Editorial

Surveiller l’ennui ?

par Claude Corman

On se demande bien pourquoi la NSA américaine surveille les bureaux de l’Union européenne ou de l’un de ses Etats membres. Car l’électroencéphalogramme européen est plat ou presque. Quel éclair pourrait-il surgir des dossiers de la Commission, quel diable songerait-il à habiter le cerveau de Barroso, comment Mr Van Rompuy et madame Ashton sortiraient-ils soudainement de la froide et triste pénombre de la gouvernance européenne ? On peut essayer de pénétrer par tous les modes inquisiteurs disponibles un rêve, en mesurer la force réformatrice, peut-être subversive, mais est-il rationnel d’espionner une communauté anesthésiée qui n’en finit pas de déconstruire ses grandeurs passées, à la seule fin, commente-t-on à d’autres endroits de la planète, de planifier le moins d’avenir possible. Car qui fuit les lumières du passé, le faisceau de ténèbres et de génie surgissant du cœur de la vieille Europe aura bien du mal  à secouer la torpeur, la mollesse, la mélancolie de nos temps, ici ou chez nos voisins. Et nous fuyons ! C’est comme si nous n’avions plus d’autres envies, d’autres passions que de survivre longtemps, le plus longtemps possible dans les retraites d’une modeste prospérité, en tenant les démons de la mémoire en laisse par les commémorations officielles et en veillant, en bons et prudents pompiers à éteindre le plus vite possible le moindre feu de broussailles.

Pourquoi donc la NSA est-elle à ce point stupide, aveugle ou effrontée à écouter clandestinement ce que l’Europe s’emploie à clamer ouvertement et en vrac: son néant politique, sa sidération culturelle, les mille culpabilités de son glorieux passé, sa paralysie économique, son amour infracassable de la bureaucratie, sa vertigineuse impuissance à conjuguer ses restes d’esprit chrétien et la dissémination multiculturelle …

Il est très peu probable que la NSA ait branché ses micros sur la ligne très périphérique et à peine audible des disciples de Husserl qui arpentent fidèlement les conclusions de sa conférence de Vienne sur la crise de l’humanité européenne et qui pourraient bien en appeler au réveil héroïque de l’esprit européen contre l’immense lassitude qui corsète et étouffe nos instincts, nos colères, nos imaginations, nos recherches.

Car, la NSA tient certainement Husserl pour un vieux professeur, en redingote d’un autre siècle, aux idées poussiéreuses et vaines, incapable d’enflammer et d’illuminer les esprits du vieux continent. Sans doute lorgne-t-elle davantage vers ces nouveaux coursiers du nationalisme qui prétendent en finir avec l’ennui mille fois sondé des opinions publiques, et qui réveillent dans l’Europe assoupie et tétanisée les érotiques attraits de la barbarie !

Car de quoi notre temps se préoccupe-t-il, et d’abord ici, dans cette France qui, à choisir un Front, préfère de plus en plus, si l’on en croit les résultats des récentes élections, celui de la Nation à ceux de la République ou de la Gauche ? Peut-être l’Amérique veille-t-elle encore sur nos  folies populistes ! Se prépare-t-elle à un nouveau débarquement sur la terre du Milieu ?

Ou bien n’est-ce au fond que de la surveillance à basse tension exercée par un Empire militaro-industriel dont l’exemplarité et la modernité contagieuses ont chuté au tournant du siècle, mais qui n’ayant pas renoncé à être le guide et le tuteur de la planète, observe anxieusement le moral sombre et atone de ses alliés occidentaux.

Laissons donc la NSA, écho post-moderne de Big Brother, affronter le discrédit et l’absurdité de sa politique de surveillance !

Et tentons de questionner l’atmosphère de désenchantement, d’ennui, de discorde, généralisée et triviale, que nous sentons communément dans la société française et l’adhésion numériquement importante d’une fraction du peuple aux idées d’un parti nationaliste et colérique, dont la puissance de persuasion tient à la fois du goût populacier du désastre, selon la fameuse apostrophe de Théophile Gautier : « Plutôt la barbarie que l’ennui !» et du néant intellectuel et spirituel de ses rivaux .

Un parti dont l’essence politique est le ressentiment, ressentiment multiforme et éclectique :

  • contre le vaste monde incontrôlé de la mondialisation dans lequel s’agitent, on s’en doute, requins et pieuvres, énorme bestiaire affamé, dévorant ou étouffant l’âme innocente des peuples.
  • contre l’Europe de Bruxelles, tractée par un collège de bourgeois libéraux et séniles, affolés par les exigences des princes du capitalisme mais leur offrant tout de même, comme dans les antiques sacrifices, la portion la plus faible, la plus tendre de sa chair.
  •  contre la France elle même devenue par la faute de ses élites indifférentes une société multiculturelle et brouillonne, sur laquelle flotte l’étendard de l’Islam, aux sommets des tours-minarets des banlieues…

Contre le visage de l’étranger, en somme, qu’il soit le rapace cupide de la finance internationale ou l’immigré sans manière s’invitant à la table d’un banquet où l’on ne sert déjà plus que les miettes des anciens festins.

Autant dire une multitude de griefs, de hargnes, de peurs, de cibles dont le polymorphisme fonctionne certes comme un attrape-tout électoral, mais qui ne peut en aucune manière incarner un renouveau, dessiner un horizon, pointer une Renaissance ! Non ! Plongeant goulûment, délicieusement dans l’obscurantisme d’un autre Age, celle qui se rêve en Jeanne endosse l’armure du condottiere traquant le Belzébuth argenté et à l’occasion n’hésite plus à annexer un instant Marx ou Proudhon. Pariant sur la servilité, certes rarement démentie, des riches, son combat contre les forces de l’argent n’en est pas moins une fanfaronnade et une duperie ! Et c’est encore elle, cette fiancée tardive et pomponnée de la République, qui prétend défendre les idéaux républicains et laïques, quand tous les autres partis politiques ont expulsé Marianne de leurs cœurs et négocient honteusement leurs places dans le petit monde des privilégiés.

Pour autant doit-on se borner à penser la progression continue des partis nationalistes extrêmes en Europe comme la résurgence des ligues fascistes d’avant-guerre, et composer ainsi de notre époque le tableau non contrasté et peu crédible d’un retour global aux années trente ? S’il est vrai que la crise qui secoue aujourd’hui l’Europe, générant des friches industrielles et sociales d’une ampleur inégalée, a des airs de 1930, ni le paysage politique européen ni la situation des minorités,( à la notable exception des populations roms qui n’ont jamais cessé de subir le cruel mépris des pouvoirs , fût-ce pendant la période communiste), ne ressemblent à ceux des années triomphantes du fascisme et du nazisme.

Il ne suffit pas de faire simplement glisser les cibles racistes, de substituer au juif d’autrefois, sur lequel s’abattaient tant de colères et de reproches, l’arabe ou le musulman contemporain pour s’éveiller tout d’un coup dans une Europe bariolée d’étendards fascistes et s’époumonant de slogans haineux contre les métèques.

Cela ne veut pas dire que la nostalgie de l’ordre national-socialiste et de son régime ultra-sélectif de terreur n’habite pas certains esprits du parti de la flamme ni que le retour en grâce de l’autorité, sous toutes ses formes, ne s’accommode pas d’une sympathie croissante pour la tyrannie et le despotisme !

Mais à trop user du copier-coller entre les deux époques, on s’interdit, je crois, de comprendre ou d’essayer de comprendre la situation inédite de notre temps : le risque de basculement d’une communauté européenne nobélisée pour son œuvre en faveur de la paix en une mosaïque de nations frustrées et malheureuses, dont le lien communautaire ne survit plus que par l’ultime peur de son effondrement.

Ce n’est pas le Front national qui grandit, c’est l’ensemble de la société française et européenne qui rapetisse et se porte vers trop peu, comme si la fin déjà ancienne de la domination européenne sur les cinq continents en avait sidéré l’imagination et l’esprit !

De ces courants nationalistes et vindicatifs qui enragent en sourdine que ni la République française ni la Communauté européenne n’aient explicitement inscrit dans leur Constitution ou leurs textes fondateurs le christianisme comme religion d’Etat ( en fait la seule laïcité qu’ils reconnaissent de facto)  alors que la majorité des Nations musulmanes indiquent clairement la préséance de l’Islam sur toutes les autres croyances, on aurait pu, on pourrait à vrai dire se débarrasser bien vite ! Que les populations musulmanes sous la conduite éclairée de quelques dignitaires religieux et leaders politiques aient manifesté leur attachement aux démocraties européennes,  dans quelques moments-clé de l’histoire contemporaine ( la fatwa contre Salman Rushdie, l’assassinat de Theo Van Gogh en Hollande, l’égorgement des fillettes par le FIS algérien, la chevauchée sanglante de Mérah), et le tour était joué ! La bombe à retardement de l’islamophobie désamorcée, les surenchères nationalistes étouffées dans l’œuf, la sympathie dont jouissent les populistes aurait été renversée en leur défaveur. Car enfin, qui dans nos Républiques aurait pu exiger plus ? Des foules de musulmans exposant leur identité religieuse ( nous sommes musulmans, nous n’allons tout de même pas nous convertir massivement au christianisme, au bouddhisme ou au judaïsme !) et exprimant dans le même mouvement  le rejet le plus radical, le plus lucide du fanatisme religieux. Ces grands rassemblements, certes, n’eurent pas lieu, mais il n’est pas interdit d’en imaginer la force dévastatrice pour les adversaires de la République multiethnique!

Mais une fois écroulée la menace fantasmatique d’un califat européen, le plus dur reste à faire. Car, un vent de nihilisme souffle sur les nations du vieux continent. Et ce nihilisme se nourrit jour après jour de l’ennui qui ronge nos sociétés. L’ennui, c’est la barbarie, disait Goethe. L’ennui est contre-révolutionnaire, surenchérissait Baudelaire.

Alors que la civilisation contemporaine se caractérise par une accélération massive des formes de communication, de commerce, de transport, la créature humaine semble marquer le pas, hésiter, se recroqueviller devant ce flot continu de nouvelles déroutantes du monde et cette obsédante pression d’adaptation à un univers technique sans cesse en métamorphose.

L’effondrement de l’intelligibilité de notre histoire commune, des horizons et des élans qui en orientaient le cours, conjugué à la disparition au moins provisoire des grands systèmes alternatifs, ranime partout des nostalgies, des peurs, des agacements. De quoi se nourrit aujourd’hui notre commune condition ? D’une page du futur vide, dangereusement vide ( car le progrès technique qui prend en charge presque exclusivement la dynamique de notre temps n’écrit de fait aucune téléologie, ne marque aucun cap ) et d’un tarissement des ressources des Traditions provoqué par ceux là-même qui s’en revendiquent les plus intransigeants héritiers !

Et du coup, comme nous peinons et d’abord en Europe, à élaborer un projet de civilisation originale et créative, indépendant des seules mutations techno-économiques et des emballements de la compétition,  nous assistons à cette montée de la barbarie qui s’incarne dans le prestige mélancolique du passé. A force de regarder en arrière vers un fumeux Age d’Or des nations, vers les illusions et pages glorieuses de l’ancienne puissance européenne, nous ne savons plus mettre en commun nos énergies et nos désirs, et faire une place digne et prometteuse aux jeunesses de nos pays.

Nous entendons de plus en plus souvent des paroles désespérées et chagrines. Face au chaos du monde, au collapsus des valeurs et des cultures qui s’entrechoquent et se perdent dans le maelström bouillonnant des réseaux économiques et médiatiques, le glas de l’univers contemporain est secrètement souhaité. Le désastre rédempteur est attendu. Plutôt la barbarie que l’ennui ! Effrayant slogan qui recrute une somme croissante d’adeptes.

Or, non ! Le nihilisme est creux, la barbarie exécrable. Et les grands évènements destructeurs ne bouleversent pas les univers modernes. Que l’on songe au tsunami japonais, à cette vague géante déferlant sur les terres, ravageant les ponts, engloutissant navires et camions, routes et maisons, arrachant des milliers de vies, et se moquant de nos sécurités nucléaires, qui peut ignorer pareille intrusion de la catastrophe, qui peut concevoir plus terrible anéantissement de notre civilisation ? Et pourtant, à peine plus de deux années après, le Japon n’a pas fondamentalement changé de modèle économique ou culturel. Le Japon n’est pas revenu à l’âge des samouraï et des anciens rites impériaux.

Nous n’avons plus rien à espérer des lueurs vénéneuses et noires de l’Apocalypse. Nous sommes déjà trop vieux, trop instruits, trop contemporains en somme… et nous savons désormais que la catastrophe ultime ne mène à nulle renaissance.

Que le présent reste en l’état, voilà la catastrophe ! disait Walter Benjamin.

C’est ce présent européen décevant, amorphe, sans style ni force spirituelle, qu’il nous faut renverser, métamorphoser. Dans le sillage de l’ultime appel d’Edmund Husserl à Vienne, cet appel que ne sauront jamais écouter la NSA ni ses futurs petits.
C.C.

 

21juillet 2013