Notes sur Spinoza

C’est bien comme étoile montante de la Yeshiva Keter Tora, comme philosophe issu de la communauté juive d’Amsterdam, que l’auteur du TTP s’attire toutes les foudres, qu’il subit les pires injures et anathèmes. Fourbe, traître, renégat, apostat, aucune injure ne lui est épargnée. Et encore aujourd’hui, on s’enfièvre contre le sage trompeur. Or, la déconstruction spinoziste du noyau dur de la religion hébraïque n’est pas un acte de traîtrise. Il n’ a pas mené de controverses antitalmudiques comme les Juifs convertis d’ Espagne, Pablo de Santa Maria, évêque de Burgos ou Geronimo de Santa Fe, lors de la conférence de Tortosa. Un Spinoza non juif, commentant le caractère « national » de la Loi mosaïque serait vite passé pour un lointain exégète de Paul, s’insurgeant contre une Révélation réservée à un petit peuple. Et il n’aurait pas suscité de lectures aussi diverses et contradictoires, les uns le tenant pour un athée ou un matérialiste, les autres pour un kabbaliste masqué ou un sioniste avant l’heure. Spinoza a le courage de traiter les Ecritures, la Bible, comme une œuvre humaine et discutable, sans faire le pas de côté. Il le fait à l’intérieur de sa propre maison, provoquant le scandale et la colère des siens. Qu’il eût appliqué les mêmes méthodes critiques et « profanatrices » aux Evangiles lui aurait assurément valu une plus grande estime de la communauté juive. Mais c’est précisément ce que ne veut pas Spinoza, qu’on lise son TTP comme une construction d’apologète ou de polémiste, au service d’une foi particulière. Il revient aux chrétiens et aux musulmans d’appliquer aux Evangiles et au Coran la même lecture « historique » et relativiste que celle que Spinoza a faite dans le TTP des chroniques nationales du peuple hébreu, de la théocratie hébraïque et de la législation mosaïque. C’est ce que ne dit pas en toutes lettres le TTP, mais c’est clairement ce qu’ont compris les lettrés chrétiens de l’Europe, papistes ou calvinistes qui le jugent encore plus sévèrement que le Tribunal juif d’Amsterdam et le couvrent d’opprobres.
Spinoza indique un chemin vers une laïcité universelle, authentique. Mais à une condition : C’est que sa lecture « subversive » de l’Ancien Testament essaime honnêtement dans les autres maisons monothéistes, sans fuguer ailleurs, sans lorgner vers les autres, sans s’abriter trop vite sous le toit protecteur des nouvelles sciences pressées de faire table rase du passé « superstitieux » de l’humanité.
C’est sans doute parce que Spinoza décrit l’homme à travers ses affects et ses déterminismes et qu’il en fait une créature définitivement incapable de grâce, de proximité avec le divin, que le rabbinat hollandais mais aussi les institutions civiques de la Communauté le mettent au ban avec une rage inhabituelle. Voilà, votre séjour sur terre résume votre présence à l’Etre. N’attendez nulle consolation, n’espérez aucune forme de réconfort métaphysique de votre finitude humaine. Encore une fois, le herem de Spinoza, pour autant que l’on puisse en juger sans véritable dossier d’accusation n’est pas lié au fait que le philosophe aurait été tenté par la conversion, ou par un rapprochement trop spectaculaire avec certains milieux protestants hollandais, ni non plus comme l’a halluciné Milner parce que Spinoza aurait délibérément choisi d’effacer la singularité juive de l’histoire universelle ou pire de préparer la voie aux effroyables crimes antisémites des nazis ( comment a-t-on pu écrire pareille folie ?) mais plus simplement parce qu’il ressent au plus profond de son être l’impossibilité définitive de la pureté, que dis-je son impossibilité ! de son absurdité pour les temps qui viennent. Les règles de purification consignées dans la Cacherout et qui ont infiltré à différents degrés toutes les croyances monothéistes n’indiquent plus le chemin vers Dieu. Et il est absolument vain de vouloir reconstruire un judaïsme soi-disant authentique, débarrassé de ses scories chrétiennes amenées dans le sillage du marranisme, autour de ces Règles et de ces Lois, en dépit de leur aspect un peu plus rationnel que celui de la Providence chrétienne. C’est l’absence radicale d’hypocrisie de Spinoza, dans une époque où chacun fait encore semblant de ménager une place plus ou moins élevée à la religion, y compris chez les disciples de Descartes, qui sidère les autorités rabbiniques. L’idée spinoziste que l’homme gagnera en humanité, en savoir, en éthique et en joie par ses propres moyens est en vérité une idée terrible ou scandaleuse, comme on voudra. Le herem de 1656 est le symbole de l’incompréhension totale des esprits religieux face à une telle pensée. Car les religieux craignent par dessus tout que l’absence de transcendance ne rende le monde et les humains plus laids, plus triviaux, plus imbéciles encore qu’ils ne l’étaient sous le joug des superstitions ou des Lois. Ils ne peuvent pas encore pressentir que la complexité croissante des déterminismes biologiques, physiques, psychiques replacera de fait l’imaginaire au cœur de la pensée scientifique. Trop aristotéliciens, ils n’ont pas lu les écrits du Maharal de Prague qui met les concepts et les catégories dans un champ de collisions et de contradictions de haute intensité, sans en supprimer aucun. Sans doute Spinoza a-t-il eu la formidable intuition qui a manqué à tous les esprits chagrins tournés vers l’autorité ou la censure, d’un ré-enchantement du monde par la connaissance de plus en plus déconcertante, de plus en plus stupéfiante de l’univers et de la vie. Seuls ceux qui pensaient avoir fait rapidement le tour des déterminismes, des causalités, et des enchaînements pouvaient s’en inquiéter affreusement.
Mais au bout du bout de la pensée critique, de la pensée de la déconstruction, se découvre quelque chose de vertigineux, et qui n’est pas le nihilisme, comme on aurait trop vite fait de le croire. C’est l’angoisse, celle dont parle Franz Rosenzweig dans son magistral opus écrit sur des bouts de papier dans la boue des tranchées de la grande guerre. L’être humain n’est pas guéri de son angoisse existentielle par la seule déconstruction de ses leurres, de ses impostures, de ses rêves avortés d’au-delà, ni par la promesse d’une société plus juste et plus démocratique. Nul mieux que Kafka n’a mesuré l’ampleur de cette angoisse. Il la décrit de façon saisissante dans son Journal intime. « J’étais sans défense devant cette figure qui, assise tranquillement à ma table en considérait la surface. Je tournais autour et me sentais étranglé par elle. Autour de moi tournait un troisième personnage qui se sentait étranglé par moi. Autour du troisième tournait un quatrième qui se sentait étranglé par lui. Et cela se poursuivait ainsi jusqu’aux mouvements des astres et au delà. Toute chose se sent serrée à la gorge ». Toute chose se sent serrée à la gorge. L’angoisse est diffuse, interstitielle, cosmogonique. On a brisé la verticalité des fausses transcendances, on a déconstruit tous les mensonges, toutes les illusoires consolations, on a libéré l’homme de ses chaînes religieuses, de ses attaches craintives au sacré. C’est entendu, mais comment ignorer la portée visionnaire du plus noir aphorisme de Kafka : « Peux-tu connaître autre chose que l’imposture ? Une fois que l’imposture sera détruite, tu sais bien que tu n’auras pas droit de regard, à moins de devenir une statue de sel. »?
Il nous faut donc vivre avec un peu d’imposture. Les trésors spirituels de l’antiquité tardive, dont parle Boyarin peuvent être à nouveau annexés à la pensée moderne, comme les mythes grecs, les midrashim du Zohar, la beauté des arts chrétiens. Ils ne sont plus les vecteurs de la tutelle religieuse sur les esprits, ils sont transformés, pétris dans la psychanalyse de Freud, dans la littérature de Kafka, sans être entièrement dissous par le reflux de la pensée théologique. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps, disait Agamben. Et ce faisceau de ténèbres qui provient de son temps rappelle à la présence cette prodigieuse compilation de textes, d’œuvres, de récits qui ne sont désormais plus déchiffrables dans la lumière de leur antique surgissement. Le marrane Spinoza, s’il est l’ancêtre de tant de penseurs critiques, est aussi celui de Franz Kafka, même si l’angoisse de Spinoza est retenue, prudente, silencieuse, dans les filets de la méthode géométrique et n’est pas directement visible. Spinoza n’est pas un sage trompeur. Ce n’est pas un sage !
C.C.