La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète

Editorial

par Paule Pérez
Après le saccage du Musée de  de Mossoul / Ninive, en Irak, voici que les armes lourdes ont détruit Nimrud. Détruirait-on Carthage en Tunisie, Persépolis en Iran, Karnak en Egypte et Carnac en France?… Cela relève de l’impensable.
Selon Paul Valéry, “nous autres, civilisations, nous savons que nous sommes mortelles”. Et pourtant!  Quoi que fassent les porteurs de mort et de feu, indélébile, la trace en revit en nos cultures, nos livres d’Histoire – et en nous-mêmes.

La transmission humaine  prend les chemins qui justement nous échappent. Si les statues disparaissent, leur souvenir inexpugnable perdure, à la mesure de notre chagrin et de notre colère, dans les replis immatériels des ruisseaux souterrains de nos mémoires.

De par son côté civilisé, le monde des années trente a vu grandir un courant qui voulait sa mort, sans réagir. Certes l’histoire ne se répète pas….Aujourd’hui est-il possible de trouver les ressorts afin de ne pas répondre symétriquement à la violence par la violence ? La paix pourra-t-elle en advenir ?

 

La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète

L’aurait-on oublié ? Quelques mois avant les évènements de Mossoul et de Ninive, c’est  la sépulture du prophète Jonas qui a été détruite à l’explosif.

 

On a tout récemment été informés des actes de destructions au musée archéologique de Mossoul, ville bâtie sur l’ancienne Ninive. Cet évènement a été précédé (juillet 2014), par une autre dans la même ville : celle de, qui fait l’objet d’un livre de la Bible.

Dès lors, comment ne pas revenir à l’évocation de cet homme de paix, dont le nom signifie « colombe »…

En voici le résumé : Dieu est mécontent des conduites des habitants de Ninive et ordonne à Jonas d’aller y remédier. Jonas est un homme discret il ne veut pas être investi d’une telle mission, il prend peur et s’enfuit sur un bateau qui essuie une violente tempête. Il ne fait pas mystère à l’équipage de sa fuite devant Dieu, et s’en trouve jeté à la mer qui aussitôt se calme. Il est avalé par un mastodonte marin, qui sur ordre divin finit par le vomir sur la terre. Sur une nouvelle injonction, il part à Ninive et accomplit sa mission. Les habitants reviennent de leur « mauvaise voie », Dieu ne les puni pas, Jonas s’en irrite. Dieu semble ne pas bien traiter son porte-parole, et Jonas est désespéré. Dans un trait vif, où l’on peut saisir pourtant une tendre ironie, Dieu l’invite à peser les situations…

Au début Jonas ne veut pas être prophète, ne veut pas être l’ambassadeur de Dieu. Il ne brigue rien. Lorsqu’il exerce sont libre arbitre, il est rattrapé et lorsqu’il finit par accomplir les ordres dictés, il se sent lâché par Dieu, qui de surcroît ne lui a témoigné aucune gratitude.

La sépulture qui a été violemment profanée, détruite est celle d’un homme qui apparait dans le texte comme un homme du commun, « actuel » en quelque sorte. Quelqu’un de « normal », plutôt réservé, modéré, qui connaîtrait ses limites et ne s’embarquerait pas dans de folles entreprises. Qui n’est pas attiré par l’honneur que lui fait Dieu en le choisissant. Certes Jonas peut être aussi bien à considérer comme un égoïste indifférent, que comme un gars honnête : La seule chose que le texte nous révèle, est que son père se nomme Amitaï, nom qui contient le mot « vérité ».

Jonas serait en quelque sorte pour le lecteur d’aujourd’hui un composite de l’honnête homme de l’âge classique, un « homme sans qualité » et un peu aussi un « Bartleby » qui préfèrerait s’abstenir. On n’est pas loin non plus des figures de l’absurde d’Albert Camus.

Jonas est une personne complexe, et sans doute un type tolérant. C’est sa tombe qu’on a détruite.

Le fanatisme ne connaît pas l’équivoque, la complexité, le paradoxe, l’insaisissable, le contradictoire qui sont au cœur de nos existences. S’il les croise, ils font l’objet de ses plus grandes craintes et lui inspirent ses pires vindictes.

C’est là la première pensée qui nous viendrait à l’annonce de l’attaque contre le symbole et les restes, de l’homme Jonas qui, s’il fut prophète, le fut sous la pression des évènements et sans gloire. S’il ne s’agissait que de ceci, cela nous suffirait à prendre acte de l’horreur.

Ninive se trouve en Mésopotamie, comme Ur, la ville de Tharé et d’Abraham son fils. Abraham le fondateur, le père des multitudes à la descendance « aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel ». Abraham le père d’Isaac, qui se dit aussi Ibrahim: père également d’Ismaël, ancêtre lointain de l’islam. Oui cela nous suffirait de nous en souvenir.

Mais Jonas, qui est aussi prophète en islam (Nebi Yunès) dans ses composantes modernes, dans ses doutes, son retrait, ses trouilles, ses hésitations, sa justesse et sa distance d’homme non engagé, devient justement l’homme à abattre.

Naturellement sobre dans sa piété, il semble sans ferveur et fuirait le prosélytisme. Mais tout de même, bien qu’il ait obéi et se soit plié à la volonté divine quand il a vu avec réalisme qu’il n’avait pas le choix, il a le courage de montrer sa peine et de demander des comptes à Dieu.

Un tel homme attire la haine des fanatiques. Oui comprendre cela nous suffit amplement.

Abraham accomplit l’injonction divine que des siècles de commentaires tentent de traduire avec la plus grande justesse et dont la moins mauvaise expression serait « va vers toi ». S’arrachant au berceau avec un petit groupe, il quitte père et mère. Il ne s’en va pas dans le projet de semer la terreur, mais pour fonder un monde en apportant la révélation du monothéisme.

Oui cela nous aurait suffi.

Bien que Jonas, sous le nom de Nebi Yunès, soit aussi prophète en Islam, et que son nom signifie tout autant « colombe » en arabe, il connote forcément encore « quelque chose de juif ». Dans la Mésopotamie, que les juifs ont quittée en masse au milieu du 20ème siècle, le tombeau de Jonas était peut-être en somme la dernière trace du passage des juifs en ces contrées. La voici désormais détruite.

En codicille, oserions-nous ici une dose de paranoïa : il nous est difficile de ne pas voir en effet la part de « juif » dans les récentes atteintes du fanatisme religieux ou de la simple stupidité alterophobe récurrente dans nos vieux terroirs.

Et ce, que l’on tue des êtres humains vivants ou morts. C’est à croire que pour les fous de Dieu comme pour les crétins : mêmes morts, ce qui est juif dérange encore.

28 février 2015
Paule Pérez

 

Commentaire de Claude Corman

Ce texte sur la sépulture de Jonas et sur la brisure des liens avec le passé des peuples, que les maboules de l’EI tentent d’instituer par leurs actes en prétendant s’attaquer aux antiques idoles, nous cause de mort, mais c’est à la vie qu’il invite.

Que Jonas incarne le prophète timide, indécis, bouleversé par des forces opaques et insaisissables, est la dernière préoccupation de ces semeurs de désastres. Pour eux, Dieu n’est pas la source de vie, mais le Char triomphant de la Mort. Thanatos est leur héros, leur inspiration, leur souffle. Et d’une certaine manière, leur haine méprisable et spectaculaire nous fait haïr par ricochet la part d’humanité qui est forcément en eux. Par leurs abominations, l’humanité se révèle détestable et c’est là leur plus grande, leur plus stupide victoire…

Quant à l’élimination du juif dans les mémoires des peuples de la Mésopotamie, c’est une folie criminelle, mais c’est aussi un précieux atout militant, dans leur configuration idéologique où le Coran ne doit pas discuter avec la Bible. Mais l’effacer.

Cet effacement du juif n’est pas de surcroît l’apanage de Daesh. On peut disserter à l’infini sur la différence entre Israël et la diaspora juive, considérer celle ci comme la conséquence lointaine de l’histoire européenne et celle là comme le fruit d’une occupation illégitime et insupportable d’un bout de terre d’Islam. Mais chacun sait qu’ en Israël, vivent des juifs issus de tous les pays de la diaspora et que ces juifs ne sont pas les descendants de troglodytes cachés pendant deux mille ans dans les grottes de Qumran !

Aussi bien quand la propagande iranienne, ou celle du Hamas et du Hezbollah appelle à détruire l’entité sioniste, c’est aussi à l’effacement du juif des mémoires arabes et de l’histoire de la Palestine et du Proche Orient qu’elle aspire !

Selon la source ci-dessous, le Hamas, largement accepté dans le monde comme interlocuteur légitime à la table des négociations de paix, maintient dans ses statuts des incitations à l’élimination d’Israël[1]

Face à cette logique de mort, et sans rien partager des positions et du désespoir agressif  des droites israéliennes, force est de constater que l’Etat Hébreu est, dans la région, une solitaire enclave contre la pensée unique et pourrait être paradoxalement, tant on lui fait le reproche inverse, un rempart contre l’apartheid ethnique et culturel des peuples…

 

[1] (source CNRS : http://iremam.cnrs.fr/legrain/voix15.htm) : Extrait du Préambule de la Charte du Mouvement de la Résistance Islamique – Palestine (Hamâs) Palestine : 1 Muharram 1409 Hégirienne 18 Août [âb] 1988 Chrétienne : …/… “Israël existe et continuera à exister jusqu’à ce que l’islam l’abroge comme il a abrogé ce qui l’a précédé”.

Penser l’école, penser à l’école

par Daniel Gostain

En ces temps de turbulences et de peurs, injonction est faite de repenser la société, de repenser la citoyenneté, de repenser la religion, de repenser l’économie, de repenser l’homme.

C’est un drôle de verbe, si on réfléchit bien, le verbe Penser. Il est souvent employé, et pourtant, où sont les espaces pour penser dans notre soiété ? Dans les médias ? Dans les assemblées et autres congrès ? A l’école ?

 

Allons-y à l’école. Pour moi qui suis instituteur, je n’ai aucun souvenir de l’emploi de ce mot en classe, en salle des maîtres, et même dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale.

Essayez de vous remémorer votre propre scolarité. Est-ce que ces phrases vous reviennent dites par un instituteur ?  : « Tu as bien pensé ! »

« Tu as bien travaillé/appris » ; « Tu t’es bien concentré »

Penser, non… Comme si ce mot, cette idée, n’avait pas sa place à l’école, je dirai même, ne pouvait avoir sa place. Une place pourtant nécessaire pour qu’enfin l’école puisse donner accès à la complexité des choses et évite, autant que possible, de former une jeunesse n’ayant pour seule perspective que la servitude volontaire, ou alors pour certains le fanatisme.

Pourquoi ? Ce concept serait-il dangereux pour l’enseignant ? Est-ce que quelque chose lui échapperait si la classe et ses composants, les enfants, se mettaient à penser ? Penser serait-il incompatible avec l’objectif d’apprendre ? Doit-on même considérer que si on favorisait la pensée dans la classe, cela prendrait trop de temps pour faire émerger les savoirs, ça entrerait en contradiction avec les valeurs de la société, fondées sur la vitesse, voire l’urgence.

Et s’il y avait de plus, dans l’acte de penser, une boîte noire qui échappe à l’emprise de l’enseignant et qui lui pose vraiment problème, boîte faite de l’intériorité de l’enfant, ses émotions, ses désirs, ses préoccupations. Or, rien de plus angoissant pour le MAITRE de ne pas être maître de tout un pan de l’élève face à lui.

 

Alors, que fait-il bien souvent ?

1) Soit il évacue cette intériorité et l’enfant ne reste qu’un élève à faire avancer compétence par compétence, un élève découpé en morceaux de savoir-faire, et qui le plus souvent devient objet d’évaluation. Il ne pense pas, il travaille. Et s’il pense un peu, cette pensée doit pouvoir être mise dans une catégorie évaluable et ne pas prendre trop de temps sur les acquisitions.

2) Soit il reconnait cet espace de pensée et d’intériorité mais cherche à percer cette boite noire de façon intrusive et non respectueuse de l’enfant avec des idées toutes faites comme « Cet enfant ? T’as vu la famille qu’il a ! » ou « Le père est absent, c’est pour ça que… » De la psychologie de bazar. L’enseignant cherche à contrôler ce qui sort de l’enfant.

Pourtant, il faut réhabiliter la pensée à l’école, car c’est laisser un espace non contrôlable, un espace dans lequel chacun peut se glisser à sa manière.

Où l’indicible peut exister.

Cet espace de pensée, dans la mesure où il est cadré pour assurer la sécurité de chacun avec des règles explicites, est précieux dans une classe. Il permet de donner place à l’intériorité singulière de chacun, incluant blessures et blocages, pour qu’elle se transforme en réalisation et en création.

 

Il faut donc prévoir dans un emploi de temps des moments pour cela. Je l’ai fait, je le fais, je le défends. Et je ne suis pas tout seul.

Nous sommes de nombreux enseignants à à défendre un espace-classe où penser serait central et multiple :

– penser l’apprentissage.

Jacques Lévine, psychologue, psychanalyste, un de mes maîtres à penser justement, avait une formule qui est devenue mienne : « Il ne devrait y avoir qu’une seule discipline à l’école : conquérir les secrets de la vie ». Les enfants doivent dès le plus jeune âge penser ce qu’ils auront à apprendre, savoir pourquoi on leur demande d’apprendre à lire, à écrire, à compter, à mesurer, à dessiner, à chanter. Et le savoir passe d’abord par leur propre exploration tâtonnante, sans l’explication de l’adulte.

– penser les empêchements à apprendre

Ces empêchements sont partout en classe, et pas seulement chez les élèves qui sont notoirement en difficulté. Serge Boimare, psychopédagogue, ancien directeur du Centre Médico-Psychopédagogique Claude Bernard (Paris V), en parle formidablement bien dans un de ces ouvrages, « Ces enfants empêchés de penser ».

Ils sont cachés en chacun de nous – j’ai été moi-même de ces élèves empêchés, même si ça ne s’est pas vu dans mes résultats – et souvent ils sont inavouables.

Ces empêchements peuvent venir de partout, de l’enseignant, de la personne qu’est l’élève, de son entourage familial ou amical, des savoirs eux-mêmes.

Avec toute une équipe d’enseignants et de clowns (!), nous nous sommes confrontés à ces empêchements d’une façon singulière et pratique et avons fait partager notre travail sur ce site : http://www.empechementsaapprendre.com

– penser la classe

On ne passe pas six heures par jour dans une classe sans qu’il soit nécessaire de la faire sienne. Sinon, l’espace devient mortifère. Et pourtant, combien d’enseignants font de leur classe un espace de démocratie ?

La pédagogie Freinet, qui est là aussi d’une grande importance dans mes valeurs, l’a compris en instituant tous ces espaces de conseil, dans lesquels les élèves deviennent co-auteurs du fonctionnement de leur classe, faisant de celle-ci un espace de participation et de co-décision.

– penser le monde et la condition humaine.

Sous forme de moments de réflexion collective, inspirés là encore par Jacques Lévine, dans lesquels l’enseignant n’est que celui qui permet, il s’agit là d’établir un moment d’exploration entre pairs qui permette à chacun d’avancer dans la découverte de soi, de l’autre, et du monde dans lequel on vit.

L’objectif est donc triple :

– offrir un espace de réflexion personnelle à chaque enfant (qu’il intervienne oralement ou non dans l’atelier), où il peut aborder des grands thèmes auxquels, en général, on ne lui donne pas accès, soit parce qu’il est considéré comme trop petit, soit parce qu’on trouve qu’il y a d’autres priorités, soit parce qu’on n’a pas le temps, soit parce que c’est considéré comme difficile à mener…

– modifier le regard que chacun porte sur l’autre. Il n’y a pas là de « bon élève » étiqueté mais d’enfants qui cherchent ensemble un cheminement à l’intérieur d’une question, qui n’a pas de réponse juste.

– ouvrir un espace transitionnel entre soi et le monde. Le « pourquoi on vit » devient accessible. Cette façon de nous mettre en relation avec le monde peut aider des enfants à se réconcilier avec leur environnement.

Penser l’école, penser à l’école

Combat vital. Combat politique. Combat humain. Combat innovant.

 

Daniel Gostain, enseignant-clown

http://pedagost.over-blog.com

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur