Déponence

Déponence

Pour H.

« Déponence » est un mot qui manque à la langue française alors que les verbes déponents latins donnent tant à penser. La langue anglaise accorde pourtant à l’adjectif « déponent » une substantivation donc une substance, une pulpe : « deponency ». La « déponence » ferait signe d’une déposition (deponere latin). Les verbes déponents sont ceux dont la forme est passive et le sens actif. Serait-ce une part d’actif qui serait, en cette forme, déposée en un mouvement de délestage ?
Certains d’entre eux attirent particulièrement l’attention et l’intérêt. Ainsi « meditari » (meditor) dit à la fois « méditer » dans son sens et « être médité » dans sa forme. De même pour « fari » (for), forme poétique de « parler » et « loqui » (loquor) forme plus usuelle de « parler »

Quand l’on considère le socle passif de l’acte tel que ces verbes le donnent à percevoir, l’on apprécie la nuance : en même temps que je « médite », je « suis médité » ; ainsi quand Cézanne «médite » la montagne Sainte Victoire, est-il tout autant médité par elle en une sorte de renversement, sa passivité se faisant réception pour laisser la montagne prendre vie et possession de lui dans l’acte de la peindre, expérience qui se renouvellera pour lui à de nombreuses reprises : « Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan quelle soif impérieuse de soleil, et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe !… Ces blocs étaient de feu. Il y a du feu encore en eux. L’ombre, le jour, a l’air de reculer en frissonnant, d’avoir peur d’eux […] ; quand de grands nuages passent, l’ombre qui en tombe frémit sur les rochers, comme brûlée, bue tout de suite par une bouche de feu”. Et “Longtemps je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire” Situation déponente en quelque sorte : le peintre fait l’épreuve d’une sorte de dépossession qui laisse place à l’emprise de l’objet. Par l’intermédiaire d’une phase de passivité il peut, aspiré puis inspiré par elle, peindre toutes ces merveilleuses apparitions, ces épiphanies de La Montagne.
« loquor », « fari » ; je suis parlé et je parle. C’est le destin de tout sujet : être parlé, puis parlé. L’« infans » absorbe tout d’abord passivement le langage de l’Autre. Il arrive, qu’adulte il soit comme arrêté au passif de la « déponence ». Il « est parlé » dira-t-on de tel halluciné ou tel prophète courant les rues.
Il arrive que consciemment, il répugne à l’acte. Ainsi Bartleby. Copiste à Wall Street, il refuse un jour d’exécuter un travail puis tout travail, puis toute action, opposant chaque fois à la demande, la même réponse réitérée « I would prefer not to », « je préfèrerais ne pas » et ce, jusqu’à la mort. L’utilisation ici du conditionnel, indécis, indique une sorte de piège entre passif et actif, à l’avantage du passif. Ne peut-on y voir une forme de résistance à cette injonction à produire, piège des temps modernes ?

L’impuissance peut apparaître comme le paroxysme d’un état de passivité empêchant pour Batleby jusqu’à l’acte de vivre. Pourtant, le mourir comme protestation contre une forme d’oppression est encore une forme d’acte. Et ce verbe est aussi déponent en latin : mori (morior).
Le poète Mallarmé nous détrompe d’une autre façon : il interroge l’impuissance en tant que condition d’une poésie autre, quasi hors langage, protégeant le mystère de l’existence ; c’est qu’à cette époque, déjà, il percevait la démesure de la science et la technique. C’est à l’aide de la poésie qu’il voulait faire pièce à cette évolution, une poésie qui deviendrait « bibelot d’inanité ». Il paya ce projet d’une grave crise existentielle à la suite de l’écriture d’ « Hérodiade » : « En écrivant un poème consacré à une femme, à Hérodiade (« grenade ouverte », « chair de la femme », « rose cruelle », dit-il ailleurs), à l’Autre sexe, sexe insymbolisable, la Femme associée à la décollation, il fait l’épreuve de « l’Abîme », du « Néant », du « vide » et de l’impuissance. Il écrit : « En creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes dont l’un est le Néant auquel je suis arrivé et je suis encore trop désolé pour pouvoir croire à ma poésie et me remettre au travail ». Il s’y remettra mais en privilégiant le « vierge », cette blancheur de la page blanche à corrompre. Cette fascination du virginal est déjà sensible dans « Hérodiade » :
« J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolée, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté ».

« Impuissance » dit-on et écrit-on communément pour caractériser le désarroi de Mallarmé devant la blancheur obstinée d’une page. Ce terme est-il pertinent et la souffrance du poète reste-t-elle désespérée ? Si l’on se penche de près sur le sonnet consacré au cygne prisonnier du glacier dont on a fait métaphore de cette « impuissance » on voit bien que le premier quatrain ouvre une perspective :
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! »

Ici, « le vierge » associé au « vivace » devient source de vie et l’espoir d’une ivresse fracturant le glacier s’exprime fortement, d’autant plus que c’est un point d’exclamation qui ponctue la question en une sorte d’essor des vols libérés. D’autant que « givre » rime en richesse avec « ivre ».
En réalité, c’est l’impuissance du langage qui est interrogée et la perspective éthique du poète est de préserver l’indicible en se démarquant d’une forme langagière trop descriptive ou technique prisonnière de la représentation ; et donc : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant : si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ? Je dis : une fleur ! Et hors de l’oubli où ma voix relègue aucune couleur, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement ne se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
L’« absente » ne vient-elle pas là représenter le socle passif de la « déponence » ? L’innommé, porteur d’un « nommer autrement » ?

Ce « non agir » (forme passive) pour un « agir » (sens actif), la langue chinoise l’exprime en une seule formule : « wu wei ». Dans cette langue et cette pensée, le non agir est un acte. Pas besoin de forme déponente, tout est dit dans cette expression. Ne pas agir, ne pas donner forme : « La grande image n’a pas de forme » ; cette phrase de Lao Tseu, François Jullien en fait le titre de son éblouissant essai sur la peinture, s’intéressant entre autres à Cézanne et à la Montagne Sainte Victoire. Dans la pensée taoïste, le vide n’est pas rien. Il apparaît comme le « fonds indifférencié des choses » une sorte d’ « infini potentiel » pour emprunter un concept physico mathématique. Pour François Jullien, ce fond indifférencié dont procèderont les formes est invisible et ne peut être nommé comme l’indique le début du « Laozi » : « Sans nom est l’origine du ciel et de la terre »
C’est de ce foncier que Le philosophe rapproche le « wu » de l’intraduisible « wu wei ». Le « wu » serait le latent, le « wei » dit l’invisibilité, l’intangibilité juste avant l’actualisation de la forme, ce que laisse entendre le chapitre 14 du « Laozi » :
« On l’appelle une forme sans forme une image sans image.
On l’appelle vague, indéterminé. »
Et, chapitre 40 :
« Dans le monde, tous les existants naissent de l’il y a
et l’il y a naît de l’il n’y a pas »
Comme dans les verbes déponents l’actif naît du passif.

C’est de ce passif que Mallarmé souffrit, s’en vivant comme épisodiquement prisonnier, sentant bien pourtant que la langue poétique devait traverser les ères glaciaires pour avoir une portée éthique (pour que vienne à nous, dans la même pure présence elliptique (évoquée ici en 2016 dans « Chusa et l’orchidée non créée ») que la calligraphie de Chusa saisissant entre « il n’y a pas »et « il y a » cette orchidée, elle aussi « absente de tous bouquets ».

L’épreuve de ce que l’on a nommé « impuissance », Mallarmé la subit, par vocation éthique en quelque sorte pour tenter d’éviter que la langue se fourvoie en excès de représentation ou en technicité car Mallarmé se méfiait à son époque, de l’évolution de la science ; mais de ce qu’il a, lui, nommé néant, se sont vocalisées, naissant de la blancheur, engendrées par elle, des formes témoignant d’un puissant désir, désir d’essence animale comme celui du faune ne sachant plus s’il a rêvé ou vu ces nymphes qu’il décrit :
« Si clair
leur incarnat léger qu’il voltige dans l’air »

Que l’on se rappelle aussi la chair féminine évoquée plus haut, associée à une « grenade ouverte » dans le poème dédié à la vierge Hérodiade.
N’oublions pas non plus l’hommage rendu à Manet et à son tableau « Le linge » : « …une dame en bleu lave, par jeu, ce qui de son linge ne sèche pas encore dans l’air transparent et tiède (…) Le corps de la jeune femme est entièrement baigné et comme absorbé par la lumière qui ne laisse d’elle qu’un aspect à la fois solide et vaporeux (…) ce phénomène se produit principalement à l’égard des chairs, taches roses mobiles et fondues dans l’espace ambiant ».
Mallarmé a aussi créé une revue : « La Dernière Mode » à propos de laquelle il écrit à Verlaine :
« … j’ai, après quelques articles colportés d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal : La Dernière Mode (…) et il ajoute :
Les huit numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver. » Et aussi « Si les tissus classiques de bal se plaisent à nous envelopper comme d’une brume envolée et faite de toutes les blancheurs, la robe elle-même, au contraire, corsage et jupe, moule plus que jamais la personne : opposition délicieuse entre le vague et ce qui doit s’accuser » … et plus loin : « La femme mieux que jamais se fait voir sous le voile même de ses étoffes »
Que nous voilà loin de la supposée impuissance. Nous accostons ici au continent du désir.

Un objet cher à Mallarmé, et j’en finis là, pourrait évoquer cette idée de « déponence » qui m’occupe de façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne ce poète. C’est un éventail. Il a offert à sa fille un éventail blanc sur lequel il a écrit :

O rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache, par un subtil mensonge,
Garder mon aile dans la main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Chaste jeu voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, de n’être éclos pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Sens-tu le paradis farouche,
Ainsi qu’un rire enseveli,
Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l’unanime pli !

Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d’or ! Ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

Battement entre l’« il n’y a pas » de l’éventail fermé d’un trait et le « il y a » du déploiement des plis ; entre le « passif » et l’ « actif », naît et se maintient le désir, palpitant au creux de la main, ou au pli de la bouche comme en l’éventail.

N.C.