manifestations cliniques de « l’éveil du printemps » chez les adolescents? Et sont-elles les mêmes d’un sexe à l’autre, et d’hier à aujourd’hui ? De fait, si je me propose ici de reprendre ce qu’il peut en être du symptôme d’un adolescent selon son sexe, c’est que chaque clinicien peut constater à l’évidence au fil de sa pratique que la clinique de l’adolescent est sexuée, à savoir qu’elle apparaît avec des symptômes différents selon son sexe. Ainsi voit-on bien plus souvent de l’anorexie et des tentatives de suicide chez les filles alors que les difficultés scolaires et les actes violents transgressifs s’avèrent plus fréquents chez les garçons.

Mais à quoi tiennent de telles différences statistiques? Sont-elles liées à la génétique, à la différence de l’appariement des chromosomes sexuels selon les sexes, XX pour la fille, XY pour le garçon? Ou bien est-ce l’effet de la différence de structure psychique selon le sexe? Ce travail ira encore plus loin en essayant de démontrer que bien souvent la différence dans la symptomatologie de l’adolescence dépend de la position psychique que tient chaque adolescent dans sa sexuation, position que Lacan a permis de repérer grâce aux « formules de la sexuation[2]. »

Pour ce qui est de la fréquence de l’anorexie et des tentatives de suicide chez les filles, on peut certes y voir l’effet du sentiment d’incomplétude, des difficultés narcissiques en lien avec l’hystérie qui est plus fréquente dans le sexe féminin.  Mais à quoi pourrait tenir cet excès de difficultés scolaires et de troubles du comportement rencontrés chez les garçons? A cette question, il faut d’abord rajouter le fait d’évolutions récentes qui montrent, concernant la violence, qu’elle se partage mieux de nos jours entre garçons et filles et que, sur ce plan, les filles ont tendance à rattraper les garçons!

Concernant l’échec dans le maniement de la lettre et du chiffre, il m’est apparu à l’expérience clinique qu’il survenait volontiers en lien avec la référence au père. C’est ainsi que pour accéder à un dire qui ne soit pas une question, un dire qui affirme et attribue un sens, il vaut mieux pouvoir prendre appui sur un père qui ne soit pas trop vacillant ou absent; car ce père qui vaille vous permet d’accéder à l’instance phallique qui ordonne le désir et permet ainsi l’accès au sens.

Or cet accès privilégié au phallus, qui règlerait ainsi tout le mode de jouissance d’un sujet en le référent exclusivement à l’instance phallique, est justement celui que Lacan désigne dans ses formules de la sexuation comme étant celui du côté « homme » (« tout x, Φ x »: tous les sujets sont régis par l’instance phallique, sans exception). Voici donc qu’apparaît ici une première incidence possible des formules de la sexuation dans la forme du symptôme adolescent. Car c’est du côté imaginarisé « femme » qu’est située une jouissance qui n’est pas médiatisée par le truchement du phallus, une jouissance « autre » donc que celle d’organe et à laquelle les femmes auraient plus volontiers accès.

Alors, cette position dans la sexuation intervient-elle dans la violence adolescente et les actes transgressifs? C’est certainement le cas mais peut-être  de façon encore plus complexe concernant la position du père. En effet, il apparaît que toute une part des difficultés des adolescents garçons tient en fait à la question dite du « père humilié ». Cette question a été développée par Lacan à partir de la trilogie de Claudel, dans « le mythe individuel du névrosé[3]» et son séminaire « Le transfert[4]». De fait, cette défaillance imaginaire de la figure glorieuse du père, son ravalement par la société actuelle me paraît par exemple avoir fonctionné comme cause dans les révoltes récentes (2005) de certains jeunes de banlieue et dans leur malaise existentiel violent. En fait et encore plus précisément, il semble que ces ados paraissaient embarrassés par l’idée qu’ils avaient du masculin et en tout cas par la figure d’un père humilié, qui ne leur permettait pas de faire face à leur part de féminin.

En tout cas, du côté des garçons, cette part féminine les embarrasse parfois jusqu’à en mourir, certains adolescents souhaitant suturer cette béance. C’est ce destin tragique que je voudrais maintenant plus particulièrement développer à partir de la célèbre pièce de Franck Wedekind, l’Eveil du Printemps.


L’Eveil du printemps

Frank Wedekind, le grand dramaturge expressionniste allemand, auteur de Lulu et contemporain de Freud, écrit en 1890 une tragédie enfantine intitulée « L’éveil du printemps ». Cette courte pièce reprend la peinture d’un ordre bourgeois et de tabous sexuels qui renforcent la difficulté en soi d’être adolescent. Cette anticipation sur le plan littéraire de thèmes de l’œuvre freudienne ne pouvait qu’intéresser Freud qui en fit un commentaire en 1907 dans le cadre de la Société psychologique du Mercredi. Enfin à l’occasion de la publication de la pièce en 1974 chez Gallimard[5], Jacques Lacan lui-même en signa une préface.

Trois personnages essentiels animent le devant de la scène. Il s’agit des deux copains Melchior et Moritz ainsi qu’une de leurs amies, Wendla. Les deux garçons s’interrogent et conversent sur les problèmes de la vie, la sexualité, la naissance des enfants et les rapports entre les sexes. Moritz est en proie à des inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Wendla est, elle aussi, touchée par l’éveil du printemps et suit surtout son cœur et le désir qu’elle éprouve pour Melchior, le recherchant et se livrant à lui dans une attente ouvertement masochiste. Moritz, recalé à son passage en classe supérieure n’arrive pas à saisir la chance de la vie et de la joie sexuelle qu’il rencontre en la personne d’Ilse.

Le drame se noue alors avec le suicide de Moritz qui se tue d’un coup de pistolet, avec la condamnation de Melchior pour ses méfaits et la mort de Wendla des suites de manœuvres abortives ordonnées par sa mère. A la fin de la pièce, Melchior qui s’est échappé de la maison de correction cherche la tombe de Wendla dans un cimetière; apparaît Moritz, lui aussi mort, la tête sous le bras. Il essaie d’entraîner son ami tourmenté dans l’insouciance et le détachement de la mort. Melchior hésite et apparaît alors l’homme masqué qui lui propose de se confier à lui, et lui promet l’accès aux jouissances de la vie:

« Je te conduirai parmi les hommes. Je te donnerai d’élargir ton horizon fabuleusement. Je ferai de toi le familier sans exception de toutes les choses intéressantes… »

Puis Moritz demande à l’homme masqué pourquoi il n’est pas intervenu pour lui :

« Ne vous souvient-il donc pas de moi ? » répond ce dernier. « Alors vraiment, même au dernier moment, vous étiez encore entre la mort et la vie. »


Mais, que savons-nous de Moritz, de sa position de sujet, de ses craintes et de ses rêves?

Moritz manifeste d’abord ses inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Ainsi, il interroge son ami sur les « excitations mâles » qui le poussent à ne plus passer la nuit que dans un hamac. Puis il lui livre un rêve masturbatoire qui a généré une angoisse de mort chez lui et le sentiment de souffrir d’un mal intérieur incurable; c’est « un rêve très court… » dit-il, des jambes en bas bleu ciel, qui montaient sur un pupitre… elles voulaient l’ « enjamber ». « Je les ai vues très furtivement ». Corrélativement à ces rêveries érotiques qui situent d’ailleurs la scène érotique à l’école, et peut-être en relation avec elles, Moritz se retrouve en échec scolaire. Il attend un résultat d’examen avec angoisse, car c’est de ce résultat que dépend son passage et son maintien à l’école.

Plus tard, Moritz raconte une histoire qu’il tient de sa grand’mère, l’histoire de « la reine sans tête ». Cette reine est vaincue par un Roi à deux têtes qui souffre du combat incessant de ses deux têtes. Son magicien implante alors la plus petite des deux sur la Reine, ce qui leur permit de se marier et de vivre dans le bonheur. Depuis cette histoire poursuit Moritz, « quand je vois une jolie fille, je la vois sans tête – et alors moi-même, tout à coup, je me fais l’effet d’être une reine sans tête… »

Au fil de la pièce, on apprend que Moritz qui est dans une situation familiale particulière, est en proie au drame de ne pas répondre à l’attente de ses parents de bien réussir à l’école. Il apparaît dans une dette à leur égard, dette insolvable qu’on comprendra mieux par la suite en apprenant que c’est un « bâtard » reconnu et élevé par son père. Or, c’est quand il est recalé à son passage en classe supérieure, qu’il se suicide d’un coup de pistolet. Il semble alors que sa défaillance scolaire vienne faire répétition avec les failles de nomination et de reconnaissance de son statut familial.


Commentaire

Voici donc une pièce de théâtre très clinique qui met en scène l’accès à la vie adulte et la sexualité essentiellement de trois adolescents, et ce à partir des linéaments particuliers de leur histoire familiale. Et, comme le souligne Lacan, cet Eveil du printemps est: « remarquable d’être mis en scène comme tel: soit pour démontrer ne pas être pour tous satisfaisant, jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun. » Cette pièce est donc pour lui l’illustration de son aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel[6]», où chacun, d’être parlant, ne rencontre jamais dans son désir que son fantasme.

De même, nous dit-il, par le fantasme de la réalité ordinaire se glisse dans le langage ce qu’il véhicule : l’idée de « tout » à quoi pourtant fait objection la moindre rencontre du réel. Ce que Lacan vient nous pointer là, c’est me semble-t-il, que pour tout un chacun, ou au moins pour le sujet névrosé, le monde dans lequel il vit est unifié par son fantasme en un « tout » apparemment cohérent. Et que la consistance de ce « tout » est démasquée par la rencontre du Réel. Et c’est à partir de là qu’on peut comprendre la suite de son commentaire de la pièce quand il nous dit-il que :
« Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà… » 
et il poursuit: « C’est au royaume des morts que ‘les non-dupes errent. ».

Il me semble qu’il y a là en peu de mots et de façon fulgurante, comme souvent chez Lacan, une réponse structurale à notre question de savoir si la clinique est sexuée. Mais comment déplier, pas à pas, les références intriquées au cœur de cette citation de Lacan? Il est d’abord question de la position d’exception dans laquelle se met Moritz par rapport à ce « tout » de la réalité commune. Or ce « tout » répond aussi à l’une des équations de la sexuation, celle côté « homme » dont du coup il semble s’excepter aussi; à savoir : « Tout x, Φ x. ».

Ainsi viennent se rapprocher deux positions d’exception, la position féminine d’abord (« Pas tout x, Φ x ») et puis la position du sujet psychotique caractérisée pour Lacan par le rejet d’un signifiant majeur à savoir le Nom-du-Père; on parle de forclusion du Nom-du-Père. Ainsi le sujet psychotique qui n’est plus organisé par ce signifiant majeur va errer, dans une difficulté à attribuer un sens au monde, une cohérence qui puisse faire « tout ». D’ailleurs, d’un point de vue clinique, ce voisinage de la psychose et de la féminité qu’on a ainsi désigné comme « pousse-à-la-femme » se retrouve dans le vécu féminisant de maints sujets psychotiques, comme dans le célèbre cas du Président Schreber[7] qui se sentait devenir la femme du Dieu. Mais, ce qui paraît tout à fait nouveau dans ce commentaire de Lacan, c’est l’intervention d’un troisième terme lié aux précédents, à savoir « le royaume des morts ».

Pour le dire autrement, il apparaît ainsi que ce passage qu’est l’adolescence mobilise la structure par le point d’appui qu’il faut pouvoir y prendre sur le Nom-du-Père ; et du coup sa clinique renvoie des questions voire des symptômes autour de la psychose, de la mort et du féminin. C’est bien ce que met en scène la pièce de Wedekind dont l’auteur en a l’intuition selon le propos de Freud dans la Gradiva où il nous dit : « Les poètes et les romanciers sont des précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver[8] ».

Pour ce qui concerne le troisième terme évoqué par Lacan : « le royaume des morts », il apparaît que cette position d’exception qui peut caractériser certains adolescents constitue aussi une ouverture possible vers la mort réelle. Et ce terme de « royaume des morts » vient donner en outre une dimension fantomatique, d’âme errante, qui  erre car elle a perdu son point d’ancrage.


Mais passons maintenant, après avoir déplié la question en général, à un commentaire sur le destin dramatique de Moritz. Voici donc un adolescent pris dans ses rêveries, ses obsessions sexuelles et dont nous dirions, – c’est la mode aujourd’hui, qu’il présente un état dépressif dont témoigne son passage à l’acte suicidaire. Il se trouve en outre en situation d’échec scolaire et d’un redoublement qui, de lui être insupportable, sera fatal. Or, à défaut de pouvoir déjà affirmer que ses difficultés psychiques sont liés à sa position dans la sexualité, en tout cas pouvons nous dire qu’il y a du sexe dans sa clinique, jusqu’à l’obsession comme pour la plupart des adolescents pour lesquels l’irruption de bouts de chair féminine, sein, mollet ou autres parties féminines, paraît bien une constante de leurs rêves, le plus souvent dans une dimension masturbatoire.

Pour Freud, dans le fragment du rêve « où le garçon voit des jambes habillées de collants marcher sur le pupitre, on ne doit pas oublier, nous dit-il, que l’école est faite à ses yeux, au moins en partie, pour le tenir éloigné de l’activité sexuelle. »  Et en même temps, le mouvement de battement des jambes au collant bleu n’est-il pas susceptible de nous orienter aussi vers une représentation métaphorique du coït, suivant une interprétation similaire à celle donnée par Freud  au V des battements d’ailes du papillon, dans l’analyse de l’homme aux loups[9]? Nous pouvons encore noter que ces jambes sont un objet détaché du corps, une découpe du corps, comme peut l’être par exemple un sein. A ce titre, ils ont une dimension libidinale, d’objet qui centre le désir, d’objet a selon la dénomination que lui donne Lacan.

De telles découpes du corps apparaissent encore plus loin dans la pièce quand Moritz évoque la Reine sans tête. Ainsi, toujours pour Freud, le suicide de Moritz répond à son fantasme de la Reine sans tête et tient à ce que « la femme fantasmée sans tête se trouve … anonyme ; Moritz est si l’on peut dire encore trop timide pour aimer une femme bien précise. » poursuit-il… « Enfin, quelqu’un « qui n’a pas sa tête » est dans l’incapacité d’étudier, et c’est précisément cette incapacité qui torture Moritz. »

Ainsi dans cette première approche, Moritz apparaît comme incapable d’aimer une femme bien précise, une vraie femme en chair et en os et pas seulement en image, une femme dont il faut affronter non seulement le sexe, mais aussi la tête, le visage, bref l’identité.

C’est d’ailleurs dans ce sens que les indications de Lacan semblent aller. D’une certaine façon, Moritz recule au franchissement vers une sexualité adulte. Ainsi, en chemin vers son suicide, il rencontre la jeune Ilse et ne peut répondre à ses avances. A l’inverse, l’on sait le nombre non négligeable d’adolescents qui décompensent d’une manière psychotique, qui « s’éclatent », après un premier coït. C’est certainement que cette expérience du coït nécessite, pour les êtres parlants qui se trouvent dans une situation de « pas tout » par rapport au phallus, situation d’exception caractérisant la position féminine, que cette position d’exception ne se redouble pas d’un trou signifiant autour d’un signifiant majeur tel le Nom-du-père.

Or c’est fondamentalement dans ce redoublement d’un point de défaillance psychotique et d’une position sexuée féminine que paraît se retrouver Moritz. L’élément clinique le plus évident en est son identification à la Reine sans tête dont il nous fait part. Cette identification, raison aussi de son « incapacité scolaire » lui ouvre un accès à une jouissance autre, non médiatisée par l’organe, que ce soit la tête ou le phallus.

Finalement, c’est sur ce point fondamental du père, particulièrement du père symbolique, que Lacan fait tourner toute la pièce. Pour lui, l’Homme Masqué constitue une figuration de ce père symbolique. « J’y lis pour moi, nous dit-il,… que parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’Homme masqué. » Et celui des garçons qui a l’appui de ce Nom-du-Père, à savoir Melchior, s’en sort et peut vivre sa vie.  C’est dire aussi que la sexualité dans sa dimension « génitale » n’apparaît pas accessible à tous. Dans le cimetière où Moritz cherche à l’entrainer vers la mort, l’Homme masqué comme un ange gardien vient l’en détourner et lui promettre la vie. A l’inverse, quand Moritz demande à l’Homme Masqué pourquoi il ne l’a pas secouru lui aussi, il lui est répondu qu’il était là, mais que le garçon ne l’a pas reconnu…


En conclusion, le génie littéraire de Frank Wedekind ainsi que les précieuses indications de Lacan nous permettent de préciser comment la clinique des adolescents peut dépendre de leur mode d’engagement dans la sexualité, notamment quand une faille narcissique vient à être redoublée par une position féminine dans les formules de la sexuation que définit Lacan. Or ce redoublement, que je voudrais nommer « théorème de Moritz », amène tout à la fois une configuration clinique et structurale inédites, des lumières sur la mélancolie et ses tourments suicidaires et enfin la raison du pourquoi l’accès à la mort dans la psychose peut être si violent et immédiat; il nous donne la raison des raptus suicidaires.

Ainsi à la fin de cet exposé se fait jour un sentiment contradictoire, celui à la fois d’une sorte d’exercice de style à partir d’une pièce de théâtre désuète et hors réalité et en même temps le sentiment d’une extraordinaire conjonction de l’intuition de Wedekind et du commentaire de Lacan, qui fait vraiment avancer notre clinique; il s’agit de ces cas de redoublement d’une faille psychotique avec une position sexuée féminine, qui ouvrent comme le dit Lacan sur le « royaume des morts ». Or, à y bien réfléchir, cela peut recouvrir des situations somme toute assez fréquentes, ne serait-ce qu’à penser à ces suicides d’adolescents pour une mauvaise note, suicides par exemple par défenestration qui sont si fortement médiatisés. Ils acquièrent ainsi, avec ce théorème de Moritz, une véridicité clinique.

H.B.

 

[1] Psychanalyste, Paris; email: hbentata@free.fr

[2] J. Lacan, « l’Étourdit », in: « Autres écrits », p. 449 à 495, Seuil, Paris 2001;
voir aussi : M. Darmon, http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=mdarmon300792

[3] Jacques Lacan, Le Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose (1953) version transcrite par J. A. Miller dans la revue Ornicar ? n° 17-18, Seuil, 1978, pages 290-307

[4] Jacques Lacan, Le transfert, Séminaire Livre VIII, 1960-61. Éditions du Seuil, 2ième édition corrigée, 2001.

[5] Frank Wedekind, L’éveil du printemps. Tragédie enfantine, trad. F. Regnault, préface J. Lacan, Gallimard, 2005

[6] Jacques Lacan, L’Etourdit, Scilicet, Seuil, Paris, 1973

[7] S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 2008.

[8] S Freud, Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, p239

 

[9] S. Freud, L’Homme aux loups : d’une histoire de névrose infantile, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010

Cantor ou l’étude infinie… de l’infini actuel

par Alain Laraby

La conférence donnée le 18 mars 2009 par Patrick Dehornoy, Professeur à l’Université de Caen, ne portait pas sur l’infini mais sur les infinis. C’est tout dire… ou peu dire en une heure et demie devant un parterre de la Bibliothèque nationale de France, assoiffé d’en savoir plus !

Dans un article, paru en 1874, Georg Cantor fonde la théorie des ensembles en considérant pour la première fois l’infini comme objet d’étude mathématique. Désormais, des théorèmes cernent l’infini !

 

Avant cette date, on parlait d’infini, mais de façon vague. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée d’infini n’était plus rejetée comme dans l’antiquité (dans son théorème sur l’infinité des nombres premiers, Euclide ne concluait qu’à l’existence d’une quantité de nombres premiers supérieure à toute quantité donné). L’accueil fut timide. John Wallis commença par baptiser l’infini ∞. Sous ce logo, il fut utilisé dans le nouveau calcul décomposant une surface en une infinité de parallélogrammes de même taille, égale à 1/∞ de la surface totale. On demanda aussi au symbole ∞ de servir à décrire le passage à la limite, notamment des séries infinies…

Il s’agissait d’un infini en puissance, assimilable à un processus indéfini. Un pas de plus est toujours possible, à la manière du successeur d’un entier naturel. Avec l’article de Cantor, la gloire arrive. L’infini change de nature et de dénomination avec la lettre hébraïque א (aleph).

La note de Cantor fut courte (5 pages). Deux résultats tout simples, mais d’une portée sans prix : un résultat positif avec la possibilité d’énumérer les éléments d’un ensemble infini; un résultat négatif  avec l’impossibilité d’énumérer les réels.

 

Théorème 1

Ce théorème a donné son nom à l’article : Sur une propriété de la collection de tous les nombres réels algébriques. Il valait mieux valait afficher un résultat positif que négatif. Le directeur de la revue, Kronecker, champion des nombres entiers, veillait. L’impossibilité de démontrer certaines propositions n’avait pas bonne presse. Qu’on se rappelle la preuve de ne pouvoir déduire l’axiome des parallèles à partir des autres axiomes de la géométrie euclidienne ! Un traumatisme resta vivace, même si de nouvelles géométries virent le jour.

Compter tous les éléments d’un ensemble infini ? Vous plaisantez ? – Non, ce n’est pas très difficile. Voyez la numération des entiers pairs : à 0, on donne le nombre 0 ; à 2, le nombre 1 ; à 4, le nombre 2 ; à 6, le nombre 3 ; à 8, le nombre 4, etc. Les entiers relatifs ? Il faut être un peu plus astucieux : à 0, on donne 0 ; à 1, le nombre 1 ; à –1, le nombre 2 ; à 2, le nombre 3 ; à –2, le nombre 4 ; à 3, le nombre 5 ; à –3, le nombre 6 ; etc. Les nombres rationnels positifs ? La démonstration devient très astucieuse : Cantor démontra que l’on peut apparier les nombres rationnels, définis comme quotients de deux nombres entiers, en traçant un tableau à double entrée dont 1re ligne comporte tous les 1/1 ; ½, 1/3, ¼, etc. et la première colonne 1/1, 2/1, 3/1, 4/1, etc. Ce tableau fabrique toutes les fractions en cheminant en zigzag. D’une fraction à l’autre, on numérote : 1, en allant à 1/1 ; 2, de 1/1 à 2/2 ; 3, de ½ à 2/1 ;…

L’ensemble des nombres rationnels p/q apparaît dénombrable. On s’en assure en donnant à p/q le numéro 2p (2q+1). On peut aussi numéroter les nombres réels algébriques. Un nombre réel α est dit algébrique s’il existe au moins une équation polynomiale à coefficients entiers dont α soit solution. La démonstration devient plus ingénieuse. Cantor numérote les nombres algébriques via les équations dont ils sont solution, chacune étant mise en correspondance avec un entier décrivant la hauteur de cette équation. Ainsi la hauteur de l’équation a0xn + a1xn-1 + … + an-1 x + an = 0 est l’entier |a0|+ |a1| + … + |an-1| + |an| + n. On dira qu’un réel algébrique accepte h s’il est solution d’au moins une équation de hauteur h. (Par ex, √2 accepte 5, puisqu’il est solution de x2 – 2 = 0, qui est de hauteur 1 + 0 + 2 + 2.) Or, pour tout h, il n’y a qu’un nombre fini d’équations de hauteur h, donc un nombre fini de réels algébriques acceptant h. Pour énumérer tous les réels algébriques, on numérote ceux, en nombre fini, qui acceptent 2, puis ceux qui acceptent 3, etc.

Cantor conclut à l’existence d’un objet infini comme un tout complet, mais il ne donna pas de formule. Si positif qu’il soit, la tradition fut choquée devant un résultat ne procédant pas d’une construction exhaustive. Cantor disait avoir produit la preuve d’une existence pure !

 

Théorème 2

Quand on aborde les nombres réels, les choses empirent : il n’y a pas moyen de les numéroter, mais, pris comme tout, ils n’en existent pas moins comme infini. La démonstration consiste à pouvoir exhiber un réel α dans une suite quelconque de réels α0, α1,, vérifiant α ≠ αn pour tout n. A cette fin, on essaie d’extraire une sous-suite an0<an2<an4<…<an5<an3<an1 à nouveau en zigzagant, les termes pairs allant en croissant, les impairs en décroissant, le tout convergeant vers le nombre α. Supposons i ≥1 et ni construit. Deux situations se présentent :

– il n’existe pas n>ni tel que α n soit entre an i-1 et an i (strictement). La moyenne des deux termes, α = (an i-1 + an i)/2, diffère de α n. Coincé entre les demi-suites paires et impaires, le réel α  est différent de tous les α n. CQFD ;

– il existe un n tel que n>ni. Soit ni+1 le plus petit élément (propriété de la suite des nombres entiers). Or, comme (R, <) est complet (la limite de toute suite de Cauchy appartient à l’espace considéré), il existe toujours un réel α coincé entre les deux demi-suites paires et impaires : an0<an2<an4< α <…<an5<an3<an. On en déduit facilement α ≠ α n pour tout n.

 

La démonstration procède par récurrence en supposant l’inégalité vraie pour n et en montrant qu’elle est vraie pour n+1. En 1891, Cantor donna une autre démonstration de cette propriété : la méthode de la diagonale, fondée sur un raisonnement par l’absurde en démasquant autrement, dans une suite de réels, un réel α qui n’est pas dedans.

L’argument part de l’idée que l’ensemble des réels compris entre 0 et 1 est dénombrable. Si tel est le cas, on considère, pour chaque n, les développements décimaux de α0, α1,… :

a0 = …, a0,0 a0,1 a0,2

a1 = …, a1,0 a1,1 a1,2

a2 = …, a2,0 a2,1 a2,2. . ..

Considérons le nombre 0, a0,0 a1,1 a2,2…dont les décimales sont les chiffres de la diagonale du tableau à double entrée (chiffres en rouge). Modifions chacune des  décimales de ce nombre de façon à obtenir une réel α = 0, a#0,0 a#1,1 a#2,2… tel que  α ≠ αpour tout n, car le n-ième chiffre du développement de α n est an,n, et celui du développement de α est a*n,n, qui n’est pas an,n. Contrairement à ce qui avait été annoncé, le nombre α n’a pas dans la liste précédente. On tombe sur une contradiction. L’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable.

Avec le recul, le résultat positif apparut mineur et résultat négatif majeur. On ne considère plus aujourd’hui l’infini comme une entité unique. Il y a au moins deux infinis différents! Tous pourraient faire l’objet de démonstration. Cantor s’imposa comme le Christophe Colomb du monde qui passait pour une terra incognita. Son article permit de surmonter l’idée qu’on ne pouvait faire de mathématiques sur l’infini. La voie était ouverte pour d’autres découvertes (les ordinaux infinis) et des surprises défiant la logique (le problème du continu).

 

Les ordinaux transfinis

Cantor fructifia le premier l’héritage qu’il avait légué. Les ordinaux sont une prolongation de la suite des entiers. Les réels n’appartiennent au club, car dans toute suite d’ordinaux non vide, il existe un ordinal qui est le plus petit (on retrouve la propriété fondamentale des entiers. Cette propriété n’est pas vraie pour les réels). Outre les entiers, les ordinaux comprennent, plus grands que les entiers, les ordinaux infinis, appelés aussi « transfinis ».

Pour Cantor (nouveau théorème), il existe une unique suite prolongeant les entiers. Cette suite est munie d’une arithmétique propre (les opérations de base diffèrent partiellement de celles sur les entiers). Démonstration. Dans l’ensemble des ordinaux infinis, il existe un plus petit ordinal, disons ω. On a alors 0<1<3<…< ω. De même, il existe un plus petit ordinal plus grand que ω , disons ω+1. D’où 0<1<3<…< ω < ω+1, suivi par ω+2, ω+3, etc. jusqu’au plus petit ordinal plus grand que tous les ω+n, appelé ω+ ω, ou encore ω x 2. Viennent ensuite ω x 2 +1, ω x 2 +2, …, ω x n, puis ω x ω (noté ω2), puis ω3, ωn, et, au-delà ωω, et beaucoup plus loin (ωω)ω, etc. La construction continue sans fin, semblable à un empilement de tableaux à double entrée infinie dont on ne saurait représenter même le début dans ce compte-rendu.

Dans cet esprit, Patrick Dehornoy évoque, non sans un malin plaisir, les suites de Goodstein qui gonflent et atteignent des tailles gigantesques… Partons de l’écriture d’un entier en base 2. Soit  26 = 24 + 23 + 21. En base 2 itérée, 26  = ((22)2 )1 + (22)1 + 21. En remplaçant la base 2 par la base 3, on obtient très vite un chiffre très élevé : 26 = ((33)3)1 + (33)1 + 31 = 7.625.597.485.071. En remplaçant 3 par 4, 4 par 5, etc., la suite tend rapidement vers l’infini dans la suite de Goldstein qui prend soin de retrancher 1 du résultat à chaque étape… La présence du facteur –1 finit par ronger la croissance de la suite au point de la faire décroître et atteindre la valeur 0 au bout d’un nombre fini d’opérations !

Difficile à croire. Le théorème de Goodstein n’est pas démontrable à partir des axiomes de l’arithmétique usuelle, mais l’introduction des ordinaux permet d’établir ce résultat contre-intuitif. Médusé, un spectateur demanda s’il y a un rapport entre cette preuve et le théorème d’incomplétude de Gödel. L’orateur acquiesça. Comme dans la note de Cantor, le théorème  de Gödel comporte en théorie des nombres deux résultats : un positif (il existe des propositions indécidables) et un négatif (la consistance d’un système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système). Ce dernier résultat fit aussi des vagues.

 

Le problème du continu

Cantor généralisa le concept de nombre. Non pas de façon algébrique comme l’avaient fait ses prédécesseurs, mais du point de vue de l’ordre. Grâce à la relation « est supérieur à » ou « est après », on peut classer les entiers et les transfinis, mais peut-on aussi comparer les tailles (cardinalités) des ensembles infinis ? Cette question se pose d’autant plus que Cantor démontra qu’il existe une infinité d’infinis. Mais s‘il y a une infinité d’infinis (actuels), comment se positionne l’infinité des réels ? Quel est le card (R) ? Combien y a-t-il de réels ?

Le théorème de non-numérotabilité de 1874 (Théorème 2) montrait que les réels sont de cardinal strictement supérieur aux entiers, i.e. card (R)> card (N). En 1877, Cantor subodora que toute partie infinie de R est en bijection soit avec N, soit avec R. Card (R) viendrait juste après card (N). Il n’y aurait aucun infini coincé entre les deux. Si  (aleph zéro) est le cardinal de l’ensemble des entiers, le cardinal des réels devrait être exactement égal à  (aleph un). Cette idée, en théorie des cardinaux infinis, est l’hypothèse du continu.

Une telle hypothèse n’est pas sans fondement puisque Cantor démontra qu’il existe une suite de cardinalités indexés par les ordinaux …telle que tout ensemble infini a pour cardinalité un et un seul א. L’hypothèse du continu (card (R) = ) peut s’écrire , sachant qu’il existe une bijection entre R et l’ensemble des parties de , soit 2 (par analogie avec le cas du nombre de parties d’un ensemble fini à n éléments, 2n). Il n’existerait pas d’ensemble infini dont le cardinal est strictement compris entre le cardinale de N et de R. On passerait du dénombrable (ou discret) au continu en faisant un seul bond. Quel saut !

Toute sa vie, Cantor essaya de mieux asseoir son hypothèse. Par la suite, on démontra que les fermés infinis (ensemble particulier des réels) et les boréliens (plus généraux que les fermés) satisfont à l’hypothèse du continu. Mais, sauf si l’axiomatique des ensembles de Zermalo-Fraenkel (ZK) est contradictoire, on démontra, à partir de ces axiomes, qu’une telle hypothèse n’est ni réfutable (Gödel, 1938), ni prouvable (Cohen, 1963). Est-elle donc ni vraie ni fausse ?

Pour lever l’énigme de l’hypothèse du continu, on ajouta les axiomes des grands cardinaux (GC), même s’ils demeurent indécidables en grande majorité. Le cardinal d’un ensemble non dénombrable A est un grand cardinal lorsque, étant plus gros que l’ensemble B, il est plus gros que l’ensemble P(B) des parties de B, plus gros que l’ensemble P(P(B) des parties de P(B), etc., et, plus généralement, plus gros que tout ensemble définissable à partir de B. Avec le système ZF + GC (ensembles hyperinfinis), on prouve que les ensembles projectifs satisfont à l’hypothèse du continu. Ce n’est pas encore tout le monde. Rien n’affirme pour l’heure qu’une solution définitive soit en vue. L’hypothèse du continu résiste encore !

Il y a une ironie dans l’histoire : refoulé, l’infini  perçu comme répétition sans fin semble revenir dans le travail des mathématiciens.

Qu’on se console : l’infini actuel se révèle aussi utile que l’infini des débuts de l’analyse infinitésimale. Pour Patrick Dehornoy, il se révèle une source d’inspiration dans l’étude des propriétés des tresses (la théorie des tresses est la géométrie (et le calcul) des croisements. Par ex. l’étude des tresses à 3 brins. Un nœud (tout entrelacs) est la clôture d’une tresse. Les stresses ont une structure de groupe. Dans sa présentation surgit un problème indécidable : il n’y a pas d’algorithme le résolvant).

 

Une impression à corriger

Le lecteur pourrait avoir l’impression que l’hypothèse du continu est un problème en soi. Dans la mathématique actuelle, il n’y a pas plus de problème en soi que de certitude absolue.

Hilbert, au début du XXe siècle, prétendait éliminer toute approximation, tout doute dans l’exactitude d’une démonstration. Partant d’un nombre fini d’axiomes, on devrait déduire tous les théorèmes par des règles d’inférence précises. Un algorithme de contrôle devrait permettre de vérifier l’enchaînement entier des propositions énoncées, des conditions aux conséquences ! Aussi rigoureux fût-il, Hilbert rêvait : toute la vérité mathématique ne peut être contenue dans un seul système formel. Avec son théorème d’incomplétude (1931), Gödel brisa le premier l’illusion. Rien que dans le cadre de l’arithmétique élémentaire (avec les entiers 1,2, 3, … et les opérations d’addition et de multiplication), on n’en peut mais. Le système ne dit pas toute la vérité. Le système n’est pas omnipotent. Turing poursuit, quelques années après, le travail de sape. Dans son article sur le concept mathématique de machine (1936), il démontre que certains calculs ne pourront jamais être effectués par un ordinateur (si astucieuse que soit la programmation et si patient soit-on à attendre le résultat !) Il y a des nombres réels incalculables. Rien ne permet de décider si un programme s’arrêtera ou non. Les idées de Gödel et de Turing ont été reformulées par Chaitin en indécidabilité algorithmique. L’incomplétude est devenue l’incalculabilité, et celle-ci l’incompressibilité. On ne peut que tendre sans trop savoir vers le nombre réel algorithmiquement irréductible Ω.

L’idée certitude absolue est sous-jacente à celle de problème en soi. L’existence d’un problème en soi laisse entendre que sa solution (ou sa non solution) existe en soi pareillement. Elle aussi relèverait de la certitude absolue. Or, s’agissant du théorème de Goodstein ou de l’hypothèse du continu, il n’y a de problèmes qu’à l’intérieur de l’axiomatique qui les définit.

L’énoncé du théorème de Goodstein est indécidable dans le cadre de l’arithmétique de Peano (l’arithmétique élémentaire dans laquelle Gödel a prouvé l’existence d’énoncés indécidables). Cependant, dans une axiomatique enrichie de nouveaux axiomes (l’arithmétique du second ordre ou le système Zermelo Fraenkel), l’énoncé peut être démontré. La question n’est donc pas de savoir si tel énoncé est démontré, mais de savoir s’il est démontré dans un système axiomatique usuel.

L’hypothèse du continu n’échappe pas au choix arbitraire. Pour chaque axiomatique de la théorie des ensembles, l’hypothèse du continu peut être vraie, fausse ou indépendante des axiomes. Il y a autant d’hypothèses du continu que d’axiomatiques dans lesquelles le problème est formulable. Dans le système Zermelo Fraenkel (axiomatique largement acceptée par les mathématiciens), l’hypothèse du continu est indécidable (ou indépendante). C’est cette question que Paul Cohen a réglée. Cependant, ici encore, dans une axiomatique enrichie de nouveaux axiomes, c’est-à-dire dans une axiomatique de la théorie des ensembles plus féconde que celle de Zermelo Fraenkel, l’hypothèse du continu peut devenir prouvable (ou au contraire réfutable). Pour les classes d’ensembles de R comme les boréliens et les ensembles projectifs, l’hypothèse du continu est vraie. Ces familles d’ensembles ne fournissent pas de contre-exemple. Aucun de ces ensembles n’a de cardinal intermédiaire entre celui des entiers et celui des réels.

Au sortir de notre compte-rendu, on ne saurait négliger ces nuances. On pourrait en ajouter une autre : le retour du refoulé (la répétition indéfinie, sans solution en perspective) n’a pas attendu les théorèmes de Gödel, de Turing et de Chaitin. Un système physique, parfaitement déterministe, peut se révéler à la longue non intégrable ! Poincaré l’a montré en étudiant mathématiquement le mouvement de trois corps suivant la loi de Newton. Déçu, il aurait déclaré : « Si j’avais su qu’en étudiant les lois de la physique, on ne pourrait rien prédire, j’aurais préféré me faire boulanger ou postier que physicien ou mathématicien. » Poincaré pessimiste ? C’est trop dire, pour quelqu’un qui déclare : « La vérité recule, mais le savant avance ». Il est optimiste, mais sa première citation, toute anecdotique qu’elle soit, suggère le contraire : le savant avance, mais la vérité recule. Le savant approche toujours plus près de la vérité, mais il ne sait toujours pas à quelle distance il se situe par rapport à elle.

A.L.

 

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