L’inévitable banalité de l’extraordinaire

De quoi sommes-nous contemporains ? Depuis près d’un an, nous vivons au rythme d’une pandémie qui nous a rendus en masse contemporains d’une menace sanitaire réputée homogène. Or, ce n’est pas le propre de la maladie d’être contemporaine et homogène, c’est tout le contraire en général. La maladie frappe au hasard, si l’on peut dire, sans se préoccuper de son entrée en scène. Tel fait aujourd’hui un infarctus du myocarde, tel autre une dissection aortique, un troisième un accident vasculaire, un quatrième une septicémie à colibacille ou une méningite, celle-là un cancer du sein ou du pancréas, ainsi de suite… Une multitude de cas différents, certes datables dans leur apparition mais qui ne créent aucune actualité de la maladie, prise au sens large.

Comme médecin, c’est la seule vérité que j’ai connue, parfois avec amertume et peine tout au long de ma vie professionnelle : la très grande variabilité des maladies, de leur annonce, de leur évolution et de leur gravité. Plus encore : comme cardiologue, j’ai connu l’extrême inactualité de la maladie (c’est hélas toujours le cas de nos jours) : la mort subite ! La mort subite survient (tout est dit dans le nom) en dehors de toute temporalité « logique », de toute attente, de toute prévision. Elle résume à elle seule la désarmante vulnérabilité de la vie humaine. Elle prend en défaut tous nos instruments statistiques et reste pour l’heure l’objection la plus radicale à l’intelligence artificielle et aux big data.

Et plus on s’acharne sur les facteurs de risque et la génétique, et moins on y voit clair ! Dans la mort subite, la suprême injustice, si tant est qu’il y ait une justice et une injustice dans la maladie, quelle qu’elle soit, c’est de foudroyer tel ou tel sans aucune raison apparente.

En deux mots, et j’insiste, l’expérience que chaque médecin a de la maladie est certes particulière à sa spécialité ou à son exercice, mais tout de même, dans chacune de ces spécialités, dans chacun de ces exercices, le médecin sait que se loge dans ses décisions une forte part d’imprévoyance, et qu’il lui faudra compter pour son malade avec ce que nous nommons faute de mieux la chance, la malchance ou la destinée. Certes, des évidences demeurent : le buveur qui avale ses deux bouteilles de tord-boyau a plus de raisons de faire une cirrhose du foie que l’abstinent et le fumeur qui vit confiné dans l’épais brouillard d’une tabagie incessante expose ses poumons aux pires déconvenues !  Mais cela n’est plus la règle, du moins dans nos sociétés modernes, dans lesquelles le principe de précaution semble avoir pénétré l’esprit de la majorité des habitants.

Ce sont là des réflexions banales, dira-t-on ! Oui, absolument banales.

Mais alors qu’est-ce qui différencie la situation ordinaire, banale donc, de la maladie qui frappe au hasard les gens, les arrachant brutalement à la supposée bonne santé qui était la leur le jour d’avant pour les jeter le jour d’après dans le monde des cancéreux, des vasculaires, des handicapés, de la situation extraordinaire qui est la nôtre aujourd’hui en temps de pandémie, où toute forme de hasard, d’accident semble avoir été retirée, au point de rendre la maladie familière à tous jusque dans nos songes ?

Quoi donc ? Eh bien, ni plus ni moins que le caractère contemporain, absolument contemporain de la menace !

Pour des raisons largement liées à la diffusion permanente et addictive de nouvelles, nous avons tous été enrôlés dans l’actualité du Covid (désolé, je n’arrive pas à féminiser le virus), certes pas uniformément mais tous en même temps !

Je ne m’attarderai pas sur les revirements, contradictions, discordes et polémiques qui ont touché la communauté médicale et scientifique sommée (ou se croyant obligée) de réagir avec un temps d’avance. Chacun, selon son caractère, son humeur, ses connaissances s’est autorisé à livrer des jugements intempestifs sur la virémie. Mais après tout, leur seul tort a été de parler pour ne rien dire, du moins la plupart du temps, car c’est l’actualité du virus, sa progression inattendue, son adaptation, ses mutations (prévisibles, tout de même), bref, c’est la vie même du virus qui a imposé aux médecins, aux virologues, aux épidémiologistes, aux gouvernants son tempo, bien plus que les hommes n’ont imposé un tempo à la particule virale, malgré toute leur agitation et leur bonne volonté. Nous avons créé des vaccins, il est vrai, en temps record, et qui ne s’en féliciterait ? Mais même sur les vaccins, les doutes, les désaccords ont surgi. Qu’ils soient de conception classique ou résolument novateurs, les vaccins restent des vaccins, remarquables sur les agents microbiens stables, pas aussi souverains sur les virus trouble-fête qui se jouent parfois de l’immunité en adoptant le programme de Rimbaud : Je est un autre. Qui plus est, nous ne voulons pas nous contenter de victoires, nous voulons gagner la guerre, clament les partisans de l’éradication totale du Covid.

Je ne dirai pas non plus grand-chose d’original sur la très grande variété des avis des médecins et des experts sur le « cantonnement » du virus et les méthodes choisies pour freiner sa circulation, chacun s’en en est fait le juge.

En revanche, le « constat » qui s’impose à tous, c’est que le virus a fait à peu près jusqu’ici tout ce qu’il a voulu et s’est en revanche peu soumis à ce que nous voulions lui faire faire. Quand les petites villes et la campagne avaient été globalement épargnées lors de la première vague, au point d’avoir fait penser que le coronavirus était un virus métropolitain, ou plus exactement un virus de la concentration humaine, celui-ci a démenti toutes ces considérations en s’attaquant lors de sa deuxième flambée, et avec force, à tous les territoires humains, y compris ceux de très faible densité démographique. Et sans posséder toutes les données épidémiologiques européennes, on en connaît tout de même quelques-unes, en nombre suffisant, pour avancer que toutes les politiques des nations européennes, malgré leurs appréciables différences, ont produit des résultats sensiblement équivalents. Bien sûr, chacun défend son pré carré et l’on verra sans surprise des norvégiens, maîtres incontestés des gestes barrière, railler leurs voisins suédois, coupables d’avoir renoncé dès le départ à des politiques de confinement adoptées par la majorité des pays. On ne sera pas non plus étonné de voir certains allemands, après le « miraculeux » printemps de l’année passée, et brutalement réveillés de leurs rêves de premiers de classe par une contamination hivernale explosive, fermer leurs frontières aux pays sudistes. (On se souvient du concombre andalou accusé d’être responsable d’une épidémie de colibacilles, alors que c’était du soja écolo allemand qui en était la source). Bref, nous laisserons de côté ces zizanies patriotiques, pour retenir une leçon instructive et qui s’impose à tous : Quelles qu’aient été les mesures de prévention, le  pourcentage des contaminations, des hospitalisations et des morts a été globalement uniforme.

La situation était au fond si semblable sur le front de la circulation virale que ce qui a distingué les pays entre eux tenait pour l’essentiel à l’état de leur système de santé, plus ou moins riche, solide, et respecté. Et il n’est pas abusif de dire que depuis un an, les politiques publiques ont été largement dictées par la crainte de la saturation des hôpitaux, entendue d’abord comme une saturation démographique des lits disponibles, ensuite comme une lassitude « morale » croissante des personnels de soins, brassés dans la tourmente.

Mais les autres, tous les autres, tous les humains qui ont des activités prohibées ou limitées par les couvre-feu, les confinements, les restrictions de toute nature, qui se retrouvent d’une certaine manière en surnombre dans l’économie nationale comme dans les temps de malheur, qu’ont-ils à dire ? Ils peuvent protester, faire quelques émeutes, mais ils ne peuvent rien faire, car ils doivent respecter les enjeux collectifs de la « démocratie » virale.

La maladie a perdu, je le répète, son caractère inactuel, accidentel, aléatoire, elle est devenue actuelle, nécessaire, presque indissociable de son temps. Chacun se lève et s’endort dans une atmosphère de Covid. Chacun se lève et s’endort comme s’il vivait dans un régime d’occupation virale. Et comme dans tout régime d’occupation ( n’est-ce pas l’attitude même du pouvoir, qui parlant de guerre, imposant des attestations et des sauf-conduits, planifiant des couvre-feu et vantant l’héroïsme de Mauricette en a forgé le sentiment ?) les gens commencent à s’invectiver sur tout et sur rien, on s’accuse d’irresponsabilité, d’incivisme, de légèreté, de jeunesse, d’autres au contraire veulent assigner les gens âgés à résidence, ils admonestent leur égoïsme, moquent leurs peurs, les accusent symétriquement de vieillesse. Petits cons de la dernière averse, vieux cons des jeunes d’antan…

Rien n‘est plus bête que la maladie, mais rien ne peut se comparer à la bêtise partagée d’une maladie totalitairement contemporaine et c’est la raison pour laquelle la société ne tiendra pas longtemps le coup, sans se déchirer violemment, irrationnellement. Le Covid ayant été chargé par beaucoup des attributs de la peste (certes d’une peste moderne, plus convenable et civilisée que celle du Moyen Age, mais tout de même…) on ne s’étonnera pas de voir revenir le temps des boucs émissaires. Quand on parle de peste, les puits empoisonnés ne sont jamais loin.

Dès le début de cette crise qui a fait de chacun d’entre nous un malade potentiellement atteint d’une pneumonie hypoxémiante grave, la protection contre l’expansion virale, par la privation de libertés, s’est largement imposée sur une approche médicale plus classique, réputée incapable d’affronter l’extraordinaire. Mais pourquoi ?

Pourquoi ne pas avoir depuis des années que les offensives des virus respiratoires se répètent en Asie, construit des unités de réanimation respiratoire et de soins « épidémiques » et formé le personnel médical et paramédical adapté à ces taches ? Pourquoi ?  Parce que ces unités hospitalières ne fonctionneraient pas à bâtons rompus dans les temps plus cléments ?

La même logique qui a fait fermer des petites maternités très utiles, sous prétexte qu’elles ne pouvaient s’adosser à un service de néo-natalogie moderne a fait prématurément disparaître ces petites unités de soins intensifs, avant même qu’elles aient vu le jour, sous prétexte que n’ayant aucun cahier de charges conséquent pour les temps communs (c’est-à-dire les temps où mille fléaux ne sont pas éclipsés par un seul), elles verseraient nécessairement dans la médiocrité, la routine et la paresse. Elles n’avaient pas lieu d’être. Les Chinois eux en ont fait surgir assez vite du néant, mais ce sont des Chinois, dit-on, des gens serviles soumis à la dictature du parti communiste.

Nous, nous sommes des êtres libres, et en êtres libres, nous avons préféré nous en remettre prioritairement à la police, et plus accessoirement à la biologie à qui l’on demande tout sans savoir exactement ce que l’on attend d’elle. Car enfin, des variants et des mutants, dans les espèces virales instables, comme les myxovirus et les coronavirus, nous en avons tous entendu parler sur les bancs de l’université, voilà fort, fort longtemps…

Personne ne sait quand nous sortirons des temps du Covid, peut-être, certainement même, faudra-t-il apprendre à vivre avec ce virus comme nous vivons avec les myxovirus influenzae ou d’autres microbes.  C’est même le plus probable, le zéro virus comme le zéro mort dans la guerre étant des slogans ou des chimères. Et nous n’allons pas nous épuiser à courir derrière des chimères. Que diable, instruits enfin de l’inévitable banalité de l’extraordinaire, soyons pour une fois intelligemment modérés !       
C.C.

La controverse de Valladolid

Chacun je pense, a entendu parler de ce qui fut sans doute l’un des évènements politique majeur du XVIe siècle (1550 et 1551) dont les conséquences furent immenses pour la colonisation non seulement de l’Amérique du Sud, mais également sur celle de l’ensemble du continent américain.

De quoi s’agit-il ? de deux choses en fait. L’une est un évènement inscrit dans l’Histoire l’autre d’un écrit prenant appui ou prétexte sur l’évènement en question.

Concernant l’évènement historique, c’est sur une demande de Charles Quint que fut organisé ce débat qui opposa essentiellement le dominicain Bartolomé de Las Casas au théologien Juan Ginès de Sepùlveda. Le débat devait porter sur le sort réservé aux Indiens colonisés et aux modalités de leur évangélisation. Les uns prêchant l’exemple et les autres la contrainte. Nous n’entrerons pas dans les détails des arguments des uns et des autres. Soulignons simplement que la conséquence fut sans doute un « meilleur » traitement supposément destiné aux indiens mais paradoxalement et pour ne pas gêner les colons ceux-ci furent remplacés par des noirs qui paieront très cher les conclusions de cette confrontation notamment par leur déplacement et leur mise en esclavage de l’Afrique vers les plantations du continent nord et sud américain.

Le roman dramatique de Jean-Claude Carrière paru en 1992 fut adapté pour le théâtre ainsi qu’à la télévision.(https://www.youtube.com/watch?v=0fJkaB871e4) Il se proposait d’opposer deux thèses, l’une qui soutenaient que les Indiens avaient une âme et les autres soutenant qu’ils n’en possédaient pas et que donc il était loisible de les traiter autrement que des hommes. Soulignons que ce débat n’a jamais été celui de la Controverse historique.

Bien entendu, la différenciation entre les humains en particulier au niveau des droits est bien antérieure au XVIe siècle. On peut dire qu’elle a plus ou moins toujours existé et qu’elle demeure bien entendu encore aujourd’hui, chacun peut aisément le constater et qu’elle ne disparaîtra pas de sitôt, exemple entre les hommes et les femmes. Mais que c’est plus radicalement, qu’il puisse exister des êtres ayant toutes les qualités d’êtres humains mais qui se trouvent de fait séparés, dépouillés de leur humanité.

Il n’est pas inutile de lire ou de relire la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[1]. Celle-ci proclame que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ceci est bien connu et fonde notre idéal démocratique des sociétés modernes . Ce texte est et demeure depuis la Révolution Française un texte profondément révolutionnaire. Mais il ne fait pas mention de la définition de ceux qui sont l’objet de ce texte. Qui sont donc ces hommes et ces citoyens dont nous parle ce texte ?

C’est bien là entre autre que le bât blesse et ouvre le champ à une mise en question de l’inégalité absolue entre les humains . L’idéologie nazie en refusant le statut d’être humain aux juifs, aux handicapés, aux malades mentaux et à bien d’autres catégories de la population notamment les Tziganes à en quelque sorte ouvert la voie.

Cette idéologie fait partie de l’Histoire et pourrait sembler en quelque sorte enterrée du fait de sa condamnation unanime. Pourtant j’en vois pour ma part la résurgence insidieuse dans les propos de ceux qui face aux conséquences de l’épidémie prônent sans vergogne la distinction entre les individus utiles à la société et qu’il faudrait pouvoir autoriser à vivre comme ils l’entendent, c’est-à-dire sans restriction, et les autres qui, trop âgés ou trop marqués dans leur corps par la vie et la maladie sont à la merci de ce virus et qu’il faudrait cloîtrer ou laisser tranquillement exposés aux conséquences de la population la plus jeune et la plus vaillante. Roland Gori nous dit que l’idéologie nazie a infiltré nos discours. Je suis de plus en plus enclin à le croire.
L.LV.

NDLR: Cet article a paru sur le site du médecin, psychiatre et psychanalyste Laurent Le Vaguerèse : https://www.oedipe.org/


[1] https://www.elysee.fr/la-presidence/la-declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen
( https://www.youtube.com/watch?v=OHkpxGUo9Cc&t=18s )