Révocation de l’éthique

En hommage à Jean-Luc Marion

par Yves Rocher

« Ne vous attendez pas à une morale pleine d’espérance. Les hommes sont ignobles (…) » (J.P. Sartre, Cahiers pour une morale). Dire, dans l’urgence extrême, à la fois l’inutilité et la nécessité d’une morale, c’est être convoqué en ce point de vacillement, d’hésitation fondamentale, dont aucune métaphysique (non plus certes qu’aucun « retour du religieux »), ne pourra, historialement, sauver notre modernité. La « crise » de l’économie marchande – mais peut-être d’abord celles de l’économie symbolique, de l’économie psychique – ne fait que mettre au jour, sous l’actualité inquiète et tragi-comique qui nous advient, ce point de faille. Signe, en ponctuation, d’une faillite ?

Prenons déjà acte de ce qu’aucun jugement moral ne peut désormais s’assurer de lui-même : car l’humanisme classique est irrévocablement ruiné. Ainsi l’humanisme kantien donnait-il à la moralité son principe, rationaliste, dans le sujet (nul piétisme, donc) : manifesté en tant que « fait de la raison » – lequel ne s’explique par aucune donnée du monde sensible – le sentiment de respect oblige vis-à-vis de la raison universelle qui fait d’autrui un Homme. Mais comment les particularismes, exacerbés au nom du droit individuel (ou communautaire), s’inclineraient encore devant cet universel abstrait qu’est l’Homme ? La moralité est destituée dès lors qu’on ne veut vouloir le respect qui fait la valeur de la valeur. La moralité aurait peut-être en conséquence à n’être comprise, avec Hegel, qu’en tant que moment de l’histoire générale de la conscience : mais quel accord trouver avec cette perspective hégélienne d’une justification totale du réel – toute abomination passée, présente et à venir, comprise, et dialectiquement sublimée ? Car, moralisme réactif, « passion triste »? la plus commune ignominie nous surprend en proie au sentiment de scandale. Et ce sentiment ne nous abandonne qu’au désarroi.

Car assurément, reconnaître sans nulle secrète réserve la banalité du mal, c’est ne plus oser l’isoler, l’assigner à définition – à cette fin impérieuse (mais imaginaire) que la règle demeure confirmée par l’exception. Aussi nous faut-il certes le dénoncer, mais sans pouvoir nous croire justifié à le faire. Que dire donc ? – ou bien  à quel silence méditatif devons-nous nous résoudre ? Délégitimés et divagants, à l’heure de la prolifération des comités d’éthique et des confondantes adjurations à la moralisation des marchés, notre oreille s’est bien  assourdie à la voix législatrice qui s’était voulue fait de la raison. De quelle révolte avons-nous donc, pourtant, la prétention ? Notre trouble, aussi radical qu’il est dérisoire, reste traversé par une injustifiable insistance, au-delà même de tout éclat de protestation. Nulle espérance pourtant en effet, non plus que nulle sagesse : l’Ethique de Spinoza pourrait même prendre là des traits séducteurs de « mauvais ange ».

Situons donc notre question en quelques mots. Que subsiste une volonté absolument inconciliable au mal, semble suffire à ce que se formule une éthique – l’humanité essentielle de l’homme ne tient qu’à cette possible attestation. Avec Héraclite déjà, l’éthos est cette dimension (daimôn) par laquelle l’homme n’est pas cédé à l’animalitas. Mais la métaphysique où se fonde la valeur est pour nous achevée, ce qui signifie que la volonté de puissance s’est faite norme, et norme de la norme en ce qu’elle gouverne et évalue : le pouvoir, le désir – la moralité, la volonté.

L’éthique en tant que libre puissance d’objection ne résiste pas à une herméneutique (sociologique, psychologique, etc.) qui en dévoile les motifs latents et les finalités nécessaires : l’affirmation de soi par soi. L’éthique est effectivement révoquée, ainsi que le montrait J.L. Marion*, et toute intention morale doit être présumée suspecte puisque nulle norme distincte de la volonté de puissance n’est intelligible. Le nihilisme ne se surmonte pas. Car toute volonté y est pré-inscrite. Parce que l’Ethique de Spinoza demeure stoïcienne, transforme notre vision du mal, mais en définitive le néglige, le secours qu’elle nous offre peut devoir être refusé, dès lors qu’il nous faut, la conscience déchirée par le refus de toute conciliation, ironique vis-à-vis de tout optimisme naturaliste, opposer le devoir-être à l’être, le sollen au sein. Un tel dualisme ne peut bien sûr se réclamer d’aucun préalable théorique, et défie assurément toute rationalité. Mais on peut aussi choisir de penser, comme Pascal, qu’ « il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison ».

Car la post-chrétienté se plaît, toute transcendance illusoire démasquée, à des monismes qui peuvent sembler repentants ; toutefois, aussi légitime soit-elle, une sobriété métaphysique pourrait bien n’être que le masque vertueux de l’hédonisme décomplexé du « dernier homme » de Nietzsche : n’est-ce pas ce qui explique par exemple qu’un bouddhisme se soit adapté avec succès à nos cultes raisonnables du bien-être ? Le bourbier du cynisme, et le moralisme indigné, pourraient être l’avers et le revers du même symptôme d’une impuissance, notre impuissance à désigner le réel, tragique, du mal.

Mais une « éthique de la sollicitude », telle que P. Ricoeur la faisait valoir, trouve elle-même à s’inclure, à sa place propre et inoffensive, dans le processus présent d’excroissance indéfinie et de disqualification mondiale dont nul n’est maître. Nous dénonçons la misère et le malheur, mais «  nous ne savons que proférer le discours des droits de l’homme », et en cette mesure où nous ne voulons plus dire le mal. J. Baudrillard  (La Transparence du mal) observait : « La pensée de l’humain ne peut venir que d’ailleurs et non pas de lui-même. L’inhumain est son seul témoignage. Lorsque l’humain veut se définir, en excluant l’inhumain précisément, et en prétendant réaliser son propre concept dans l’humanisme et l’humanitaire, il tombe dans le dérisoire. La pensée ne vit qu’aux confins de l’humain, à la limite asymptotique de l’inhumain ». (Nous soulignons).

« Nous sommes floués, et impuissants à n’être pas floués » écrivait donc Nietzsche : la domination universelle de la volonté de puissance produit l’herméneutique réductrice qui disqualifie la moralité en la subordonnant par principe à des motifs « pathologiques » au sens kantien (le pouvoir, l’idéologie, la technique, le désir). Dans la métaphysique, la rationalité déterminait l’éthique, or c’est bien à son encontre seulement que nous ne pouvons plus, ainsi que l’invoque J.L. Marion*, que nous risquer, au cœur radical de l’indécision, au « comme si ». « Si, devant le tribunal de la puissance idéologique et technicienne que déploie la raison métaphysique, indiscutablement je perds ma liberté avec la moralité de mes actes, du moins me demeure une liberté de me décider comme si j’étais libre de me décider. »

Que l’éthique de l’acte soit disqualifiée par le soupçon, expose désormais à la figure, désertique, du comme si dans l’acte éthique, l’acte – librement – injustifiable. « L’homme ne dispose pas de la liberté, mais la liberté expose l’homme, en sorte qu’il ne puisse jamais se dispenser de décider comme s’il agissait librement. »  Aussi, pas de « bonne volonté » au sens kantien, pas de dénonciation du mal, qui ne se manifestent exemptes du risque d’être discréditées par leur caractère toujours possiblement arbitraire : car aucune raison ne peut être légitimement invoquée. « Mais qui donc peut ainsi se découvrir libre de décider qu’il décide librement – puisqu’en aval de cette décision inaugurale nulle raison, nul fondement, nul appel ne l’éclaire ni ne la possibilise ? » Sous le feu pressant de cette interrogation, et l’inhumain pour seul mais indispensable témoignage, notre humanité est, personnellement et anonymement, en question.

*Jean-Luc Marion Prolégomènes à la charité, Ed. de La Différence 1986