Quelques notes sur la guerre

Où que nous soyons, qui que nous soyons, nous sommes des étrangers sur
cette terre ! Et cette étrangeté n’est jamais aussi âpre, aussi douloureuse
que quand le « félon démon » de la guerre restaure devant nous, à la face de
tous, l’absurdité des frontières. Lorsque le noir souffle des bombes
traverse nos consciences assoupies, la farce tragique de la guerre nous fait
douter de toutes les légitimités territoriales, de tous les ancrages et de
toutes les occupations de la terre. Nous aimerions alors saluer les nomades
et essayer de vivre en poètes sur la terre et pourtant nous en sommes
incapables, parce que, comme l’a dit l’auteur de la Crise de l’humanité
européenne[i], « la terre ne se meut pas » ! La terre ne
se meut pas, nous ne sentons pas le vertige des tourbillons astraux, nous ne
sentons pas la sphéricité de la terre, sa vitesse de rotation, peu nous
importe que la terre tourne autour du soleil ou l’inverse. Quand la terre ne
se meut pas, Galilée et Ptolémée partagent la même couche mortuaire… Et
voilà arrivé le temps des Edmond Gloster et des Poutine ! Le temps de ceux
qui prennent très au sérieux l’immobilité de la terre et l’usufruit…

Combien étrangers étaient ceux-là mêmes qui à Baltí, dans l’ancienne
Bessarabie des Tsars devenue la République indépendante de Moldavie, avaient été envoyés là pour remplacer les anciens habitants juifs de la ville !
Combien étaient-ils étrangers, sans même le savoir, persuadés de vivre la
longue histoire d’une locale résidence ! Et pourtant, je n’ai jamais
rencontré de gens plus étrangers à un lieu. Ignorants du passé, russophones
transférés pour leur poids « ethnique », ils vivaient aussi sans futur, je
crois, en tout cas sans curiosité ni inquiétude, coincés dans l’étroite
fenêtre du temps qui borne provisoirement les parcelles de la terre. Arrivés
là par la volonté d’un empire qui se croyait, non sans raison le meilleur du
monde, ils « possédaient » innocemment un endroit qui autrefois avait été un
coin du Yiddishland. O, quelle tristesse que celle de l’ancrage territorial
amnésique, recroquevillé dans l’oubli comme dans un bon droit !

Aujourd’hui, nos cœurs saignent d’une autre blessure, d’une autre plaie. Ce
ne sont plus les bandes nazies des Demjanjuk[ii], supplétifs
ukrainiens des commandos de la mort hitlériens ni les plus anciens
pogromistes des troupes de Petlioura qui versent du poison dans nos âmes. La
poussière du temps a depuis longtemps couvert les tombes des martyrs et des
bourreaux.

Non ! Quand bien même Poutine brandit le suprême argument moral de la
dénazification de l’Ukraine et que de jeunes soldats russes emprisonnés
confessent à leurs geôliers qu’ils croyaient venir libérer Kiev et Kharkov
des « nazillons », c’est une autre page de l’Histoire qui se tourne.
L’ukrainien est bombardé, chassé, condamné à l’étrangeté suffocante de
l’exilé et de l’apatride. Cela seul est la vérité entière du moment !

Et de quelle amère ironie fait preuve celui-là même qui a fait de la
Transnistrie un pâturage de blindés et de chenilles, à parler de l’Ukraine
comme d’un artefact historique. Par centaines alors, les artefacts couvrent
les sols de la planète. Aucune nation, pas même celle qui tire fierté de sa
grandeur et de ses titres antiques de baillage n’est authentiquement
légitime et ne l’a jamais été. Ni la France, ni l’Espagne, ni la Russie !

Toutes les nations ont été enfantées par les conquêtes, les crimes, les
résistances et les trahisons. Toutes sans exception sont étranges et
artificielles et le droit international qui proclame l’inviolabilité des
frontières n’est jamais que le fragile antidote à la guerre perpétuelle. La
Russie de Poutine en Ossétie, en Crimée, dans le Donbass et dans l’Ukraine
entière en a décidé autrement. Elle a choisi de reconfigurer ses «
frontières inviolables ».

Peut-être se mêle-t-il au fracas des bombes quelque nostalgique
réminiscence de la Sainte Russie des Romanov, ou plus encore du très
respecté empire de Staline. Il est vrai que la Russie soviétique, si
effroyable et criminelle qu’elle ait été par sa dimension totalitaire, avait
malgré tout établi entre des dizaines de petites nations ennemies un commun
dénominateur d’existence. Les Georgiens et les Abkhazes, les Arméniens et
les Azéris vivaient alors sous le joug d’une Terreur qui avait des vertus de
paix. L’homme rouge existait pareillement à Bakou, Petersburg et Tiflis.

 Aujourd’hui, aucun horizon révolutionnaire, émancipateur n’éclaire les
sombres brumes de la guerre russo-ukrainienne. Il n’est donné à personne
d’en anticiper les séduisants effets, comme lorsque l’on se plait à imaginer
après deux coups, la nouvelle alliance post-atlantique de l’Europe et d’une
Russie bouleversée. Non ! La fraude est exhibée d’emblée, dans toute sa
brutalité. Poutine mène une guerre impérialiste, au vu et au su de tous. Et
qui se risque à le dire dans son propre pays est convaincu d’indignité
nationale et aussitôt embastillé.

Pourquoi les Ukrainiens s’abandonneraient-ils à une telle dictature ? Qui a
envie de vivre dans une dictature ? L’ « Anschluss » russe est en cela un
échec.

Que doivent penser les plus vieux généraux russes du coup de poker de leur
plus vif et maladif « produit », nourri dans les offices paranoïaques
des services de sécurité, bercé en son enfance par les comptines de la
guerre froide et de l’hiver nucléaire ? Pensent-ils un seul instant que
Poutine par sa guerre en Ukraine lave l’affront des humiliations
contemporaines de l’effondrement de l’URSS et restaure l’orgueil de
l’éminente nation russe ?

Non sans doute pas ! Ou s’ils le pensent, c’est que le temps, comme à
l’époque de Lear est sorti de ses gonds, excitant la folie dans l’esprit des
puissants !

Comment nous redresserons-nous ? Comment se relèvera l’Ukraine assiégée,
meurtrie, dépecée, découpée en morceaux d’inégale souveraineté au gré de son tutélaire voisin ?

Le président ukrainien a appelé l’Union européenne à admettre son pays en
son sein, dans l’urgence. Mais qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui, qui a mis
à genoux la Grèce de Tsipras et tolère la xénophobie affichée d’un Orban ?
A-t-elle encore dans son âme secrètement déchirée et inquiète autre chose
qu’une ambition technologique et marchande de moyen confort ? Oui,
peut-être, si, durablement réveillée du sommeil de la raison où l’avaient
plongé autrefois ses plus fanatiques chefs, elle devient vraiment
hospitalière à l’étrangeté. O que l’expression est trouble et malaisée à
comprendre ! Une Europe à la fois ancrée et déracinée, vivant à la fois sur
une terre qui se meut et une terre qui ne se meut pas, qu’est-ce que cela
veut dire ?

Jusqu’ici l’Europe a conjuré la guerre en enfermant ses monstres ou en les
exposant à l’opprobre publique. Or, les démons ne se volatilisent pas parce
qu’on les met en cage, mais quand une civilisation ne craint pas de faire de
la politique avec des rêves d’humanité. Si les « félons démons » ont été un
temps anesthésiés par Auschwitz et Hiroshima, ils se sont hélas réveillés,
encore timides, balbutiants mais prêts à surgir sur notre continent avec la
même vigueur qu’en Russie.

Il ne suffit pas pour construire la paix en Europe ou ailleurs de
consolider des glacis et des territoires « souverains » réputés intouchables
sous l’œil sévère de la diplomatie onusienne. Il nous faut chercher
inlassablement la clé qui dissocie la politique des peuples de la politique
des nations. C’était du reste l’esquisse de l’homme européen.

Alors seulement l’humanité pourra-t-elle vivre sur une terre qui se meut et
dont le mouvement irrépressible remplira d’humilité, de vertige et d‘effroi
l’esprit méprisant des forts.

C.C.


[i] Edmund Husserl (1859-1938). Philosophe logicien, fondateur de la phénoménologie, autrichien puis prussien.

[ii] Ukraino-américain accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis lorsqu’il était
garde dans des camps nazis pendant la 2nde guerre mondiale.