Considérations sur les NACO et la politique du médicament

par Claude Corman

Dans le supplément Sciences et Médecine du Monde daté du 10 Juillet 2013, on peut lire une drôle d’enquête sur les nouveaux anticoagulants. Car comment qualifier autrement une enquête dont les conclusions péremptoires s’affichent sur les deux gros titres qui l’ouvrent et l’illustrent : Les trop belles promesses des nouveaux anticoagulants et Les mirages des nouveaux anticoagulants.

Il est vrai que l’article en question est davantage la compilation en quatre chapitres des inquiétudes de la HAS ( haute autorité de la santé) de la CNAM ( Caisse nationale de sécurité sociale), et du CEPS (Comité économique des produits de santé) qu’une tentative d’éclaircissement des choix thérapeutiques de la profession médicale, sans doute jugée trop vénale ou ignorante pour résister aux campagnes des laboratoires pharmaceutiques.

J’ai toute ma vie de médecin fait preuve de suffisamment d’indépendance envers l’industrie pharmaceutique pour n’en devenir jamais l’avocat ou l’obligé. Mais cette indépendance n’implique pas pour autant l’adhésion naïve aux politiques publiques du médicament. Quand les premières statines furent commercialisées à la fin des années quatre-vingt, je me souviens des larmes de joie des experts français du médicament. On encourageait sans limites les médecins à prescrire ces nouveaux hypocholestérolémiants. C’est peu dire que les administrateurs se noyaient alors dans les promesses et les mirages. Ils pensaient avoir enfin sous la main le médicament miracle qui allait à terme effacer les maladies cardio-vasculaires et leur coût exorbitant. Plus de vingt ans après, les Caisses envoient leurs propres médecins prêcher la modération et parfois faire des recommandations franchement négatives sur les statines. Il n’est ni indécent ni coupable de se tromper ou de faire machine arrière ! Mais enfin, comme l’evidence-based medicine des Anglo-saxons est devenue la bible de tous les comités d’experts et de sages qui pilotent la Santé publique et que cette médecine est prioritairement une médecine statistique, je rappellerai qu’à la l’époque qui s’illuminait encore des promesses non déçues des statines, une enquête européenne sur la morbi-mortalité cardio-vasculaire des différents pays de l’Union avait livré son « palmarès. Et curieusement, ou non, c’est l’Espagne qui en était sortie victorieuse ! Un pays qui en ce temps fumait, buvait et mangeait gras plus que toute autre nation de la vieille Europe. Cela aurait pu déclencher un frisson, un doute, ou à tout le moins nourrir une pensée sur ce paradoxe, mais non ! La conclusion livrée alors par les experts sur les médias fut que les médecins espagnols prenaient mieux en charge les maladies cardiaques que leurs voisins du Nord. Cette évidente absurdité ne fut pas soutenue très longtemps, mais la réflexion sur le paradoxe espagnol passa à la trappe. Les administrations férues en herméneutique statistique ont aussi à l’occasion la mémoire courte et sélective. Il n’est pas outrecuidant de le dire ici.

Revenons donc aux trois points noirs des NACO :

En gros, ils sont jugés peu ou pas innovants, potentiellement dangereux et trop chers pour le service rendu. Une inquiétante trilogie !

 

1- Ils n’apportent pas de véritable progrès par rapport aux vieux anti-coagulants, les antivitamine K (que nous nous permettrons d’appeler VACO). Mais enfin peut-on demander à un anti-coagulant de faire autre chose qu’anti-coaguler ? Avoir des effets inattendus, insolites et positifs, sur la fermeté de la peau ou l’arthrose du genou, à la manière des inhibiteurs del’HMG-CoA réductase, ces fameuse statines que l’on étudia initialement pour leurs propriétés antibiotiques ou les inhibiteurs de la phosphodiestérase de type 5, comme le Viagra que l’on destinait au traitement de l’angine de poitrine? Non, bien évidemment. Faire mieux que les anciens anti-coagulants, c’est mieux fluidifier le sang, mieux s’opposer à la formation des caillots sanguins, sans pour autant induire d’hémorragies, ou en tout cas en provoquer un nombre infiniment moindre. La panacée : On traque partout la naissance fâcheuse du thrombus, et on ne laisse jamais goutter une larme de sang. C’est, si l’on veut une image, la théorie du zéro mort dans les guerres post-modernes.

Cette exigence est d’autant plus insoutenable que dans le même temps s’est développée ces dernières années une campagne menée par les sociétés savantes qui ont l’oreille des princes de la Santé publique, ces trois grands organismes tutélaires cités plus haut, sur l’intérêt croissant avec l’âge du traitement anti-coagulant dans la prévention des AVC. Les gens vieux, on le sait, font plus d’AVC que les jeunes ! Même si, au crépuscule de sa vie, on peut le craindre ou le regretter, c’est un constat aussi trivial que réconfortant. Ces AVC souvent liés à un vieillissement vasculaire extra ou intra cérébral, à l’HTA, aux variations volémiques, ont aussi une origine cardio-embolique, car près de dix pour cent des gens de grand âge ( de plus en plus nombreux !) ont une fibrillation atriale chronique. On ne sait pas toujours si la fibrillation auriculaire est responsable des accidents cérébraux, mais elle est une cible thérapeutique élective de leur prévention.

Et comme les sujets âgés sont aussi ceux qui ont des reins fragiles, un métabolisme plus ou moins paresseux, des ordonnances copieuses,  des tissus usés qui peuvent saigner, et des trous de mémoire…, le médicament anticoagulant sans risque hémorragique est une chimère, pire, un mensonge !

Pour les NACO comme pour les AVK !

Les NACO ne sont certes pas des médicaments révolutionnaires, mais ils ne méritent pas d’être livrés aussi prématurément à la suspicion publique, car l’instabilité redoutable de l’effet anticoagulant des VACO ( les AVK) ne peut tout de même pas être passée sous silence. Avec le double handicap d’alterner des phases d’inefficacité et d’excès thérapeutique ! Si les NACO s’avèrent plus dangereux à l’avenir que les AVK, c’est aussi en raison de la considérable expansion des traitements anticoagulants dans des populations à fort risque hémorragique auxquelles les médecins d’autrefois évitaient prudemment de donner des AVK.

A force de suspendre le jugement personnel du médecin, d’en faire un disciple zélé des recommandations d’experts, on fait de la médecine de recettes, on applique des algorithmes décisionnels, on est en paix avec la loi. Or c’est bien cela, la promesse folle, le mirage moderne : transférer, sans pesée ni mesure, des données statistiques fondamentalement discutables sur le traitement d’un malade singulier et oublier que les aides « scientifiques » au diagnostic et au traitement ne sont jamais que des aides, non des obligations, non des dogmes. La médecine est toujours d’une certaine manière hors-la-loi…

2- Les NACO sont dangereux. Après les nouveaux antidiabétiques, les nouveaux anti-inflammatoires , les nouvelles pilules de troisième et quatrième génération qui ont été avec l’expérience désavoués et rejetés, on peut s’attendre à ce que les NACO, « victimes » de la suspicion assez systématique dont le nouveau est l’objet, subissent le même sort !  En attendant les conclusions du comité de pharmaco-vigilance qui en surveille les dérapages, faut-il, comme nous y invite la journaliste Florence Rosier, croiser les doigts ? Conjurer les tristes attendus du futur ?

Certes, le nouveau, en soi, n’est pas forcément le signe d’un progrès. Mais le point de clivage épistémologique entre le nouveau et l’original est de nos jours  à interroger partout, et pas seulement dans le domaine du médicament !

3- Enfin, ces NACO sont trop chers ! Les industriels pharmaceutiques, aux yeux desquels le médicament est d’abord une marchandise et non une manne céleste, pèsent de tout leur poids sur les agences étatiques chargées de fixer la circulation et le prix des médicaments. Grands maîtres du lobbying administratif, subordonnant beaucoup de chercheurs et de spécialistes à leurs politiques commerciales, aidant à l’occasion tel ou tel service à acquérir du matériel onéreux, sponsorisant largement les congrès médicaux, ces riches laboratoires tracent leurs voies et leurs chemins, avec une seule finalité, gagner le plus d’argent possible dans le minimum de temps. Comme ces laboratoires ne sont pas assez fous ou vaniteux pour imaginer vendre librement leurs médicaments sur un marché totalement dérégulé, ils négocient âprement et selon des méthodes pas toujours transparentes le prix du médicament, une fois que le sésame de la mise sur le marché leur a été octroyé. Et c’est ici que les diverses autorités du médicament ont montré un inquiétant défaut d’imagination. Car tout en étant parfaitement conscientes que les industries pharmaceutiques obéissent à des logiques industrielles, qu’elles fabriquent une marchandise certes spéciale, du fait des hautes charges de responsabilité et d’éthique qui touchent à la santé des humains, mais une marchandise comme les autres, elles leur ont imposé un temps de profitabilité, une dizaine d’années en moyenne, avant que leurs molécules ne tombent dans la nasse commune des génériques, caractérisée par l’indistinction et l’anonymat chimique.

Or, si la politique du générique est du moins selon l’avis du législateur une politique vertueuse, elle est absolument inefficace et restrictive pour au moins deux raisons.

La première raison est que les usagers du système de soins ne veulent pas consommer des médicaments produits en Inde ou en Chine, et qu’en conséquence les laboratoires fabriquant des génériques en Europe sont soumis à un cahier de charges très voisin de celui de ceux qui avaient développé le médicament princeps. Les bénéfices résultants espérés par les organismes de remboursement ne sont pas mineurs, mais ils sont faibles.

La deuxième raison, plus décisive, est que la recherche des laboratoires s’oriente désormais presque exclusivement vers des « marchés » massifs, à courte rétribution mais déjà abondamment pourvus comme ceux de l’hypertension artérielle ou des maladies métaboliques ( cholestérol, diabète,…) et délaisse les maladies orphelines et surtout la pathologie cérébrale.

Or la démence, ce que l’on nomme aujourd’hui pudiquement la maladie d’Alzheimer, est le problème majeur de santé publique en Europe et sans doute, du fait du vieillissement des populations, un facteur d’explosion de la protection sociale dans un proche futur. Et s’attaquer à la démence, sans quoi il est assez absurde de mener à grands frais des politiques de prévention et de parfaire notre savoir-faire technologique chez les vieillards n’est plus à la mesure d’un Laboratoire, fût-il confortablement prospère. C’est en vérité un immense plan de recherches dont nous avons besoin, réunissant des biochimistes, des spécialistes des neuro-sciences et de l’imagerie cérébrale, des cybernéticiens et penseurs des systèmes, mais aussi des anthropologues, des psychanalystes, des artistes, des hommes de lettres, des sociologues, et tous ceux qui se penchent sur la mémoire, la filiation, la transmission, l’entourage, la tradition.

Et cela ne peut évidemment pas se faire par le jeu de la compétition entre structures privées et publiques, en racolant ci et là les esprits les plus doués ou inventifs.

Par le prélèvement généralisé et proportionné d’une part conséquente des profits  des grands Laboratoires pharmaceutiques, que l’on verserait dans une vaste structure supranationale étudiant le fonctionnement cérébral et son vieillissement, le temps de la recherche ne serait évidemment plus borné par des considérations commerciales et économiques.

Dans une telle unité, les collisions entre champs de connaissance étrangers les uns aux autres, parfois totalement méconnus les uns des autres ouvriront sans aucun doute des approches originales du cerveau, de sa lente dégradation et de sa ruine.

Une autre logique économique que celle de la compétition verrait alors le jour, dont chacun de nous mesure aujourd’hui la pressante nécessité.

 

Dr Claude Corman ( cardiologue)