Encres blanches
deux poèmes de
Noëlle Combet
L’humanité n’a plus d’enfance
Claude Corman
Quelques exils masqués, quelques masques de l’exil
Paule Pérez
Irréligion
Claude Corman
Encres blanches
deux poèmes de
Noëlle Combet
L’humanité n’a plus d’enfance
Claude Corman
Quelques exils masqués, quelques masques de l’exil
Paule Pérez
Irréligion
Claude Corman
deux poèmes de
Noëlle Combet
Non ! Je n’en dirai pas mot
de ce dernier convoi
inscrit dans mon regard
effaré et muet.
Il n’a tenu qu’à un fil
de quelques heures…de vie.
Maintenant le temps n’est plus
de trop avoir été.
Rien n’en sera par moi prononcé.
Si elle, ma mère, s’est serrée contre lui pour
encore
un peu de chaleur ?
Fouette, cocher, je ne peux pas savoir.
S’ils ont griffé leur panique
sur les murs
ou sur leur peau…
juste avant que d’autres
coupent le courant
des fils du désespoir
juste avant que le four explose…
ou juste après ?
Fouette, cocher, je ne peux pas, je ne veux pas
en dire…
La douleur en est mienne.
Je la veux ossuaire,
jouissance blanche
déployée infiniment
vierge de mots
de leur trouée déchirante
de leur silhouette sombre.
Je me veux orpheline du verbe,
enclose dans l’ordre silencieux,
ma cathédrale d’abandon.
S’il y a là terreur
aux abords de la mort ?
Que bien pire est la mort des mots ?
S’il y a là honte occulte
d’une origine ?
Fouette, cocher ! Nul n’en peut rien
savoir.
Je cultive en moi mes images
jouets mécaniques et musique stridente
Et quand je remue la tête
C’est la crécelle du souvenir congédié.
Il n’y a pas de mot.
Que d’autres attendent
Une parole mienne
Sur cet égarement de la mémoire
Qui ne peut s’oublier ?
Fouette, cocher ! Une part de moi est déjà
au milieu des ombres.
Que l’un d’eux disait « l’écriture ou la vie »,
Alors qu’un jour, peut-être ?
Le ciel est plombé.
Tais-toi, nocher.
N.C.
Debout et recueillie
Inclinée
En son visage clos
Femme grise, grisée
De quelle ivresse blanche
De mots perdus
Et poursuivis
Esquisse
Qui est-ce ?
Sur quel esquif déjà ?
Quel bateau de papier ?
Tellement loin dedans
Qu’on pourrait dire, aussi bien, dehors
Très loin en son absence
Et si l’on croise
Ses mots d’ici
Et leur présence d’ambre,
En même temps l’on sait
Qu’elle est d’abord d’ailleurs.
N.C.
par Claude Corman
Dans la vétuste maison de Saint-Martory qui abrite les soirées de notre Peña, on peut lire sur les murs toutes sortes de citations. C’est à Madrid, dans un bar fréquenté par les poètes et les artistes du temps du franquisme « Las cuevas de Sesamo » que j’ai vu pour la première fois des murs transformés en livres ouverts. Ô, bien sûr, pas une seule des lignes écrites sur les murs de la cave madrilène ne provoquait directement le pouvoir du Caudillo ni les ombrageux états d’âme de sa Guardia civil. Seuls les grands écrivains espagnols ou européens dont il était impossible d’étouffer l’existence (Cervantès, Quevedo, Gracian, Shakespeare ou Montaigne) avaient droit de séjour sur les cloisons et le toit de la cave. Mais de la constellation des phrases murales qui se touchaient et parlaient en silence, naissait l’idée subversive de la diversité et de l’irréductibilité de la pensée humaine. La dictature n’aurait pas osé mettre à l’index des écrivains d’une telle renommée sans attenter au génie de l’Espagne dont elle se réclamait.
De retour en France, je décidai de faire à la Peña ce que j’avais trouvé à las « Cuevas de Sesamo » : écrire sur les murs, faire dialoguer des hommes d’époques, de cultures, de sangs différents, graver dans la chair du plâtre un petit recueil d’humanité.
Or, de toutes les citations forcément arbitraires de la Peña, aucune ne m’a valu autant de commentaires et d’apartés intimes que la phrase de Paul Eluard : « Tout homme satisfait est une brute ! ». Certes, on peut prendre cet énoncé à l’envers et s’interroger sur l’élégance morale de l’insatisfaction. Ne sommes-nous pas alors forcés d’avouer que bien des gens ennuyeux croisés dans nos vies et qui promènent une quotidienne et morose mine d’insatisfaits ne sont pas des spécimens louables et exemplaires d’humanité ? Pourtant la phrase d’Eluard paraît claire, juste, inspirée. Le dernier réduit de l’humain, ou ce qui revient au même, le paravent nécessaire contre une inhumanité vulgaire et brutale prend corps dans notre rejet de la satisfaction. Dans son livre d’entretiens « Parlons travail », Philip Roth dialogue avec Milan Kundera. Ils parlent de la littérature tchèque clandestine sous le régime de censure et d’intimidation imposé par les Soviétiques après la chute de Dubcek. Et soudain, Milan Kundera se met à parler de Paul Eluard. Il le dépeint comme le grand poète lyrique de la fraternité et de la justice, celui dont les idéaux taillés dans le diamant des utopies socialistes rayonnent le Bien, la cause des peuples, la foi dans un monde libre. Et tout à coup, Kundera nous livre cette information sèche : le grand poète dont on ne finira jamais de célébrer la grandeur d’âme a consenti publiquement à la pendaison de son ami surréaliste, Zavis Kalandra, à Prague, en 1950.
Du coup je vais accoler à la citation d’Eluard sur le mur de la Peña l’aphorisme de Kafka : « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau », afin qu’elle ne s’endorme plus jamais satisfaite…
Au fait, que veut nous dire Kafka ? Que les potences, les garrots, les chaînes de fer se forgent d’abord dans les circulaires, les décrets, les avis des commissions, les paperasses administratives, les minutes des procès ? La barbarie sanguinaire et maladive des monstres n’est-elle qu’un effet secondaire, une sorte de déviation incontrôlée et outrancière du zèle obstiné et imperturbable des scribouilleurs et des bureaucrates du Château ? Ou bien Kafka, malgré son pressentiment prophétique de la tragédie des Juifs européens, n’est pas parvenu à imaginer la sauvagerie du boucher ukrainien Demandjuk, (on le surnommait Ivan le terrible dans les camps nazis) qui sabrait les déportées enceintes et se régalait à la vue des tripes éviscérées et des crânes fendus des fœtus. Ce fou d’Ivan qui aimait les cris, la détresse, la douleur portée à l’incandescence de la folie, qui ajoutait sa touche d’enfer personnel à l’enfer commun des chambres à gaz et des crématoires, était-il simplement l’auxiliaire « folklorique » et détraqué des froids planificateurs de l’extermination ?
Au cours de nos conversations sur le monde gitan, je demandai à Bruno Lavardez :
– Pour toi, Niño, Le Mal existe-t-il ? Il me fit la réponse suivante :
« Le Mal prédomine de plus en plus dans le Monde. Heureusement qu’il y a encore des gens qui dialoguent ou qui écrivent !… D’où vient la haine ? Le Mal est là. Dans tout, il y a le Mal.
Le Mal existe parce que l’être humain trouve le bonheur dans la complaisance du mal infligé. Demandjuk n’est qu’un être forcé. En se croyant heureux de faire le mal, il est lui-même un non-être poussé par des forces ennemies. Il vit dans les ténèbres du mal pour le mal. Pour le plaisir du mal, pour satisfaire l’être malfaisant du Diable, du Malin. Le Diable n’existe pas, mais Demandjuk ou d’autres le font exister. »
On sait qu’Hannah Arendt a parlé à propos du génocide juif par les nazis de banalité du Mal. Seule une civilisation impersonnelle, froide, technique, de masse, pouvait codifier, mettre en route, minuter et réussir la solution finale. Des milliers de bureaucrates ponctuels, d’exécutants dévoués, de techniciens obéissants, ont fait la Shoah, et non quelques monstres impensables et sataniques.
Dans « La planète de M. Sammler » de Saül Bellow, le rescapé d’Auschwitz Sammler s’insurge contre cette idée : « L’idée de rendre terne le plus grand crime du siècle n’est pas banale. La banalité n’était que du camouflage. Quel meilleur moyen de vider le malheur de son sens, que de le rendre ordinaire, ennuyeux ou banal? »
Il me semble qu’Hannah Arendt a pensé la banalité du mal à la manière de Kafka et de ses chaînes de l’humanité torturée en papier de bureau et que l’oncle Sammler de Bellow est plus proche de l’opinion de Bruno Lavardez : Le Malin n’existe pas, le Diable n’existe pas, mais des hommes le font vivre, le ressuscitent à chaque occasion où la haine se donne libre cours, à chaque fois qu’un pogrom se dessine, que la violence terrible se rassemble en une énergie de destruction aveugle et indifférente à la singularité humaine, à chaque fois qu’une volonté de mise à mort se concentre en une attaque frontale contre des généralités, des hommes-généralités, des hommes-race. La banalité du mal n’existe pas. Elle est la couverture de l’indicible, son manteau de sortie…
Depuis l’assassinat de Daniel Pearl au Pakistan, filmé par ses bourreaux après la confession d’une identité trois fois coupable : « Je suis juif, américain, journaliste… » de nombreux otages ont été égorgés par des activistes islamistes devant des caméras. Sans l’image diffusée sur des sites Internet ou la télévision du Qatar, sans retransmission audio-visuelle, le supplice reste abstrait et la mort un drame désincarné et anonyme. Vous saviez que Daniel Pearl a été décapité ? Qui ça, ah oui, le journaliste du Wall Street Journal … Un haussement d’épaule compatissant ou résigné, et puis on passe à autre chose, on évoque la relativité de la condition humaine avec une simple tornade tropicale qui fait 1200 morts à Haïti en une nuit. L’opinion publique pense tout bas, modestement, honteusement, mais avec réalisme : « C’est triste, mais qu’est-ce qu’il est allé faire dans cette galère, au milieu de ces enragés de l’Islam, apprendre quoi ? Nous n’avons rien de commun avec ces illuminés. » Pourtant grâce à l’exhibition du crime programmé, l’opinion se retourne, s’indigne, frissonne. Chacun prend la mesure de l’angoisse, de la peur, de la terrifiante fraction de temps qui s’écoule entre les derniers mots du condamné et sa décapitation.
La mise en scène de la mort d’un otage est de nature sacrificielle et aux yeux des bourreaux, Dieu sollicite lui-même ces sacrifices contre les infidèles et les profanateurs qui envahissent ou salissent les terres de « bonne croyance ».
Dans notre « peau » de spectateurs occidentaux, le dégoût que créent ces exécutions théâtrales et odieuses fait instinctivement resurgir le sentiment de la barbarie et du Mal. Qui d’autre que le Mal, cette sorte de possession diabolique et obscène de certains humains sous l’effet du fanatisme, de la guerre ou du chaos peut-il exécuter avec sérénité et méthode et surtoutpubliquement ces sentences abjectes. Les fous d’Allah, en manipulant sans intermédiaire la mort, en trempant leurs mains dans le sang des otages décapités, sont des créatures du Mal, comme les Ivan Demandjuk embauchés par les nazis dans leur punition indivise des Juifs. Aux yeux des idéologues de la croisade occidentale contre les Etats voyous et les forces du Mal, les actes immondes et exhibitionnistes des égorgeurs islamistes s’accordent à leur propre partage du Monde en zones du Bien et du Mal. Toutefois, le damier est symétriquement noir et blanc ou blanc et noir. Comme l’avait si bien formulé Guy Debord : Dans le monde réellement inversé (de la société du spectacle), le vrai est un moment du faux. Car du côté des djihadistes radicaux, la vision du monde est pareillement zonale et ségrégative, mais en sens opposé : Les infidèles, les croisés, les Juifs sont soumis à l’empire de l’argent, de la marchandise, de la vanité scientifique, ils pataugent dans l’impureté et le cloaque sexuel. Nous autres, animateurs de la Guerre Sainte, ne sommes soumis qu’à Dieu. C’est Lui qui dicte les verdicts que nous exécutons par nos sabres. D’ailleurs, l’internationale des spectateurs l’atteste : Loin de nous mépriser, de nous tenir pour de la menue monnaie égarée là par une époque pressée qui a oublié de faire le ménage, nous semons la crainte et la terreur. Nous devenons les géographes du possible et de l’impossible et fixons les lieux de visite interdits. Nous sommes les maîtres du frisson, du thrill, du suspense, nos films sont plus percutants, plus achevés que ceux de vos Hitchcock ! Les seigneurs de l’Occident ne s’y trompent pas. Nous sommes leur seul ennemi, nous sommes l’ennemi. Et par cela-même, nous avons gagné la bataille sur nos challengers, les miséreux, les communistes, les éternels déplacés, les malades d’Afrique, les réformateurs éclairés, les universalistes alternatifs…
Amos Oz : En tant que conteur et activiste politique, je garde constamment présente à l’esprit l’idée qu’il est assez facile de distinguer le bien du mal. Le véritable défi consiste à identifier différentes nuances de gris ; à calibrer le mal et à s’efforcer d’en définir les grandes lignes ; à différencier le mal du pire.
Le mal du pire ! Calibrer le mal, définir des nuances, des zones de gris, des choses avec lesquelles on peut composer, négocier, et des choses qui anéantissent toute idée de partage, tout sentiment trivial mais évident d’espèce commune…
Prenons le crash des avions sur les twin towers le 11 septembre 2001. Pour vous et moi, l’identification avec n’importe lequel des passagers des Boeing détournés est aisée, immédiate. Être transformé en projectile percutant et inflammable sans aucun consentement de la raison, ni durable pulsion suicidaire, produit sans doute un spectacle à couper le souffle, mais n’excite pas la vocation de figurant. Les tours de verre ne sont pas nos ennemies, même aux yeux du plus puritain et orthodoxe des communistes qui imagine NYC comme une Babylone du fric. Imaginons : J’ai pris la place de n’importe quel futur mort occidental, peu de minutes avant le crash, et je regarde Mohamed Atta, je suis même assis à ses côtés. Imaginons encore qu’un formidable don psychologique me permette de pénétrer sa personnalité. Je devine un homme empli de sa mission divine, écrasé par la responsabilité du djihad, totalement absorbé par le sérieux de sa tâche, de sa mission. Mais comment un tel don psychologique pourrait-il me révéler la demande exorbitante d’Allah ? Atta doit mourir, a prévenu Allah, il va mourir. Ce qui n’est pas très original, mais tout de suite, là, incessamment, a confirmé Allah et ça, ça l’est déjà beaucoup plus ! Cet homme assis, à côté de moi, est mon égal, bien sûr, mon semblable, si l’on en croit la Bible ou les précis d’anatomie. Ce n’est pas un Lucifer travesti en être humain, ni un monstre à quatre pattes ou cinq testicules. Je suis tellement soulagé d’arriver enfin à New York (je déteste les avions, une des ultimes phobies dont je parviens difficilement à guérir) que j’ai presque envie de plaisanter avec mon voisin, de le chambrer un peu sur cette affaire de paradis des martyrs. « Dites-moi, Atta, vous y croyez vraiment à cette histoire de vierges à la beauté parfaite qui guident les premiers pas du martyr au Ciel ? C’est vraiment très enfantin, non ? » Je n’ai pas eu le temps de formuler la question ni de vérifier si ma phobie des avions tenait de l’anticipation visionnaire de ma destinée ou d’une plus banale couche de névrose inexplorée. Car j’ai été sur le champ volatilisé en événement historique.
Différencier le mal du pire. Bien sûr ! Hélas, les nuances de gris n’existent pas dans les cimetières…
Revenons à Ivan. Sa cruauté démente est un supplément de jeu dans un univers où la destruction minutée, massive, répétitive est la Loi. Les coups de sabre d’Ivan, les cris, les hurlements des femmes éventrées sont un scandale furtif dans un univers d’abomination où la bonne marche de l’extermination doit rester la règle.
Pour les nazis, l’œuvre d’effacement de la race juive est une œuvre de longue haleine qui doit être correctement accomplie, avec une certaine forme de discrétion, de confidentialité, presque de honte, sans menacer les principes et les valeurs de la civilisation allemande. La propagande nazie traite certes les Juifs de cancrelats, de vers de terre, de parasites, mais elle ne partage pas la Shoah, elle ne fabrique pas un audimat mondial pour son meurtre colossal. Les transferts des Juifs hongrois à Auschwitz s’effectuent à la fin 44, sans perturbation, sans qu’aucune des armées alliées ne songe à bombarder les voies ferrées. La Shoah, parce qu’elle n’est pas filmée et diffusée sur les écrans du Reich est une barbarie « escamotée » où la part de civilisé qui demeure chez les hitlériens trouve refuge dans la méthode et l’efficacité et dissimule ainsi sa propre monstruosité.
Ivan Demandjuk est le révélateur du crime, le bouffon exécrable et sanguinaire qui fait craquer les contrats de bonne conscience des bourreaux avec la Nation de Goethe et de Wagner. Et en cela, son immonde labeur reste une rareté, un scandale excentrique, une impureté aléatoire du système.
À Beslan, en Ossétie du Nord, un preneur d’otages encagoulé tapote nonchalamment le détonateur pédestre qui une fois activé, envoie l’école entière en apocalypse. Cet homme sans yeux, sans visage, a une main qui fait signe vers la pédale explosive. Regardez-la bien, cette pédale ridicule, inoffensive, quand on lui fout la paix ! Et bien, si je l’écrase du pied, je vous explose tous. Vous ne serez que fumée et désolation. Je suis aujourd’hui, pour vous tous, l’ange exterminateur.
Les bourreaux de Beslan se sont filmés, et par leur chef d’œuvre de terreur cinématographique (les centaines d’enfants confinés dans une chaleur insupportable, l’homme à la pédale apocalyptique, les cordons d’explosifs qui pendent comme les guirlandes ridicules et fatiguées d’une après-fête, les jeunes femmes en noir, moitié fantômes, moitié humains qui s’activent mystérieusement dans la pénombre d’une pièce lointaine) ils ont mis en scène les décors de la tuerie qui couve, ils ont cadré et dirigé les jeunes figurants enrôlés dans leur scénario d’épouvante. La boucherie de Beslan est sans doute liée à l’occupation terrifiante de la Tchétchénie par la soldatesque russe. Mais ce lien revendiqué et « logique » ne suffit pas à éclairer la face infernale de la tragédie. Une page d’histoire inédite dans l’abondante anthropologie du Mal s’y est écrite. Des pédophiles infanticides qui après avoir abusé sexuellement de jeunes corps innocents, les tuent d’un coup de pelle ou de couteau, on dit communément que ce sont des monstres. Leur crime nous répugne tant qu’ils sont retranchés de l’espèce humaine. Ce ne sont plus des hommes puisque leur odieuse barbarie les qualifie entièrement, déboutant les sciences humaines et leur effort de réflexion sur la genèse et les frontières du normal et de l’anormal. Un monstre est par hypothèse quelqu’un dont l’abomination résume absolument l’identité, la personnalité, et qui soumet la raison humaine à l’instinctive reconnaissance d’une extériorité humaine possible, d’un point de tangence avec le diabolique. Le cinéma divertissant se délecte d’ailleurs de ces hommes-frontière qui n’ont aucun espoir d’échapper à leur nature de criminels en série. Il aime les histoires de cannibale allemand qui fait manger son pénis à un type docile et instruit, dont le plus grand désir est d’être découpé en quartiers, puis mangé sous l’œil objectif et clinique d’une caméra.
On se dispute Anthony Hopkins dans le rôle de l’internaute friand de viande humaine.
À Beslan, cependant, le Mal n’est pas venu d’un groupe de psychopathes et de pervers méta-humains, mais d’hommes et de femmes de bonne foi, fanatiquement dévoués à la cause d’un peuple, tenus en grande estime par leur Dieu, absolument étrangers aux lubricités exécrables des ogres pédophiles.
À Beslan, le Mal est le produit d’une foi, d’une cause, d’une conviction d’avoir raison (qu’importent du reste qu’elles soient bonnes ou mauvaises) qui s’exhibent, se filment, se diffusent comme n’importe quel film de propagande. Le cinéma a désormais trouvé dans son alliance à la terreur un marché illimité qui nous laisse sans voix.
Un célèbre midrash raconte que les anges demandèrent un jour à Dieu pourquoi Il avait créé Adam, un être organique et corruptible avec des fonctions vitales aussi stupides que la digestion et la respiration. Adam leur semblait un être de trop, incapable de rivaliser avec leur apesanteur et leur fluidité cosmique. Mais Dieu avait donné à Adam la parole et Adam nomma les animaux, les arbres et les astres. Il habilla le monde de mots. Bien plus tard, lors de la génération de Babel, Dieu mit fin à la langue unique. Il dispersa les peuples et les mots, afin que chaque peuple ait sur terre sa voix propre. Cette dispersion obligea les hommes à former des traducteurs. Malgré l’extrême diversité des voix humaines, les hommes, tous les hommes appartenaient de plein droit à l’espèce unique des êtres parlants.
Bien sûr, des langues dominantes ou majoritaires soumettaient les hommes, les obligeaient à parler dans la langue des maîtres successifs de la Terre. Mais en dépit de ces hiérarchies et de ces arrogances, les hommes gardaient la nostalgie du premier homme, d’Adam nommant les choses à l’état natif, primordial.
Aujourd’hui, comme au temps de la génération de Babel, nous ne parlons plus une langue commune. Non pas tant que des civilisations de nature foncièrement différente s’affrontent. Les portables, les paraboles, l’Internet, les mille objets du capitalisme avancé ont plutôt unifié l’humanité d’un point de vue technique. Mais nous n’avons plus de définition commune des notions simples, élémentaires comme le bien et le mal. Au contraire, les simplificateurs de tous les horizons, fantassins d’un Occident « démocrati-phore » et brigadistes d’un ordre islamique nouveau en ont miné les approximations et repères sémantiques.
De sorte qu’il est devenu impossible dans ce paysage enténébré et glauque où terreur et contre-terreur prennent l’humanité en otage, d’universaliser des mots simples comme le Mal, ou plus modestement de les traduire en plusieurs langues. D’une certaine manière, les attaques contre les enfants s’en prennent au symbole de l’homme primordial, à Adam, le faiseur de mots, celui qui savait mieux que les anges nommer les choses et qui tel un enfant s’émerveillait de ce que le mot cheval, sans se mettre à courir, fasse aussitôt surgir l’image mentale du cheval.
Aujourd’hui, l’humanité n’a plus d’enfance…
C.C.
Par Paule Pérez
Cet article a paru dans le numéro 216 de la revue Diogène (octobre 2006),www.unesco.org/cipsh/fre/diogene.htm. Le titre général du numéro est « D’un monde à l’autre », et cet article figure dans un dossier intitulé : « D’une monde et d’une langue à l’autre », dossier préparé par Maria-Letizia Cravetto.
Existerait-il une différence entre émigration et exil, laquelle? A quel point la question de langue est-elle prépondérante? De quelle nature est la perte du fait des migrations? Qu’en est-il de l’immigration et du travail social?
Figures de l’exilé, visible et invisible
Il existe une acception selon laquelle l’émigré est celui qui a quitté son lieu natal – qui lui-même n’est pas forcément un « pays » différent de celui où il va vivre, parce qu’il en est chassé ou parce qu’il ne trouve plus de conditions d’existence convenables pour lui. Ainsi en va-t-il le plus souvent pour nos contemporains, des émigrations économiques, souvent post-coloniales, ou liées aux origines ethniques, ou d’autres encore. Emigrations parfois de masses, les personnes perdant leur caractère singulier d’individu, et étant parfois, au gré d’une certaine inadvertance, considérés, peu ou prou, comme du bétail, en ce qu’elle fait de chacun un être indifférencié. Il y a dans cette représentation de l’émigration une acception que l’on peut qualifier de « biologique », quand l’envie serait là de rester en vie, voire de maintenir en vie la famille restée à sa place. Le fantasme associé à une telle représentation de l’émigration de masse est celui du pauvre hère quasi-illettré, en quête de subsistance. Plus près de nous, le jeune Kabyle sans ressource amené chez Renault à Billancourt, la famille Pied-noir de Bab-el-Oued à qui on a dit « la valise ou cercueil ». Si cet exil est subi, il est néanmoins accompli dans un mouvement d’Eros, un sursaut d’instinct de vie. Celui-ci, qui dans le même mouvement émigre et immigre, part pour « vivre », ailleurs. Il a droit à la nostalgie, à la complainte du pays natal, qui pourra se réduire à une romance exotique, à condition de s’intégrer. Et de préférence, que ses enfants deviennent le produit des normes de la société d’adoption. S’il ne s’intègre pas, son sursaut de vie risque de conduire sa descendance à une descente, une sorte de « sous-vie ».
Il existe également une représentation selon laquelle « l’exilé » est jeté hors de son pays pour des raisons liées à la nature des pouvoirs, dans un exil subi, voire un bannissement, avec une menace planant sur lui non pour des raisons économiques mais davantage pour des raisons « ontologiques », des motifs d’opinion, ou de sensibilité. Exil politique caractérisé, vécu alors dans le « sauve-qui-peut » dès lors qu’il s’agit de sauver « sa peau », car il « étouffe », ou il est l’objet de tentatives d’étouffements. Dans l’idée que l’on s’en fait, un petit accent différent viendrait se placer là comme en supplément du précédent : un accent aux allures de « culture », et c’est peut-être l’infime différence qui le distingue. Il s’agirait alors d’un exil « symbolique ». Plutôt qu’une affaire d’instinct de vie, pourrait-on alors ici causer d’une simple affaire de « survie », mais qui serait en fait, une forme inversée de « sous-vie »?
Cet exil qui serait celui des gens « instruits », est plus chargé, il est volontaire ou involontaire, entre voulu du dedans et imposé du dehors, avec tout un spectre de niveaux intermédiaires à cet égard…Le fantasme associé est celui de la victime renvoyée de chez elle avec la pointe d’une baïonnette dans le dos. Longtemps le droit à la douleur, au malheur, à la « saudade », lui est accordé, voire réservé. Celui-ci peut ou non être présenté comme un exil subi, et il est vrai que l’Histoire montre qu’il peut être subit.
Il y a aussi des départs volontaires, de gens simples qui quittent leur pays parce qu’ils pensent qu’eux ou leurs enfants n’y ont qu’un avenir médiocre, et alors ils choisissent un pays accessible : un pays souvent dont ils parlent la langue, ce qui ne les fait pas au premier abord, apparaître comme des « étrangers », si ce n’est une pointe d’accent…C’est alors une forme d’exil invisible, et ceux-là, lorsqu’ils oseront parler d’eux-mêmes comme des migrants, il leur sera rétorqué : « mais votre vie n’était pas menacée comme les ….et vos voisins, ceux qui venaient de…alors, vous pouviez rester chez vous, non? » Leurs regrets et leurs malaises n’auraient dès lors pas « lieu » d’être, pas « raison » d’être. Pour celui-là, pas de fantasme, pas de stéréotype, si caricatural fût-il, donc pas d’excuse. Pour chacun, ce « non-dit » qui est un « sur-entendu », transporte le risque de surnoter toute sa vie, d’une manière ou d’une autre, le caractère invisible de son émigration. Ce qui n’est pas entendu finit parfois par se taire. On se « terre » comme on se « tait ».
On peut constater des cas mixtes, gens instruits quittant leur pays volontairement, par attirance pour un lointain, ou pour des raisons apparemment politiques, mais qui au fil des années s’avèreront comme l’expression de fuites familiales, ou d’illettrés trouvant les ressources de franchir clandestinement les frontières car à l’occasion d’un deuil, la misère de leur condition leur est soudainement apparue…
D’autres, partent de chez eux parce qu’ils ne peuvent plus y rester, mais sans trop savoir pourquoi, quelque chose leur dit qu’ils ne sont pas « de chez eux » dans leur vie, voire intimement dans leur sexe.
Et d’autres, qui ne bougent pas, ont l’impression d’être venus d’ailleurs, par un signifiant étranger qui aurait été transmis jusqu’à eux : la recette de cuisine rituelle d’un grand-père qui, elle, n’est pas d’ici, la présence d’un objet, une notation fugacement différente, voire une inquiétante étrangeté venue du dedans et qui désigne pour eux, de l’ailleurs. Ne pourrait-on parler, pour les humains comme pour les satellites, de migrations géostationnaires? La migration ne pourrait-elle pas être envisagée comme un état de destin, une injonction irrépressible? Cela nous conduirait alors à envisager tout autrement la notion d’exil. Au-delà des données sociales, économiques, politiques, culturelles, l’en-deçà de l’histoire questionne un par un les destins individuels.
Qui peut prétendre alors que seul l’exilé politique, banni, est digne de porter l’épithète d’exilé, et donc de représenter la souffrance, la douleur, de célébrer la nostalgie. Chacun n’aurait-il pas droit à son discours de déracinement, il serait temps, peut-être, de voir et d’étudier l’exil, aussi, dans d’autres territoires mentaux, pathiques, verbaux, que dans ceux auxquels on le délimitait plus ou moins jusqu’à présent.
L’exil et la langue maternelle
Les temps sont à mettre l’accent sur la prépondérance de la perte de la « langue maternelle » dans la migration. Ce qui signifierait que les migrants qui s’acheminent dans un pays parlant la même langue ne seraient pas, eux, des exilés? Approche réductrice, pour le Britannique parti en Australie, le Vietnamien lettré venu vivre en France, l’Egyptien en Afrique du Nord ou le Méditerranéen francophone au Canada. Les exemples sont nombreux et patents.
De plus il est souvent difficile de parler de langue maternelle au singulier, de nombreux migrants ayant été plongés simultanément dans plusieurs langues dès la naissance. Et si la mère elle-même a été élevée dans un environnement multilingue? Le même jeune Kabyle embauché chez Renault avait forcément entendu parler berbère, français et arabe dès sa prime enfance, il est « polyglotte sans le savoir ». De même le jeune Pied-noir entre français, arabe, avec sans doute de l’italien ou de l’espagnol, ou du judéo-espagnol, ou du ladino…Le Polonais juif venu au début du vingtième siècle avait grandi dans les sonorités polonaises, yiddish, peut-être même hébraïques. L’Italien des années trente a entendu parler son dialecte régional – lombard, romagnol, vénitien, napolitain…- en plus de l’italien, le Martiniquais a baigné dans le créole et le français. Et même, on peut pousser l’hypothèse que le fait d’avoir baigné dans un environnement multilingue a contribué à créer les conditions de possibilité de la migration.
Il n’est pas question de méconnaître les dégâts, ou a minima les difficultés sérieuses, que peut poser l’obligation de parler, de travailler, d’écrire, d’éduquer ses enfants, en une langue spécifique (comme l’hébreu moderne, que les nouveaux immigrants en Israël ont été obligés de pratiquer pour contribuer à fonder leur pays, c’est ce qu’on peut lire du documentaire « Misafa, lesafa » de Nurit Aviv), et concomitamment le renoncement à une langue qu’un homme peut considérer comme la langue dans laquelle il « cause », la langue « qui le cause ». Ceci est un autre aspect de la relation à la langue et pourrait faire l’objet d’autres considérations.
L’environnement langagier du berceau est dans de nombreux cas bien plus riche qu’on voudrait l’imaginer. Il s’agit plutôt ici de faire émerger une question. Celle de la possibilité d’envisager la relativisation de l’incidence proprement « maternelle » supposée unitaire, exclusive de tout autre, dans le processus de la construction du rapport au langage.
La prépondérance assignée à la langue maternelle semble se nouer à l’idée que, renfermant le secret du « refoulé premier », elle porterait l’entier secret de chacun, vu sous les auspices du paradis perdu. Mais un « refoulé d’origine » peut aussi être porteur de la détresse maternelle, de sa capacité à laisser son enfant, l’émigré de demain, dans le même état intérieur de « dés-aide » que tout autre. On peut donc se demander si le fait d’idéaliser la langue maternelle ou de la réduire stricto sensu, à sa plus simple acception (i.e. la langue parlée par la mère, ne joue pas comme l’éludation et (ou) l’exonération de cette fondation-là du sujet.
La définition univoque et exclusive de « langue maternelle » apparaît alors comme une fiction qui serait fabriquée par des esprits hyper-naturalistes : en quelle langue lui aurait-elle présenté son sein ou le premier biberon? Car, comment aborder la question si la mère elle-même baigne dans un monde multilingue, qu’elle change de langue en fonction des interlocuteurs, des moments, des émotions à exprimer et qui se disent mieux dans une langue? L’enfant plongé dans un univers multilingue, lorsqu’il se retrouvera dans le pays de son immigration, aura perdu, non pas « une » langue maternelle, mais un environnement sonore et langagier multiple, divers, bigarré. L’exil serait alors lié à la perte de cet environnement, où la conjugaison des langues faisait son œuvre d’imprégnation. Qui a vu un petit enfant parler en une langue à sa mère et en une autre à sa nounou ou à une grand-mère, ne peut que s’en convaincre. En-deçà du statut social ou familial, la question ne cessera d’être posée : quelle langue considérera-t-il comme sa langue « maternelle », celle de sa mère dite « biologique » ou celle de la personne qui représente l’attachement affectif le plus puissant, quand bien même cet attachement serait délétère?
Petites musiques et bruissements du lointain
La perte du climat sonore peut légitimement être considérée comme plus importante que celle de la langue maternelle stricto sensu. Ce climat serait la « petite musique » de chacun, auquel se combinent d’ailleurs d’autres perceptions associées, olfactives, visuelles, tactiles.
Envisager dans la migration, la perte de la langue maternelle, comme facteur essentiel, voire premier, conduit à ceci : dans les cas où le migrant part vivre ailleurs mais ne change pas de langue, ou dans un ailleurs dont il maîtrise la langue, on oblitère qu’il y a eu perte. Le migrant sera alors dans une situation d' »exil masqué ».
Je voudrais ici contre tout usage, apporter un témoignage personnel.
Je suis née et ai vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans à Tunis juste après la guerre. Nous étions de nationalité tunisienne. Ma petite enfance s’est déroulée dans les sonorités de deux langues, l’une, « majeure », le français, l’autre, « mineure », l’arabe, les deux étant croisées d’un peu d’italien. On me parlait en français et en arabe. Je ne répondais qu’en français, même si on me parlait en arabe. Mais je le comprenais parfaitement. A l’école il y eut une demi-heure d’arabe par jour, j’appris donc dès six ans à le lire et à l’écrire, et ce pendant tout le cycle primaire, mais je ne l’ai jamais pratiqué. Ma mère parlait très bien le français, avait été élevée et scolarisée en cette langue, mais elle parlait quotidiennement arabe avec sa mère, ma grand-mère maternelle, qui, outre l’arabe, connaissait également parfaitement l’italien, puisqu’elle était née italienne. Il lui arrivait aussi de s’exprimer en italien, moins souvent. Le français était sa langue d’adoption puisqu’elle avait quitté de sa propre volonté l’école italienne vers dix ans, pour aller au collège français. Ma mère et sa mère n’écrivaient qu’en français. Mon père parlait parfaitement le français qu’il avait appris à cinq ans en entrant à l’école. Sa mère et son père ne parlaient que l’arabe et ils lui avaient donné un prénom arabe, auquel les autorités françaises adjoignirent plus tard un équivalent français. Il avait été élevé en arabe, qu’il parlait et écrivait. Ses capacités dans les deux langues étaient appréciées dans son travail de cadre supérieur, au sein d’un organisme d’Etat parafiscal devenu depuis l’Office des Céréales de Tunisie. Après l’Indépendance, il a continué à y travailler malgré le départ des dirigeants français du Protectorat.
Mon père ne faisait pas de politique. Il pensait que l’Indépendance tunisienne allait dans le sens de l’Histoire mais il n’a milité ni pour elle ni pour le maintien des Français, il m’a amenée à une manifestation d’accueil de Pierre Mendès-France en 1952 ou 1953 lorsque celui-ci est venu proposer aux Tunisiens « l’autonomie interne », que certains commentateurs ont appelée : « l’indépendance dans l’interdépendance »…Il y eut l’indépendance effective en 1956. Deux ans plus tard le gouvernement de Bourguiba, rencontrant quelques difficultés intérieures, lançait un programme très stratégique dénommé « la tunisification de la Tunisie », discours radiophoniques, mouvements de foules et banderolles dans les rues en assurèrent la propagande.
Un lundi matin mon père trouva un de ses collaborateurs installé dans son bureau. On lui expliqua qu’il n’avait plus de responsabilités pour cause de « tunisification » – et on lui conseilla de préparer ailleurs l’avenir de ses deux enfants. Mon père rappela qu’il était tunisien de nationalité, avec un passeport vert. La réponse fut : « mais pas musulman » : il était juif. Soit dit en passant, en matière de judéité : mon père évitait synagogues et rabbins, il semblait plutôt proche des libres-penseurs.
Mon père tomba malade et dès qu’il retrouva la santé il fut décidé que nous partirions définitivement pour la France. Les premières démarches furent lancées pour obtenir la nationalité française. Mon père était encore salarié du gouvernement et qui plus est rattaché à la direction des finances. Même si on lui avait signifié sa mise au placard, il savait que, si les Tunisiens avaient connaissance de ses démarches, il pouvait être gravement mis en cause : il était au fait de tous les chiffres concernant la production des céréales de l’Etat puisqu’il en avait structuré la répartition, la comptabilisation et le stockage à-travers la création de dizaines de centres dans le pays. Il fallut donc prendre des précautions de discrétion et de secret. Connaître ce danger a été très lourd pour moi à douze ans.
Un peu plus d’un an plus tard, je reçus une carte consulaire de la France, censée me protéger si des problèmes se présentaient sur la voie publique, et enfin un passeport bleu : français. Mon père m’a amenée avec lui au Ministère de l’Intérieur où il fit « allégeance » de sa nationalité tunisienne, c’est-à-dire qu’il a voulu symboliquement rendre lui-même sa nationalité afin de divorcer de son pays natal. Homme né avant la première guerre mondiale, il avait conservé sa nationalité tunisienne, la notion de nationalité ayant représenté probablement pour lui, jusque là, quelque chose de plutôt conjoncturel, en tant que descendants de juifs chassés d’Espagne.
Mais, né moins de vingt cinq ans après la colonisation, il n’en admirait pas moins la France idéale des Droits de l’Homme et du front populaire. Il s’était beaucoup engagé dans le bénévolat des institutions philanthropiques : ainsi il avait travaillé avec les organisateurs du « Bal des petits lits blancs » (les enfants hospitalisés), puis avec les autorités françaises à l’expertise des dommages de guerre causés par les bombardements allemands de 1942 et 1943, et d’autres dispositifs similaires. Les autorités françaises pouvaient difficilement nier les services rendus a-politiques qui parlaient en sa faveur. Je n’arrive pas encore à intégrer aujourd’hui que notre migration pouvait être considérée comme un exil politique, pourtant ne l’était-elle pas aussi, pour une bonne part? Nous sommes en quelques sorte des scories de l’Histoire, quelque dommage collatéral, pas si grave, peut-être. Voire.
Donc à quatorze ans, je changeai en deux heures d’avion, à la fois, de nationalité, de pays, de bruit de fond langagier, de brouhaha citadin, d’environnement familial : je n’allais plus revoir mes deux grands-mères.
Nous nous sommes installés à Paris en 1960. J’ai mis très longtemps à comprendre que je partais en exil et que cet exil n’avait rien de visible : qu’avions-nous de commun justement avec ces pauvres jeunes illettrés esseulés, importés de Kabylie pour travailler comme ouvriers, habitant dans des bidonvilles à Nanterre, ou avec ces vieux réfugiés politiques Russes blancs réduits à être chauffeurs de taxis, ou encore avec les Arméniens, fils des rescapés du génocide? Par apport à eux, nous pouvions nous considérer privilégiés : certes, nous n’étions pas apatrides, nous maîtrisions la langue du pays, nous avions la sécurité sociale, un appartement… J’ai été acceptée dans un établissement scolaire réputé.
Il ne s’agissait pas seulement de langue maternelle, mais d’une séparation, d’une coupure. Le fait de parler la même langue, la comparaison avec les « autres » formes d’exil, masquent cette séparation et provoquent des effets dévastateurs. Mon père faisait trois heures de trajet en train et en bus par jour pour aller travailler et ma mère, dans notre appartement de fonction en banlieue, passait ses journées dans l’isolement. Sa sociabilité et sa spontanéité méditerranéennes se voyaient repoussées par les autochtones du Val-de-Marne. Moi aussi, je payais en heures de transports le privilège d’avoir été admise dans « le Lycée de Filles le meilleur de France » (Fénelon), d’autant que les professeurs de Lettres manquèrent de finesse au point de me demander comment, venant d’un lycée si anodin (« Lycée Carnot de Tunis, annexe de Mutuelleville »), j’avais obtenu ce niveau de français de latin. Question qui était censée être un compliment, mais trop de condescendance l’accompagnait.
Nous étions définitivement séparés, et de quel deuil pouvions-nous parler, de quoi pouvions-nous nous complaindre? Quelle nost-algie pouvait être la nôtre, pour un pays où nous n’avions pas de futur? C’est plus tard que j’ai compris que l’exil ne se mesure pas à ces composantes. Il n’était pas objectivable. Il n’était pas visible. Ce qui était perdu était tout simplement : le monde.
L’exil et la perte
Mais qu’est-ce que « le monde », si ce n’est un espace-temps, un lieu des représentations, du fantasme et de toutes les projections. Dans ce cas, c’est sur un autre écran et en un autre lieu physique, géographique, langagier, que soudain devront se matérialiser les projets. L’espace intérieur ne trouverait plus de points d’accroche, ou plus suffisamment, avec l’espace externe. Comment ne pas comparer ce qui se passe à ce qui s’est passé dans le détail quotidien, le climat, le brouhaha, l’ambiance en ce qu’elle a de moins apparent? L’espace antérieur n’apparaît que dans la dialectique qui s’établit avec l’espace présent : la rue que l’on n’observait pas mais où on était immergé n’est plus la même et cela change tout. Là où l’enfant, l’adolescent, l’adulte, imaginait au fil des jours son avenir proche ou lointain dans un lieu donné, même et surtout sans s’en rendre compte, il trouve une butée à chaque fois qu’il y songe, voici qu’une accommodation permanente est à faire. C’est là que se joue la notion plus sociale d’adaptation, elle commence ici dans ces sensations les plus ténues. On peut donc émettre l’hypothèse que s’opère dans la migration une dissociation entre le temps et l’espace. Certes, la notion d’exil a donné à penser les plus grands auteurs, des écrivains d’aventure aux mystiques en passant par les philosophes. Qui n’est pas en exil, vivre n’est-il pas une série d’exils? Ces questions subsistent dans toute leur profonde légitimité et en un sens elles se réduisent au silence. Cette réflexion se voudrait plus modeste, plus « terre »à « taire » en effet.
Comment les migrants répondent-ils? Certains, en s’emparant, de ce nouvel espace, en le surinvestissant, d’autres plus nombreux, en s’y désinvestissant, en amenuisant donc la fonction de projection de chacun.
Pour ma part, la France que je connaissais pour y avoir passé des vacances, était le pays que je considérais comme le refuge où j’irais me ressourcer, me changer les idées : pays de la culture, de 1789, de la liberté. La France avait un rôle en dialectique avec mon lieu natal dont il était en quelque sorte une antithèse. Voilà que le refuge m’apparaissait avec ses duretés quotidiennes. La terre d’asile s’est transformée en asile…d’aliénés, pour les « aliens » que nous étions devenus.
Où s’en était allé avec le temps, le rêve français de mon père? Apparemment, il était triste mais travaillait de son mieux. Cependant, trente ans plus tard, au lendemain même de ses quatre-vingts cinq ans, il subit un grave effondrement psychique au point de me demander soudain : » ramène-moi à la maison. »
Du deuil nécessaire, une autre forme d’invisible
Aujourd’hui on sait que dans toute séparation définitive, un travail de deuil est nécessaire. Le deuil est une forme compliquée du renoncement, rejet, de révolte, d’intégration, confrontations diverses et difficiles, il est comme un lent et difficile travail intérieur, que chacun opère avec ses moyens propres.
Ce qui émerge comme fondamental dans le deuil, c’est la dimension de « définitif » de l’histoire. C’est « plus jamais ». Pour le migrant, le pays demeure, et la « terre ne se meut pas ». Mais c’est de son rapport avec elle et ce qu’elle représente, qu’il s’agit. L’immigré qui retourne chez lui chaque année en vacances avec ses enfants nés en France peut-il prétendre que rien n’a changé? Cela est bien sûr impensable, sauf à entrer dans le déni, voire la folie.
Dans l’exil, il s’agit, pour les uns, de savoir s’adapter. Mais comment s’adapter si aucun mouvement de deuil ne se produit? Pour acquérir de nouvelles formes d’être qui font l’adaptation, il faut sans doute faire un peu de place, se désencombrer de ce qu’on transporte en soi, mais quoi? Certes, il faut apprendre une « langue » nouvelle, mais il ne s’agit pas que d’une langue au sens restreint, il s’agit de tout un système de signes, il s’agit aussi, de la capacité à se projeter ou à défaut, de créer les conditions pour que les descendants héritiers de leur « lieu d’avant », puissent se projeter, réduisant la fracture entre temps et espace qui est celle des aînés. Mais quelle place alors faire, et comment? A quoi renoncer pour que de la place se fasse et accueille du nouveau? Quelle type d’hybridité se construire, et comment comprendre que cette hybridité elle-même aura autant de formes que de personnes concernées…
Et si, avant de gaver les migrants de données nouvelles du pays qui les reçoit, on se posait la question, chacun à son aune, sur leur deuil, pour eux inévitable? Ne peut-on voir par là une butée indépassable, pour les plans d’intégration et d’assimilation? Qu’en est-il pour chacun, en quelque sorte, son ex-il? Difficile de faire l’économie de cette question pour qui vient d’ailleurs. Certains y verront la nécessité de retracer les racines, d’autres d’identifier la culture d’où on vient, d’autres encore y chercheront les arcanes d’une fidélité, ou encore la possibilité d’une double culture…Voire.
Mais, si celui qui n’a pas bougé de son terroir se met un jour de son adolescence, ou plus tard, à tailler en pièces son éducation, à revisiter son milieu d’un œil critique, pourquoi le migrant s’en verrait-il dispensé? Là réside la difficulté car c’est là le règne du singulier, du « un par un » et du cas par cas, car nul ne sait si l’autre aura le désir d’entreprendre une démarche, démarche qui, en tout état de cause, lui appartient en propre. Dans tout héritage il y a de l’encombrement, de la douleur, et parmi les choses que chacun répète, qui se répètent en chaque-un, chacun sait-il également qu’il faudra qu’il s’en dépouille, qu’il s’en sépare, simplement, pour vivre. Celui qui migre résisterait-il, devrait-il se dispenser, échapperait-il à cet arrachement-là? Le devenir quelque soit la circonstance se construit aussi avec et par le renoncement. Pour un migrant c’est là sans doute discours difficile à entériner car pour lui, peut-être, sonsouvenir et sa fidélité hors de sa « terre » a un statut capital, il est peut-même même, précisément, son capital.
Et discours peu correct et en impasse, par ailleurs, du point de vue d’un travailleur social à fonction d’accueil, qui se vivrait spontanément comme porte-parole de l’hospitalité : comment un travail d’accueil pourrait-il encourager à du renoncement, est-ce le rôle des accueillants, n’y seraient-ils pas alors suspects? Il s’agit là encore de faire retour d’immatérialité, d’invisible, de diffus et d’inévaluable. A la fois pour le migrant et pour celui qui se trouve face à lui. Car il ne s’agit pas alors de social mais bel et bien d’un autre plan, personnel et intime. Et cependant…que peut-on se dire et ne pas se dire, qu’est-ce qui ne cesse pas de ne pas se dire, et dire…à qui?
Si on prenait le problème à rebours? Mais comment? Cela peut-il s’organiser en « programmes » ou « dispositifs » de masse du travail social et au-delà ou en-deçà du social? Je n’en sais rien, et c’est cependant, pour moi, une ligne de perspective et de questionnement pour aujourd’hui.
J’ai oublié de demander à mon père en quelle langue et en quel lieu il rêvait.
P.P.
par Claude Corman
L’Europe des Lumières, l’Europe de la raison contre la providence, a mis à mort la fraternité religieuse.
Dans les tranchées de la grande guerre ou les bombardements de Dresde et de Berlin, des chrétiens se sont combattus entre eux. Et dans le schisme actuel du Camp occidental, très majoritairement chrétien, nul n’imagine que la cohésion ou l’unité politique de l’Europe et des nations américaines puissent se nourrir d’une identité religieuse commune.
D’ailleurs qui se soucie de part et d’autre de l’Atlantique du sort des minorités chrétiennes au Soudan ou au Pakistan ?
A l’inverse, si l’unité politique de l’Islam est loin d’être réelle, le sentiment de la fraternité religieuse est une donnée active de l’imaginaire et de la résistance des peuples musulmans, contre tout ce qui est perçu comme une menace, une humiliation, une occupation étrangère. Cette fraternité religieuse excède largement l’Islam intégriste et radical d’Al Quaida.
Que Bush et les évangélistes du nouvel Ordre moral américain ramènent Dieu au centre des affaires humaines ne crée manifestement pas un réflexe de patriotisme chrétien. Je vais plus loin dans la fiction. N’aurions-nous pas applaudi (en tout cas nos pères) si un Etat arabe avait attaqué le régime nazi en 1940, du moins dans sa première phase? Je sais bien, les analogies sont sommaires et imprudentes, et puis il y a le pétrole et le conflit israélo-palestinien. D’accord, mais j’éprouve un malaise grandissant vis à vis de toutes les solidarités religieuses et si le dialogue des cultures tant vanté à l’Elysée existe, je me demande si on peut encore appeler cultures le patriotisme pétro-biblique de la Maison blanche et la longue et plaintive colère des Allah Akbar.
Le pape Benoît XVI, dans sa récente conférence de Ratisbonne a traité des égarements symétriques de la raison et de la religion, le mal de la première étant de déboucher à terme sur une insignifiance de l’être humain, un vide métaphysique irrémédiable et le mal de la seconde étant de nourrir des fanatismes et des violences au nom de Dieu. Cette posture relativement équilibrée aurait pu être celle d’un humaniste de la période des Lumières. Après tout, inviter la religion à la modestie, et la guider fermement avec les rênes de la raison, qui pourrait s’en plaindre aujourd’hui ? Hélas, ce rappel à la prudence assorti d’une critique à peine voilée du concept de guerre sainte dans l’Islam est ressenti comme une offense par le monde musulman. Mais enfin, il faut savoir ce que nous recherchons aujourd’hui, la préséance d’une religion sur une autre ou la modeste mais indispensable contribution des religions à la recherche d’un bien commun de l’humanité. Nous ne sommes plus des races grâce à la génétique des populations, mais si nous devons nous entretuer au nom de nos croyances, l’humanité reste un rêve inaccessible !
Je crois que si l’Europe doit demain incarner une civilisation tolérante et ouverte, dans laquelle dialoguent les cultures et les peuples, cette sorte de croix des chemins qu’elle affectionne d’être, il va bien falloir se retrousser les manches contre les incarnations symboliques de l’omnipotence divine et toutes les formes d’oppression culturelle et sexuée que Dieu transmet dans ses Lois archaïques. Je suis de ceux qui croient (et l’ont écrit) que la conversion nécessaire à l’irréligion européenne est une composante fondamentale de la citoyenneté européenne, à vrai dire, sa seule originalité. Si nous abandonnons Spinoza, Voltaire, Marx, Freud , Nietzsche, si nous cédons sur ce que j’ai appelé la marranisation des cultures fortes (au premier rang desquelles on rencontre toujours le religieux) nous aurons manqué à tous nos devoirs.
Que l’Europe ne défende pas aujourd’hui son droit à l’irréligion[1] et elle laissera le champ libre aux conversions religieuses redoutables de l’injustice, de la pauvreté ou du déficit croissant de démocratie qui ne cessent de prendre de l’ampleur un peu partout. Ainsi peut-on voir aujourd’hui un chef d’Etat français jouer la cause des peuples et le dialogue des cultures en Algérie ou à l’ONU pendant que sa police poursuit les Roms, évince les Maliens ou méprise les Kurdes irakiens sur son propre sol. Chacun chez soi et la police pour tous, ce n’est pas notre conception du dialogue des cultures.
Les Juifs qui sont les inventeurs du monothéisme biblique font face, aux première loges en ce qui concerne Israël au déchaînement des stupidités et des haines qui dévorent la planète dans une sorte de frénétique cannibalisme divin dérivé du Livre. Et je crois que c’est aujourd’hui, mais je ne sais pas comment cela peut se décrire, parce qu’il ne s’agit nullement de blesser les croyants d’aucun bord, la plus impérieuse et urgente tâche des inventeurs de la Bible de formuler des propositions nouvelles, révolutionnaires sur l’usage des Lois et des traditions religieuses, propositions qui leur vaudront de la part des fanatiques et des intégristes de toutes les confessions les pires injures mais qui leur assureraient la reconnaissance de l’humanité à venir.
C.C.
[1] Ce qui n’a rien à voir avec l’irrespect ou le mépris des innombrables créations artistiques et littéraires des religions. Au contraire, rien ne me semble désormais plus braillard et creux que cette culture du raccourci technique qui tient lieu d’épiphanie moderne. Et je n’ai au fond jamais cessé d’explorer à travers la marranité ce que pouvait être un certain type de questionnement symbolique et de dette spirituelle, dès lors qu’on les désamarrait de leur port communautaire, de leur cachet de foi. Je pense enfin comme Sibony qu’on peut parler de Dieu, sans aucun talent pour la croyance ou la piété !…
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