Huile sur toile – 280 x 230 cm – 2019
Dans l’imaginaire des gens, mais aussi sur un plan zoologique, les vautours sont des charognards, des animaux qui se repaissent de chair morte, de cadavres. Autant dire que ce sont des bêtes de seconde classe, car malgré la sensiblerie contemporaine qui fait de certains d’entre nous d’ardents opposants à la chasse ou à la course de toros, nous continuons à classer les aigles et les milans dans les espèces nobles de prédateurs et les vautours, par dégradation hiérarchique liée à leur type d‘alimentation, dans les basses catégories des amateurs de choses avariées ou inanimées.
Toutefois, ils n’occupent pas un
rang aussi discrédité dans la littérature politique. Au sein de la riche prose
socialiste du 19eme et du 20eme siècle,
on ne compte pas les pages dans lesquelles on a caricaturé le Capital ou
les riches banquiers qui exploitent le travail des hommes comme des vautours.
Il est vrai que ces derniers sont en concurrence avec la pieuvre, qui par ses
tentacules agiles, pompe l’énergie de la planète. Le poulpe cependant pour
d’évidentes raisons graphiques est l’image la plus répandue du Capital
international étouffant la sphère terrestre quand les vautours représentent
davantage les capitalistes particuliers, les exploiteurs en chair et en os.
Il n’est pas rare que cette représentation des vautours de la finance, toujours prompts à appauvrir le peuple soit « racialisée ». Dans les riches heures de la littérature politique antisémite, ces derniers sont les barons de la banque juive, les Rotschild, les Arnheim, les Lehman. Mais a-t-on déjà vu des banquiers s’apprêtant à dévorer une vache ? Non ! Dans ce tableau, on voit des rapaces, des quebrantahuesos (nous sommes en Espagne) sur le point de passer à table. Nous faisions une randonnée du côté de San Nicolas de Barajuelo, à l’Ouest du canyon d’Ordessa. Nous vîmes d’abord les vautours tournoyer dans le ciel. Ils étaient nombreux et leur vol lent, majestueux, guidé par les courants d’air chaud nous inspirait une forme d’admiration. Dans l’azur, les vautours sont élégants, aériens, on les croirait en train de répéter un ballet mis en scène par un chorégraphe des falaises. Toute différente est leur attitude par terre. Ils apparaissent alors gauches et maladroits. C’est ce que nous pûmes rapidement vérifier en découvrant le cadavre de la vache autour duquel s’était assemblée une colonie de charognards. Ils étaient bien une trentaine, répartis sur la petite colline à l’aplomb de la bête morte, selon un ordre de proximité qui nous est resté mystérieux. On a déjà fort à faire à comprendre les logiques de domination des êtres humains pour enquêter sur celles des vautours. Toujours est-il que de temps en temps, l’un de ces animaux plutôt immobiles sautillait sur place ou sur le côté, nichant son encolure dans l’épaisseur du plumage, un peu à la manière des tortues qui rétractent la tête dans la carapace. La vache avait une couleur blafarde, d’un gris minéral et curieusement luisant, comme si l’on avait jeté sur sa peau une couverture de plomb. La cérémonie de la dévoration n’avait pas encore débuté, mais il semblait logique que les oiseaux les plus proches de la vache seraient les premiers servis. Les autres, postés au sommet de la butte attendaient sans doute leur tour.
Plus loin, nous vîmes deux autres cadavres
de vaches. De quoi étaient-elles mortes ? D’un vêlage qui a mal
tourné ? D’une chute accidentelle, d’un empoisonnement ? Ou peut-être
d’un simple foudroiement. J’ai lu dans une revue de médecine que le fait
d’avoir quatre appuis au sol augmentait le risque mortel de la foudre.
Peu importe. J’avoue que cette découverte
macabre au fond d’un vallon désert nous a fortement impressionnés et de retour
chez moi, je croquai rapidement cette scène sur un carnet, bien décidé à la
peindre un jour.
Lorsque je disposai sur la toile les
principaux éléments narratifs de la scène, je remarquai que les vautours que
j’avais sommairement dessinés au fusain, avaient des mimiques toutes
différentes, très personnalisées. Certains prenaient un air arrogant,
supérieur, un rien méprisant, d’autres boudaient ou semblaient indifférents.
Quelques uns plutôt rares avaient faim. En l’air, tournoyant au dessus de la
vache, les oiseaux avaient des têtes effrayantes ou grotesques. Les derniers
enfin se fondaient dans le vert de la pâture.
La peinture, par delà son aspect
naturaliste assez simple, figurait autre chose que le repas des vautours et
même tout autre chose que la représentation symbolique la plus couramment
admise de l’acharnement si peu héroïque des vautours sur une proie offerte.
C’est comme si la vache morte, étendue de
tout son long sur l’herbe, encore entière incarnait en quelque sorte le passé.
Et tout autour d’elle, les figures plus ou moins pressées des oiseaux, qui vont
bientôt, quelle que soit leur attitude sur l’instant, la dévorer, étaient les
métaphores d’un présent souverain, sur le point de liquider le passé, le
dépecer, le transformer en squelette.
Je réfléchis alors à ce paradoxe. Dans la
pensée marxiste, le travail mort plus connu sous le nom de Capital, exploite le
travail vivant. Et dans le chant de l’Internationale, ne dit-on pas que du
passé, il faut faire table rase. Or, n’est-ce pas en dépouillant le passé, la
vie passée de toute forme de richesse, de densité, d’originalité, que le
capitalisme célèbre l’ardente obligation de la mutation, du passage dévorant du
temps.
C’est en ce sens peut-être que j’avais peint ce tableau. Les vautours attablés sont les exécuteurs du présent, les efficaces liquidateurs de ce qui a vécu et doit être remisé ou disparaître, ceux qui savent se débarrasser du poids trop lourd des tragédies passées, des charniers de l’Histoire, des hommes tombés dans les fosses de l’injustice ou de la guerre. Eux seuls savent assujettir le déploiement du temps à la quête de l’instant présent. Bien sûr, tout cela est élucubration de peintre. Car l’action plus lente, plus invisible des vers parvient en définitive au même résultat que l’orgie alimentaire des charognards. Alors, disons que j’ai peint un « disparate », quelque chose d’à la fois accouplé et dépareillé, dénaturé, comme dans certaines gravures de Goya… Et puis… Et puis, il y a la clarté limpide du petit matin au dessus du vallon, les premiers rayons du soleil qui cuivrent les cimes, alors qu’en bas, dans le creux ombragé du vallon, salivent les vautours qui encerclent la bête morte, prêts à faire du passé table rase…
C.C.