Sommaire numéro 1

Quand Samson devient le père des kamikazes palestiniens et les Israéliens les enfants des Romains de Massada
A propos du film de Avi Mograbi
Pour un seul de mes deux yeux
Patrick Hadjadj

Qu’est-ce que l’Europe ?
Claude Corman

L’Urfremde
Bertrand-F. Gérard

Crise du messianisme
Claude Corman

Du Streben faustien, une tension « entre », à l’Emtsa du Maharal, la « diagonale du milieu »
Paule Pérez

Quand Samson devient le père des kamikazes palestiniens et les Israéliens les enfants des Romains de Massada

A propos du film de Avi Mograbi  
Pour un seul de mes deux yeux

par Patrick Hadjadj

Patrick Hadjadj, cinéaste et auteur de théâtre, a vu pour temps-marranes le dernier film d’Avi Mograbi, « Pour un seul de mes deux yeux » (sortie en France le 30 novembre 2005).

Bien au-delà de la critique de film attendue, il nous livre ici un travail de démontage et même de désossage de l’œuvre du cinéaste, de ce qu’il appelle « le système Mograbi ». Avec un discernement redoutable, Hadjadj en vient à éclairer ce qui domine dans ce dernier film, l’usage d’une méthode de substitution ou de glissement d’identité (historique et mythique) des peuples, qui débouche finalement sur un exercice, peut-être involontaire, qu’il considère de propagande anti-israélienne.

La question qui semble traverser cette méditation semble celle-ci : s’agit-il de montrer une société israélienne sous ses pires excès ? Ce qui dans le cas de Mograbi, traduit un souci louable de faire « la part de l’autre » du côté israélien, et qui se situe bien dans une certaine tradition d’éthique juive. Mais, parler, ce faisant, pour ceux qui seraient censés être les plus faibles, les Palestiniens, est-ce faire reculer la haine, s’il n’y a pas de moyen d’équilibre, si aucun cinéaste palestinien par exemple, ne dénonce les excès du côté palestinien ?Le film de Mograbi « Pour un seul de mes deux yeux » met en perspective les deux peuples dans leur état de tension extrême, dans une destinée nécessairement commune, et on en vient à penser qu’il faudrait peut-être d’urgence reprendre la formule d’Amos Oz : « Aidez-nous à divorcer ».

On ne peut rien ajouter ni retrancher à une bombe humaine, ni à n’importe quel fanatisme. C’est simplement une fin de non-recevoir. Aucune lettre d’amour ne peut ébranler le futur martyr de tout bord.

La paix n’appartiendrait-elle pas à l’avenir plutôt qu’au ressentiment, au ressassement? Elle n’appartient pas, en tout cas, à des exercices d’acrobatie symbolique ou historique qui tressent jusqu’à la folie l’équivalence maladive des excès et outrances des uns et des autres.   TM

Plus facile qu’un felafel

Pour faire un Mograbi, il existe une recette que l’on retrouve inchangée depuis son premier succès international Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Arik Sharon en 1997. Ce titre, que l’on aurait aimé inventer, est en fait une copie de celui de Kubrik : Dr Strangelove or how I learned to stop worrying and love the Bomb.

Il faut d’abord un téléphone et un interlocuteur invisible. Il s’agit d’un collaborateur de Sharon qui intercède pour que Mograbi puisse connaître l’emploi du temps de l’homme politique dans Comment j’ai appris… Ce sont les différents commanditaires (producteur, responsable de TV Ramallah, propriétaire de la future maison impossible à construire) de Mograbi dans Happy Birthday Mr Mograbi sorti en 1999. C’est la caméra utilisée comme téléphone pour joindre un Mograbi en cavale dans Août (avant l’explosion) en 2002, et devant laquelle viennent parler sa femme et son producteur, tous les deux encore joués par Mograbi. Ce dernier devient le collaborateur invisible alors qu’on ne voit que lui !

Dans Pour un seul de mes deux yeux, il s’agira d’un correspondant palestinien dont le réalisateur doublera la voix pour lui éviter des problèmes, puisqu’il justifie les attentats par la situation désespérée qu’il vit au quotidien.

Ensuite, il faut évidemment un Mograbi pour jouer le réalisateur harassé, incapable de tenir ses engagements et faisant courageusement face à la caméra pour prendre le public à témoin de la difficulté de son avancée.Comment j’ai appris… se présente comme un flash back sur la façon dont il a perdu sa femme catastrophée de voir son mari gauchiste de plus en plus fasciné par Sharon. En fait, la partie intimiste est totalement inventée. La femme de Mograbi vit encore avec lui. C’est la femme de Sharon qui depuis est partie mais à cause d’un cancer qui l’a emportée. Pour Happy Birthday… Mograbi est un pauvre gars qui croyait s’enrichir en construisant une maison sur un terrain qui va s’avérer plus petit que prévu et il est harcelé par celui à qui il a vendu la maison dont la livraison doit, comme par hasard, coïncider avec le jubilé d’Israël. C’est encore une condition de temps, le mois d’août qui détermine le film éponyme. Le réalisateur s’y représente torturé par la fausse bonne idée de représenter un mois qu’il déteste. On le voit même répéter devant la caméra jusqu’à obtenir un discours à l’air plus spontané.

Dans Pour un seul… un Mograbi est prostré à sa table, suspendu au téléphone avec en fond les apparitions de la silhouette de sa femme quand la caméra n’est pas cadrée plus à gauche sur la télé.

La télé est l’autre ingrédient essentiel d’un Mograbi. Elle diffuse en permanence des informations ou des publicités dans le dernier opus. PourHappy birthday… elle fournit la très émouvante voix de Rita pour la Hatikva en arrière-plan tandis que Mograbi s’interroge sur la ressemblance avec son père avant de s’arrêter pile pour que l’on entende bien l’impressionnant final de la chanteuse qui prend tout à coup le plein écran. La télé montre aussi des images de destruction pendant que Segal, son producteur fou, attend la fin du monde avec son masque à gaz. Ce sont enfin les images des cadavres de Sabra et Chatila dans Comment j’ai appris… qui suivent celles de manifestants juifs brandissant une caricature de Rabin en SS qui elles-mêmes suivent un démenti de Sharon sur l’existence de cette caricature au sein du Likoud.

Tous les chemins mènent à la Tour Eiffel

Mograbi a le sens de la transition qui tue et qui mettra avec lui tous ceux qui apprécient la simplicité d’un récit opposé à la complexité d’une situation. Le bout à bout avec rime de sens, sans commentaire, par simple juxtaposition d’images, est un procédé courant dans le film de propagande comme dans le comique et le sens de la dérision très pointu de Mograbi prend une tournure plus partisane dans le dernier film. Sa thèse consiste d’une part à identifier les Romains de l’époque de l’encerclement de Massada vers 72 après JC avec les Israéliens d’aujourd’hui. Les Juifs de Massada qui avaient décidé de se suicider plutôt que de s’exposer aux représailles romaines sont assimilés aux Palestiniens d’aujourd’hui. D’autre part, Mograbi récupère le suicide d’un Samson aux yeux crevés réclamant à Dieu un sursaut de force « pour venger un seul de [ses] deux yeux » et obtenant ainsi la permission de faire s’effondrer le temple philistin en tuant le maximum d’ennemis.

L’affiche du film est justement un soldat israélien dont on ne voit qu’un oeil car il bouche la moitié du cadre en mettant sa main devant l’objectif de la caméra. Que voit-on après l’évocation de Samson qui fait tomber les piliers de sa prison, et une famille pieuse faisant des piliers de Samson en pâte à modeler ? Un soldat israélien, abrité dans un bunker en forme de gros pilier et vérifiant à la jumelle les papiers d’un Palestinien. La démonstration est formelle: puisqu’on a encore un pilier, le kamikaze palestinien qui se fait exploser au milieu des civils n’agit donc pas autrement que Samson jadis avec les Philistins…

Afin de mieux convaincre le public européen (Mograbi est depuis six ans produit par Les Films d’Ici de Serge Lalou à Paris et le film était hors compétition à Cannes) peu au fait de la multitude des courants dans la société israélienne, Mograbi va montrer différents enfants ou adolescents en situation d’identification avec les Juifs de Massada ou avec l’histoire de Samson. L’effet est tellement saisissant que j’ai moi-même appelé des amis israéliens pour savoir si la société était devenue folle. Evidemment, on m’a renvoyé qu’il n’y avait pas plus de 5% de cinglés qui devaient avoir encore la nostalgie du suicide collectif de Massada ou de celui de Samson.

La postérité des 960 suicidés de Massada m’avait déjà intéressé en littérature, je l’avais choisie comme sujet de ma maîtrise de lettres modernes avec le spécialiste de littérature et mythologie, Pierre Brunel. J’étais allé jusqu’à la bibliothèque de la communauté juive de Berlin pour découvrir les dernières recherches sur la question. En réalité, aussi terrifiante et passionnante que soit l’histoire de Massada, très peu de fictions y font référence et, dans la société juive, elle est mise de côté par les religieux qui n’apprécient pas trop le suicide, même pour le kiddouch achem, sanctification du nom de Dieu. Du côté de la mémoire sioniste, il y a bien eu l’obligation des officiers de prêter serment à Massada mais cela n’est plus en pratique depuis au moins vingt ans. Il reste uniquement l’impact sur le tourisme et Mograbi choisit celui-là pour frapper son public occidental. Un peu comme si on étudiait le Parisien par l’influence exercée sur lui par la Tour Eiffel…

Une pincée d’enfants et un nuage de musique

C’est puéril mais ça marche, il n’y a d’ailleurs pas de Mograbi sans enfant au centre de la démonstration. Ceux de l’école religieuse où l’on apprend avec respect la mort de Samson, ceux que l’on voit entourés des parents qui font un Samson en pâte à modeler ou encore les jeunes Britanniques à Massada encadrés par un guide très porté sur le jeu de rôle et qui essaye de les impressionner en les faisant s’identifier aux Zélotes proches de se mettre à mort mutuellement.

Dans Août, c’étaient les jeunes Israéliens désœuvrés, à court d’idée devant la caméra criant finalement « les Arabes, faut les brûler ! ». Dans Happy birthday… c’est un groupe d’adolescents qui parcourt la campagne israélienne à la recherche des arbres de la Bible tandis que l’on voit immédiatement un autre groupe d’enfants arabes recherchant des traces de la présence palestinienne derrière des figues de Barbarie. Enfin, dansComment j’ai appris… , Mograbi commence à filmer Sharon par une conférence dans un lycée.

Mograbi se montre même en état de crise, insultant les soldats israéliens à la fin de Pour un seul… lorsque ceux-ci n’avancent pas l’heure d’ouverture d’une porte de la clôture derrière laquelle attend une classe avec sa maîtresse. L’image de l’enfant fonctionne comme une évidence devant laquelle rien ne peut tenir. C’était déjà un enfant palestinien que Mograbi suivait derrière la clôture à la fin de Août et qui lui lançait des pierres en criant « Barak est un porc ». Maintenant l’enfant a un cartable et s’apprête à aller à l’école, Mograbi simplifie pour que sa thèse se suive mieux. On ne retrouve plus son humour qui consistait à démentir toute image de vérité et tout confort sur qui est bon ou mauvais.

Il y a heureusement toujours une musique diaboliquement entraînante chez les extrémistes, sans quoi le Mograbi perdrait un peu de son souffle. On a les fanatiques du rabbin Kach qui dansent sur un rock très contagieux tandis qu’à la guitare un chanteur filiforme un peu édenté, avec des papillotes mais rasé au milieu, un côté décrépi à la ZZ Top, reprend des versets de Samson d’une manière endiablée. Cela rappelle évidemment la formidable scène finale de Comment j’ai appris…, avec le rock de religieux en faveur de Bibi (Netanyahou) à quelques jours de son élection en 1996. Il y avait si peu de spectateurs que Mograbi se mêle à eux, entrant dans la ronde, la perche de la caméra à la main tandis que sur l’écran l’appel à voter Bibi apparaît en karaoké avec une bille rouge qui se déplace pour que le spectateur puisse éventuellement chanter aussi ! Dans Happy birthday… on aura ainsi les enfants évoquant le souvenir de Massada au détour d’un chœur patriotique devant un musée de l’Irgoun intégré dans une maison palestinienne. Ou encore, pour Août, on a droit à la danse de la Torah qui débarque par hélicoptère dans l’incroyable meeting des ultra-orthodoxes qui remplit un stade.

Mograbi a le don de révéler les situations folles en Israël. Il est sûr que les extrémistes juifs qu’il filme dans Pour un seul… sont proprement inquiétants, mais à la différence de ses films précédents, Mograbi ne montre pas leur contradiction avec la société israélienne. Celle-ci paraît unie dans la même folie, vu qu’à part un moment où deux Juifs cools viennent, devant trois enfants, mettre en question l’héroïsme de Massada, on ne voit que des Juifs s’exalter sur le thème du sacrifice pour Israël. C’est même ainsi que s’achève le film.

C’est assez étonnant que cette manipulation se produise sur la chute de Massada, un événement vieux de presque deux millénaires, dont la seule source historique est le témoignage de Flavius Josèphe, historien juif de talent mais passé du côté des Romains lors de l’insurrection, et tenant à donner dans son Histoire des Juifs commandée par Rome, des gages comme quoi il n’a rien à voir avec cette bande de fanatiques qui veut libérer Jérusalem…

Traverser le miroir de Massada pour se retrouver  en prison

Pour résumer, Mograbi a une véritable patte, un style qui le distingue et un souci, qui l’honore, de montrer les maladies de la société israélienne. Cependant son œuvre pose la question du témoignage. En se mettant en scène de façon insistante dans des situation rocambolesques (on garde à l’esprit la parodie de la caméra cachée dans un sac mais toujours bien cadrée dans l’entretien avec Ephraïm, le propriétaire fou pour Happy Birthday…) Mograbi rappelle tout le temps son point de vue. Sauf dans ce dernier film où le montage enchaîne les associations d’idées douteuses sans qu’il n’apparaisse autrement que dans la situation passive d’écouter son correspondant palestinien au téléphone. Mograbi abandonne la posture du bouffon et son film ressemble à un documentaire à prendre au premier degré.

En matière de mise en scène réussie, Mograbi nous avait pourtant bluffés avec l’audition hilarante des comédiennes pour jouer la veuve de Baruch Goldstein, l’auteur de l’attentat du caveau des patriarches. C’était dansAoût.. Plus les actrices  ravissantes s’activaient pour donner de la saveur aux soucis de la veuve – il faut juger les Arabes qui ont lapidé Baruch et surtout récupérer le revolver, « propriété familiale » – plus apparaissait l’énormité des intérêts particuliers bafouant la douleur des familles des victimes.

Comment un auteur comme Mograbi a-t-il pu au final produire un film qui va dans le sens de la présentation d’Israël comme entièrement composée de colons fanatiques obligeant logiquement les Palestiniens aux attentats suicides, comme auparavant les Juifs face aux Romains ? Il se pourrait qu’il ait été victime de son redoutable procédé d’inversion systématique.

Au fond, Mograbi a toujours utilisé la caméra comme un miroir. Il donne le sentiment de s’y chercher à l’intérieur, s’y scruter au plus près dans énormément de plans face où il est très proche de la caméra. Son procédé, regrouper des mensonges évidents pour constituer une vérité par contraste, achoppe si ces mensonges se tiennent trop bien entre eux. On se souvient du succès du Protocole des Sages de Sion, en fait une reprise du Dialogue aux Enfers de Maurice Joly,  mais avec les Juifs parlant à la place de Machiavel. Même si c’est énorme, cela marche, car cela fait écho aux attentes du lecteur qui attend un remède à la souffrance d’un monde qui lui échappe. Fasciné par l’inversion des rôles, Mograbi montre dans Août, de jeunes juifs se déguiser en jeunes arabes pour effrayer les habitants d’un village, en promettant de les chasser. A la fin de Happy birthday…Mograbi frémit de se voir en son propre père dans le miroir devant sa baignoire. Toutes les scènes où il se filme près d’une télé sont aussi une manière d’inverser le processus logique : captation caméra puis image à la télé. Mograbi aime inverser les vérités comme les procédés, ce peut être très drôle, aider à réfléchir, par exemple sur l’implacable enchaînement de la violence. Comment ne pas rire de l’absurdité révélée par un Mograbi, déguisé en sa propre femme, prenant dans Août un journal et s’interrogeant sur la police qui vient de tuer un homme qui menaçait de se suicider ? Il y aussi ces scènes projetées à l’envers lorsque cela se passe près des ruines palestiniennes dans Happy Birthday… ou quand il fait mine de tout rembobiner.

Si l’idée d’inverser Juifs et Palestiniens par le biais du mythe est séduisante, la permutation se fait hélas à partir de la plus noire vision de l’autre : la glorification du suicide en tuant ses ennemis. Mograbi nous donne simplement à voir des clichés dans un miroir.

En traitant les Palestiniens kamikazes comme les descendants directs d’Israël, Mograbi entre involontairement sur le territoire de la propagande antisémite qui assimile Israël à ce qui s’oppose à lui, comme si Mograbi s’était trompé de porte en avançant lui-même à reculons. L’Eglise, à l’époque de son antijudaïsme se proclamait déjà le nouvel Israël tandis que les Juifs remplaçaient les Romains crucificateurs de Jésus. Et en réduisant la société israélienne à la masse des tordus extrémistes, il fait le jeu de ceux qui assimilent Israël à un pays d’excités qui n’a pas légitimité au Proche-Orient. Est-ce aider au processus de paix que de légitimer aux Palestiniens la voie du suicide ?

Pour un seul de mes deux yeux pourrait au mieux être considéré comme une blague «mograbienne» qui a mal tourné, au pire, comme le film d’un auteur aveuglé, comme Samson, par le passage en prison de son fils, Shaul, objecteur de conscience refusant de servir dans l’armée israélienne, comme lui-même auparavant avait été emprisonné pour refus de servir lors de la guerre du Liban(1).

A force de retourner les vérités et les images, Mograbi est peut être devenu lui-même un Samson qui fait s’effondrer sur son talent de mise en valeur des contradictions, son dernier film, ultime tour de passe-passe qui verrouille toute nuance sur le conflit israélo-palestinien.

P.H.

(1) A propos des emprisonnements de Shaul et Avi Mograbi, voir l’entretien du 26 août 2005 accordé par l’Humanité par ce dernier (on peut aussi le trouver sur le site de l’association France Palestine)
Patrick Hadjadj, scénariste, réalisateur, s’apprête à tourner son prochain court-métrage2013, l’hôpital infernal, après avoir obtenu cet automne le Prix Métamorphoses pour sonTank atomique au cinéma Les Trois Luxembourg (Paris).

Comme auteur de Théâtre, on lui doit notamment une pièce au Théâtre du Nord-Ouest (Paris), dans le cycle Justice et politique,  durant le printemps dernier avec Les terroristes en pyjama. Abonné au fanatisme et terrorisme, il avait aussi commis en 2004 à l’Auditorium du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris une autre pièce Un schmattès de retrouvé, dix de perdus.

Parmi de nombreux travaux de montage de spectacle, production, mise en scène, mentionnons en particulier la mise en espace du livre de Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un  Juif polonais né en France, et la mise en scène de Israël, d’Henri Bernstein, tous deux interdits d’exploitation théâtrale à l’époque.

P.H. a dirigé des festivals de Théâtre et a notamment beaucoup contribué aux activités et événements du Théâtre de Proposition, en tant que Directeur artistique. Patrick Hadjadj poursuit également une réflexion sur le théâtre contemporain, à ce titre il est souvent l’invité de débats ou de colloques sur la question.

Qu’est-ce que l’Europe ?

par Claude Corman

L’Europe, après les « non » français et hollandais au traité constitutionnel est, dit-on, à la croisée des chemins . Soit elle redevient une vaste zone de libre-échange sans puissance politique propre, soit elle s’efforce en réfléchissant à ses échecs de relancer l’intégration politique du vieux continent.

En tout cas, deux portes lui sont désormais fermées, qui étaient jusqu’ici les voies d’accès élémentaires à l’évidence européenne : la reconnaissance partagée par les opinions de la genèse de l’Europe sur les champs de ruine du nazisme et du communisme, et l’extension logique de la Communauté aux autres Etats de l’Est européen et demain à la Turquie.

 

La marque allemande
D’une certaine manière, l’Allemagne jouait un rôle de pivot en ce qui concerne le passé de l’Europe et les grands déchirements du XX ème siècle : Par le nazisme, l’Allemagne était devenue la plaie béante de la conscience européenne, obligeant les Allemands à une psychanalyse collective sur la culpabilité et le crime d’Etat perpétré à une échelle inégalée. Et, du fait de la partition du pays après la défaite d’Hitler, l’Allemagne fut aussi le lieu terrible où s’exerçait la concurrence des régimes capitaliste et soviétique, brisant l’unité du peuple, des familles et de la mémoire enrôlée dans la propagande. Il n’est pas excessif de dire que la construction européenne permit à l’Allemagne d’accomplir sa « rédemption », de trouver une solution à la monstrueuse dérive de son nationalisme destructeur et quand le mur de Berlin tomba, l’Europe accompagna naturellement la réunification et la renaissance allemandes.

Qu’il y ait eu ici ou là des promesses ou des contreparties économiques et monétaires ne change pas le fond de l’affaire. L’histoire de la réunification de l’Allemagne clôt le passé européen dont Raymond Aron avait fait la matrice de son livre «  Le grand schisme »

Si on se tourne maintenant vers le futur de l’Europe, on voit un processus d’extension, d’annexion pacifique de régions ou de pays tentés par les promesses de paix et de prospérité de l’UE ou qui veulent échapper à la tutelle de puissants voisins. C’est cette dynamique d’expansion et de recul incessant des frontières de l’Europe qui crée un effet de croissance ou de mouvement ininterrompu, de modernité implacable. En tout cas, ce processus d’expansion qui n’est pas sans évoquer une forme désarmée et donc inédite d’annexion impériale n’obéit à aucun maître d’œuvre figuré.

C’est un peu comme si la destinée de l’Europe se situait dans le mouvement d’intégration communautaire et les déclarations de candidature des nations limitrophes, et qu’elle se dispensait ainsi d’évaluer ou de penser sa propre civilisation.

Cette double dimension de la construction européenne, dont l’Allemagne symbolise le passé « fondateur » comme acteur de la barbarie et témoin de la coupure tragique d’un peuple sous la guerre froide, et dont la multiplication des candidatures d’entrée dans l’UE incarne le futur, est en crise.

Ni la mémoire des monstruosités commises par les nations européennes (et cela ne se réduit pas au nazisme et au stalinisme, sinon comme leurs points extrêmes), ni la séduisante constellation des Etats qui veulent rejoindre l’Union ne répond à la question essentielle : qu’est-ce que l’Europe?Quelle est l’originalité d’un modèle européen qu’on nous présente comme le lieu où la mondialisation prendrait un visage humain, ou une terre du juste milieu entre le libéralisme et l’activité planifiée et protégée ou encore comme un centre de prévention des conflits par la mise en dialogue active des cultures.

 

Une zone de multiples chantiers
Cela semble très vague, très insuffisant . Mais plutôt que dire avec les pessimistes : « l’Europe est désormais un champ de ruines », on peut davantage penser que l’Europe est un immense chantier ou plutôt une zone de multiples chantiers distincts dont aucun n’est indépendant des autres mais qui peuvent néanmoins avancer à des rythmes hétérochrones.

– Un chantier économique

Il faudra bien reconnaître une fois pour toutes l’échec des économies étatisées et collectivistes. Qui peut regretter ces régimes socialistes où une bureaucratie parasite et hégémonique désavouait le réel quand le réel s’obstinait à la désavouer ?

La nostalgie de tels régimes est absolument étrangère aux peuples de l’Est européen et sauf à se couper à nouveau de ces peuples affranchis de l’esclavage soviétique, on voit mal comment on pourrait en vanter encore les mérites. On peut défendre avec véhémence et raison les services publics. On ne peut pas en inférer une sorte de fétichisme de l’Etat qui se répand aujourd’hui dans certains milieux alter-mondialistes et dans les fractions anti-libérales de la gauche européenne. Ce fétichisme de l’Etat-providence deviendrait demain un cauchemar si l’Etat renaissait un jour au despotisme. Un énorme Etat européen régulant, contrôlant, surveillant tout est la pire des choses qui puisse advenir. Car encore une fois, Européens, nous avons été et pouvons redevenir des monstres et il serait fou de confier nos vies à un gigantesque Etat, fût-il bourré de bonnes convictions et de vertus démocratiques.

Il est tout aussi clair que les désordres et malheurs sociaux induits par un capitalisme dérégulé, exposant chacun au grand vent d’une concurrence déloyale, et menant à des situations de plus en plus fréquentes de délocalisations, de chômage industriel, de flexibilité chaotique du travail ou de bas-salaires n’identifie pas une voie européenne originale dans le domaine social et économique.

C’est donc dans l’entre-deux, dans le dialogue de ces deux exigences que la mondialisation désigne comme contradictoires, la poursuite d’une économie de marché et la dignité du salariat, que l’on doit avancer. Je partage l’idée de Spinoza que la République est un régime supérieur parce que parallèlement à l’activité économique qui régit les confrontations d’intérêts des hommes, s’y élabore une conscience citoyenne, le sentiment d’appartenir à un monde qui se fait en commun.

Or on n’appartient plus au même monde quand les écarts de revenus et de salaires atteignent des proportions vertigineuses. La République européenne se dissoudra forcément ( elle n’a pas la mêmes cartes en main que les Etats Unis d’Amérique) si l’éventail des revenus perd toute logique et qu’on se borne à en gommer les effets catastrophiques par une exaltation dangereuse du nationalisme comme ciment fédérateur des peuples. Ici, tout reste à fonder…

– Un chantier politique aussi vaste

La fin du grand schisme européen qui opposa au siècle dernier la démocratie de marché et le communisme laisse aujourd’hui place à un nouveau schisme occidental entre les Etats-Unis et l’Europe. Certains rêvent de contenir l’hégémonie impériale américaine par un Etat fédéral européen, les Etats-Unis d’Europe. Mais quelle en serait la nature politique ? De tous les régimes « modernes » expérimentés par les Européens, seule la social-démocratie est une création propre de l’Europe, mais elle apparaît aujourd’hui très divisée. Le new-labour de Blair, le PSOE de Zapatero, le SPD de Schroder, le PS français n’ont plus de projets communs. Les partis sociaux-démocrates danois et hollandais sont dans la tourmente. Les mouvements alter-mondialistes et les néo-communistes n’en reconnaissent plus le leadership politique.

Tout cela nous rend orphelins d’une matrice politique originale commune aux peuples d’Europe.

Et il est clair qu’aujourd’hui avant de discuter sur des institutions européennes ou des traités constitutionnels complexes et indigestes, il nous faut repenser le champ des alliances politiques trans-nationales à partir d’une réflexion sur l’originalité de l’Europe. Derrida parlait de l’Europe comme le creuset d’un nouvel internationalisme sans parti ni avant-garde dominante, comme le lieu où pourrait se façonner une conscience plus solidaire, plus humaine des problèmes planétaires. Autrement dit comme le milieu d’une politique de l’amitié et non d’un réalisme politique que Bernanos définissait comme le bon sens des salauds. Là aussi, tout reste à faire.

– Un chantier culturel

Traversé par des dialogues ou des confrontations de visions, de langues, d’histoires, à l’échelle des peuples et non plus seulement au niveau des lettrés, des érudits et des savants comme ce fut le cas dans l’Europe ancienne.

Du temps de Stefan Zweig, de Musil ou de Proust, le cosmopolitisme européen était bien sûr gravé dans les esprits. On pouvait même voir un Carl Einstein engagé pendant la grande guerre dans l’armée allemande correspondre avec les mécènes et les collectionneurs français ( ennemis !) d’art contemporain. La patrie de Carl Einstein est l’Europe de Matisse, de Picasso, de Vlaminck. Mais ce cosmopolitisme européen que certains juifs allemands et autrichiens avaient d’une certaine manière façonné comme leur vraie patrie ne diffusa jamais dans la conscience des peuples que se disputaient les marxistes et les nationalistes.

Or, l’enjeu aujourd’hui en Europe est bien de recréer à l’échelle des peuples et non de quelques minorités savantes ce sentiment cosmopolite, ce dialogue ininterrompu des penseurs, des artistes et des poètes d’Europe. Mais la tâche est encore plus ardue, car l’Europe n’est pas simplement multi-culturelle au sens de l’auberge espagnole ou des programmes Erasmus. Elle est aussi exposée, et encore une fois, pas simplement dans les conclaves des élites universitaires, mais bien au cœur de la vie quotidienne des peuples qui la composent à la demande de pleine reconnaissance et d’égalité culturelle de populations immigrées qu’elle avait si longtemps traitées comme des populations soumises, colonisées ou étrangères. Et cela n’est pas facile, car par-delà l’apprentissage patient des différences culturelles, planent toutes sortes de malentendus religieux dont l’Europe massivement chrétienne avait perdu la mémoire.

L’apparition d’un islamisme radical et sanguinaire au sein du monde arabo-musulman qui est le premier à en subir les funestes conséquences brouille encore davantage les pistes. Et on a vite fait de transformer un dialogue des cultures en incompatibilités de croyances.

C’est ici qu’il nous faut réfléchir aux notions différentes de laïcité et de marranité qui questionnent les identités, les communautés, les cultures et les religions. L’éducation cosmopolite des peuples européens et l’approche anthropologique des identités marranes apparaissent comme deux chantiers importants. C’est sur ce dernier thème que la revue temps marranes peut tenter de nourrir la conversation.

C.C.

L’Urfremde

par Bertrand-F. Gérard

Il peut arriver, ça arrive parfois, qu’un mot, une expression rencontrée  au fil d’une lecture, refuse de regagner ce lieu d’inscription une fois le livre fermé. Une telle insistance n’a d’autre issue que d’engager sur cette trace un travail. Parfois ces mots, ces expressions saisies dans d’autres langues semblent se refuser à la traduction. Ils opèrent une traversée des langues, à la manière de noms propres que pourtant ils ne sont pas, si ce n’est à valoir pour la signature de ceux qui m’en ont enseigné quelque chose. Les Kurumba du Lurum, mes amis polynésiens, à leur insu les AmVets (les vétérans de la guerre du Vietnam) ou les G-sters de L.A. (les gang members) m’ont tous, d’une manière ou d’une autre, éclairé de leurs mots et dans leurs langues quelque dimension opaque des réalités contemporaines. Tracking, terme souvent sollicité par les Aborigènes perdrait toute saveur à être traduit. Il engage à suivre à la trace telle ou telle expression qui s’enchaîne à une autre, puis à une autre encore, convoquant de nouveaux noms, de nouveaux textes selon une trame de lectures successives qui conduisent à l’élaboration d’un nouveau texte tissé avec d’autres mots. Ce texte achevé peut avoir un effet d’élucidation. Celle de e ore te vava dit-on en reo ma’ohi (langue polynésienne telle qu’elle est parlée à Tahiti), retourner le silence ou rompre avec la signification immédiate d’un texte ou d’un propos qui ne dit rien. Le silence n’est pas toujours la simple absence de parole, il peut être rythme ou scansion, mais encore l’écho de ce qui ne trouve pas à se dire. La lecture engage alors à l’écriture, à faire trace de la lecture d’une trace conduisant à l’élaboration d’un autre texte.

Le livre de Georges Zimra, Freud, les Juifs, les Allemands [1], s’avéra d’une lecture difficile, pas toute soumise au plaisir du texte, non qu’il fût mal écrit mais suscitant du lecteur que j’en fus, de renoncer à l’exotisme d’une période de notre histoire si chargée, que ma génération, celle de l’immédiat après-guerre fut sollicitée de ne pas chercher à en savoir trop ; de se prêter à une sorte de suspension dans la transmission. Et voilà que ce livre, dans le sillage des enseignements de Lacan, vient poser ce qu’il me vient d’écrire ainsi : « ce que tu croyais n’avoir concerné qu’eux, ceux des deux générations précédentes, c’est aussi ton histoire, ton héritage, quelle que soit ta généalogie, ta langue, ton terroir ». Et le livre insiste : la psychanalyse, dans le temps de son élaboration par Freud, ce n’est pas seulement une fiction scientifique de l’origine, la horde primitive, la reversion d’une tragédie grecque au registre du mythe, celui d’Œdipe, un nouveau récit d’origine, L’Homme Moïse, c’est aussi la confrontation de la découverte freudienne à la montée du nazisme, le triomphe du langage de la technique jusqu’au pire : la violence programmée, l’entreprise de destruction planifiée de tout un peuple peu après le décès de Freud. C’était avant, mais le monde qui fut et qui demeure le mien n’en est pas quitte. Ni l’archéologie, ni l’ethnologie comme sciences que j’avais sollicitées pour ma formation universitaire ne m’avaient confronté à cette prégnance, il me vient ici de forger le terme de vivance d’un passé pourtant très immédiat dont l’horreur relevait de l’histoire contemporaine sur un versant et de la commémoration sur un autre.

Au fil de ce texte, je me suis trouvé pris au filet tissé par trois mots ou expressions. La première était la haine de soi une référence directe à l’ouvrage de Theodor Lessing dont le titre fut traduit en français par  La Haine de Soi, le refus d’être juif[2]. Le titre de cet ouvrage publié en Allemagne en 1930 était Der jüdische Selbsthass littéralement, nous dit une note de l’éditeur, La haine juive de soi-même. Une traduction qui pour être juste, d’une langue à l’autre, ne m’est plus apparue pertinente à l’issue de la lecture que j’en fis. S’en imposa comme traduction-interprétation l’expression la haine de le-juif en soi. Ce le-juif venant souligner une réification effrayante du juif pour Lessing, un débordement du sentiment d’appartenance dont Zimra nous fait savoir qu’il fut insupportable à Freud auquel Lessing avait envoyé un exemplaire. Une telle aversion de la part de Freud semble liée à l’assentiment de Lessing et de quelques autres à cette déviance obscène née de l’imaginaire de vérité de la science faisant des Juifs, des communautés juives, ce que je nomme ici, le temps de mon propos, le le-juif soit un irréductible objet culturel et biologique. Un pas supplémentaire de la haine ou de l’aversion des Juifs à l’antisémitisme racial telle que les nazis en bricolèrent la légitimité et la raison politico-scientifique.

Le le-juif en tant que la langue du troisième Reich la Lingua Tertii Imperiipour reprendre le titre d’un l’ouvrage de Victor Klemperer LTI[3],s’efforça de l’éradiquer du corps de la langue, mais encore le le-juif en tant qu’il devait être exclu de la procréation. (Leib, la poitrine, le ventre), leLebensborn, “ la source de vie ” comme institution excluait le juif tout autant que l’amour (Liebe), visant à produire des guerriers et des femelles reproductrices au plus proche de l’idéal anthropomorphique de la race nordique dont des “ savants ” avaient déterminé les normes anthropomorphiques.

La troisième expression est une phrase saisie au fil de la lecture de ce même ouvrage  (p. 282)  “  la véritable subversion de l’avancée freudienne réside dans l’idée fulgurante que Moïse était égyptien ”. Elle suscita pour moi un mouvement d’étonnement, cette idée circulait à Rome comme une certitude et en Allemagne nazie depuis bien longtemps ce dont atteste la partie de l’ouvrage de Jan Assmann, Moïse l’Egyptien[4] consacré à Freud. Rien ne s’oppose à considérer comme fulgurant d’avoir relevé plus qu’inventé cette possibilité de l’origine égyptienne de Moïse. Mais une telle épithète contribue, me semble-t-il, à l’effacement du sous-titre qu’envisagea Freud pour son ouvrage L’Homme Moïse et la religion monothéiste, ce sous-titre était roman historique. Un effacement qui est aussi celui de deux noms du côté du roman celui de Joseph, le personnage central de la tétralogie de Thomas Mann auquel Freud déclara “ Je suis l’un de vos plus vieux lecteurs et admirateurs[5] ”, ce qui fut repéré par Marthe Robert[6],  et du côté de l’Histoire celui de Flavius Joseph, historien juif “ romanisé ” qui assista à la prise de Jérusalem. Une partie de son œuvre fut réunie sous le titre Contre Apion[7] dont les deux livres sont consacrés à démentir l’origine égyptienne des Juifs et de Moïse. Deux autres noms subissent dans le Moïse[8] un sort peu enviable l’un est celui d’Abraham divisé entre le patriarche qui se voit exclu du registre de la fondation de l’entité socio-historique juive et l’autre est celui de Karl Abraham dont un texte avait été publié dans Imago en 1912 sous le titre “ Amenhotep IV (Ichnaton). Psychoanalystische Beiträge zum Verständnisseiner Persöhnlichkeit und des monotheistischen Atonkults ”[9]. Certes Abraham et Karl Abraham ne filent pas à la trappe sur le même registre.

A mon sens Freud n’a pas inventé l’origine égyptienne de Moïse qui n’a rien d’invraisemblable pour autant, il a fondé une origine des Juifs à rebours de l’imaginaire scientifique nazi, à rebours de la fabrique nazie dule-juif. Le juif s’y trouve restitué à sa place de nom propre dont l’origine est à décrypter d’un livre, celui de l’Exode, d’une élaboration symbolique fondatrice du monothéisme  et non plus du texte d’une fiction scientifique. Si le le-juif épingle un réel, c’est du côté de la haine des Juifs qu’il convient de le questionner, ce que Freud entreprit.

Plus qu’Œdipe, auquel Freud n’a consacré aucun livre et qui n’apparaît dans son Moïse qu’associé au complexe, c’est l’Homme Moïse qui soutiendrait le mythe freudien. Œdipe ne vaut pour Freud que pour unelégende, Oedipussage[10] ou un personnage épique de Dichtung ou deSage[11], d’histoire ou de récitDans Totem et Tabou, Œdipe s’inscrit dans la mythologie grecque ou les drames de Sophocle. Freud ne pose le statut de mythe Œdipe qu’en quelques rares occurrences, par contre il nomme de ce nom le complexe. On peut se demander si le “ mythe d’Œdipe ” comme vulgate freudienne n’est pas une histoire juive semblable à celle du pull-over juif, celui qu’une mère juive impose à son enfant quand elle a froid, une mère juive qui aurait ici pour nom Anna-Antigone ou I.P.A. Une manière de suaire de l’œuvre de Freud, où Freud lui-même serait le père mort totémisé, figé dans une doctrine comme dans un sanctuaire ou un mémorial.

Et je m’amuse à supposer que ce statut de mythe conféré à l’Œdipe fut un des éléments auquel Lacan refusa de s’affronter trop directement dans son séminaire interrompu en 1963. S’en prendre au statut mythique de l’Œdipe aurait relevé alors de l’agression provocatrice au-delà de l’IPA. Le mythe est moins ce que l’on est tenu de croire que ce qui doit être tenu pour vrai, il fait lien social. Le père mort de la horde primitive humanisée par ce meurtre même fait à mon sens fonction de proposition fondatrice qui engage une théorie, mais qui ne peut être validée dans le cadre de cette même théorie. Il faut un mythe pour la soutenir. Cette fonction là, me semble-t-il, sur la fin de sa vie, Freud la confie à Moïse.

Dans une lettre à Charles Singer du 31 oct. 1938 il écrit[12] : “ (Moses and Monotheism)… il constitue essentiellement la suite et le développement d’un autre écrit que j’ai publié, il y a vingt cinq ans, sous le titre de Totem et Tabou. Un vieillard ne trouve plus d’idées nouvelles, il ne lui reste qu’à se répéter. ” Cette lettre même relève pour le passage cité de la répétition, à Arnold Zweig, lettre du 30 sept. 1934, à propos du troisième essai[13] : “ … elle contenait une théorie de la religion qui n’a, à vrai dire, rien de nouveau pour moi après Totem et Tabou, mais qui apportait plutôt quelque chose de neuf et de fondamental aux non-initiés. ” où se retrouve la fonction mythique. Un mythe qui ne viserait pas qu’à fonder une doctrine mais à barrer et entamer la mystique nazie.

Ni œuvre de romancier, ni œuvre d’un historien, Moïse relèverait d’un acte dont l’enjeu serait la transmission de la psychanalyse qui engage le passage de Freud-Joseph, l’interprête des rêves, l’auteur de laTraumdeutung, à Freud-Moïse le fondateur à la condition que d’autres s’y collent. Il n’y a d’ancêtre fondateur qu’à la condition des vivants ; les non-initiés sont une des conditions nécessaires à la transmission, ce que savent les “ sauvages ” d’Afrique et d’Océanie tout autant que les cercles psychanalytiques. L’initiation chez les Kurumba[14] ne fait pas du non-initié un savant, un docteur en traditions ni un expert en usages et coutumes. Il y apprend a.sinda, le silence et à partir de ce silence à écouter.  A savoir que les Ancêtres sont morts, que nul ne peut parler à leur place, en garantir le propos, si ce n’est à se risquer à l’élaborer à son tour pour d’autres, à partir de ce qui en a été recueilli et de ce qui s’en impose des circonstances présentes. Les trois proverbes qui en disent quelque chose ne sont pas contradictoires : Ce n’est pas l’œil mais l’oreille qui connaît le grand-père et il faut aller sur la place de danse pour connaître la signification des chants. La transmission relève de l’intention et de l’extension et dans un troisième temps de la prise de risque : ce n’est pas l’oreille du taureau mais sa corne qu’il faut craindre.

Ce détour par une tradition africaine permettant d’évoquer trois temps pour la formation du psychanalyste, celui de la cure, de la participation à un travail d’école et du passage à l’analyste qui ne constituent pas une séquence chronologique. Trois temps que cette métaphore africaine permet de poser mais non de résoudre l’énigme à laquelle Lacan s’est par la suite confronté.

De fait le Moïse de Freud ne cesse de susciter des travaux d’initiés et de non-initiés comme autant de lectures, avec de l’écrit, de son texte mais encore de l’ensemble de sa démarche. Moïse est sur le plan du roman comme sur celui de l’Histoire, une mythistoire plus qu’un roman historique, celle de la mise en abîme des origines du peuple juif, ni des Hébreux ni des Israélites comme le note Assmann[15] (deux autres noms qui passent à la trappe) et historise sa formation comme configuration sociale religieuse, ayant donné naissance à un peuple issu de différentes composantes, ayant apporté à la “ Civilisation ” une avancée décisive, mais non à une race ou à une ethnie, ce qui fut le fait des Grecs semble-t-il.Ethnicos judaicos, une catégorie de peuplement stigmatisée comme telle par le christianisme qui se sépara du monde juif au II siècle de l’ère courante. Mais le Moïse de Freud c’est aussi, pour nous, la mythistoire du passage de l’Autrichien juif de langue allemande Sigmund Freud à Freud comme nom du fondateur de la psychanalyse ni juive ni autrichienne, dont l’œuvre poursuit son chemin et engage des effets dans bien des langues. Ce qu’établit avec force l’ouvrage de Zimra.

Il put être reproché à  Freud d’avoir par la publication de ce livre apporté de l’eau au moulin des nazis qui déniaient aux Juifs toute participation à une quelconque élaboration culturelle et à la culture juive d’autre apport ou effet que de contamination. De ce que Freud dit des Juifs ailleurs que dans le Moïse, je ne retiendrais ici que ces deux extraits. Dans une lettre du 31 oct. 1938, à Charles Singer : “ nous étions jadis une vaillante nation ”[16]et dans une lettre à Barbara Low du 19 avril 1936 [17] : “ Nous étions juifs tous les deux… nous avions en commun ce je ne sais quoi de miraculeux – jusqu’ici resté inaccessible à toute analyse – qui est le propre du juif ”. En faisant des Juifs une nation inscrite dans la continuité historique, Freud adhère à l’esprit de son temps régi par la Science et l’imaginaire de vérité qu’elle suscite, celui d’une continuité à l’identique. Les Sages qui répondirent à l’appel de Ben Gourion lancé en 1958 sur la question “ qu’est-ce qu’être juif ? ” ne parvinrent pas à trouver un accord, ce qui témoignait en un sens qu’ils en savaient quelque chose sur des registres différents, les propositions n’étant pas réductibles les unes aux autres mais reflétant diverses modalités d’appartenances.

Par contre résoudre cette question sur le registre de ce qui est “ resté inaccessible à toute analyse ” fait rebond. Sur le plan de la psychanalyse, cet irréductible convoque celui de l’ombilic du rêve ou du roc de la castration et sur le plan de la mythistoire juive, le mot de shear, souvent traduit par le petit reste à partir duquel, sur fond duquel, Dieu fait relance d’Israël après l’avoir détruit ou dispersé. Cet irréductible chez Freud, faisait peut-être rebond de la mise en abîme du monothéisme, de l’éloignement pour lui de la figure de Dieu, du refus de l’appel au “ retour ” que lui lancèrent certains de ses amis. Mais ne cédant sur rien, tout en maintenant son appartenance au monde juif, il fit valoir que la psychanalyse qui n’est ni une religion, ni une science juive, ni un parti.

En retirant à son peuple son grand-homme, Freud lui laissa en partage, à lui comme aux autres, ce petit reste, Moïse a crée le juif[18] et de cela la civilisation dans tous ses avatars n’est pas quitte, pas plus les Juifs soumis aux persécutions que Freud : Le Moïse ne laisse pas mon imagination en paix avait-il écrit à Zweig le 2 mai 1935 [19] . Ce que je nomme ici le reste, les Allemands nazis le nommèrent Jude. Eux aussi avaient pris leur distance avec Dieu, ce qu’ils firent savoir en modifiant l’ancienne devise du Reich, ein Volk, ein Reich, ein Gott en ein Volk (désenjuivé), ein Reich(sans les Juifs), ein Führer (sans Dieu). Ce changement de devise ouvre auLebensborn dont il fut question plus haut ainsi qu’à la L.T.I. et Dieu abandonna effectivement l’Allemagne pour laisser sa place à l’imaginaire de la science qui s’y est engouffré. Extirper le le-juif du corps du peuple et de celui de la langue impliquait dès lors de s’en prendre aux Juifs comme dépositaires et propagateurs du le-juif, mais encore de s’en prendre au soi-même de tout homme juif ou non-juif. La haine de soi, celle des origines, s’abattit sur l’Allemagne et au plus fort sur nombre de Juifs assimilés ou demeurés fidèles à leurs traditions, se considérant comme tels ou dénoncés comme tels.

Le discours de la science avait ouvert partout en Europe le chemin d’un tel désastre, tout particulièrement en Allemagne que, selon un sentiment couramment ressenti à l’époque, ni Dieu ni la Science n’avaient su protéger de la défaite et de l’humiliation en 1918. La Science, dans ce qu’elle comporte de science de l’homme, était alors tournée, obsédée par la question des fondements et de l’origine. Elle imposa ou valida une représentation cladistique de l’humanité contemporaine surgie de la convergence des théories sociales de l’évolution, de la linguistique historique (la quête de l’Ursprache), de la préhistoire (la quête del’Urvater), et de l’anthropologie coloniale récente (le sauvage, le primitif).

Cette représentation envahissante était réductible à ceci : l’état de civilisation et de progrès de tous les peuples actuels du monde témoignait de l’évolution passée qui avait conduit à la civilisation dont l’Europe était l’aboutissement. Ainsi, les Aborigènes d’Australie étaient considérés comme des survivants de l’âge de pierre, les Amérindiens comme des chasseurs-cueilleurs témoignant du paléolithique, les Noirs d’Afrique comme des peuples néolithiques, les Chinois comme des témoins vivants du Moyen-Age etc… la place était ainsi dessinée pour ce que je nomme ici l’Urfremde, un néologisme pouvant être substitué à le le-juif.  Soit ce petit reste d’avant les origines de l’Histoire et qui se serait diffusé de par le monde et aurait survécu à toutes les civilisations qui l’avaient accueilli en accueillant des Juifs, des civilisations décadentes ou qui avaient disparu, comme alors l’Allemagne s’en sentait menacée. Les nazis affirmaient  que cet Urfremde était là inscrit dans la composante juive des peuples d’Europe, mais aussi comme ce qui imprègnait la culture allemande et les corps des Allemands.

Les Juifs n’auraient survécu aux effondrements de ces anciennes civilisations que comme organismes parasitaires, se transmettant aux non-juifs  jusque par télégonie. Il semble hors de doute que l’adhésion massive au régime nazi ne fut pas aussi massive qu’au nazisme, ce qui indiquerait que l’Urfremde, dont nombre d’Allemands avaient peur à juste raison, était aussi cette part irréductible de violence, comme surgie du fond des âges, qui traversait alors l’Allemagne depuis l’armistice et qui trouva dans l’antisémitisme d’Etat un exutoire.

Cet Urfremde, Freud l’endossa, mais à sa manière, tel que la psychanalyse l’y avait conduit, c’était l’acceptation de la mise en abîme de l’origine, l’acceptation d’un nom, l’appartenance à un maillage généalogique dont on ne sait jamais tout, inévitablement composite mais évidé de l’imaginaire de la science et de celui du nom. L’Urfremde est la tournure que prend cet irréductible sous l’emprise de l’imaginaire de vérité d’une origine (Urgrund) réifiée dans un signifiant pétrifié emprunté aujourd’hui le plus souvent au discours de la science. Or cet Urfremde, nous n’en sommes pas quitte et il déborde aujourd’hui son arrimage au nom “ Juif ” sans y renoncer pour autant. Ce que je nomme ici Urfremde, Freud le nomma de ses effets, par un singulier : Malaise dans la Civilisation. Un “ malaise ” aujourd’hui d’autant plus repérable qu’il ne s’est pas résorbé du fait de la défaite de l’Allemagne hitlérienne puis de l’effondrement des régimes totalitaires et dont un des symptômes demeure l’injonction identitaire.

C’est à se séparer  de l’Urfremde dans toutes ses occurrences, à le désarrimer  de toute assignation à un peuple ou communauté, que nous conduit la psychanalyse que nous soyons ou non juifs, noirs, yapa ouma’ohi quelque soient les critères convoqués pour soutenir ces appartenances. Le verbe “ être ”, ici “ soyons ”, induisant déjà que nous y serions, bon gré mal gré confrontés. L’écriture du Moïse nous renvoie à autre chose, qui est de se confronter, sans prendre appui sur l’imaginaire de Dieu, de la science, de la technique, de l’Histoire ou des romans familiaux, à faire fracture des certitudes déployées par cet imaginaire pour tenter de lui opposer ce que la psychanalyse comme science permet de préserver de la division du sujet, y compris comme effet d’une perte originelle matrice et abri de ce que nous nommons ici l’Urfremde.

Note : Le propos du présent article, suscité par la lecture de Freud, les Juifs, les Allemands, ne participe d’une telle perspective que sur le registre de l’essai ou du brouillon ou encore de l’annonce de différents chantiers ouverts par la lecture qui s’en est imposée. Tout y demeure à reprendre, à serrer de plus près… le récent ouvrage de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, publié après la rédaction de cet article, atteste de ce qu’il s’agit là d’un chantier toujours ouvert malgré la rigueur et le talent qu’il y déploie.

B-F.G.

Cet article a été publié dans Cahiers pour une école, n°10 – la lettre lacanienne, une école de la psychanalyse, Paris.

[1] Ed. Eres, Point Hors Ligne, Paris (2002).

 

[2] Berg International Editeurs, Paris, 2001. traduit de l’allemand par M.-R. Hayoun.

 

[3] Albin Michel, Paris, 1996.

[4] Paris, Aubier, 2001, traduit de l’Allemand par Laure Bernardi. Le titre de l’édition allemande (1998) estMoses der Agypter, Entzifferung einer Gedächtnisspur, le titre original de l’édition américaine (1997), Moses the Egyptian, The Memory of Egypt in Western Monotheism, Harvard Univ. Press.

 

[5] lettre du 6 juin 1935 in Sigmund Freud. Correspondance 1873-1939. Paris, Gallimard, NRF, 1979. p : 464.

[6] La révolution psychanalytique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, (1964) 2002 : p. 520 et suivantes

[7] The Complete Works of Josephus, Grand Rapids, Kregel Publications, 1996. “ Antiquity of the Jews. Flavius Josephus Against Apion ” : p. 607- 636.

[8] C’est ainsi qu’en certaines occasions Freud nomme les trois essais qui composent Der Mann Moses und die monotheistische Religion. Nous en conserverons l’écriture abrégée moins par respect du maître peut-être que par économie typographique.

[9] Imago 1, 1912, p. 334-360.

[10] Der Mann Moses und die monotheistische Religion : Drei Abhandlungen in Sigmund Freud Studienausgabe. Fragen der Gesellschaft. Ursprünge der Religion. Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1974 : 464.

[11] id. p. 463.

[12] Opus cité : p. 495.

[13] Opus cité : p . 459.

[14] Kurumba, population du nord du Burkina Faso qui eut la gentillesse de m’accueillir quelques années.

 

[15] Opus cité : p. 255.

[16] Opus cité : p. 495.

 

[17] Opus cité : p. 466.

[18] Lettre à Arnold Zweig du 30 sept. 1934, opus cité : p. 459.

 

[19] Opus cité : p. 463.

 

Crise du messianisme

par Claude Corman

Que devient la lumière messianique, cette sorte de télescope poétique de l’au-delà qui renverse toutes les certitudes et temporalités ordinaires, surtout depuis la restauration d’Israël et la reconquête par le peuple juif d’une vraie souveraineté politique ?

Et peut-on à partir de ce fait historique sans précédent privilégier l’une des différentes interprétations du messianisme que les confrontations de la philosophie et de la Tradition ont façonné au cours des siècles?

Après l’effondrement historique du marxisme-léninisme et prenant acte des insuffisances doctrinales de la critique de la bureaucratie, la gauche européenne s’est de plus en plus intéressée à la dimension messianique de la rupture révolutionnaire telle qu’elle est exposée dans l’œuvre théorique de Walter Benjamin.

Dans ses réflexions théoriques sur la connaissance, Benjamin dit que « le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique » et que «  l’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est l’affaire des obscurantistes ». Aux yeux de Benjamin, le messianisme prend le relais du progrès ou de la raison dans la lutte contre l’obscurantisme. L’auteur du Livre des passages conteste la continuité du temps historique et plus encore la notion de progrès qui s’y love comme un serpent au soleil. A ce sommeil de l’histoire scandé par le mouvement linéaire du progrès, Benjamin oppose la nécessité du réveil, comme instant messianique qui éclaire dans la sobriété fulgurante d’une aube nouvelle la face difforme et catastrophique du présent et ressuscite en leur rendant justice les morts, les oubliés, les restes.

Après les travaux de Benjamin, il semblait que le concept messianique puisse remplacer le concept d’utopie, mis à mal par les échecs des utopies saint-simoniennes et fouriéristes. Même Marx,débarrassé de la carapace « vulgaire » du matérialisme dialectique avait gagné un temps à être relu sous les espèces d’un penseur messianique.

D’une certaine manière, le livre de Pierre Bouretz, qui explore l’interface philosophie- messianité dans la pensée juive-allemande[1] ne nous permet pas de répondre à nos premières questions, et pas davantage à la prétendue efficacité subversive de la substitution messianité-utopie. Car rien n’apparaît aussi fuyant, brumeux, insaisissable que ce prétendu concept, dès lors qu’on le confronte à sa polysémie, via la multiplicité de sens qu’on lui découvre chez les philosophes juifs allemands ! Sans entrer dans la typologie qu’en dresse Moshé Idel au –travers d’une analyse érudite des différentes mystiques messianiques – extatique, théosophico-théurgique, magico-talismanique ou apocalyptique – on voit bien que les auteurs appartenant à une période et à une géographie européenne communes, Benjamin, Scholem, Buber, Lévinas ou Strauss par exemple n’en ont pas une définition proche.

Peut-être existe-t-il une tension messianique partageable, c’est- à-dire l’idée que le monde inachevé et brutal de la Création doit être réparé, amendé, bouleversé par le tikkun (réparation) des hommes.

Mais dès que l’on a dit cela, on est saisi par le caractère nébuleux et instable de cette proposition. Qui se charge du tikkun, un homme, un peuple, l’humanité ? Et que répare-t-on au juste ? Certes, le messianisme maintient le monde en suspens et évite le nihilisme afférent aux philosophies de l’éternel retour. Mais comment le transformer en en un concept politique ou moral pertinent ? C’est déjà difficile au sein même du monde juif, alors comment pourrait-il s’universaliser ?

Et pour commencer, le messianisme juif est-il encore en phase avec l’attente des Nations qui l’associe à l’espérance d’un monde meilleur où l’instinct animal, la violence et le mépris seraient enfin tenus en respect par l’amour et la justice?

Le rassemblement des dispersés en Eretz-Israël est l’une des approches des temps messianiques. Elle figure en tout cas clairement dans tous les écrits messianiques de l’exil. Hélas, le retour des dispersés est contemporain d’un retour des malentendus, de la guerre, de la haine et des querelles sanglantes de terre et d’héritage. Alors que la lumière messianique est censée rétablir le lien direct de Dieu et des Juifs (Dieu sortant de son propre exil) mais aussi faire retomber sur l’ensemble de l’humanité le Hessed et la Hokmah, la grâce et la sagesse, Israël est piégé dans une guerre infinie avec ses voisins palestiniens et arabes. Une aube nouvelle est arrivée, c’est vrai, pour tous les Juifs du monde, mais elle n’est pas arrivée avec le shalom et la réconciliation. Un immense pont suspendu enjambe la longue histoire de l’exil juif, mais l’apaisement et la sérénité espérés de la construction prodigieuse du pont ne sont toujours pas là. Israël, sous l’effet de la menace a certes gardé son statut de nation à part, mais pas comme nation sainte ou pastorale, chargée de faire vivre la lourde injonction du Sinaï et ainsi retranchée de l’Histoire commune. C’est comme Etat « juif » respecté pour sa technologie et sa puissance de feu, converti en Etat occupant après la victoire de 1967 sur les nations arabes coalisées que l’Etat israélien n’a pas encore rejoint la tranquille banalité des nations.

Et du coup, le messianisme pèse, l’exception de la destinée juive écrase. Surtout quand des motifs nationalistes et sectaires s’en emparent. Avraham Yehoshua, tout comme Amos Oz ou David Grossmann  prône le retour à l’histoire : «  Il nous faut une mémoire et une conscience historiques capables de nous situer dans le temps. Et revenir à la réalité, à la responsabilité. » C’est peu dire que nous vivons une crise du messianisme ! Le messianisme était déjà polysémique et complexe, très difficile à traduire en « aspirations humaines au possible ». Il est maintenant en train de s’épuiser au cœur de la « renaissance israélienne ».

Alors, comment ré-enchanter le monde, comment l’éclairer à nouveau avec la lampe prophétique, ce télescope poétique de l’au-delà, du non encore advenu, si la brisure politique de l’avènement d’Israël ne coïncide pas avec la naissance d’une ère éthique absolument différente, mais qu’elle est bien, en tout cas pour l’instant et pour des raisons multiples, le lieu de révélation de tant d’inimitiés et de malentendus ?

Comment la dialectique judaïque du singulier et de l’universel peut-elle rester vivante et féconde, à l’heure où la survie politique et morale de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat non exceptionnel de la communauté des nations requiert l’abandon de toute eschatologie messianique ? Franz Rosenzweig avait peut-être raison : « La terre trahit le peuple qui lui confie sa survie » . On voit bien que le désespoir des colons évacués de Gaza est trop substantiellement lié au territoire et que leur mystique d’un peuple juif affranchi de toute relation invalidante avec les Nations ne résiste pas aux impératifs politiques et moraux d’Israël.`

Bien sûr, on peut imaginer un transfert de l’attente messianique à un autre univers que celui des philosophes, réformateurs et mystiques juifs. Répétons-le, la curiosité renouvelée d’une fraction de la gauche « révolutionnaire » pour les thèses de Benjamin l’atteste. On peut toujours déplacer le sujet rédempteur et l’objet de la rédemption. Mais la nature forcément théologique du messianisme, (qu’il soit vécu comme une intensification personnelle de l’expérience mystique ou comme la promesse d’un renversement apocalyptique des hiérarchies de valeurs et de puissances), se laisse mal domestiquer par une pensée politique nourrie de matérialisme et de méfiance laïque à l’encontre des choses surnaturelles.

Mais surtout ne faisons-nous pas fausse route en établissant une parenté ou un voisinage entre la recherche quasi-nostalgique ou teintée de l’idée de l’éternel retour, de ré-enchantement du monde, et la tension messianique ?

L’enchantement romantique de la nature puisait dans les mythologies grecques, saxonnes ou nordiques ses inspirations. Peuplant la nature de mille créatures merveilleuses et insolites, et conférant à chaque phénomène mondain une dimension titanesque et céleste, la poétisation romantique faisait largement appel à l’imaginaire et à l’exaltation des sens esthétiques et artistiques.

Tout au contraire, l’habitation « juive » du monde est marquée par l’austérité, l’éthique, la mesure. Ou, autre forme de la dichotomie, le désert aride du monothéisme pur face à la forêt féconde et bientôt chrétienne, les philologues du dix-neuvième siècle comme Renan n’en ont-ils pas fait les développements que l’on sait ?  On peut relever ici ou là dans la kabbale extatique ou talismanique une sorte de présence supra-réaliste du divin, mais la règle générale reste la pratique équilibrée de la prière et de l’étude. Il suffit de rappeler ici brièvement la préférence accordée par les décisionnaires du Talmud à l’âne sur le cheval. Le Juif chemine à dos d’âne. Les coursiers, étalons et fiers chevaux appartiennent au monde des Grecs et des Perses. Le Messie lui-même arrivera à Jérusalem monté sur un baudet !

La Loi est difficilement pénétrable par la magie ou par l’art. Coupée de la révélation sinaïtique, elle n’exerce plus une attraction fascinante. D’une certaine manière, le rejet juif de l’iconographie merveilleuse( des icônes byzantines aux enluminures chrétiennes médiévales ou aux images pieuses modernes) s’est parfois étendu à un refus de la représentation artistique tout court.

Mais cet amarrage studieux et austère à la Loi a naturellement décliné avec l’éloignement de la génération de ceux qui virent des voix. Confrontée d’une part à la pensée européenne pré-moderne qui cherche à comprendre raisonnablement le monde et d’autre part aux traumas historiques du judaïsme européen dont l’exil d’Espagne est l’acmé, la pensée juive eut besoin des embrasements messianiques pour préserver sous une forme eschatologique l’énergie déclinante de la révélation monothéiste.

Le temps discontinu du judaïsme est orienté, non pas comme le courant unidirectionnel d’une rivière qui va vers la mer, mais il reste orienté, fléché par différents cycles qui interagissent et perturbent la perception continue du temps physique.

A la Genèse, fait suite le temps de la révélation sinaïtique, auquel succède le temps immesurable et chaotique des générations qui transmettent, même faiblement[2], les lumières de la tradition et in fine les temps messianiques, issue fulgurante et apocalyptique du Temps qui n’est pas nécessairement l’œuvre du progrès moral ou religieux d’une génération.

Le messianisme intègre la part irrationnelle, fantastique, épique de la religion juive. Il a pu soulever les masses à l’époque sabatéenne, quand Sabatai Tsevi promettait la fin de l’exil et le renversement subversif des saints commandements du judaïsme. Il a aussi conféré au sionisme des origines fortement imprégné de nationalisme des accents prophétiques et révolutionnaires d’une dimension universelle ( le kibboutz en est un exemple).

Mais aujourd’hui, la crise du messianisme est patente tout comme se manifeste aujourd’hui, conséquence de cette crise ou simple hasard, le brouillage des horizons révolutionnaires généraux. On ne peut plus dire avec Sartre que le communisme est l’horizon de l’humanité.

Et, tout comme l’inquiétude philosophique des classiques et la science européennes avaient érodé profondément la croyance simple en la Révélation, le nihilisme post-moderne, l’enlisement du rêve sioniste et le collapsus des idéologies communistes ont relativisé et obscurci le thème de la brisure messianique.

Alors, la lumière messianique est-elle éteinte ? Le télescope poétique du non encore advenu est-il définitivement en panne ?

Je ne sais pas répondre à cette question. La marranité me semblait une des réponses possibles. Parce que dans le (et les) marrane(s), les conversations et confrontations d’univers étrangers et anachroniques évitent toute forme de figement, toute autorité du dernier mot et parce que nous avons aussi pour la plupart consciemment ou non écrit une « lettre au père ». La Loi ( c’est-à-dire la responsabilité, la mesure, l’étude) ne peut s’enchanter qu’avec l’espérance messianique et cette espérance ne peut à mon sens survivre (le modèle territorial de la mystique est désormais en panne[3]) qu’en discutant avec toutes les philosophies et arts de l’humanité.

Mais nous ne vivons pas dans des temps marranes. Nous vivons dans des temps nominatifs, territoriaux, inamicaux : identitaires. Les bouffées de solidarité, d’élan généreux « universel » scandent une actualité  dominée par les menaces nucléaires, les intimidations fanatiques, la folle compétition de forces économiques et la fragmentation des continents en colonies.

Pourtant une internationale « marrane » existe, sans doute, invisible, inconnue à elle-même, à qui manque certainement une doctrine ou une charte pour se figurer quoiqu’une telle charte lui soit par définition étrangère, et aux yeux de laquelle la pesée subversive du juste milieu des choses, d’un milieu qui se constituerait des forces de chaque partie voire de chaque extrême, autrement dit une pensée inspirée par la « emtsa »[4] pourrait recueillir une certaine part de l’espérance messianique.
C.C.

 

[1] « Témoins du futur » (philosophie et messianité)

[2] «  La clé s’est perdue mais il reste le désir de la retrouver ». Franz Kafka

[3] Le modèle territorial, sioniste de la mystique est en panne parce qu’Israël se retrouve confronté à un dilemme : S’Il rejoint par une politique de compromis avec le monde arabe et palestinien la communauté des nations, comme le souhaitent la plupart des israéliens «  qui veulent revenir à la réalité, à la responsabilité », Israël obtient une relative quiétude existentielle au prix du déclin de son énergie messianique. Et si Israël nie les contraintes du droit international qui s’impose à tous les Etats, en faisant de son territoire le sanctuaire d’un judaïsme effervescent, insouciant de son environnement oriental, Il se précipite dans une guerre sans fin avec les nations et les peuples voisins…

[4] Sur emtsa, lire le texte de Paule Perez dans ce même numéro.

Du Streben faustien, une tension « entre », à l’Emtsa du Maharal, la « diagonale du milieu »

par Paule Pérez 

Alors que je la connaissais à peine Maria-Letizia Cravetto m’avait demandé après une soirée caniculaire, d’intervenir dans son séminaire « une anthropologie du sous-sol, visions brisées, dénuées, inouïes », à la Maison des Sciences de l’Homme. Elle me lançait ce morceau de phrase « Roland Barthes, la vérité des affects et non celle des idées ». C’était déjà une mise au travail.

 Une idée faustienne ?

Streben, st(e)reibh,  étymologiquement : s’étirer, se dresser – tendre vers, indique une direction, une intention…d’où : s’efforcer d’atteindre, se battre pour, tendre vers un but, aspirer à…

Voyons aussi pour les assonances, sterben et treiben, Triebe…

– Sterben qui a été rapproché de Streben, n’en a pas la même racine indo-européenne. Sterben, -ster : raide, se raidir (mourir)

– Treiben : effectuer un mouvement. Employé transitivement : pousser qq’un, quelque chose (au désespoir, au pré), enfoncer quelque chose (dans le sol), pratiquer (sport, musique, politique, commerce). Employé intransitivement, treiben signifie être bougé c’est-à-dire dériver (au gré du vent, sur l’eau).

Triebe : pulsion, n’a donc n’a donc pas de « sens » particulier, pas d’orientation, à l’inverse du Streben , comme au fil du courant, sans intention , c’est une « force qui va».

L’expression titre de ce séminaire, se trouve dans le Faust, de Goethe :

« L’homme erre tant qu’il s’efforce et cherche. »
(Es irrt der Mensch, so lang’ et  strebt).

« …Le jardinier sait bien, quand verdoie l’arbrisseau
Que les années futures le pareront de fleurs et de fruits. »

Malgré toutes ses errances, et bien qu’il connaisse ses  humaines limites, l’homme persiste et poursuit sa quête d’expériences :

« …si jamais je m’étends, apaisé sur un lit de paresse,
qu’alors ce soit tout aussitôt ma fin.
Si en me flattant, tu peux m’abuser au point
Que je me complaise en moi-même,
Si tu peux me tromper par la jouissance,
Que ce soit là mon dernier jour !
…si je dis à l’instant qui passe :
attarde toi, tu es si beau
alors, tu peux me charger de chaînes
alors, je consens volontiers à périr. »

Si Faust est sauvé, c’est parce qu’il est habité par le Streben, il vit sur le mode Streben : exigeant envers lui-même, il ne cesse jamais de « chercher ».

 

Une tension « entre »

A plusieurs reprises nous avons etendu cette expression chez Maria-Letizia Cravetto : « tendre vers…ce qui n’est pas là. ».

S’agit-il donc d’un mouvement, voire d’une violence, qui anime et traverse un Sujet, poussée qui viendrait d’un sous-sol, avec ce qui s’y attacherait d’inconnu, d’obscur et de dangereux ? Ou l’expression de ce mouvement par le Sujet, qui alors dévoilerait les motifs du sous-sol supposé ? CeStreben opèrerait-il au « su » ou à l’« insu » du sujet, se confondrait-il avec l’inconscient, le recouperait-il ?

L’enjeu étant me semble-t-il de rapprocher dans une démarche anthropologique visions, productions, histoires, différentes selon les individus, et  pouvant aussi coexister dans le même… dont on ne sait pas encore si elles sont des causes ou des effets, et qui sont qualifiées, dans notre énoncé de départ, en tant que visions « brisées, dénuées, inouïes ». Chaque forme semblant être porteuse de violence, de désubjectivation, et aussi, ou alors, d’une bascule interne capable de faire pencher vers la condamnation du futur ou sa garantie d’advenir.

Ce que l’on peut tenir de ce qui a été dit, c’est peut-être alors que, à partir de ce supposé sous-sol, su ou insu, cause ou effet ou les deux, suscitant, invalidant ou dévoyant des productions humaines, un Streben conscient ou inconscient ou les deux… jusqu’à l’aspiration faustienne, pouvait émerger une infinité de travaux différents dans ce séminaire…

D’entrée de jeu, ce qui m’a intéressée dans le Streben c’est le Streben, c’est-à-dire la tension en elle-même, tension essentiellement polymorphe, et qui apparaît sous diverses espèces.

Une tension donc, cela indiquerait une traversée transitive et intransitive (les Sujets traversent et il sont traversés, il y a du passage, de la circulation). Lieu précis mais également diffus, où le Sujet peut faire, justement, l’expérience de l’autre, de l’Autre, et donc de lui-même – mais à quelles places respectives, cela même reste une question en suspens.

Cette idée de traversée, m’autorise à  arriver là où je voudrais : à envisager la tension de Streben comme une tension entre.

Par les différents intervenants[1], comme dans une fugue ou alors une architecture, à géométrie variable par apport au sous-sol, le Streben a été envisagé du côté de l’expression de la violence, de l’absence, autant que comme une transformation et une sublimation, qui en serait l’espèce « civilisatrice ».

Streben, « visions dénuées », », évoquant la psychose, « visions inouïes », évoquant l’art, « visions brisées », évoquant le meurtrela guerre…

Du côté des «visions dénuées »…Nous avons entendu Pierre-Paul Lacas et Michel Guibal, qui ont travaillé avec Gisela Pankow, dans sa proximité avec les patients psychotiques : tensions du patient qui modèle sa pâte croisant celle, en interpellation verbale ou en directivité inattendue de la psychanalyste…Introduite par Michael Dorland, Anne-Lise Stern, au cours d’une intervention heurtée, exprimant les tensions de cette fille que sa mère voulait appeler « Ally » et que son père psychiatre, sur le chemin du bureau de l’Etat-civil, décida de prénommer Anne-Lise – discours déporté de déportée chez qui revient une invective récurrente à ceux qui restent au nom peut-être de ceux qui y sont restés. Et dont j’ai douté d’être apte à l’entendre.

Du côté des « visions inouïes »…Inès Aliverti et Georges Banu, à propos de théâtre. La première à l’évocation des Frères Filippi directeurs d’un théâtre satirique populaire à Rome, de leur Streben de survie, tension entre la répression fasciste et la satire sociale. Le second, au souvenir de Giorgio Strehler, dont le dernier discours fut d’affirmer un théâtre en tension entre spectacle, sens et recherche. Béatrice Hilfiger, dans un incessant questionnement, dans une sorte deStreben en spirale (dont l’effet circulaire n’est pas à mon avis sans rappeler Paul Celan), obsédante interrogation au Nazisme, nous a donné sa vision de l’art dit brut, vu et présenté comme un art explosant du sous-sol, stigmatisé de par sa nomination-même, art considéré comme « dégénéré », art assigné à une place marquée comme celle des fous.

Du côté des « visions brisées »…Maria-Letizia Cravetto, a commenté le travail de Pierre Legendre, qui voit en certaines formes de destins personnels, et notamment avec le crime du caporal Lortie, « les défaites du principe normatif de la limite », et ce qui pourrait faire limite à cette défaite, (je fais allusion à l’histoire d’Isaac, ligaturé mais par un brusque retournement de son père Abraham, finalement épargné), se transformant alors en acte de civilisation. Ce rapport à la loi, et donc à la transgression, a été approfondi par Michèle Sinapi …

Françoise Flamand a évoqué la vie et l’œuvre de Vassili Grossman, Vie et Destin, livre  rescapé, puisque saisi par les autorités soviétiques, mais œuvre miraculeusement retrouvée et reconstituée. Dans cet univers de « reproduction » qu’est le totalitarisme, après l’expérience déterminante de la Bataille de Stalingrad, a été rendu possible ce surgissement du sujet, chez Grossman, un Streben prodigieux. Qui le conduit à concevoir et mener à terme son projet monumental de Vie et Destin. Figure d’un Streben où le sujet de l’écrivain se confond avec son projet. Vassili Grossman se souvenant qu’il y a eu de l’autre, et consacrant le temps qui lui reste à l’écrire pratiquement jusqu’à en crever. Cet ancien journaliste dans la ligne du Parti, devenu capable de pensée, se souvenait-il, alors, de ce qui lui fut transmis à Berditchef son petit shtetel…nul ne saura les mystères de cette transmission. De ce passage intérieur en tout cas, émerge, comme une définition minimale et maximale de l’humanité, à-travers l’expression de « la petite bonté, une bonté sans idéologie… ».

Encore autour de Vie et Destin, Jean-Jacques Blévis nous a exposé sa relation intermittente, avec ce livre, ses trous, ses zones d’intensité. L’air de ne pas y toucher, il les a reliés, en passant, à des figures de mères. Pour lui la « colonne vertébrale » du livre est constituée par les deux passages où apparaissent des mères en relation avec leurs fils. La première est celui de la lettre d’adieu de la mère qui sait qu’elle va être exterminée, à Vitia. La seconde est celle de la visite de la mère au cimetière sur la tombe de Tolia.

 

Tensions et liens « entre »

«Longtemps je me suis couché de bonne heure»[2]. Dans ce texte célèbre, chevauchant comme à l’amble avec le narrateur de la Recherche qui projette d’écrire, Barthes fait part de ses hésitations quant à ses prochains écrits : roman ou essai, quel « genre » choisir. Métaphore, l’essai, ou métonymie, le roman ? Il annonce à un  auditoire de choix, qu’il est bien tenté d’écrire un roman. Gardons en tête ce que le mot de « genre » transporte, de la distinction de la sexuation, masculin ou féminin. Justement cela se passe pour Roland Barthes peu après la mort de sa mère, et il note : « C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. »…Universalité, ou singularité ?

Barthes expose alors combien il a été secoué par deux textes littéraires : la mort du  vieux prince Bolkonski et les derniers mots échangés avec sa fille Marie, dans « Guerre et Paix » de Tolstoï, et la mort de la grand-mère, dans « La recherche du temps perdu » de Proust. Il expose à quel point l’émotion l’a saisi, lui, Roland Barthes (le théoricien, à une époque où le roman a plutôt mauvaise presse).

« De ces deux lectures, de l’émotion qu’elles ravivent toujours en moi, je tirai deux leçons. Je constatais d’abord que ces épisodes, je les recevais comme des « moments de vérité » : tout d’un coup la littérature (car c’est d’elle qu’il s’agit) coïncide absolument avec un arrachement émotif, un cri ». …

« Le roman… son instance est la vérité des affects, non celle des idées. »

Barthes avalise la vieille dichotomie académique : l’essai et le roman, la raison et l’émotion, l’idée et le pathos, le corps et l’esprit, ou l’affect et les idées. Mais comme une incidente qui serait au cœur de la question, n’est-il pas curieux que la Littérature donne aux « types d’écrits » le mot de « genres », exactement comme s’il s’agissait d’un choix masculin-féminin, ou de l’orientation sexuelle, qu’elle sous-entende, mais à peine, ce qui n’est autre que le désir ? Ainsi jusque là, jusqu’au décès de sa mère, ce que Roland Barthes semble avoir avalisé, ne serait-ce pas le principe de séparation des genres ? Curieux, dans cet espace littéraire du vingtième siècle qui a vu et revu exploser les modes d’écriture : cette explosion n’est-elle pas justement déjà tissée, dans le récit du narrateur de la Recherche. Et Barthes n’en semble pas moins quêter auprès de son public et en lui-même une autorisation d’écrire un roman, roman qu’il n’écrira pas ou si peu.

C’est donc probablement qu’il en va d’autre chose. Car les émotions qu’il dévoile de ses lectures ne ressortissent pas d’un affect banal, de l’anecdote quotidienne. Il s’agit de situations universellement culminantes, fondatrices. Dans le saisissement que Barthes décrit, il n’y a pas que de l’émotion, il y a une conscience de la brièveté, de l’impermanence essentielle, du tragique ou de l’inéluctable, une sorte de secousse qui rend l’événement immédiatement inscrit…Barthes le dit d’ailleurs : « à même le corps du lecteur qui vit, par souvenir ou prévision, la séparation loin de l’être aimé, une transcendance est posée… ». Mais aussitôt cela dit il le replace du seul côté de l’émotion, comme dans un soudain appauvrissement sémiologique et grammatical

Il lui faut presque s’excuser de prôner ce qui relève du sensible, le « pathos »…« au sens non péjoratif », justifie-t-il. Au fond « ce moment de vérité…à supposer qu’on accepte d’en faire une notion analytique[3] impliquerait une reconnaissance du pathos »…

Or, en analyse, ce qui relie l’homme à lui-même, c’est le langage, le mot trouvé, qui prend place dans une béance, dans un trou, le mot qui fait résonance, le mot « juste », le mot qui relie. Le pathos sans langage ce ne serait pas analytique. Barthes est donc comme celui qui repousserait sans cesse d’entrer en analyse, d’entamer une analyse ou de s’entamer en analyse, soit en se logeant dans l’émotion brute, soit en tricotant des concepts analytiques de manière intellectuelle, théorique, au nom d’un alibi académique[4]et oblitérés par celui-ci.

Et ainsi Barthes, reste au seuil de quelque chose, piégé lui-même par ces distinctions artificielles qu’il ne peut que soutenir et qui semblent masquer un interdit ressortissant au désir. Il écrit comme s’il faisait une insuffisance verbale à propos d’une instance qui n’est ni celle des affects ni celle des idées, instance existentielle, qui les rejoint ou les relie. Il effleure rapidement quelque chose de cet ordre par une référence à Rousseau, essayant de parler de « bonté », de « générosité », mais s’en éloigne aussitôt en en faisant un concept, un « philosophème »!

Les deux images dans Tolstoï et Proust, traitent de l’expérience qui noue ensemble la vie et la mort dans la relation entre deux personnages, mais il faut ajouter qu’il y a lien filial et filiation. Barthes évoque la mort d’une grand-mère (Proust) mais surtout la mort d’un père (Tolstoï) quand lui-même a perdu sa mère. Il ne peut s’autoriser à entrer dans un monde qu’il perçoit, celui du roman, comme un genre « qui ne fait pas pression sur l’autre ». Un monde dont la vérité serait « celle des affects, non celle des idées ». Donc il est en train de nous dire que jusque là il s’est contraint dans le genre qui fait pression, celui des idées. Pour ne pas raconter quoi ?

Dans un enchevêtrement de paradoxes et de contradictions, cela semble avoir tragiquement manqué à Roland Barthes, un Streben fait d’une tension, « entre »différentes instances et différents plans de l’être, entre différents « genres ».

On est au cœur de la question de la transmission. Et n’est-on pas aussi devant du symbolique, qui arrime la personne à elle-même et au monde, n’est-ce pas là en quelque sorte une « passe », passage du symbole dont la fonction essentielle est de faire conjonction entre ce qui ne serait que des morceaux, voire pire. A défaut, à quoi, à quelle rampe ou système de contrôle, de pouvoir ou d’oppression interne (discours du maître, de l’universitaire ?) faut-il se tenir, à défaut de nom du père, à l’écrit qui explicite, l’essai, et non à celui qui enfin raconte, le roman ?

C’est à cette charnière qui métabolise les instances ensemble, que se situe la dimension existentielle. Cette instance existentielle, est aussi celle du langage, des mots du pathos peut-être, mais bien plus et au-delà, qui justement peut faire distance, peut organiser, structurer, mettre les choses et lui-même à une place tenable, qui peut faire conjonction entre ce qui a le pouvoir de diviser dangereusement la personne et ce qui a le pouvoir de la relier à elle-même.

 

Emtsa,  diagonale du milieu

Une notion permettrait à mon sens de donner un socle à ce Streben, vu comme une tension entre. Cette notion existe depuis le seizième siècle, elle a été avancée par Le Maharal de Prague (1512-1609), érudit, maître d’exception et homme d’action, diplomate en son temps comme un anti-Machiavel, dont la statue trône à l’entrée de l’Hôtel de Ville de Prague.

Le Maharal fait de la dualité[5], la charpente de sa réflexion. C’est de la contradiction même, donc la dialectique, que se crée toute dynamique. Tout s’organise autour de la dualité, de la discorde, de la contestation, de la déchirure, au travers de couples terminologiques fondamentaux, qui forment des polarités et qui font que le Streben interne de la Bible estdialogal.

Ainsi, au commencement, c’est-à-dire dans Bereshit, la Génèse, est la lettre seconde (le Beth), alors que la lettre première (Aleph), signe de l’unité, vient après. Il n’est plus possible, depuis Bereshit, de tracer une figure du monde, de concevoir une physionomie de l’être, d’imaginer une structure du tout, qui ne comportent en elles une ligne intérieure de clivage. Parmi ces couples terminologiques fondamentaux, certains sont complémentaires comme la cause et l’effet, d’autres sont antithétiques, comme l’essence et l’accident, d’autres encore sont contradictoires comme l’être et le néant[6]… Mais « jamais la coexistence des deux termes du couple n’est stabilisée ; elle est précaire et chancelante. Des polarités qui, de prime abord, semblent parfaitement stables, telles que la déviation de l’effet à partir de la cause, la contiguïté de la puissance et de l’acte, sont subitement mises en question, se déchirent et se reconstituent sous un nouvel aspect. »

Ainsi, le Maharal pose la dualité pour la surmonter, faisant émerger entre les deux termes opposés un troisième terme, celui du milieu, l’emtsa. Il crée ainsi un espace intermédiaire pour décrire les inter-réactions. Celles-ci peuvent être en disjonction, en conjonction, en infléchissement, ainsi,emtsa peut prendre le sens de « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à » – formes possibles de Streben.

Ces formes peuvent aussi tourner ou s’associer. Par exemple l’existence peut être l’opposé du néant, mais aussi l’opposé de l’essence, qui dans ce cas, n’a pas comme opposé l’accident. Ainsi encore « seder est en général l’ordre naturel du monde créé, mais parfois ce terme désigne le plan ou le projet de la création, berya. »

« Pour le Maharal, l’existence même du couple est à ce prix, car les deux termes sont en perpétuelle tension l’un par rapport à l’autre. Sans cette tension, ils ne seraient pas…. Streben tension « entre » pourrait donc aussi être envisagé comme emtsa « diagonale du milieu », qui le déroulerait autrement.

….Le thème du milieu « relie la verticale à l’horizontale »…comme un saut, c’est cela, la diagonale du milieu, l’emtsa. André Neher se livre dans le sillage du Maharal à une difficile méditationSi le milieu « n’est pas au bout », « n’est pas un extrême », il peut alors s’instaurer la « zone de refuge » de l’être, le lieu où on échappe au néant et à la mort… Ainsi « le milieu seul est la dimension du souhaitable »…Il est donc le lieu de l’acte éthique.

Il s’agit du contraire de l’extrême, ou du compromis, mais dans l’esprit du Maharal, cela devient plûtot la quête de l’harmonie, de l’équilibre. Ce n’est pas parce qu’elle garantit l’homme contre les extrémismes que la diagonale du milieu, emtsa, est éthique. Elle est éthique parce que l’éthique est l’optatif, « ce qui doit être ».

Donc ce n’est pas son aspect de compromis (c’est-à-dire une suite de rétrocessions) que le Maharal met en avant, mais l’effort qu’elle nécessite. La création de la paix entre les hommes « ne tient ni du droit strict…. ni de la générosité pure ». La création de la paix est « souhaitable »… « entre l’obligation et la gratuité », c’est une diagonale gagnée et non un amoindrissement, ou encore un aveu de faiblesse. Cette diagonale requiert d’être en tension permanente.

Car bien au-delà du compromis, qui n’en est qu’une pâle représentation, « c’est une interférence et même une interpénétration des contraires, leur conservation au moyen d’une synthèse ». Une bonne synthèse ne procède pas par élagage et suppressions, elle est une recherche pour conserver et intégrer le maximum d’éléments contenus dans les parties, le plus grand dénominateur commun.

Elle est donc la condition de toute véritable alliance, en ces temps de guerre, en ce climat ce « makif » de guerre, où chacun ne voit que d’un seul côté le bon ou le mauvais, l’ami radical ou l’ennemi absolu.

Il s’agit « d’une position « intermédiaire », à se trouver « entre » deux autres éléments qui l’entourent et l’épaulent », par ex. dans le rôle de Moïse, entre monde supérieur et monde inférieur, Moïse est l’organe entre l’absolu et le relatif mais participant des deux…Ainsi cette fonction intermédiaire d’emtsa apparaît comme un médium, « agent de rapprochement de liaison et de dialogue ».

Ainsi suivre les commandements (en ce que cela peut signifier hors-religion,  accomplir un acte conscient et pensé) c’est poser un acte intermédiaire entre l’esprit et la matière, c’est tenir compte de vide radical entre ces deux opposés. Car c’est parce qu’il y a un vide que peut se jeter un pont entre l’un et l’autre. Il faut qu’il y ait un vide pour qu’une alliance s’opère. Il faut que la distance ait été identifiée pour qu’il y ait alliance possible.

 

Un Centre qui n’a rien à voir avec celui que nous connaissons

Enfin emtsa est aussi pour le Maharal, « point d’organisation, d’unification, de perfection », comme l’aimant attire la limaille, comme le centre d’une figure permet d’en saisir toutes les composantes. Pour cela aussi, le lieu de toute alliance.

Emtsa comme tension, n’est ni espace ni temps ni matière, mais en quelque sorte un mouvement immatériel en puissance. L’emtsa envisagé comme un milieu occupe précisément la fonction de tiers, de médiatrice, de bissectrice, de medium, il triangule une relation au lieu de la laisser dans la dualité tout en étant au milieu et non à l’extérieur. Il est une sorte de tiers interne, d’autre introjecté dans le sujet. C’est le troisième élément qui constitue le moyen terme.

Ainsi à titre d’exemple : « L’homme central à partir duquel s’est formée l’humanité est Seth, engendré après Caïn et Abel. Le patriarche central, dont la personne tout entière s’identifie avec le peuple d’Israël, c’est Jacob, le troisième…l’homme central, c’est Moïse, qui naquit en troisième après Aaron et Myriam…»

Il est question d’une quête de lien entre le juste et la justesse, entre-deux de la vie, vision du compromis, posé non comme un acte tiède, mais comme une tension augmentatrice « de l’un vers l’autre », comme la création d’un tiers aussi, la fondation d’une alliance tenant compte de la possible conjonction des contraires en un saut ou un sursaut de l’être, en tension, avec l’autre, tout autre opposé qu’il soit. La modernité du Maharal est-elle déjà dépassée ou encore non avenue?

P.P.

Le séminaire « Streben, pour une anthropologie du sous-sol », aura pour  session de 2006, comme thème conducteur :

De l’idéal à la haine.

Première séance le 13 décembre 2005 à 19 h

Maison des Sciences de l’Homme, 54, boulevard Raspail – 75006 Paris

Salle 215, de 19 à 21 h.

Pour obtenir le programme détaillé de l’année et la liste des intervenants, nous consulter, ou bien contacter directement Maria- Letizia  Cravetto à : Evidenza@wanadoo.fr

 

[1] Il s’agit du séminaire de l’année 2004

[2] «Le bruissement de la langue», essais critiques IV, Le Seuil.

[3] C’est moi qui mets en italique.

[4] En fait la Littérature ne semble plus faire obstacle au mélange des genres depuis la fin de la période classique et ou depuis le Romantisme. Rousseau « fait » de la philosophie et de la politique tout en racontant sa vie par les Confessions et ses marches dans « Les rêveries du promeneur solitaire pour ne citer qu’un exemple. Il en va de même pour  le « roman » allemand, « L’homme sans qualité » n’est-il pas aussi une chronique des derniers sursauts de la « double monarchie » ?

[5] André Neher, « Le puits de l’exil »,  Ed. du Cerf (1991).

 

[6] Tableau des couples terminologiques fondamentaux exposés par André Neher à partir de l’œuvre du Maharal:

+ aristotéliciens                        +platoniciens                      +talmudiques

 

Cause-effet                                Etre-néant                         Unité-multiplicité                              Facteur- conséquence                 Existence- modification     Attachement-séparation

Forme- matière                          Addition- défaut                 Donnant-accueillant

Esprit- corps                              Début- achèvement            Racine- branche

Métaphysique- physique             Création- loi naturelle        Fruit- écorce                                Acte- puissance                          Ascension- chute

Général- particulier

Essence- accident

Autonome- hétéronome

 

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