Le miroir revisité

LE MIROIR REVISITÉ 1

“Comme ce trou au centre de la phrase, le dos reste un obstacle.“ 2
Claude ROYET-JOURNOUD

I. INTRODUCTION

Pour commencer d’aborder ce qu’il en est de l’ « étoffe d’un corps », ce très joli thème qui nous rassemble ce week-end par la grâce de l’EPSF, je vous propose d’entamer cette matinée par une promenade sur le chemin d’un « Miroir revisité ».

Je ne convoquerai pas Gaëtan de Clérambault et sa passion des étoffes, ou plutôt pour les “voiles“, ce qui est quand même d’une certaine actualité ; je ne convoquerai pas non plus Simon Hantaï, le peintre des pliages.

Je m’avancerai sur ce curieux “praticable“ que constitue la cure analytique.
Curieux, il l’est, car il se présente comme étant à la fois immédiatement clinique et théorique ; curieux, il l’est aussi, parce que c’est sur ce praticable que deux corps viennent à se rencontrer, alors qu’on n’y trouve mystérieusement qu’un (sujet de l’) inconscient. Comment cela peut-il se faire ? À quoi répond cette singularité ?

*

Il est possible de rendre compte de ce cheminement par où se trouvent convoqués deux corps mais un seul inconscient. C’est même pour un analyste une manière de rendre compte de son acte — c’est-à-dire une manière de rendre compte de la façon dont il s’inscrit lui-même dans ce praticable, ou en d’autres termes, de rendre compte de la façon dont il s’y compte : on pourrait dire : « corps et parole », comme on dit “corps et âme“.
Notre point de départ sera donc ce corps de l’infans qui, du fait de sa prématuration, est plongé pour survivre dans un espace déterminé par les lois du langage. Ces lois munissent le sujet d’une structure topologique, ce qui lui permet d’exister.
Et c’est exactement cette topologie que le dispositif analytique permet de parcourir.

Pour effectuer ce rapide survol du dispositif analytique, je vous propose :
°de commencer par une lecture renouvelée du Fort-Da, ce moment que Freud a su génialement isoler en observant son petit-fils, Ernst (qui de façon assez intéressante pour notre propos, sera son seul descendant mâle à devenir psychanalyste3) ;
°de continuer par une lecture borroméenne du « stade du miroir », cette “balayette“ qui a permis à Jacques Lacan de rentrer et de sauver la psychanalyse ;
°de considérer, ensuite, les conséquences, pour un corps vivant, d’être pris avec un autre corps dans le champ de la langue ;
°ce qui nous permettra dans un quatrième temps, d’éclairer ce champ du grand Autre comme champ du transfert dans la rencontre avec un analyste et son corps.
°On pourra alors conclure provisoirement sur ce que peut être l’étoffe d’un corps.

II. LE FORT-DA

En 1920, Freud publie « Au-delà du principe de plaisir »4 dont le second chapitre est consacré à une difficulté d’ordre économique : comment comprendre que des névroses traumatiques, aussi bien que le jeu de l’enfant — deux cas apparemment si antithétiques — puissent avoir en commun une sorte d’anomalie : de mettre le principe de plaisir en défaut ?
Plus précisément, comment expliquer que l’enfant puisse trouver du plaisir à rejouer, et à rejouer encore, la scène où sa mère s’absente, et de surcroît en se contentant le plus souvent de la première partie de son jeu, omettant la seconde, qui est plus rarement jouée et qui, pourtant, est plus facile à comprendre puisqu’elle met en scène le retour de la mère ?

Est-ce que l’accès à une certaine maîtrise par l’activité, ou encore l’expression d’une certaine agressivité de rétorsion, suffisent à définir le gain qu’un tel jeu ne peut manquer de produire ?

À la lecture attentive du texte de Freud, certes consulté en français, mais dans les deux traductions différentes publiées chez Payot5, on découvre que la topographie de ce jeu y est essentielle.
Car, contrairement à ce qui est le plus souvent implicitement inféré par une lecture rapide, l’enfant lorsqu’il joue au Fort-Da ne se trouve pas dans son berceau mais bien au-dehors, et la bobine qu’il lance, ce n’est pas à l’extérieur de son berceau qu’il la lance — mais au contraire à l’intérieur. C’est à l’intérieur du berceau que la bobine disparaît, et c’est alors que le « o-o-o-o » — “parti“ — riche de sens apparaît.
Qu’est-ce que représente la bobine ?
Si elle représente la mère, la bobine disparaît (et la mère avec) précisément à l’endroit où l’enfant se trouve… là quand la mère est présente ! Délicieux croisement du là et du quand.
Si elle représente au contraire l’enfant, alors c’est à son tour de disparaître là où pourtant il se trouve bien lorsque la mère est revenue. Voilà en quoi l’on peut dire que la bobine appartient à cette classe d’objets que Lacan appelle « ambocepteurs ». Dans son jeu, la bobine passe de l’un à l’autre des deux personnages sans rencontrer de bord : on y reconnaît la propriété unilatère d’une bande de Mœbius.

Mais à parcourir cette topographie, ce qu’on pourrait aussi appeler une « corps et graphie », cela nous confronte à une difficulté, déjà soulignée : quel peut être le gain de plaisir clairement obtenu ?
On peut faire l’hypothèse que ce qui est acquis, c’est l’incorporation du symbolique par l’absence, puisque ce qui s’absente — “parti“ — n’en demeure pas moins localisable dans un espace identifiable et bordé, celui du berceau. Le signifiant « o-o-o-o » peut apparaître et le trou bordé de l’absence peut organiser la topologie du sujet. Ce premier signifiant “représente le sujet auprès d’un autre signifiant“, ce fameux : « da », marquant gaiement le retour de la mère avec la bobine. C’est cette “paire ordonnée“ que met en place le jeu, s’il est considéré dans son ensemble.

Lorsque la bobine est retirée du berceau, elle est ramenée à l’endroit qu’occupe la mère lorsqu’elle est présente et que l’enfant se trouve dans son berceau ; mais, au moment où l’enfant joue, c’est lui qui occupe la place de la mère et qu’il peut lâcher son « Da », comme s’il disait : “voilà où je suis !“
Ainsi, le jeu du Fort-Da borde l’absence, structure l’espace et situe le sujet dans son désir.

À un an et demi, précise Freud, ce jeu décrit le moment structural où l’enfant se conquière comme sujet en conquérant une organisation proprement topologique de l’espace où s’articulent le corps propre et les signifiants. En effet, il n’est pas difficile de reconnaître
– dans « oo » et « da », deux signifiants primaires, S1 et S2
– dans la barre du berceau qui sépare les lieux, la barre saussurienne du signe
– et même l’objet (a) dans la bobine, qui deviendra l’objet cause du désir.

On peut alors en conclure que le jeu du Fort-Da correspond au plongement d’une bande de Mœbius, complétée de son objet bobine, dans l’espace trivial. En quoi, il participe à la naissance du sujet par la mise en place de S◊a, la structure du fantasme.

Mais ce n’est pas tout. Dans une note de bas de page6, rarement commentée me semble-t-il, Freud ajoute que l’absence peut venir frapper l’enfant lui-même ! Et cela, je vous le donne en mille : au miroir ! Texto. C’est en s’observant au miroir que l’enfant découvre qu’il peut aussi se faire disparaître, et questionner par là sa propre absence au regard de la mère, sans pour autant s’absenter à lui-même, ce qui est un acquis essentiel. Remarquons que ce sont ces même phonèmes qui surgissent, tout en s’appliquant cette fois non à sa mère mais à lui-même, c’est-à-dire à un autre objet, ce qui prouve que l’opposition phonématique, embryon du signifiant, fonctionne déjà de façon métonymique.
Ainsi, en mœbianisant l’espace, le jeu du Fort-Da assure l’accès au symbolique et permet l’apparition du signifiant dans ses deux fonctions : métonymique et métaphorique.

Le jeu du Fort-Da, complété du miroir, comporte déjà les diverses dimensions qui se révèleront être celles de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel.
C’est ce que nous allons considérer en nous tournant maintenant vers le miroir du stade lacanien.

III. LE STADE DU MIROIR

Écrit en 1936 pour le premier Congrès de psychanalyse auquel participa Lacan, celui de Marienbad, où il fut d’ailleurs interrompu par Jones, remanié, intégré dans l’édition de 1938 des « Complexes familiaux dans la formation de l’individu »7, puis à nouveau exposé au Congrès international de Zürich en 1949, « le stade du miroir »8 a une longue histoire qui va de Henri Wallon9 jusqu’à son développement ultérieur chez Lacan dans ce qui s’appelle le « schéma optique »10.

Considérons ici seulement la version simple dite du « stade du miroir » publiée dans les « Écrits »11, sans omettre pour le comprendre d’y adjoindre le complément que Lacan lui apporte dans « De nos antécédents »12 de ces même « Écrits ».
Ce moment « d’insight configurant »13, je le considère personnellement bien plus comme un moment que comme un stade :
« le stade du miroir est un drame, nous dit Lacan, dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation »14.

C’est le moment où le jeune enfant âgé de 6 à 18 mois — c’est-à-dire au même âge que le petit Ernst lors du Fort-Da — fait cette expérience jubilatoire de percevoir son image au miroir et de s’y reconnaître selon des modalités dont la description nous intéresse toujours 70 ans plus tard.

L’enfant, encore soumis à l’incoordination motrice, se trouve mis par un adulte en face d’un miroir qui le capte par son image. Contrairement aux animaux, même aux mammifères supérieurs, il s’y arrête. Il s’y suspend.
Il est nécessaire de souligner que cette image, aussi importante soit-elle, n’est pas le tout de ce “stade“. Dans ce que j’appellerai un “moment“, trois phases sont à distinguer, qui ont chacune leur importance et leur particularité. Tout d’abord, l’enfant perçoit une image unifiée d’un corps qui est le sien mais dont il n’a pas encore la maîtrise, et c’est la jubilation ; ensuite, délaissant l’image qui le constitue comme objet au regard de l’autre, l’enfant se retourne vers cet Autre qui vient de cautionner cette perception par une nomination.
Souvent, on s’arrête là ; pourtant il y a une troisième phase, le plus souvent éludée — mais non pas par Wallon15. Cette phase est tout à fait essentielle car elle s’insère entre la dimension imaginaire de l’espace spéculaire et la dimension symbolique de l’Autre, c’est la troisième dimension : au moment du retournement, l’enfant n’observe déjà plus son image au miroir mais ne rencontre pas encore cet Autre qui vient d’intervenir par une nomination, il y a un instant d’aveuglement. C’est la dimension impossible propre au réel — le fameux “fading“.
De plus, une fois retourné, l’enfant tel qu’il est regardé, est alors parfaitement homéomorphe à son image : il peut s’identifier à la façon dont il est vu par l’autre.
On peut dire de ce “stade“ exactement la même chose que du « temps logique et (de) l’assertion de certitude anticipée »16, puisqu’on y retrouve les même scansions : il y a le temps de (se) voir, le moment de recevoir (de l’Autre) et, entre les deux, l’instant de fading. Instant où, entre l’image et la nomination, l’enfant ne voit absolument rien. C’est cet instant de cécité qui, inscrivant une béance au niveau du regard, lui confère son dynamisme pulsionnel.
Mais il y a plus encore. De la même façon que dans le jeu du Fort-Da se met en place la topologie mœbienne nécessaire à l’intégration du corps dans l’espace organisé par les signifiants, de même les trois registres du nœud lacanien sont repérables dans ce dispositif au miroir : l’imaginaire de la reconnaissance spéculaire, le symbolique de la nomination par l’Autre et le réel du rien qui suspend le regard dans le retournement.

Il n’est certainement pas fortuit que ces deux expériences précoces se situent au même âge. Il s’agit au contraire d’une donnée structurale où se vérifie ce dire de Lacan :
« la topologie n’est pas faite “pour nous guider“ dans la structure. Cette structure, elle l’est »17

et il ajoute aussitôt :
— comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage. »18

C’est ce qui nous incombe de déplier maintenant.

IV. L’ÉTOFFE D’UN CORPS

Partons de nos acquis.
Par cette “méthode de réduction topologique“19, nous en arrivons enfin à la question que pose le titre de notre colloque : « L’étoffe d’un corps ».
Cette question est d’autant plus intéressante que, dans la cure, on l’a vu, c’est non pas à un corps que nous avons à faire, mais à deux.

L’étoffe au sens topologique se définit comme l’ensemble des propriétés intrinsèques d’une surface :
« L’étoffe correspond à la surface topologique intrinsèque »20.

Le corps d’un sujet est déterminé par le lieu de l’Autre, autrement dit par la langue. Il est comparable à une surface immergée dans un espace.
C’est exactement ce que nous dit Freud dans une de ses dernières réflexions, en 1938 :
« La psyché est étendue, n’en sait rien »21.

L’étoffe du corps d’un sujet est donc définie par ses propriétés intrinsèques, c’est-à-dire sans considération d’aucune anomalie qui pourrait surgir du fait d’être immergée dans un espace qui lui est extrinsèque.
Ce qui est remarquable, c’est que se produisent alors des “singularités“, ce qui veut dire des ruptures dans la continuité d’une fonction. Ces singularités sont même nécessaires pour une organisation subjective de l’espace…

La topographie rigoureuse du jeu de l’enfant, comme la topologie du moment au miroir, nous ont enseigné que le corps d’un sujet n’atteint à son étoffe, pourtant intrinsèque, qu’en étant immergé dans un espace qui lui est cependant extrinsèque : cet espace est celui qui est défini par la dimension supplémentaire qu’est le lieu de l’Autre.

Au moment où le jeu donne à l’enfant accès au signifiant, l’épreuve du miroir instaure le lieu de l’Autre. Quand le jeu mœbianise l’espace, le miroir le borroméanise. Deux modalités topologiques différentes s’avèrent ici nécessaires, qui correspondent à deux types d’objet différents : les surfaces et les nœuds, ces deux moments de l’enseignement topologique de Lacan. Étudier le passage des unes aux autres serait intéressant, mais déborderait considérablement mon propos.

Quoiqu’il en soit, l’infans et son corps se trouvent plongés dans cet espace spécifié d’une dimension supplémentaire : l’espace de l’Autre en tant que lieu de la langue. L’espace de la langue est à deux dimensions, disons : l’axe métaphorique et l’axe métonymique. Il détermine les liens que le sujet entretient avec son corps en l’insérant pourtant dans un espace qui, lui, est à trois dimensions. Il y a donc passage d’un espace à deux dimensions à un espace à trois dimensions. Il y a acquis d’une dimension. Ce qui présente une première difficulté.
La question n’est pas commode — et se complique. On l’a vu, dans le Fort-Da, l’enfant se constitue un espace en complémentant une bande de Mœbius d’une sorte de rondelle qui est représentée par la bobine. C’est la définition même du Cross-Cap. Mais le Cross-Cap est précisément un de ces objets dans lequel “la 4ème dimension est déjà impliquée nécessairement“22 et dont le plongement dans notre espace à 3 dimensions s’avère impossible. Comment s’y prendre, alors ? Il y a une façon d’y remédier, c’est ce que les topologues appellent “l’immersion“ en la distinguant du “plongement“.
Cette immersion produit une cascade de conséquences.

Ce qui est important de souligner, c’est que ces propriétés ne sont repérables qu’à partir d’une dimension autre : ainsi, la fourmi bien connue se promenant sur la bande de Mœbius ne se rend compte de rien, contrairement à un analyste… Immerger un corps avec ses propriétés intrinsèques dans un espace supplémenté, ou diminué, d’une dimension, cela produit des singularités qu’on appelle extrinsèques. Pour le Cross-Cap, il s’agit de la ligne d’autotraversée, dite aussi “ligne sans point“, supplémentée d’un point dit “hors ligne“. Il est tentant de comparer la barre du berceau dans le jeu de l’enfant à cette ligne sans point, derrière laquelle chute le point bobine.

Cette dimension est soit supplémentaire, soit oubliée, mais elle reste propre à l’espace d’immersion, l’Autre. Cet Autre nécessaire à un corps parlé pour être vivant.

Maintenant, une nouvelle question se pose : quelles sont les singularités exigibles, non pas au niveau du sujet, cette fois, mais au niveau de cet Autre incarné que le miroir met en place, pour que le sujet puisse être immergé dans un tel espace ? Soulignons au passage l’importance de cette question, de cette rencontre, pour ce qui concerne le temps des entretiens préliminaires.

V. LE CHAMP TRANSFÉRENTIEL

Ces singularités sont facilement repérables aussi bien au niveau de l’espace du Fort-Da qu’au moment du miroir. Elles semblent être au nombre de 3.
Reprenons l’algèbre lacanienne et appelons-les : S(A), ƒ() et NdP.

Muni de ces opérateurs nous pouvons revenir, une fois encore, au Fort-Da. La barre du berceau, déjà comparée à la ligne sans point du Cross-Cap, offre aussi une certaine consistance à la barre saussurienne qui, entre le signifiant et le signifié, laisse filer indéfiniment l’objet, rendant inatteignable le savoir hégélien : c’est ce qui s’écrit S(A).
Le lieu où se situe l’enfant pendant qu’il joue est celui-là même que la mère a laissé vacant par son absence, absence qui pour n’être pas néantifiante doit être bordée par le Nom-du-Père.
Quant au berceau lui-même, c’est le lieu où retournera l’enfant, retrouvant son éclat phallique d’objet du désir de sa mère retrouvée.
Opérons de la même façon pour le stade du miroir. L’image spéculaire, moment partiel de l’épreuve au miroir, brille du même éclat phallique pour l’enfant — qui jubile ; sa nomination par l’Autre l’intégrera dans « le champ de la parole et du langage », ce lieu Autre est soutenu par l’oubli du dire qu’est le Nom-du-Père :
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »23 ;

quant à l’instant de cécité, de fading, c’est la trace du signifiant qui manque.

Nous avons là un espace spécifique qui comporte les singularités produites par l’immersion de deux corps. Cet espace, c’est l’espace du transfert. C’est-à-dire ce lieu où le praticable de l’analyse se met en place et, du même mouvement, crée l’espace pour qu’un sujet, devenant analysant, puisse parcourir à nouveaux frais l’ensemble de ses singularités. Ce en quoi consiste précisément une cure analytique.

Un inconscient, donc, mais deux corps. Il y faut une rencontre avec un analyste, muni lui aussi de son corps. Ce corps dont on ne parle jamais.

VI. LE CORPS DE L’ANALYSTE

Les trois singularités repérées comme étant produites par l’immersion d’un corps dans l’espace de l’Autre s’appliquent bien évidemment tout autant à l’analyste, tel qu’il se trouve engagé dans chaque cure.
Ce que j’avance, c’est que ces singularités sont exigibles pour tout sujet venant en place d’analyste.
« l’analyste doit payer quelque chose pour tenir sa fonction. Il paie de mots — ses interprétations. Il paie de sa personne, en ceci que, par le transfert, il en est littéralement possédé. Toute l’évolution présente, nous dit Lacan en 1960, de l’analyse en est la méconnaissance. »24

Pour permettre un maniement correct de la cure, ce sont ces singularités qui sont opérantes dans l’espace transférentiel, équivalent à l’espace de l’Autre. Ce sont elles qui éclairent la question du désir de l’analyste et de la passe.
On pourrait dire, paraphrasant et inversant, non pas Simone de Beauvoir, mais l’empereur romain Constantin : “On ne devient pas analyste, on l’a toujours été.“ Mais comment ?

Ce que la cure de l’analyste lui aura permis de parcourir, ce sont précisément ces trois singularités que nous avons dégagées tant dans le jeu qu’au miroir.
En ne pouvant faire autrement que de demeurer suspendu au miroir à cet instant de cécité, à ce moment de manque de signifiant, du fait peut-être d’un décalage entre le lieu de l’Autre et l’origine de la nomination, le sujet qui se révèlera être analyste, une fois effectuée son analyse, sera en “état“ — sans se soutenir d’aucun “être“ — de tenir ouvert l’empan qui étale les trois points singuliers que nous avons décrits :
° le Nom-du-Père, devenant cette question : “de quoi l’analyste est-il le nom ?“
° la fonction phallique, comme organisateur des liens entre le corps et la langue
° et le signifiant du manque de signifiant.

VII. CONCLUSION

C’est seulement à la condition de demeurer dans cet espace, en y étant comme assigné dans son fauteuil, que l’analyste pourra se laisser traverser par les signifiants qui, quoique lui venant de l’analysant, ne se sourcent, à sa grande surprise, que dans le champ de son non-savoir à lui. Insu qui est le complément nécessaire, dans le champ transférentiel, au “sujet supposé savoir“.

Et condition absolue pour obéir à cet impératif :
« l’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt »25,

permettant au dire de rester oublié, comme acte, derrière ce qui se dit, même s’il ne s’entend pas.

Pour conclure, je proposerai sous forme de Witz une définition de ce que serait “l’étoffe d’un analyste“ : ne serait-il pas en effet un “demeuré“26 — au miroir ?

De cette position au sens kleinien du terme, et précisons-le, non spéculaire, il en tire ce que l’on pourrait appeler une gaie mélancolie, marquée non pas par l’ombre de l’objet, mais par celle de la barre du signifiant manquant. Toujours advenant.

Roland J. MEYER
Paris, 2017.

NOTES

1. Ce texte a servi de support à la communication orale donnée au Colloque de l’EPSF intitulé « L’étoffe d’un corps » qui s’est tenu à Paris les 18 et 19 Mars 2017.
2. Claude ROYET-JOURNOUD, La Finitude des corps simples, Paris, P.O.L. 2016, p. 17.
3. Indication donnée par Élisabeth ROUDINESCO, Sigmund FREUD, en son temps et dans le nôtre, Paris, Seuil, 2014, Collection Points, p. 574.
4. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 49-56.
5. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp. 13-20 et nouvelle traduction, 1981, pp. 49-56.
6. Id. p. 53 de la nouvelle traduction.
7. Jacques LACAN, « Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, pp.23-84.
8. Jacques LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil,1966, pp.93-100.
9. Henri WALLON, Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF, 1949.
10. Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
11. Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
12. Jacques LACAN, « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
13. Jacques LACAN, id, p. 69.
14. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », id. p. 97.
15. Henri WALLON, id. pp. 223-224.
16. Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », id, pp. 197-213.
17. Jacques LACAN, « L’Étourdit », Autres Écrits, id. p. 483.
18. Jacques LACAN, « L’Étourdit », id.
19. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 98.
20. Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe, accessible sur le site Internet “Gaogoa.free.fr“, p. 47.
21. Sigmund FREUD, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
22. Jacques LACAN, Séminaire IX, L’identification, leçon du 16 Mai 1962.
23. Jacques LACAN, Autres Écrits, id, p. 449.
24. Jacques LACAN, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 337.
25. Jacques LACAN, « Télévision », id, p. 545.
26. Expression dont je suis redevable à Marc-Léopold LÉVY.