« L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy Extension en direction de Bernard Stiegler

par Noëlle Combet

Ce texte, « L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » témoigne de ce que la philosophie n’est pas seulement de nature introspective et qu’elle s’investit, doit s’investir, dans les questions politiques. Ce mouvement était déjà très présent dans l’Antiquité grecque ; les philosophes s’intéressaient de près à la Cité, à l’image de Platon dans ses dialogues, en particulier « La République », ou de ces « Cyniques » tenant boutique provocatrice sur la place publique, faisant contestation de leur impudeur.

Il est vrai que Platon, après de rocambolesques et infructueux essais de carrière politique, se rabattit, en quelque sorte par défaut, sur la théorie. Dans « La République » une sorte de raidissement de la pensée est perceptible à travers une évolution du dialogue vers la dialectique, autant dire de la raison à la rationalité ; et le désir de privilégier une synchronie pour un meilleur gouvernement des esprits se fait au détriment d’une diversité diachronique.

Cette évolution platonicienne marquera la philosophie jusqu’à notre époque en passant par Descartes et Hegel. Elle est encore perceptible dans notre modernité quand la théorie philosophique veut faire système, se repliant sur elle-même et privilégiant l’abstraction, voire l’hermétisme en des concepts très ramassés qui restent éloignés de la question politique ; mais cette dernière est toujours là, présente à l’arrière de la théorie, même la plus abstraite. On peut penser, entre autres, à Wittgenstein, père de la philosophie analytique. Comment son analyse du langage n’aurait-elle pas une résonnance sociale et politique ? Mais est-ce dans le sens d’une ouverture ?

D’autres philosophes, à partir de Husserl, Foucault, Deleuze, à leur époque et, plus récemment, Worms, Stiegler, se sont centrés de façon plus concrète sur les phénomènes sociaux et sociétaux ; ici, Jean-Luc Nancy répond, dans une visioconférence,  à une demande que lui a adressée l’Université de Tokyo : « Philosopher  après Fukushima »

 

Dès le préambule, l’auteur nuance son titre : il précise ce qui a un caractère d’évidence : toutes les catastrophes ne sont pas équivalentes, dans le sens où elles seraient de même intensité. Que faut-il donc entendre ici par le terme « équivalence » ? Ce que démontre le risque nucléaire, c’est que l’interconnexion des techniques, des échanges, fait que le moindre accident, même naturel, ne pourra se réduire à lui-même : il se trouve pris dans un réseau de réalités techniques, sociales, économiques, politiques. « Equivalence » est ici le nom de ces interconnexions, de cette interdépendance. Qu’entraîne avec elle une catastrophe ? Qu’est-ce qu’il en coûte, en quelque sorte ?  Quel est le prix à mettre dans la balance ? Jean-Luc  Nancy interroge cette équivalence en évoquant la » propagation ou la prolifération des tenants et aboutissants de toute espèce de désastre ». Il y aurait donc équivalence en aval de la catastrophe, mais aussi en amont Autrement dit, de quoi la catastrophe est-elle déjà le prix ? Le gouvernement japonais, aujourd’hui, se prononce à nouveau en faveur de l’option nucléaire  et  l’auteur précise qu’il ne s’agit pas ici de prendre parti ; je m’interroge sur cette réserve surtout lorsque l’on voit ce pays, dans une logique conservatrice, s’orienter à nouveau rapidement vers une politique nucléaire négligeant les forces d’opposition. On aurait préféré voir s’instaurer, au préalable, une analyse politique collective du nucléaire.

Je ne connais pas bien le contexte nucléaire japonais mais qu’une catastrophe naturelle soit précédée puis suivie d’interconnexions, qui représentent des formes de  l’équivalence, on peut le constater plus près de nous, avec la tempête Xynthia. Pour l’humanité, si on l’envisage aujourd’hui  comme une personne, ces différents traumas entrent nécessairement en résonnance. Force est de voir  que des haies ont été détruites, que des constructions ont été réalisées sur des terrains inondables, que l’équivalence de l’après, celle des expropriations,  des dédommagements, des questions économiques, politiques etc. se préparait déjà dans celle de l’avant.  Il est clair qu’un processus complexe d’actes et d’événements en chaîne, en cascades, aux conséquences exponentielles, marque notre modernité.  Tous les projets, nous dit le philosophe,  sont peu à peu entraînés, soit vers une inextricabilité accrue, soit vers des objections, des obstacles, produits par l’enchevêtrement de ce qui existe déjà.

 

Il ya pourtant, selon Jean-Luc Nancy un point où se rassemblent ces interconnexions, c’est  le réseau financier, celui de l’argent qui est le combustible de tous les systèmes (économiques, sociaux, écologiques, politiques, techniques, scientifiques etc.) et auquel, donc, ils reconduisent. C’est pourquoi Jean- Luc Nancy cite Marx faisant de l’argent « l’équivalent général ». Ainsi s’éclaire plus encore la notion d’ « équivalence ». C’est de cette équivalence là que le philosophe veut parler, du fait que la sphère économique et financière est nodale dans l’intrication de tous les éléments concernant l’existence et les existants dans leur ensemble. L’auteur, à la fin de son préambule rappelle que les guerres font aussi partie de cette intrication, de cette « équivalence générale ». On ne peut en déduire trop hâtivement  écrit-il que  « le capitalisme serait  le mauvais sujet de notre histoire auquel on saurait quel bon sujet-ou quelle bonne  subjectivation comme on aime dire aujourd’hui- il convient d’opposer ».  Plutôt que de préconiser un système de valeurs plus « humaniste », de préférence à un autre, plus « économique », il semble  important, en effet, urgent peut-être, de penser l’interdépendance de la « civilisation » et de la « mondialisation », pour  mesurer  cette éventualité d’une catastrophe généralisée vers laquelle  notre humanité se serait progressivement portée.

On ne peut qu’apprécier la  neutralité de Jean-Luc Nancy qui se défend de toute moralisation, (comment ne pas penser ici au texte de D.R.Dufour « L’individu qui vient après le capitalisme »,  et à sa réponse souvent adéquate mais aussi étroite et morale à l’excès ; ou aux visions apocalyptiques héritées d’un messianisme religieux, celles d’un René Girard entre autres ?). Mais plutôt que d’opposer capitalisme et subjectivation, je préfère penser en termes d’individuation, transduction et transindividuation, selon des termes proposés par le philosophe Simondon, inspirateur de Deleuze, en particulier de son ouvrage : « Différence et répétition » et dont se nourrit aussi, de façon générale, la pensée de Bernard Stiegler. En quoi un événement, un choc, favorise-t-il, et/ou non, l’individuation particulière et collective ?

Selon  Spinoza, auquel je ne peux que me référer ici, est « bon » , ce qui est « adéquat » à la préservation des forces de vie ; et la question semble bien, à travers l’approche de « l’équivalence généralisée » de penser, de façon impartiale, la nécessité d’une telle adéquation, afin de résister à « une catastrophe du sens » qui  serait inadéquate en ce qu’elle mettrait en péril un  maintien de la vie sur terre : c’est « nous » qui sommes concernés, ce sont nos existences quotidiennes, bien au-delà de cette diversion que dénonce Annie Le Brun dans « Perspective dépravée », ouvrage cité par Jean–Luc Nancy : «  Il aura suffi d’une vingtaine d’années pour que, de thème de plus en plus privilégié, les réflexions sur la catastrophe deviennent presqu’un genre allant de la déploration au mode d’emploi ». Dépasser « déploration » et « mode d’emploi » serait, selon Jean-Luc Nancy,  vivre cette « exposition à une catastrophe du sens » : « Restons exposés et pensons ce qui nous arrive : pensons que c’est nous qui arrivons ou qui partons »

 

La question qui a été proposée à Jean-Luc Nancy : « Philosopher après Fukushima », il la met en perspective avec la considération d’Adorno : « Faire de la poésie après Auschwitz ». Mais il faut rappeler, Jean-Luc Nancy ne le fait pas, qu’après avoir déclaré que poétiser après Auschwitz était impossible, Adorno était revenu sur ces propos et les avait déclarés excessifs. En effet, on peut penser que, seule, la dimension poétique  approche, à l’instar de la musique, au plus près de l’indicible. Pensons à l’œuvre poétique de Paul Celan, née à partir de et après Auschwitz justement. Jean-Luc Nancy apparaît comme partagé sur ce point, se défiant de la rime « poétique » Fukushima, Hiroshima, la soulignant pourtant, constatant aussi le voisinage de la philosophie et de la poésie : « : Ces deux modes ou ces deux registres de l’activité spirituelle ou symbolique entretiennent une proximité complexe mais forte ».  Revenant à la rime Hiroshima/Fukushima, l’auteur indique qu’elle recueille, selon lui, « le ferment d’une proximité »  contre toute poésie. Il me semble, au contraire qu’elle le recueille en toute poésie. Bien sûr, il s’agit de poésie involontaire, surgissant spontanément et donc productrice d’effets dans un processus qui échappe. Mais cet effet a bien eu un impact sur le philosophe pour qu’il le souligne à ce point, indiquant  qu’ «  il n’est pas possible de se détourner de ce que suggère la rime […] »  Ce qu’elle suggère et que le philosophe veut souligner, c’est que la catastrophe du 11mars 2011, produisant une sorte d’ écho, rappelle et prolonge comme le maillon d’après, une chaîne initiée par le projet Auschwitz/Hiroshima  : faire sacrifice de groupes humains au moyen de (et à) une rationalité technique d’une part, anéantir des populations entières et mutiler leur descendance d’autre part. Le lien entre les deux est évident ainsi que le dessein qu’ils servent, de domination politique et par là même, économique et idéologique. Tous deux représentent aussi « un franchissement des limites dans une  projection des possibilités à la fois fantasmatiques et techniques […] dont les finalités sont ouvertement dans leur propre prolifération, en toute indifférence au monde et aux vivants. »

 

Au-delà des rapprochements « Auschwitz- Hiroshima », « Hiroshima-Fukushima »   l’auteur évoque les évidentes différences entre atome militaire et atome civil, entre attaque et production électrique.

Interrogeant, pour mieux élucider la question, le sens de « après », inclus dans la proposition qui lui est faite : « philosopher après Fukushima », il y voit l’indication ordinaire de succession temporelle mais il indique que  cette préposition se charge, s’appliquant aussi bien à Auschwitz et Hiroshima qu’à Fukushima, d’une connotation de rupture Elle ouvre alors à une autre question  qu’elle recouvrait. « Allons-nous encore quelque part ? »

Cette question, après le désastre, Jean-Luc Nancy l’a rencontrée dans le texte du philosophe Osamu Nishitami qui a écrit après la catastrophe du 11 mars 2011 « Où est notre avenir ? » et aussi dans l’ouvrage d’une femme poète Ryoko Sekiguchi « Ce n’est pas un hasard ».

Jean-Luc Nancy reprenant ces titres, en fait une synthèse dans la formule : « civilisation ou irréparable ? »

Cette problématique, dit-il, était déjà le sujet  de « Malaise dans la culture » où Freud constate que les hommes sont en mesure de se détruire en exploitant techniquement, par des voies de plus en plus artificielles, les forces naturelles.

« Civilisation ou irréparable ? »  L’interrogation reste béante…Une solution, ici, renoncer au nucléaire ou envisager des protections, resterait prise dans ce système d’intrications et d’équivalences s’auto reproduisant de façon exponentielle, un processus se développant à l’écart de nos vies, laissées sur le côté. Ce mécanisme consiste en un pouvoir autonome assujettissant les hommes à la nécessité de son auto reproduction. L’urgence semble bien être plutôt, en l’occurrence, de mettre les réacteurs de Fukushima et les substances qui s’en échappent hors d’état de nuire à la vie.  Aucune anticipation « visionnaire » ou « divinatoire » n’existe selon Günther Anders dont l’auteur rappelle l’ouvrage « Hiroshima partout ». Et, selon Günther  Anders, c’est bien parce que l’anticipation est impossible, que l’humanité se voit dépassée par ses inventions au risque d’en être détruite.

 

Ce risque inhérent à la menace nucléaire, autant civile que militaire, fait régner un climat de terreur car elle nous rappelle que nous avons rendu l’ « apocalypse » possible, une « apocalypse » qui n’ouvrirait sur rien car personne ne croit plus, du moins raisonnablement, qu’un « Royaume de Dieu » pourrait la suivre.

La terreur est une force absolue qui n’engage plus aucune relation fût-ce entre fort et faible. La terreur annule tout rapport et le remplace par le mot équilibre. « Equilibre de la terreur » est le nom de « l’équivalence qui annule la tension en la maintenant égale et constante. »

L’auteur associe « l’incalculable » à l’équivalence puisque  celle-ci représente le statut de forces qui se gouvernent en quelque sorte par elles-mêmes, qu’il s’agisse d’une centrale nucléaire, d’une bombe, ou, actuellement, de la financiarisation ; et il paraît impossible d’inventer autre chose qu’un accroissement exponentiel des interdépendances, des intrications : «  Dans toutes ces arborescences autogénérées et autocomplexifiées- ou autoembroullées, autoobscurcies- règne ce que j’ai nommé l’équivalence : des forces se combattent et se compensent, se substituant les unes aux autres » Faudrait-il donc déduire de cet auto déploiement que les vivants ne seraient plus que des accessoires, pris dans ce processus qui les utilise à ses fins ?

L’auteur précise plus loin que de l’action,  « il y a connexion, concordance et discordance, aller-retour mais non rapport, si, à ses yeux, ce qu’on nomme « rapport » a toujours affaire avec de l’incommensurable, avec ce qui rend absolument non équivalents l’un et l’autre du rapport. » S’agissant donc de ce qui échappe toujours à la pesée,

l’incommensurable pourrait faire contrepoids à l’équivalence ; il diffère de l’incalculable (on ne peut calculer les conséquences de Fukushima). Au-delà, l’incommensurable ouvre sur la distance et la différence absolue selon Jean-Luc Nancy  qui nomme ici des catégories distinctes de l’homme : « l’animal, le végétal, le divin. » La technique met désormais à mal ces catégories, les fragilise à l’extrême, les dissout  dans une intrication, une information, qui place les existences  « dans une interrelation, dans une  interdépendance  de plus en plus réticulées » dont on ne peut prévoir les effets.

 

Seule la technique monétaire a pu, selon Nancy, rassembler les traits de l’interconnexion générale. Est-ce à dire que seul l’argent pourrait représenter, sur un plateau de la balance, un poids équivalent  à celui du magma des interconnexions ? Ce fut vrai au temps de Marx pour qui «  la réalité vivante d’une production dont la vérité sociale est création d’humanité véritable pouvait venir « démystifier » l’équivalence de l’argent. » Nous sommes désormais au-delà, dans la mesure toute visée d’une « humanité véritable » aurait, selon Jean-Luc Nancy, disparu. L’on doit, me semble-t-il mettre ce phénomène en lien avec l’hégémonie de la financiarisation. Les grands nombres et leurs corrélations interactives font loi. Ainsi, Fukushima est à la fois catastrophe technique, séisme social, économique, politique, philosophique, avec des répercussions financières intervenant dans les rapports mondiaux. Fukushima apparaît dans cette analyse comme un paradigme de la  catastrophe civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons pris. Nous ne pourrons guérir de cette crise, selon l’auteur, avec les moyens de la même civilisation. On ne peut non plus envisager un changement de civilisation puisque le but à atteindre nous échapperait. Il n’y aurait donc aucune alternative ? C’est  ce que je récuserai plus loin en m’appuyant sur les propositions de Bernard Stiegler.

 

Ce point de vue me paraît, en effet trop radical. L’auteur se défend de ce pessimisme qui lui est parfois reproché et parle quant à lui de lucidité attirant notre attention sur le fait que ni la « divinisation », ni l’ « humanisme » n’ont pu penser ce que Heidegger, qu’il cite, nommait « la grandeur  essentielle de l’homme ». Il évoque une mutation de la transcendance en immanence tout en précisant que celle-ci ne devrait pas être, pour autant considérée comme une dégradation de nos transcendances passées. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’évoque pas la possibilité de la transcendance dans l’immanence, comme le fait Nietzsche avec l’affirmation de ce surpassement de soi que métaphorise le « surhomme » appelé de ses vœux par Zarathoustra ; comme le fait aussi Bergson lorsqu’il propose un « supplément d’âme ».

Mais peut-être n’en est-il pas si loin, lorsqu’il affirme qu’ «   aucune option ne nous fera sortir de l’équivalence interminable des fins et des moyens si nous ne sortons pas de la finalité elle-même, […] de la projection des fins futures. »

Ce qui pourrait in fine, être décisif selon lui, a contrario, c’est une pensée du présent, présent qui a sa fin en lui-même, un présent « dans lequel se présente quelque chose ou quelqu’un. » Ce présent porterait sa fin en soi non plus en tant que finalité mais en tant que but  et cessation.  Je ne sais si la distinction entre finalité et but est si évidente. Toujours est-il que ce présent faisant lien avec les autres et le monde, serait ouverture sur l’infini. Ne s’évadant ni vers le passé ni vers le futur, il inclurait la présence. Ce serait alors, dit-il, en tant qu’équivalence de toutes les singularités dans l’incommensurable, l’exact contraire de l’équivalence générale.

Il insiste sur la nécessité de penser au présent, en tant qu’être singulier en relation avec d’autres singularités, ce qui implique de dépasser l’étroitesse culturelle : « aucune culture, écrit-il, n’a vécu comme notre culture moderne dans l’accumulation interminable des archives et des prévisions. Aucune n’a présentifié le passé et le futur au point de soustraire le présent à son propre passage. »

Il en appelle  à l’estime, plutôt qu’à l’estimation…d’une fleur, d’un visage et à  la dignité telle que l’évoque Kant. Rappelons-nous que Kant oppose cette dignité à la valeur qu’Adam Smith attachait au prix (marchand) d’une chose. Nancy précise que pour Kant, cette dignité est de l’ordre de ce qui n’a pas de prix : l’inestimable, qu’il met en lien avec l’incommensurable.

Il termine sur l’idée que la démocratie pourrait bien faire penser, avec le principe d’égalité, à une équivalence des « sujets », ce qui, favorisant insidieusement, à la fois l’équivalence marchande et l’atomisation des individus, serait catastrophique.

A l’inverse il affirme, en conclusion que «  la ‘’démocratie’’ ne devrait être pensée qu’à partir de l’égalité des incommensurables : des singuliers absolus et irréductibles qui ne sont pas des individus ni des groupes, mais des surgissements, des venues et des départs, des voix, des tons, -ici et maintenant, chaque fois. » Il fait donc ici une nette distinction entre l’individuel et la singularité. Le concept d’individuation selon Simondon réduirait cette distinction un peu obscure.

 

Au terme de la lecture de ce texte très riche dans ses analyses, j’ai trouvé que les propositions qui en découlaient, restaient idéelles, voire idéales par exemple quand l’auteur évoque  une présence dans le présent, formulation qui sonne à la manière de Heidegger et laisse pressentir un appel à l’absolu ; à plusieurs reprises, résonne aussi , dans les évocations d’une suprématie moderne accordée à l’immanence, une nostalgie de la transcendance, telle qu’elle appartient au passé. Mais immanence et transcendance sont-elles opposables quand on ne reste pas fixé à une vision verticale ?

Si l’on peut imaginer une transcendance comme exclusion incluse, à la manière d’une vacuole perméable, dans l’immanence, ou bien une transcendance horizontale, il me semble alors impossible d’écraser un futur sur le présent car le souci du futur représente une transcendance autre.  Force est, si l’on veut échapper au catastrophisme, de concevoir le monde comme toujours à venir ainsi que Derrida le disait de la démocratie. Le souci d’un futur du monde me semble être un nom pour une transcendance nouvelle.

Pour reprendre et prolonger la pensée de Jean Luc Nancy, il faut réaliser, en effet, que la crise actuelle n’est pas seulement une crise de la gestion capitaliste. La diabolisation des marchés ne doit pas nous masquer qu’il s’agit aussi d’une crise de l’individuation, en tant que rapport à l’autre et à soi. L’ère « anthropocène » (ce mot désigne une période géologique durant laquelle l’action humaine a des répercussions sur la planète. Origine : XVIIIème s.), nous met en face de la responsabilité de l’homme vis-à-vis des autres vivants, ce que Jean Luc Nancy qualifie d’incommensurable. Nous sommes dès lors, face aux « entités non humaines », (forêts, rivières, montagnes, monde animal), tenus de changer d’échelle pour lire l’histoire. Privilégier une pensée de la présence de quelque chose, de quelqu’un ou d’une survenue dans le présent, ne doit pas nous économiser l’apprentissage d’une nouvelle temporalité avec de nouvelles exigences pour faire pièce à une civilisation technologique glissant à vive allure vers l’incontrôlé. Il ne semble donc pas possible face à l’urgence, de s’en tenir au seul présent.

D’autre part, il me paraîtrait coûteux de rester par trop attaché à certains aspects de  la pensée heideggerienne que l’on sent souvent inspiratrice du texte de Jean- Luc Nancy. L’opprobre heideggérien jeté sur  la technique, paraît certes légitime mais sans doute trop radical.

 

Un autre philosophe, Bernard Stiegler, aborde aussi ces questions, nommant « bêtise systémique » cette réalité qu’évoque Jean-Luc Nancy dans « L’équivalence des catastrophes ». Il l’analyse dans son dernier ouvrage : « Etat de choc, Bêtise et savoir au XXIème siècle », formulation qui fait écho à la « terreur »  évoquée par Jean-Luc Nancy. Stiegler adopte un autre angle de vue, qui offre des pistes alternatives. Selon lui, le constat de la déraison liée à l’essor industriel n’est pas nouveau ; cet état de fait a été déjà théorisé par Adorno et Horkheimer dès les années quarante. Ce qui est nouveau, c’est que nous ayons abandonné cette question laissant toute la place au critère de performance, et à un conservatisme qui favorise la « bêtise et l’incurie ». Dans les années 80, sous l’influence de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le marketing généralisé a produit un « choc technologique » installant le règne du capitalisme pulsionnel  au détriment de l’économie libidinale, avec, pour conséquence une prolétarisation que Stiegler conçoit, après et avec Marx, comme faillite symbolique, privation du savoir, qui ne concerne plus seulement, désormais, la classe ouvrière, mais nous atteint tous, en tant que citoyens, producteurs, consommateurs, soignants etc.

Il paraît donc nécessaire de penser, dans notre actualité, ce qui a été jusqu’ici refoulé : d’une part ce sens que Marx donne au terme prolétarisation, en tant que perte de savoir consécutive à l’essor machinique et aux chocs qu’il produit ; d’autre part la distinction faite par Freud entre pulsion et désir, le consumérisme et le court-termisme favorisant la première. Sans doute les automatismes techniques se connectent-ils à ces autres automatismes que sont nos pulsions et il faudrait trouver le moyen de poursuivre les analyses ébauchées par Marx et Freud si nous ne voulons pas rester  comme sidérés par les ruptures qui s’annoncent : quelque chose va disparaître et, faute de perspectives, nous demeurons tétanisés devant l’opacité d’un futur indiscernable. Pourtant, énonce Stiegler sur France Culture, « un  autre modèle est en train d’émerger. C’est ce qu’on appelle l’économie de la contribution. Je travaille avec un architecte qui réfléchit à des modèles de construction de l’habitat social contributifs, où on pourrait mettre en valeur le travail des gens à réaliser leur propre logement (…) On réfléchit à des modèles de sociétés coopératives. Il y a énormément de propositions de ce type. »

De façon concrète, sur le site http://arsindustrialis.org/ , Stiegler met en pratique l’hypothèse que les techniques offrent de nouvelles potentialités, des possibilités d’élévation à condition de les considérer comme un pharmakon (le poison est aussi le remède et inversement). Il  propose, dans une perspective de développement de la positivité du pharmakon, un nouveau modèle universitaire favorisant une liberté académique avec l’aide du numérique.

Sa perspective est, puisque la bêtise est consubstantielle à l’humain (mais non la bêtise systémique), de rendre possible la bipolarité bêtise/savoir, ce dernier terme étant pour lui indissociable d’une dimension éthique.

Selon lui, nous manquons de concepts car la financiarisation reste, pour l’heure, rationalisée par des penseurs, tels Alain Minc selon qui le Marché, c’est la nature. Stiegler proteste : le Marché est une institution qu’on peut combattre.

L’économie, devenue la chose des experts a été déconceptualisée.  Il faut donc la re conceptualiser en résistant au lobbying et à la lâcheté politique. Stiegler, à ce propos, témoigne, évoquant, lui aussi Fukushima : «  le tremblement de terre  au Japon […] a permis – un habitant de Tokyo me l’a décrit – au néolibéralisme d’exploiter cette catastrophe. »  Ce qui a rendu possible cette exploitation, si l’on va dans le sens de son analyse, c’est la recherche rentable d’une immédiate thérapeutique de choc alors que le temps de penser la catastrophe n’a pas été pris en particulier par les « universitaires », mot pris par lui dans le sens de ceux qui, allant de l’avant dans une transmission,  en direction d’une «  universalité » du savoir, ont à évaluer la situation et à envisager de nouvelles formes de partage. On peut penser ici aux universités populaires entre autres. Stiegler revient dans son livre à ce qui est à mettre en place après le séisme pour  « poser à neuf la question de la responsabilité en général et au regard des responsabilités passées, présentes et à venir de l’université qui vient après Fukushima. »

 

Contrairement à Nancy qui  semble parfois absolutiser le présent, même s’il indique qu’il contient une éventualité d’ouverture, Stiegler dessine un avenir consistant en une  pensée de la technique par les humains, avec l’appui de ce qui, de Marx et Freud, a été refoulé : d’une part l’analyse marxienne de  la prolétarisation en tant que dénuement symbolique ; d’autre part la théorisation freudienne du débordement pulsionnel en tant qu’assèchement du désir. Déclin des savoirs et de la pensée, jouissance  consumériste pulsionnelle, voilà bien deux traits marquants de notre époque.  Stiegler propose donc que les hommes, plutôt que de la déplorer, s’approprient la technique en adoptant des logiques de contribution, et  en tentant une reconceptualisation  de la modernité dans de nouveaux modèles de dispense du savoir mettant à contribution le numérique, donc un usage de la technique par la pensée dans la recherche de nouveaux concepts ouvrant à de nouveaux comportements. Quant aux nouveaux modèles de dispense du savoir aptes à lutter contre la prolétarisation, il serait trop long de les développer davantage ici. Stiegler les explicite précisément, et sur son site et dans son dernier ouvrage auxquels je renvoie.
N. C.
Jeudi 29 Août