L’invention des experts
(Ou : Sarkozy est-il bonapartiste ?)
par Paule Pérez
En m’intéressant à l’année 1800, je me proposais de travailler à l’établissement d’un catalogue d’événements ou de découvertes scientifiques. Mon investigation documentaire m’a apporté davantage, tant elle m’a fait croiser les mondes politique et scientifique, dans toute l’ambiguïté de leurs liens. J’ai centré ma recherche sur la manière dont s’illustrent ces liens, plus particulièrement au travers des activités de deux sociétés savantes : la Société des Observateurs de l’homme et – à un moindre degré – le courant des Idéologues.
Le 1er janvier 1800 est installé le Consulat, après le coup d’Etat réussi du 18 Brumaire An VIII (9 novembre 1799), avec pour Premier Consul Napoléon Bonaparte. Ceci met fin aux quatre années du Directoire (1795-99), où le Général Bonaparte avait posé l’empreinte de son pouvoir sur la France, avec ses campagnes brillantes ou conquérantes.
Et de fait l’époque dont 1800 consomme un virage symbolique se signale par des nouages étroits et énigmatiques entre Science et Pouvoir, qui semblent inaugurer des tactiques de gouvernement, dont la post-modernité contemporaine ne se prive pas.[1]
Création par le « politique » d’un creuset ambigu
Sous le prétexte d’éviter le « vandalisme » que le pays avait récemment connu, et soucieux du risque de retour des extrêmes des aristocrates comme des ultra-jacobins), dans un climat « de promesse », créant les débuts d’une politique et d’une mentalité de « méritocratie », le Directoire de Bonaparte s’était appuyé sur les savants. Ce qui avait été perçu comme un souffle nouveau : certains parmi eux, gardaient le souvenir cuisant de la parole de Robespierre sous la Terreur : « la République n’a pas besoin de savants » et la plupart étaient ruinés, en particulier ceux qui, de près ou de loin, tiraient leurs moyens d’existence des structures de l’Ancien Régime, ou travaillaient pour des familles de la vieille noblesse (P.C.).
Si, en 1793, le jeune Cuvier avait déploré « l’état des sciences », celui-ci était devenu « méconnaissable » selon le mot de Delamétherie (de la Métherie) à la fin du Directoire : un renversement a eu lieu et les publications se sont multipliées, dans un milieu scientifique où explosaient les théories sur l’origine de la terre et de la vie. Courant neptunien qui la situe dans le milieu aquatique, les océans, courant plutonien qui la situe du côté minéral des montagnes, des volcans, des comètes : ces recherches portaient l’empreinte des Lumières, par des conceptions lucrécienne, épicurienne ou démocritienne, dont le matérialisme plus ou moins affirmé venait, au nom de la Raison[2], selon l’intensité de son affirmation, faire entame au dogme créationniste[3] de l’Eglise.
Napoléon Bonaparte lance l’élaboration d’une nouvelle constitution, qui, si elle reste imprégnée des idées de Siéyès[4], sera rédigée fin décembre 1799 par Daunou (qui appartient au groupes des Idéologues dont il sera question plus moin). Renforçant l’Exécutif, celle-ci établit les conditions d’un régime politique autoritaire et hautement centralisé : la Constitution de l’An VIII marque une rupture avec les constitutions précédentes, on n’y trouve pas de référence aux Droits de l’Homme ou à la défense des libertés. Elle est de surcroît beaucoup plus technique : elle définit les pouvoirs, notamment ceux de l’homme fort du régime.
En 1800, de nombreuses institutions sont créées en moins d’un trimestre. Ainsi : le Conseil d’État, pour préparer et rédiger les projets de loi et le Sénat, chargé de maintenir la Constitution. L’administration locale avec la création du corps d’Etat de la « Préfectorale » et ses préfets, qui s’accompagne de changements dans le découpage administratif. Une réforme judiciaire suit, faisant désormais reposer la Justice sur des magistrats professionnels, en principe inamovibles. On réserve le suffrage aux seuls juges de paix (causes mineures, ressort limité au canton).
Dès janvier 1800, la Banque de France est créée. C’est une banque privée avec le soutien du gouvernement. 1800 est aussi l’année des pacifications : à l’intérieur, celle de l’Ouest de la France, en particulier de la Vendée et ses Chouans; à l’extérieur, après la victoire de Marengo, Bonaparte entame avec les pays voisins un processus qui se concrétisera quelques mois plus tard par des traités de paix (Lunéville, Amiens). Il invite le clergé à rentrer en France et lui accorde la liberté de culte le 28 décembre 1799. Dès le début de 1800, il engage avec Pie VII des négociations qui déboucheront sur le concordat en 1801 et sur la restructuration de l’Eglise en diocèses l’année suivante. Concernant les immigrés, aristocrates et hommes d’église, qui avaient quitté la France, il leur permet le retour et supprime la loi des otages.
Cependant, Bonaparte s’attache rapidement au contrôle des libertés. Il n’ignore pas que la liberté de la presse est une conquête de la Révolution, et la presse se présente comme un foyer d’opposition, notamment cléricale. Ce qui l’incite à éliminer rapidement un grand nombre de publications, parmi eux le Journal des hommes libres. Une soixantaine de journaux sont supprimés. En janvier 1800 ne paraissent plus que 13 journaux à Paris. Il favorise une presse qui lui sera dévouée, dont l’exemple le plus connu est le Moniteur universel, qui sera plus tard le journal officiel de « La grande armée ». Cependant il épargne La décade philosophique, où publient notamment les Idéologues, journal classé plutôt parmi les tenants de la pensée révolutionnaire, et qui, créé en 1794, expirera en 1807. Pour contrôler certains opposants, il fait procéder à des arrestations préventives, comme celle du marquis de Sade. La liberté d’expression et de réunion sont ainsi limitées. Il en va de même de la liberté de circulation : la Police reste entre les mains de cet « homme à poigne » qu’est Fouché.
Donnant des gages et des avertissements indirects à ses opposants potentiels – côté traditionnel , l’Eglise, ce qu’il reste de l’aristocratie ; et coté révolutionnaire, les jacobins, les « régicides » – il s’agit pour Bonaparte de faire sa synthèse, à son propre gré, entre les droits de l’Ancien régime et des droits révolutionnaires, pour « unifier le pays ». Même s’il se présente comme l’héritier des principes de la Révolution, ses textes sont empreints de laïcité, mais il redonne une place à la religion, et à l’Eglise. Ce discours politique ambigu mis en actes atteindra toutes les instances sociales et celles de la science ne sont pas épargnées. Dès février 1800, Napoléon s’est installé aux Tuileries et commence à s’entourer d’une Cour[5]. Le « couronnement » de l’ambiguïté de son discours politique ne sera-t-il pas, d’ailleurs, de se faire nommer « empereur de la République française » (P.C.)?
Une personne, Lamarck, une pratique, l’usage du grec
L’ambition de repousser les limites de la connaissance est intense. L’humilité n’est pas de mise pour les savants. Ainsi de Jean-Baptiste Lamarck. « Autour de l’année 1800 (P.C.L.), il s’était convaincu que la dichotomie nature-vie pouvait trouver une composition tout à fait originale. »…et à la même période, « faisant fi de toute prudence ou de toute modestie, Lamarck se laisse aller à la satisfaction et à l’orgueil. Dans le manuscrit que l’on peut supposer écrit en 1800 «Biologie, ou considérations sur la nature, les facultés, les développements et l’origine des corps vivans », Lamarck « n’hésite pas à se comparer à Newton » (P.C.).
Lamarck, qui avait déjà travaillé sur la flore, développera aussi des recherches en hydrogéologie, en météorologie, sur les invertébrés.
Ce « passage » qu’est l’année 1800 illustre la mentalité du temps, qui déploie une- multiplicité de champs pour le savoir, dans la conviction quasi toute-puissante qu’aucun secret ne resterait impénétré et inélucidé. Depuis les années 90 du siècle précédent, on avait essayé de changer les noms d’un nombre incroyable de choses (les jours de la semaine et les mois, les poids et les mesures…), de transformer en profondeur le langage des métiers, des artisans et finalement du peuple. Quasiment quotidiennement, on proposait de nouveaux termes pour indiquer la naissance de nouvelles disciplines, naissance censée marquer la rupture radicale avec le passé (source web). On cherche à établir des méthodes de nosographies, nomenclatures, signalétiques.
Le grec était devenu à la mode : les politiciens attribuaient une importance considérable au rôle des mots dans la formation de la pensée politique et le grec est la langue d’Athènes, berceau de la démocratie. La 5ème édition du Dictionnaire de l’Académie, publiée en 1798, a été considérée comme un document de transition entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la nouvelle République, et constituera, comme le dit son préfacier, « la ligne ineffaçable qui tracera et constatera, dans la même Langue, les limites de la Langue Monarchique et de la Langue Républicaine » (p. x)[6]. Ainsi y apparaissent les termes : technologie et biotechnologie, cristallographie et cristallotechnique, pasigraphie, phrénologie ou organologie[7].
Mais si le virage reste à peine perceptible dans les intentions dirigeantes, on comprendra vite que l’emprunt helléniste déplaît au Premier Consul et à une réaction renaissante, dans ses rangs, ceux qui « aux côtés de Chateaubriand, considèrent que ces pratiques linguistiques étaient un indice fort de propensions jacobines »(P.C.)[8].
Certains personnages sentent le vent tourner. Georges Cuvier, à partir de la préface au premier volume des Leçons d’anatomie comparée, qui paraît précisément en 1800, laisse entendre que la question des néologismes ne l’intéresse tout bonnement pas : les nouveaux termes savants – pour la plupart d’origine grecque – utilisés dans l’ouvrage en question ne sont pas de son fait, mais sont dus au travail de son collègue (et co-auteur ), André-Marie-Constant Duméril. Le même Cuvier qui avait proposé des dizaines de nouveaux termes pour désigner des parties anatomiques venant d’être décrites, des classes et des genres d’animaux en passe d’être établis, qui avait même théorisé la supériorité des racines grecques sur le latin, dans le sillage de la nomenclature chimique proposée par Lavoisier et ses collaborateurs. En dépit de cette distanciation de 1800, on lui reprochera quand même, dès 1802, d’avoir « porté atteinte à la langue française en y introduisant des néologismes aussi désagréables et barbares que, par exemple, le mot gastéropode! (P.C.L.) »
Réalisme, nécessité, opportunisme, d’autres « collaboreront » à des degrés divers pour pouvoir continuer à travailler, obtenir des postes et faire avancer leurs recherches. Ce sont ceux que plus tard, dans la préface à son livre Henri Brulard, Stendhal traitera de « lâches ».
Deux groupes « témoins », aux débuts de « l’anthropologie » :
Observateurs de l’homme et Idéologues
Les cinq années du Consulat constituent un virage profond dans la société française, virage qui s’appuie sur des orientations législatives et politiques. Le monde de la science, qui présente une activité intense, y participe. Chacun cherche notamment à trouver les conditions de travailler de se faire connaître. Bonaparte instrumentalise « ses » savants pour asseoir son pouvoir et sa conception de l’Etat. Si de nombreux historiens s’accordent pour voir globalement, dans la période 1795-1802, une « embellie », 1800 en est probablement « le début de la fin ».
Les sociétés savantes et les groupes de réflexion sont très actifs. « On peut même dire que ces formes de sociabilité sont un phénomène caractéristique de la société française autour de 1800 » (J.-L.C.). Bonaparte (plus tard, Napoléon), saura jouer avec ces forces auxquelles il donnera une place et y distribuera prébendes ou réprimandes, à travers les institutions, les pouvoirs et les moyens qu’il y alloue : « …les sociétés savantes apparaissent comme des objets incontournables lorsqu’il s’agit d’étudier les logiques sociales qui traversent les milieux savants du Consulat, et les dynamiques de renouvellement des savoirs qui caractérisent les années 1800 ». (J-L.C.). Parmi ceux qui marquent l’époque de leur empreinte, rassemblant en leur sein des hommes de science à la carrière ou « carrure » prépondérante, on connaît en effet le courant des Idéologues. C’est Destutt de Tracy, qui forgea le terme Idéologie, comme la « science des idées ». On connaît moins, et avec des imprécisions dont certaines demeurent irréductibles[9], celui de la Société des Observateurs de l’Homme.
L’activité de la Société des Observateurs de l’Homme ne s’étend que sur une période de quatre ans, de 1800 à 1804, très exactement la période du Consulat. Elle a laissé peu de traces et apparemment presque pas ou peu d’archives: « cette société savante n’a jamais publié ni la liste de son personnel, de ses membres, ni la liste de ses travaux » ( J.-L.C.).
« Observer l’homme », tel est le programme ambitieux de ce groupe qui voit le jour en janvier 1800 et organise sa première réunion publique en août suivant. On peut lire en mai 1800 dans le Journal des Débats : La Société qui tient ses séances dans l’ancien hôtel de La Rochefoucauld, rue de Seine, […] a pour but d’étendre et de perfectionner la science de l’homme. Ses travaux se divisent en observations sur l’homme physique, sur l’homme intellectuel et l’homme moral. Quelques semaines plus tard, son secrétaire perpétuel, Louis-François Jauffret, définit, sous le titre d’anthropologie, cette science multidirectionnelle, incluant le moral et le physique, diverse et à vocation rassembleuse, dont se réclameront désormais les Observateurs de l’homme (J.-L.C.). Le premier président en est Joseph de Maimieux, personnage « besogneux », « second couteau » (J.-L.C.), auteur d’un projet de langue universelle, la Pasigraphie.
Le personnage central de l’entreprise est René-Ambroise Cucurron, l’abbé Sicard, déjà célèbre instituteur des sourds et muets de naissance. Religieux d’origine toulousaine ayant commencé son canonicat à Bordeaux, monté à Paris, il était parvenu à obtenir la succession de l’Abbé de l’Epée à l’Institution fondée à Paris par ce dernier[10]. En 1795 il fréquente les milieux du clergé réfractaire. Il est notamment lié un certain François-Augustin Leclère, imprimeur libraire d’ouvrages catholiques, et du Journal de la Religion, dont son ami Dominique Ricard, prêtre réfractaire est un rédacteur. Il s’est ainsi introduit dans les milieux de la presse qui sont pour une bonne part, sous le Consulat, des supports « réactionnaires ». Il se rend utile à ces publications par l’embauche de nombreux jeunes sourds-muets : ainsi paradoxalement il y pourvoit une main-d’œuvre docile en faisant œuvre sociale. On peut voir tout le parcours de l’abbé Sicard sous cette métaphore de son ambivalence et de son sens « tactique ».
Les Observateurs se montrent particulièrement actifs à partir du printemps 1800. Les membres sont invités à participer à la première expédition maritime du 19e siècle, l’expédition du capitaine Baudin vers l’Australie. A l’occasion de la préparation théorique de l’expédition, Joseph-Marie Degérando[11] rédige en guise d’instructions de voyage « les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages ». Car, « on ne peut se dissimuler », selon Jauffret, dans un texte exhumé plus de cinquante ans plus tard, que ; « Il est digne du siècle qui commence … d’étudier non seulement les moeurs et les usages des divers peuples, même des hordes les plus sauvages, mais de constater, par des observations exactes, les formes extérieures des différentes races, l’influence du climat sur la couleur des habitants… »
Entre 1800 et 1802, c’est au sein de la Société des Observateurs de l’homme que se produit l’effervescence autour de Victor, le fameux enfant sauvage découvert dans les forêts de l’Aveyron par le jeune docteur Jean Itard. Ces activités sont concomitantes d’une multiplicité d’objets d’études et d’activités qui caractérisent leurs travaux : de l’intérêt accordé au Chinois Tchong-A-Sam, capturé par des corsaires, à l’observation des aliénés, des sourds-muets de l’Abbé Sicard, aux «promenades pédagogiques»[12], les voies suivies par les Observateurs sont foisonnantes et justifient le succès de leurs différentes séances publiques.
Dès 1800, les Observateurs ont cherché, « à travers leur projet d’unité encyclopédique des savoirs et des pratiques, à mettre en place une science générale de l’homme physique, moral et intellectuel, dont on aurait peine à trouver aujourd’hui la trace dans les découpages institutionnels de nos différents champs disciplinaires, non seulement parce qu’elle renvoie à une autre organisation sociale et cognitive des savoirs, mais surtout parce que l’anthropologie des Observateurs ne relève pas seulement de logiques intellectuelles, scientifiques ou scientistes. Si le groupe des Observateurs et leur projet anthropologique sont les signes d’une « transition », terme souvent employé par les spécialistes de l’histoire de la Révolution française, ce n’est pas parce qu’ils se situent à une période charnière de transformations des « paradigmes » et des principes d’intelligibilité. C’est aussi parce qu’ils participent – et reflètent – des transformations profondes qui renvoient à l’histoire politique et sociale de l’époque directoriale, consulaire et impériale, respirations d’un groupe complexe et d’une anthropologie difficile à cerner ». (J.- L.C.).
Il semble que les Observateurs de l’Homme se soient attachés à diffuser et représenter certains « principes » : par exemple en refusant « de réduire l’étude de l’Homme à un domaine de savoir particulier, et en affirmant… l’irréductibilité entre le physique et le moral qui compose la nature humaine » (J.-L.C.). En érigeant une différence absolue entre l’Homme et l’animal. Ainsi au cours de ses promenades dans les bois qui entourent Paris, Jauffret pouvait-il vanter l’importance des liens familiaux, ou encore s’appliquait-il à sacraliser la figure méritante de la mère. Ils auraient alors fonctionné en atténuant la dimension purement religieuse et rituelle, par une diffusion à succès, dans la société, d’études dont l’objet est l’homme à finalité spiritualiste ou anti-matérialiste.
Le second courant sur lequel nous nous étendrons, mais moins, est beaucoup mieux identifié. Il s’agit de «…l’Ecole dite des Idéologues, formée au lendemain de la Révolution par Cabanis, Destutt de Tracy, Volney…, dont le projet était la fondation, sur des bases cartésiennes et « antimétaphysiciennes », dans la repensée critique de l’œuvre d’Etienne Bonnot de Condillac, d’une « idéologie». C’est-à-dire d’une science à fondement « sensualiste », pour laquelle les idées sont issues des sensations et qui prône l’analyse des idées et des sensations comme moyen d’établir la genèse des connaissances… » Un savoir qui simultanément pût énoncer les règles de fonctionnement de toutes les représentations humaines et servît de méthodologie dans la transmission des connaissances : une manière de nouvelle encyclopédie, qui s‘accompagna d’une nouvelle instruction publique » [13] (source web).
« Science de l’explication de la formation des idées, l’Idéologie se veut en même temps science des principes, de leur expression et de leur combinaison; c’est pourquoi elle est inséparablement grammaire et logique. Davantage : en constituant comme son objet propre le domaine entier de la pensée – le Traité de la Volonté réfléchit ainsi les règles de la morale, de l’amour et de l’économie politique…l’idéologie rationnelle…se veut non seulement une science comme les autres, partie de la zoologie, mais aussi le fondement philosophique de toutes les sciences et la condition de leur développement. (« Les notions philosophiques », Dictionnaire, PUF, 1990). Les représentants du courant de l’Idéologie font partie de ceux qui étaient favorables au vocabulaire inspiré du grec pour la science. Ils avaient même « prétendu substituer l’Idéologie à l’étude, traditionnellement réservée à la philosophie et à la théologie, des capacités intellectuelles et des qualités morales humaines » (P.C.).
En 1800 le rayonnement des Idéologues est important. Avec d’anciens jacobins dans leurs rangs, ils apparaissent désormais plutôt comme des républicains modérés. Leur support de publication de prédilection est La Décade philosophique, littéraire et politique. « Il faut renvoyer ici brièvement au projet politique de La Décade. Celui-ci peut être défini comme « républicain conservateur », le terme conservateur n’ayant pas le sens actuel … : à l’époque, il s’agit avant tout de la conservation des institutions républicaines ». (Bernard Gainot, Annales historiques de la Révolution française, n°339, Société des Etudes robespierristes, 2005).
Or, le succès de la Société des Observateurs de l’homme est éphémère. Ainsi, au fil des années, des conflits sont apparus concernant les orientations des travaux, divisant les membres de la Société. D’autre part, la notoriété acquise a permis à certains de ses membres d’obtenir des postes plus prestigieux et rémunérateurs, la Société leur servant alors de marche-pied. C’est le cas de Degérando qui fit une belle carrière institutionnelle. Mais la Société des Observateurs, en dépit de sa notoriété, n’a jamais été une institution d’Etat, ce qui la rend plus fragile dans le contexte bonapartiste.
Au-delà des problématiques individuelles, la Société des Observateurs de l’Homme en tant que groupe constitué, fait l’objet d’un « destin » curieux[14]. D’autant plus curieux que, près de soixante ans plus tard, d’autres savants tenteront d’exhumer la Société des Observateurs de l’Homme pour faire connaître des travaux anthropologiques. Il s’agit notamment de Paul Broca et de Boudin. En fait ils tentent de ressusciter l’image de « glorieux ancêtres » pour y asseoir la notoriété qu’ils cherchent à développer. Mais il suffit de lire leurs discours pour se convaincre que leur conception de l’anthropologie est différente de celle de leurs prédécesseurs. Là où on trouvait une approche culturelle, morale, intellectuelle et physique, et plus fondamentalement encore, spiritualiste, on trouve désormais une anthropologie de médecins, de physiologistes et de naturalistes. Ainsi pour eux l’étude de l’homme doit être fondée sur les mesures craniologiques propres à comparer et à classer les individus et les « races ».
Pendant la première moitié du XIX° siècle, un silence pesant recouvre les activités des Observateurs. Gêne, oubli volontaire, censure, aucun des anciens membres ne tentera d’en défendre l’héritage, ni même d’en citer le projet anthropologique. Ainsi, dans ses Recherches sur l’histoire de l’anthropologie (1845), Louis Vivien de Saint-Martin, un des membres de la Société d’Ethnologie de Paris créée en 1839, n’en mentionne pas les travaux. Les archives ont-elles été tenues, dispersées, détruites, ou n’auraient-elles jamais été rassemblées, la société n’ayant pas comme on l’a vu constitué la liste de ses travaux, dont une part importante se déroulait en séance publique ou sur le terrain : on ne sait pas.
La fin de l’Encyclopédie vivante et naissance de l’expert
Une autre répartition des savoirs
Les sociétés savantes auraient-elles joué pour le Premier Consul un rôle d’instrument de contre-pouvoir – force modératrice prophylactique du risque d’une résurgence révolutionnaire du côté des Idéologues, et prévention du danger d’une résurgence catholique trop fidèle à l’Ancien Régime du côté des Observateurs ? Celle-ci disparaît en tout cas à l’heure où Bonaparte devenu Napoléon Ier a sans doute moins besoin d’elle, alors qu’il a noyauté et vassalisé l’ensemble de ses élites intellectuelles en les incluant dans le système institutionnel ou en les en rejetant et en les réduisant progressivement à une forme d’isolement et de dénuement.
Selon le point de vue historique et épistémologique adopté, on pourrait mettre le projecteur sur les différences de visées entre Idéologues et Observateurs. On peut aussi voir les Observateurs, dans le contexte politique consulaire, comme une version modérée de l’héritage contre-révolutionnaire, par une tension vers le Centre. Les Idéologues semblent avoir cherché, en miroir, à opérer un mouvement réciproque : modérer les idées révolutionnaires dont les excès avaient conduit à la Terreur et au « vandalisme » afin de parvenir à la position qui ne serait pas infidèle aux principes de la Révolution.
Vis-à-vis des « Lumières », les positions des Idéologues et des Observateurs, pourraient se distinguer selon que l’on regarde les « Lumières » plutôt comme le vecteur d’un certain matérialisme et la rupture avec le religieux, ou plutôt comme mouvement promoteur de la Raison, d’un processus émancipateur et d’une certaine liberté de pensée. Si on envisage les deux courants comme héritiers des « Lumières » et de l’idée de l’« Encyclopédie vivante », à des titres différents, on peut alors y voir en commun précisément cette visée de type « encyclopédique » au sens large du terme, d’un savoir rassembleur, étendu, voire sans limites, généraliste et « diversifié dans l’unité » (J.-L.C.). En effet, si on les considère ensemble dans une « nébuleuse » charriant les idées de l’immédiate période post-révolutionnaire, il semble admis aujourd’hui de les rapprocher.
On peut même noter que, d’un point de vue de surplomb, la réflexion sur ces deux sociétés permet de révéler la question historique de l’évolution de la répartition des savoirs.
Ainsi pour Georges Gusdorf, les Observateurs et les Idéologues appartiennent « au même horizon de démarches et de recherches, à la même configuration des savoirs ». En présentant les Idéologues, et les Observateurs, comme les derniers représentants de la «philosophie classique», Michel Foucault les place en position d’intercesseurs privilégiés entre l’âge classique et l’âge moderne. Le processus de discontinuité qu’il affirme est refusé par Sergio Moravia, pour lequel il ne s’agit pas de se placer en historien de l’anthropologie ou de l’ethnologie, mais en historien d’un groupe de théoriciens français imprégnés par ce qu’il définit sous un dénominateur commun, en la notion d’« ambiance idéologique», celle de la pensée philosophique et scientifique du Directoire et du Consulat.
Certes au centre de ces questions, se trouve celle des classiques quêtes d’explication ultime du monde et de la vie : les relations âme-corps, spiritualisme-matérialisme, monisme-dualisme, Homme-animal. Du créationnisme de la Genèse face aux découvertes récentes qui en subvertissent les bases. Plus près de l’époque, celle du lieu où loger la préoccupation des fondements de la morale, une fois le « religieux » ébranlé par les Lumières[15].
En 1830, un mouvement est en marche, qui semble battre en brèche le rêve et la représentation que l’anthropologie ou l’histoire naturelle vont se constituer d’une diversité dans l’unité. Les effets qui seront induits par la création de mots nouveaux désignant et annonçant une autre répartition des savoirs, et, à la suite, de l’organisation par segmentation et découpage d’institutions afférentes à ces savoirs – ne semblent pas encore perceptibles. On ne semble pas encore y anticiper les prémices de la spécialisation, et partant, de l’émergence d’une pratique et culture d’expertise qui, dès l’Empire, s’y adjoindront.
L’année 1800 est pour la science celle d’un tournant dont apparaissent des signes avant-coureurs : ceux d’un pouvoir et d’un discours politiques confirmant la mainmise et l’orientation, via les institutions, sur la production, le découpage et l’exercice des savoirs, d’une part, ainsi que d’autre part, ceux de la confirmation d’une autre conception des modalités de la connaissance et de la science (ce qu’on appellerait aujourd’hui la recherche, dans ses disciplines), ses conditions d’exercice et ses contenus.
Paule Pérez
Quelques repères biographiques de noms cités ou non
Napoléon Bonaparte (1769-1821) ; Abbé Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836) ; Pierre-Claude-François Daunou, dir. des Archives (1761-1840) ; Louis-Jean-Marie d’Aubenton, Daubenton (1716– 1er janvier 1800) ; Donatien Alphonse François, marquis de Sade (1740-1814) ; René-Ambroise Cucurron, Abbé Sicard (1742-1822) ; Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) ; Antoine Laurent de Jussieu (1748-1836) ; Comte Claude-Louis Berthollet (1748-1822) ; Joseph de Maimieux (1753-1820) ; Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy (1754–1836) ; Antoine-François Fourcroy (1755-1809) ; Jean-Antoine Chaptal, ministre (1756-1832) ; Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) ; Constantin-François Volney (1757-1820) ; Georges Cuvier (1769-1832) ; Louis-François Jauffret (1770-1850) ; Joseph-Marie Degérando (1772-1842) ; Etienne Geoffroy de Saint-Hilaire (1772-1844) ; André-Marie-Constant Duméril (1774-1860).
Quelques précurseurs philosophiques ou scientifiques :
Benoît de Maillet, dit Teillamed (1656-1738) ; Antoine de Jussieu (1686-1758) ; Carl Von Linné (1707-1778) ; Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707– 1788) ; Jean-Claude de la Métherie dit Delamétherie (1709-1751) ; Étienne Bonnot de Condillac (1715-1780) ; Antoine-Laurent Lavoisier (1743-1794).
Pour mémoire, en Angleterre : Charles Darwin (1809-1882)
[1] Abréviations :
J.-L.C. : Jean-Luc Chappey, «La société des Observateurs de l’homme»
P.C. : Pietro Corsi (enseignement à l’Institut d’histoire de la philosophie, des sciences et des techniques, et divers). Pietro Corsi m’a indiqué notamment un ouvrage d’érudition constituant une curiosité éditoriale, « La Société des observateurs de l’homme », de Jean-Luc Chappey (Ed. Sté des études robespierristes).
P.C. L. : « La biologie de Lamarck, textes et contextes»
P.C.A : « After the Revolution : language and French politics, 1795-1802»
[2] Ce sont là les derniers assauts des Lumières, qu’on appellera ultérieurement les « dernières lumières ».
[2] Livre de la Genèse
[3]Bonaparte a lancé aussi la commande du Code civil, qui paraîtra en 1804.
[4] 1748-1836. Il s’intéressa aux Tiers-Etat sur lequel il écrivit un livre, milita pour une monarchie constitutionnelle, puis vota la mort du roi. Il crut se servir de Bonaparte pour en finir avec le Directoire mais ce dernier finit par le neutraliser.
[5] Rappel : le Consulat dure jusqu’au 18 mai 1804, date à laquelle Napoléon proclame l’Empire
[6] Sonia Branca-Rosoff, « Luttes lexicographiques sous la Révolution Française: Le Dictionnaire de l’Académie » (1986).
Comment, malgré l’anachronisme, et bien qu’ici il s’agisse d’un marquage de nouvelles découvertes, et de la création de disciplines, ne pas songer à la « novlangue », terme emprunté à Viktor Klemperer qui étudia les modifications et les appauvrissements de la langue allemandes opérées par le troisième reich nazi, notamment par le passage de vocables d’origine scientifique ou technique à la langue commune.
[8] En 1802, Bonaparte demande plus explicitement aux lycées – même si ce n’est pas formulé comme une interdiction – d’éviter d’enseigner le grec.
[9] Comme le montre Jean-Luc Chappey.
[10] Et ce bien qu’il eût été traduit en justice en 1793 pour des positions anti-révolutionnaires. Il avait été relâché après supplication de ses élèves.
[11] Celui-ci s’intéresse également aux signes, à la langue, et notamment à l’étymologie. Il est concerné en particulier par le courant travaillé par l’idée d’une « langue primitive » matricielle, liée à celle de la « quête de l’origine des peuples et des cultures », qui traversera tout le siècle, surtout en Allemagne et en France.
[12] qui seront organisées par L.-F. Jauffret entre 1801 et 1802.
[13] Cf. la création des Ecoles centrales.
[14] En 1804, après seulement quatre années d’existence, les Observateurs, et avec eux leur programme anthropologique, disparaissent et tombent dans l’oubli. « Fruit d’une décision volontaire des Observateurs ou résultat d’une contrainte extérieure, les raisons de cette disparition sont réellement mystérieuses » (J.-L.C.). Surtout à une époque où la préoccupation de garder les traces est vive, où « collecter et classer les richesses du monde était devenu à l’époque l’affaire des naturalistes, l’orgueil des Etats, la passion du public cultivé »(P.C.), la création des Archives nationales en 1794 n’étant que la mise en acte de ce mouvement, l’organisation et la centralisation d’une pratique collective. Les Archives nationales ont été créées le 7 septembre 1790. La Bibliothèque du roi devenue Bibliothèque nationale (et plus tard pour un temps Bibliothèque impériale) existe depuis Charles V.
[15] Volontairement nous n’utilisons pas ici le terme de « paradigme ».